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L'interdit contre les chrétiens: raison d'état ou mesure de police

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L'interdit contre les chrétiens: raison d'état ou mesure de police

GIOVANNINI, Adalberto

GIOVANNINI, Adalberto. L'interdit contre les chrétiens: raison d'état ou mesure de police.

Cahiers du Centre Gustave Glotz, 1996, vol. 7, p. 103-134

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88454

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ADALBERTO G!OVANNINI

L'INTERDIT CONTRE LES CHRÉTIENS RAISON D'ÉTAT OU MESURE DE POLICE?

Il y a dix ans, j'avais pris le risque de propos<..'r une explication nouvelle et peu orthodoxe à la persécution des chrétiens de Rome par Ni·ron 1Persuadé que cette persécution a bien été b conséquence de l'incendie qui détruisit une gran- de partie de la capitale en (>4, comme le dit Tacite, j'ai essayé de montrer que c'est par leur comportement pendant l'incendie que les chrétiens ont attiré sur eux l'attention de la population ct des autorités, ct qu'ils furent condamnés comme incendiaires parce que le pouvoir s'était effectivement convaincu de leur culpabilité. J'ai émis également l'hypothèse qu'à la suite de cène condamnation le Sénat, dont c'était la compétence, promulgua un interdit général contre les chrétiens, interdit punissant de mort ceux qui ne s'y soumettraient pas. Ce SL'na- tus-consulte, d'abord valable à Rome ct en Italie, aurait ensuite été r<..·pris par les gouverneurs de provinces dans leurs édits ct aurait ainsi acquis force de loi dans tout l'empire, notamment dans la province de Bithynie que gouvernait Pline le Jeune lorsqu'il fut confronté au problème des chrétiens ct adressa à l'empereur Trajan la lct!rc qui est le plus ancien témoignagL' non chrétien que nous ayons sur le christianisme.

Depuis lors, j'ai eu à diverses .reprises l'occasion de m'occuper de cette lettre ct de la réponse qu'a donni·e Trajan à son représentant. Je me suis aper~:u que C<!

texte, pourtant analysé, commctHl: et disséqué à d'innombrables reprises, n'avait pas encore livré tous ses secrets et que, sur certains points essentiels, la procédu- re suivie par Pline ct les raisons de ses hL·sitations n'avaient pas été vraünent comprises. En fait, on n'a pas vraiment saisi pourquoi Pline, à Uil moment donné, a interrompu sa procédure pour.demandcr conseil à l'empereur.

Par ailleurs, l'étude extrêmement cxh:mstive ct approfondie de Jean-Marie Pailler sur l'affaire des Bacchanales2 m'a convaincu de la nécessité d'intégrer cette affaire dans ma réflexion. Je ne suis bien évidemment de loin pas le pre- mier à le faire, mais sur cc dossier aussi mon approche est assez diffL·rcnte de celle de mes prédécesseurs.

En fait, le dossier des Bacchanales, tel que nous le connaissons par le récit de 1Tite-Livc ct par le sénatus-consttlte conserVL' sur une tablette de bronze trouvée au XVIIe s. en Calabre, la lettrL' de PlinL' sur l<..·s chrétiens avec la répons<.' (k l'empereur ct la description p:lf Tacite de l'incendie de Rome en l'an (>4, avec la

1 "filcile, /'" i11œ11dium }\"aMiis " t'/ les chréticlls. dans l<.n~ (t. Al(t.'·· .10. 1 <JX4. p. 3-23.

2 J.-M.Paillt:r, Ba((/wrwlia. L1 rél'rcssù•11 de IR6 m~J.-C . .! u_,,llll' cl cil Italie: r•cst((!cS, illl<!(!l'S, tradi-

IÙ•Il. R.onlt', 1 'JHK.

Cahiers Clot.:-,VIl. 1<J<J(>, p. 103-134

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condamnation des chrétiens à la suite de cet incendie, sont les trois pièces d'un puzzle que je vais essayer d'examiner l'une après l'autre pour les mettre ensuite en relation les unes avec les autres.

