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Combats pour l'enfance. Itinéraire d'un faiseur d'opinion Alexis Danan (1890-1979)

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Texte intégral

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COMBATS POUR L’ENFANCE, ITINERAIRE D’UN FAISEUR D’OPINION : ALEXIS DANAN (1890-1979)

Enfin cette graine de bagne est à Mettray, l’antichambre du bagne, plus terrible que celui de Cayenne ! Où il aurait pu se battre, essayer de devenir un homme. Ici à Mettray il n’est plus qu’une « Machine ». Ses 21 ans, et après ? Après rien !!! Rien ! Rien ! Pas de projets ! Où les aurait-il passés. La liberté ? Quel métier ? Rien ! Rien ! Qui va l’aider ? Un Monsieur Alexis Danan ! Celui qui a toujours aidé l’enfance malheureuse. Mais qui le connaît, où le trouver ? C’est à lui que je dédie ce livre.

Extrait de l’autobiographie d’Alan Kerdavid, Bagne de gosses (Mettray-Aniane), Paris, La pensée universelle, 1978, p. 10

Hé là ! C’est ici l’enfer ; l’enfer des enfants.

J’ai troublé des sommeils, gêné des digestions. Je n’ai rien voulu d’autre, sachant que l’heure de la justice s’approche à mesure que l’injustice cesse d’être une force qui offense et broie en secret.

Alexis Danan, « Vingt-cinq ans au service de l’enfance », Don Quichotte, journal sortant le mardi, n°1, 16 octobre 1950

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Cet ouvrage n'aurait pas vu le jour sans le soutien d'amis, de parents et de collègues. Je remercie tout particulièrement Isabelle Cani, Bruno et Philippe Lefebvre, Eric Pierre ainsi que toute l'équipe travaillant autour de la Revue d'Histoire de l'Enfance Irrégulière (RHEI).

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PRÉFACE

« L’enfant qui souffre n’a pas le temps d’attendre » (Alexis Danan)

Les comités Enfance Majuscule disséminés sur le territoire interviennent encore au nom de cette formule qui conserve une vraie actualité.

Mais Pascale Quincy-Lefebvre a fouillé en historienne au-delà de cet intérêt marqué pour les enfants. Elle dresse un portrait complet de ce personnage haut en couleurs, spectateur et acteur dans plusieurs combats humanistes de son temps.

Nous apprenons qu'Alexis Danan fut le fondateur d’une association de la Protection de l’Enfant qui eut une action pionnière dans un champ : les maltraitances, et dans l’interpellation citoyenne. L'homme vit encore dans la diversité de ses comités et la détermination de leurs membres. Nous assistons à un renouvellement évident dans un enchaînement des générations.

Dans notre mouvement, les mots clés du fondateur demeurent : l’Enfant, sa protection, ses droits dans un monde qui sait parler mais qui cache la misère, la souffrance, les abus que certains subissent, au milieu d’institutions plus nombreuses qu’en 1936.

La difficulté encore de nos jours est d’admettre que cet impossible existe, que cet insoutenable dépasse tous les milieux, que chaque citoyen est donc concerné si une situation est dans son entourage, s’il sait …

Simone Chalon fut notre seconde présidente. Attirée par Alexis Danan dans la défense de la cause de l’enfance, cette Dame avait l’engagement chevillé au cœur depuis l’adolescence. Simple militante puis responsable fédérale, elle accompagna les Comités pendant plus de 50 années. En 2008, en accord avec les Comités, elle me passa le relais.

Aujourd’hui comme hier, les Comités restent attentifs au sort des enfants. Vigilants, ils sont à l’écoute de toute personne inquiète à leur sujet et ils travaillent avec les professionnels.

Nos membres interviennent dans les écoles ; en accord avec les enseignants, ils sont des acteurs de prévention. Notre Fédération intervient au tribunal : au titre de la partie civile, elle veut faire entendre la voix de l'enfant.

Depuis les années 1990, Enfance majuscule a succédé aux revues fondées par Alexis Danan pour accompagner le développement des Comités et informer l’opinion. La publication traite des enfants en général; elle intéresse ses lecteurs à leur développement, elle milite pour un respect des droits et une clinique de la bientraitance. De nombreux spécialistes contribuent à sa richesse et à son renouvellement.

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Les formules d’Alexis Danan traversent les années en gardant leur force comme en particulier dans cet appel qui peut faire réfléchir :

« On n’aura rien compris à l’enfance, il y aura dans ce pays un drame de l’enfance malheureuse, tant qu’on ne sera pas pénétré de cette vérité qu’il faut à l’enfant de la tendresse et de la joie, comme il lui faut, pour se maintenir en vie et se développer, du soleil et du pain.

L’enfant qui, à cause de la misère ou de la défaillance de ses parents, ne reçoit pas son compte de pain quotidien ; l’enfant à qui l’on n’assure pas un climat d’amour où il ait la latitude d’exprimer son optimisme naturel et de céder aux élans de son être spontané, souffre et souvent se demande si le monde n’est pas aux violents, si la méfiance et la ruse ne sont pas le secret des forts.

Ce que nous appelons les enfants délinquants, les enfants coupables, ce sont, dans la majorité des cas, des enfants qui, obéissant à leur appétit impatient de pain et d’amour, se sont, d’instinct, rebellés contre un système social où ces biens élémentaires leur étaient refusés. »

Nous sommes toujours responsables de la révolte des enfants, comme nous sommes toujours responsables de leurs souffrances. »

Merci à l’auteure d’avoir scrupuleusement cherché et trouvé tout le reste dans ce fourmillement de diversité.

Le résultat est riche.

Anne-Marie Clément

Présidente nationale d’Enfance Majuscule

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INTRODUCTION

Comment protéger l'enfant à l'ère des médias ? En 1936, Alexis Danan, reporter à Paris-Soir, lance un appel à ses lecteurs pour qu’ils créent, dans leur commune ou quartier, des Comités de Vigilance et d’Action pour la protection de l’enfance malheureuse. Dans la foulée, le journaliste prend la tête d’une Fédération. À l’époque, Alexis Danan est une grande plume de la campagne dénonçant « le scandale des bagnes d’enfants » ; la question est celle de la réforme des institutions pour l’enfance délinquante. Désormais, le « croisé » entreprend de mettre le pouvoir de la presse à la disposition de celles et ceux, simples citoyens, qui signaleront tout atteinte à la personne de l’enfant dans et hors de son foyer. En France, dans le champ de la protection de l'enfance des années trente, l’association innove. Aujourd’hui, le mouvement n’a pas disparu. Peu nombreux, car le paysage de l’action publique a beaucoup changé, des hommes et des femmes continuent à répondre à ce premier appel dans les

« Comités Alexis Danan » de la Fédération Enfance-Majuscule. Entre ces deux époques, la

« maltraitance » est devenue un enjeu majeur des politiques publiques de l’enfance en danger.

« L’enfant qui souffre n’a pas le temps d’attendre ». Le slogan choisi par l’homme de presse intéresse l’historien pour penser les recompositions des discours et des actions dans une société démocratique. Le mode, celui de l’interpellation, le registre, entre raison, indignation et émotion, sont caractéristiques des grandes campagnes morales développées pour dire et construire le lien social au temps des médias. Autour de la « cause », à l'appel du journaliste d'une presse populaire, des militants introduisent la souffrance privée de l’enfant dans l’espace public. Ils tiennent un discours redéfinissant les frontières du tolérable et en appellent à l’action politique.

Le journaliste incarne une parole agissante dans le siècle. Alexis Danan (1890-1979) est d'abord un révélateur et un acteur d’une histoire sensible, sociale et politique autour d’un enfant devenu précieux. Il est aussi un homme de carrefour qui croise les grandes consciences morales du temps en s'investissant dans différentes causes qui, parce qu'elles se répondent sous sa plume, font culture dans notre histoire. À propos des bagnes ou de l'asile, contre des institutions et pour des idées comme celle du Service civil international, volontiers polémiste, homme de conviction et d'indignation, il est une « mouche du coche » dans une société où l’opinion s’est démocratisée mais où les conflits de légitimité autour du droit de parler sont nombreux. Le citoyen adhère au modèle républicain refondé au moment de l'affaire Dreyfus.

Le professionnel se réfère à la pratique de l’enquête mais il revendique également l’héritage

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de Paul-Louis Courier, auteur d’un ouvrage en 1824, Le Pamphlet des pamphlets1. Le militant entend porter la voix de l'enfant dans la société civile et auprès des institutions.

Par ce livre, nous enquêtons sur le sens d’une trajectoire dans le siècle. Nous utilisons le genre de la biographie pour interroger autrement les processus sociaux et culturels qui, en amont, modifient l’environnement des actions publiques en direction de l’enfance en danger.

Autour du pacte biographique, les pièges sont nombreux. Le genre mobilise des affects ; le biographe a toujours du mal à se dégager des réputations associées à son objet d’étude2. Comment trouver la distance avec un homme qui a choisi l’indignation comme moteur de l’action ? Malgré les embûches la piste est féconde tant les trajectoires de pensée, pourvu qu’elles soient bien choisies, sont d’incomparables documents car « elles jettent sur leur époque une lumière qu’on chercherait vainement ailleurs »3. L’individu est unique ; la question est collective : l’engagement dans l’histoire d’une « cause » ; ici celle de l’enfance telle qu’elle se redéploie depuis la fin du XIXe siècle, à la lumière des cultures de masse.

Depuis 1936, la Fédération et ses Comités de Vigilance et d’Action pour la protection de l’enfance malheureuse ont développé une action de prévention et de signalement des drames de l’enfance auprès des autorités. En France, parce qu’elle importe des méthodes jusqu’alors exploitées dans d’autres mobilisations ou dans d’autres espaces géographiques, l’association est pionnière. La mission est d’abord d’apporter un témoignage public sur le drame humain de la souffrance de l’enfance, là où d’autres assistent des « malheureux » ou soignent des « déficients ». Par ce choix, et avec ses contradictions que le contexte éclaire, elle anticipe sur une génération d’associations qui, comme « Enfance et partage » ou

« L’enfant bleu » verront le jour à partir des années soixante-dix dans le courant humanitaire en pleine expansion après 19684. En créant son mouvement, Alexis Danan se situe dans la tradition, celle des œuvres découvrant l’enfance en danger, celle d’une loi qui, en 1889, définit pour la première fois les « mauvais traitements » sur enfants qu’elle distingue des

« coups et blessures » sanctionnés dans le droit des adultes. Mais parce qu’il est d’abord et toujours un journaliste de la presse populaire, il brouille les codes d’une vie associative encore dominée par les notables ou mobilisée autour des figures d’experts. Il crée, dans la durée, un mouvement, relais d’une opinion et force de pression sur les institutions.

1. Enfance-Majuscule 44, document manuscrit, Maurice Pigeon, Alexis Danan, A.G. du Comité de Nantes, 1986.

2. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975.

3. Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le Cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000, p. 9.

4. Philippe Ryfman, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, 2008.

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Est-ce excessif de le dire ? Le parcours d’Alexis Danan est un cadeau fait à l’historien.

L’individu est mort vieux et le journaliste-militant a été pugnace. Déjà homme de médias avant la guerre de 14, il écrit encore en 1979, moment clé dans les réorientations à venir des politiques publiques prenant pour cible les « maltraitances » à enfant, nouveau vocabulaire pour un syndrome révélé par des experts. Dans ses engagements, qu’il soit dans la lumière ou dans l’ombre, l’homme fait le pont entre deux temps importants des mobilisations : les campagnes journalistiques des années vingt et trente autour des « enfants du malheur», nouvelle figure d’opprimés ; la médiatisation des enfants victimes de maltraitances à partir des années soixante-dix. Entre ces deux moments, le slogan du journaliste-militant, « l’enfant qui souffre n’a pas le temps d’attendre » a valeur de paradigme.

Car trois idées font du parcours d’Alexis Danan, un moment marquant de l’histoire de la protection de l’enfance à l’ère des masses. L'une a trait à l’enfant-sujet qui, pour exister malgré sa dépendance, doit être collectivement et juridiquement protégé et son environnement contrôlé. Ensuite il y a une culture « humanitaire » : elle s’attache à la défense d’un droit humain dans un ordre national ou international qui, à côté de la raison, s’appuie sur l’émotion.

L’approche est syncrétique et c’est l’intolérable autour de la souffrance de l’enfant qui fédère.

Enfin, nous trouvons une méthode, celle de l’urgence comme impératif pour un État démocratique obligé de rendre des comptes à l’opinion sur le sort des plus faibles à protéger et sur les risques à prévenir.

Trois enjeux et, à terme, parce qu’ont lieu des rencontres avec de grandes et de petites histoires, des transformations importantes dans notre culture de l’enfance qui anticipent sur les politiques. Souterraine, la grande histoire est celle des sociétés modernes qui, parce que tournées vers l’avenir, entre contrôle et régulation, se mêlent de protéger des mineurs entre objet et sujet, dans et hors les familles. Plus en surface, elle est celle qui fait se succéder des événements, vrais traumatismes comme les crises et les guerres, accélérateurs d’une révolution des sentiments et facteurs pour l’action. La plume d’Alexis Danan a trempé dans les encres d’un long XXe siècle qui débute avec l’affaire Dreyfus, se poursuit avec le drame du premier conflit mondial, frétille sous le Front populaire, doit se taire pendant l’Occupation, se tord pour dire la Shoah, milite pour la paix pendant la guerre froide, et interroge sur les drames de l’enfance pendant la prospérité des Trente glorieuses. La petite histoire est l’enquête biographique.

Né en 1890 dans l’Algérie coloniale, Alexis Danan, juif séfarade par ses origines, grandit à l’ombre de l’imprimerie de son père et dans le goût de la poésie. Très jeune, il se frotte à la culture du nouveau siècle, signant ses premiers articles de presse en 1906. C’est

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comme chroniqueur et reporter dans les grands quotidiens parisiens durant l’Entre-deux- guerres, puis dans les journaux issus de la Résistance que l’homme devient une « figure » de la cause des enfants.

Alexis Danan a d’abord été un homme de presse. Sans abandonner cette identité première, il devient le Président-fondateur d’une association pour la protection de l’enfance malheureuse. Que dit cette expérience associative sur la façon de porter la cause de l’enfance dans la société civile ? Parce que Danan a présidé aux destinées d’une association sur une période allant de 1936 à 1979, ses choix, ses échecs, sa capacité à coller à une époque ou la difficulté à la rattraper sont autant de voies d’entrée dans les recompositions de l’action en direction de l’enfance en danger5. Sur un demi-siècle, encensé par les uns, conspué par d’autres, il permet d’observer de façon étonnamment efficace les changements dans la parole et les actions sur l’enfant.

Pour réaliser cette étude, nous avons exploité plusieurs cadres théoriques. Dans l’espace de « la cause de l’enfance », le journaliste exploite le « langage » des « affaires ». La forme relève des « opérations critiques » qui, comme le rappellent l’anthropologue Élisabeth Claverie et le sociologue Luc Boltanski, caractérisent notre modernité occidentale. En 2007, dans la conclusion d’un ouvrage collectif mêlant les disciplines, Élisabeth Claverie avance une chronologie du mode en tant qu’objet du changement social6. Après les temps des proto- affaires », la forme se singularise au milieu du XVIIIe siècle pour dénoncer l’injustice (les écrits de Voltaire et la cause du chevalier de la Barre). L'auteure situe l’apogée entre 1880 et 1980. Depuis, la forme conserve un pouvoir de changement mais les affaires relèvent d’un registre davantage en lien avec les enjeux des biopouvoirs identifiés par Michel Foucault (l’affaire du sang contaminé est un bon exemple). Une question sert de fil rouge. Pourquoi une affaire prend ? Pourquoi ne prend-elle pas ? Elle peut être transposée à notre étude. Alexis Danan connaît des heures de gloire et des moments de grande solitude. L’historien interroge les calendriers sociaux et politiques mais aussi les qualités et légitimités des médiateurs dans l’opinion et auprès des institutions, la synchronisation des choix et réactions dans et hors le champ journalistique7. Le langage est celui de l’indignation à une époque où la « sphère

5. Sur enfance coupable, enfance en danger, les contributions des chercheurs français et étrangers dans la Revue d’Histoire de l’Enfance Irrégulière (RHEI). Sur la question plus spécifique des « mauvais traitements », Anne Claude Ambroise-Rendu, « Attentats à la pudeur sur enfants : Le crime sans violence est-il un crime ? (1810- année 1930) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, T.56, n°4, 2009, p. 165-189.

6. Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme, dir., Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007.

7. Sur les journalistes et l’événement, Patrick Champagne, « Le coup médiatique. Les journalistes font-ils l’événement ? », Sociétés§Représentations, n°32, 2011/2012, p.27-43.

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politico-médiatique… s’élargit »8. Le cadre est celui d’une culture de masse, histoire féconde depuis plusieurs décennies et à l’origine de travaux originaux sur la fonction des faits divers et la place de l’enquête9.

Les hommes de la Belle Époque ont été fascinés par la déviance et ses récits. Dans plusieurs ouvrages et articles, Dominique Kalifa et Jean-Jacques Yvorel mais aussi Anne- Claude Ambroise-Rendu ont exploré cette propension pour mieux saisir les cultures de l’imaginaire et analyser les nouvelles pratiques sociales à l’ère des masses. En 2010, l’historien Dominique Kalifa publie Biribi, les bagnes coloniaux de l’armée française où il décrit superbement comment, à côté des discours experts, les œuvres romanesques ou le

« produit d’un journalisme sensationnel » pèsent « sur les appréciations et les comportements », participent à la mobilisation d’une opinion publique. Alexis Danan se forme durant cet entre-deux siècles où l’autorité morale de la presse se renforce ; une époque qui est celle de l’affaire Dreyfus. Mais c'est sous un autre registre d'historicité qu'il devient grand reporter. Dans leurs ouvrages respectifs, Christian Delporte, Marc Martin, Christophe Charle ont décrit les transformations de la presse populaire durant l'Entre-deux-guerres10. Les traumatismes de la Grande guerre sont profonds, la société se modernise, la démocratie attaquée ne cède pas mais se transforme. Dans les années trente, en pleine période de crise, à la une de Paris-Soir, Alexis Danan excelle dans la description de la « souffrance » des

« victimes » et il interpelle l'État sur les politiques de l'enfance et de la population. Encore sous les Trente glorieuses, le journaliste explore différents langages pour défendre sa cause.

Le syncrétisme est certain, les évolutions sont à examiner à la lumière des travaux de Hannah Arendt, de Luc Boltanski sur les registres de la pitié, de la justice, de l’amour11 ou des écrits de Didier Fassin à propos des langages d’un « gouvernement humanitaire » aujourd’hui en pleine expansion12.

Durant une vie et dans un cadre de contraintes, Alexis Danan utilise l'émotion de ses lecteurs pour créer des mouvements d'indignation. Sa représentation de la protection de

8. Anne-Claude Ambroise-Rendu et Christian Delporte (dir.), L’indignation. Histoire d’une émotion politique et morale, XIXe-XXe siècles, Nouveau monde éditions, Collection « Histoire culturelle » (CHCSC), 2008. Voir en particulier, Jean-Jacques Yvorel, «Les premières campagnes contre les bagnes d’enfants », in Anne-Claude Ambroise-Rendu et Christian Delporte (dir.), op.cit., p. 105-128. La question est reprise dans le dossier « Les

"bagnes d'enfants" en question. Campagnes médiatiques et institutions éducatives », dirigé par Jean-Jacques Yvorel, Revue d’Histoire de l’Enfance Irrégulière (RHEI), n°13, 2011 et auquel nous avons contribué.

9. Dominique Kalifa, « Policier, détective, reporter. Trois figures de l’enquête dans la France de 1900, Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle. Enquête sur l’enquêteur, n°22, 2004, p. 15-28.

10. Voir en particulier Christian Delporte, Les journalistes en France 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1999.

11. Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique Paris, Gallimard, 2007 pour la présente édition (1993. Métailié).

12. Sur un plan épistémologique, voir l’étude de Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard, Seuil, 2010.

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l'enfance s'inscrit dans « un travail journalistique » pour un débat public13. Un concept a retenu notre attention : les paniques morales comme décryptage des mécanismes de mobilisation et « des processus d'emballement des discours ». Le sociologue Stanley Cohen est le premier à s’y référer en 1972 lors d'affrontements entre bandes de jeunes en Angleterre pour analyser le traitement médiatique qui s'en suit. Il décrit les « Morals Panics » surgissant quand « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société »14, la médiatisation tendant à les légitimer et à faire apparaître le problème avec des effets attendus dans le domaine politique et juridique15. En histoire, le concept est repris dans les travaux sur « la traite des blanches » et sur la cause abolitionniste16. Il est exploité dans le champ des « régulations sociales » et pour l’étude de la « fabrication » des risques17. Sur la jeunesse, l’historienne Michèle Perrot a été pionnière avec son étude sur les « Apaches » dans le Paris de la Belle Époque18. Alexis Danan est une opportunité pour une histoire des sensibilités contemporaines dans laquelle « l’empire des émotions » est un facteur de l’action en prise avec les opinions19. La société civile a ses langages. Spécialistes de sciences sociales et historiens se sont emparés du sujet. Un réseau international de recherche s'est développé. En France, l'heure n'est pas aux synthèses20. Le concept est pourtant fécond. À la fois contre-pouvoir démocratique et instrument de gouvernement, la société civile est un idéal et une donnée incontournable d'une réalité historique dominée par la pluralité des valeurs. Notre journaliste, animateur d'une

13. À propos du rôle de la presse dans le débat public et sur le rôle d'une presse qui n'est pas de modifier les opinions personnelles mais plutôt de renforcer les opinions existantes, les sociologues Angelina Peralva, Éric Macé, Médias et violences urbaines. Débats politiques et constructions journalistiques, Paris, La Documentation française, 2002.

14. Stanley Cohen, Folk devils and moral panics, London, Mac Gibbon and Kee, 1972, p. 9.

15. Voir également David W. Garland, « On the Concept of Moral Panic », in Crime, Media, Culture, vol.4, n°1, 2008, p. 9-30. En langue française, les travaux du philosophe Ruwem Ogien, La panique morale, Grasset, 2004.

Sur l’enfance : Philip Jenkins, Changing Concepts of the Child Molester in Modern America, Yale University Press, 2004.

16. Christine Machiels, Les féminismes face à la prostitution aux XIXe et XXe siècles (Belgique, France, Suisse), Thèse d’histoire sous la direction de Christine Bard et de Xavier Rousseaux, Université de Louvain La Neuve/Université d’Angers, 2011.

17. Pour des références bibliographiques, voir Aurore François, David Niget, « Fabricating risk…Sketching the history of expert power », in Aurore François, Veerle Massin, David Niget (éd.), Violences juvéniles sous expertise(s) XIXe-XXe siècles. Expertise and Juvenile Violence 19th-21th century, UCL Presses Universitaires de Louvain, 2011, p. 9-18.

18. Par exemple, Michelle Perrot, « Dans le Paris de la Belle Époque : les “Apaches”, premières bandes de jeunes », in Bernard Vincent, Les marginaux et les exclus dans l’histoire. Cahiers Jussieu, n° 5, 1979. Paris, UGE, p. 387-406.

19. Christian Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Éditions Demopolis, 2008.

20. Titre du chapitre I de l'ouvrage dirigé par Christophe Charle et Julien Vincent, La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en France et en Grande-Bretagne 1780-1914, Rennes, PUR, 2011. Voir ce qui concerne l'irruption du concept en histoire et dans les sciences sociales, les analyses sur l'émergence d'une « politique de la société civile ».

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grande cause civique, est un promoteur mais aussi un praticien d'une société civile qui n'est pas simple exercice politique de la citoyenneté mais vrai marqueur de civilisation.

Enfin, la question est celle des cultures de l'enfance. Le professionnel, le citoyen Alexis Danan a dénoncé et combattu les violences institutionnelles et familiales contre l’enfant. À la suite de Philippe Ariès, depuis plusieurs décennies, les historiens débattent et étudient les signes d’une valorisation du sentiment d’enfance dans les sociétés modernes.

Entre les spécialistes des « enfants qui vont bien » et ceux qui s’intéressent à « ceux qui vont mal », le dialogue est trop rare. Travailler sur l’adhésion à des représentations anxiogènes, qu’il s’agisse de traquer le déviant ou de protéger la victime est pourtant un moyen d’évaluer les cultures autour de la personne de l’enfant21. Recourant au tribunal de l’opinion, Alexis Danan fait des sentiments et des intérêts les ressorts d’un discours pour imposer l’altérité qu’incarnent l’enfant et l’adolescent dans le développement humain.

Notre sujet est bien l’histoire de la protection de l’enfance à l’ère des médias. En mettant nos pas dans ceux d’Alexis Danan, nous tentons de repenser les façons de dire et de faire des acteurs d’une « nouvelle religion de l’enfance » dans une société devenue plus transparente. Le sujet a sa place dans un champ d’étude, celui du contrôle ou plutôt des régulations sociales. Il s’inscrit aussi dans une histoire de la démocratie, une démocratie vraie dynamique sociale et pas seulement fonctionnement politique22.

L’enquête a mobilisé des sources aux statuts variés. Alexis Danan, homme de plume et d’action a beaucoup publié. Journaliste professionnel pendant cinq décennies, Danan fait ses premières armes dans les colonnes du Petit Guelma ; puis il prend son envol comme reporter et chroniqueur à Paris-Soir ; plus tard, il est salarié à Libération avant de terminer sa carrière à Franc-Tireur. Journaliste et militant, il a été directeur de revues spécialisées. Entre 1953 et 1979, Alexis Danan dirige successivement Les Cahiers de l’enfance et La Tribune de l’enfance. Pendant ce même temps, l’homme n’abandonne pas sa lyre. Poète, occasionnellement romancier et homme de théâtre, il livre, sur des modes à décrypter, des parties de lui-même ou des représentations d’une époque. Sous sa plume, il est fréquent que les régimes d’écritures se mêlent. Ses récits autobiographiques ne dérogent pas à la règle. À l’historien de se méfier des effets du réel comme dans L’épée du scandale. Trente ans au service des enfants perdus, un ouvrage publié en 1961.

21. La grande thèse de Catherine Rollet-Echalier sur les politiques de la petite enfance sous la IIIe République (publiée en 1990). Sur la fabrication par la science d’un nouveau registre d’action sur l’enfance, voir la réflexion de Gérard Noiriel, « De l’enfance maltraitée à la maltraitance. Un nouvel enjeu pour la recherche historique », Genèses, n°60, vol.3, 2005, p. 154-163.

22. Marcel Gauchet, L'avènement de la démocratie, T.1., La Révolution moderne, Paris, Gallimard, 2007.

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Notre étude a grandement bénéficié d’archives privées mises à disposition par Luce Danan, fille d’Alexis Danan. Les pièces sont des épaves diverses mais elles ont utilement complété ce que le journaliste s’autorisait à publier alors que la Fédération Enfance- Majuscule n’a pas conservé d'archives antérieures aux années quatre-vingt en dehors de ce qui a été imprimé23. L’historien est champêtre et il lui faut croiser ses sources pour faire avancer son sujet. Les investigations ont été nombreuses pour, ici, exploiter les archives d’un journal, ailleurs des sources policières, administratives ou judiciaires. L’enquête a bénéficié de nombreux témoignages ; je remercie tout particulièrement Luce Danan mais aussi la responsable actuelle d’Enfance-Majuscule, Anne-Marie Clément. Je conserverai un souvenir ému de Simone Chalon décédée pendant la rédaction de cet ouvrage.

Le récit distingue quatre temps ; quatre temps à voir comme quatre défis qui tous ont tourné autour du droit à la parole. Le premier correspond à l’enfance et à la jeunesse.

L’adolescent juif de Guelma n’a pas dix-sept ans quand il signe ses premiers éditoriaux dans la presse coloniale. Le second s’ouvre sur le retour du soldat de 14-18 dans la vie civile ; les places sont rares alors que l’expérience du feu a marqué une génération. Après une parole pour exister, l’homme se jette dans des paroles pour lutter. Au milieu des victimes, il découvre la « cause » de l’enfance pour être un « journaliste moral » jusqu’à ce que la Seconde guerre mondiale le contraigne au silence. Après l’Occupation, de retour du procès de Nuremberg, le journaliste-militant reprend la plume et l’épée pour « l’enfant qui souffre ». Ce troisième temps est celui de la résistance. Avec les Comités refondés ou nouvellement créés, le « Don Quichotte » de l’enfance martyre est une voix isolée dans la France des politiques familiales ou de lutte contre les « inadaptations ». Puis, dans les années soixante-dix, les discours changent, l’homme a bien vieilli. Le défi est pour le mouvement qu'il a fondé alors que les paroles se libèrent en pleine période de mobilisations autour de nouvelles formes d’oppression. Une page se tourne.

Le livre est celui d’un historien dans les limites de sa discipline. L’étude « ne porte pas sur le passé en tant que tel mais sur ce qu’il nous est donné d’en discerner, d’en découvrir et d’en comprendre aujourd’hui »24. Elle n’a aucunement l’ambition de tout dire sur l’homme.

Au mieux, l’objectif est de repenser une trajectoire pour éclairer l’histoire d’une cause

23. Recherches faites par les responsables actuelles de l'association. Simone Chalon, décédée en août 2011, nous a pourtant confié avoir conservé un temps des documents dans une armoire. À la suite de déménagements, elle les aurait entreposés dans les caves d'une autre association qu'elle a dirigée. Ses proches disent ne pas les avoir retrouvés.

24. Thierry Wanegffelen, Le roseau pensant. Ruse de la Modernité occidentale, Paris, Payot, 2011, p. 19. Voir également Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Points-Seuil, 1996.

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collective à la lumière des soubresauts d’un siècle bousculé par les défis modernes et les tragédies humaines.

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