L'affaire des Bacchanales de Ì86

Les nombreux savants qui se sont occupés de ce célèbre procès considèrent sans exception que c'est par raison d'État que le Sénat a décidé de réprimer et d'interdire les Bacchanales en 186. Pour les uns, c'est l'aspect religieux qui a été déterminant, une réaction de rejet devant l'afflux de religions étrangères, surtout d'origine orientale, qui auraient mis en danger les cultes romains officiels, alors que d'autres y voient plutôt la répression d'une conjuration réelle ou supposée dirigée contre l'Etat romain, contre la suprématie de Rome sur l'Italie ou

encore contre la ou les factions qui dominaient alors la politique romaine3. Ce faisant, la recherche met sous le boisseau le fait que d'après Tite-Live les bacchants ont été poursuivis et condamnés pour des délits de droit commun, à savoir débauche, meurtres, faux témoignages et faux testaments4. Certains ont même été jusqu'à prétendre que ces crimes avaient été inventés, soit par le Sénat pour justifier la répression, soit beaucoup plus tard par l'annalistique pour des raisons mal définies5. De toute évidence, l'éventualité que les bacchants aient pu être poursuivis et condamnés pour des délits de droit commun et pour cette raison seule dérange considérablement les historiens, auxquels les motivations

politiques ou religieuses ou les deux à la fois paraissent autrement plus séduisantes.

La répression des Bacchanales nous est connue par le long récit qu'en fait Tite-Live au début du livre 39 (ch. 8 à 19) et par une inscription sur bronze trouvée à Tiriolo en Calabre. Cette dernière porte le texte d'un sénatus-consul- te assez bref interdisant sous peine de mort la réunion de bacchants, sauf sous certaines conditions extrêmement restrictives et uniquement pour des motifs religieux ; le document ne donne aucune information sur les circonstances qui ont amené le Sénat à prendre cette décision. Le récit de Tite-Live, au contraire, raconte avec force détails les origines de l'affaire, la manière dont le consul Postumius eut connaissance des agissements des bacchants, et les mesures prises par le Sénat pour réprimer et châtier ces derniers jusqu'à l'interdiction finale que 3 Sur l'état de la question, cf., outre l'ouvrage déjà cité de J.-M. Pailler aux p. 61-122, RJ.

Rousselle, Tlie Roman Prosecution of the Bacchic Cult 186 - 180 B.C., Ann Arbor, 1982, p. 71-95 et 96-1 16 ; E.S. Gruen, Tlie Bacchanalian Affair, dans Studies in Creek Culture and Roman Policy, Leiden, 1990, p. 34-78 ; R.A. Bauman, The Suppression of the Bacchanals : Five Questions, dans Historia, 39, 1990, p. 334-348.

4 II n'en est jamais question dans les états de la question cités à la note précédente. Pailler lui- même ne les mentionne qu'en passant (p. 171 sqq.), de même que Gruen (p.47 et 76), alors que Rousselle n'en dit rien du tout et que J. A. North, Religious Toleration in Republican Rome, dans Proc.Cambr.Philol.Ass., 25, 1979, p.85-103 les rejette comme de la propagande sénatoriale. Le seul qui fasse exception est R.A. Bauman, art. cit., p.342 sq., mais lui aussi finit par admettre que c'est le facteur religieux qui a provoqué la répression.

5 C'est la théorie de M.Gelzer, Die Unterdriickung der Bacchanalicn bei Livius, dans Hermes, 71, 1936, p.275 - 287 = Kl.Schr., Ill, Wiesbaden, 1964, p.256-269.

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nous fait connaître l'inscription de Tiriolo. Ce récit de Tite-Live comporte deux parties bien distinctes, très différentes l'une de l'autre aussi bien dans le fond que dans la forme. Dans la première, Tite-Live relate d'une manière dramatique et quelque peu romancée comment les méfaits des bacchants furent portés à la connaissance de Postumius, alors que la seconde rapporte, dans un style sobre et sans recherche, les différentes décisions prises par le Sénat et par les consuls. Dans cette seconde partie s'insère un discours prononcé par le consul devant une contio populaire, dans lequel Postumius informe le peuple des décisions prises par le Sénat à Γ encontre des bacchants et lui en explique les raisons. Ce discours est une sorte de pièce rapportée dans le récit et doit être traité à part.

Dans la première partie (ch.8 à 13), Tite-Live raconte comment P. Aebutius, un jeune chevalier encouragé par sa mère et son beau-père à se faire initier aux Bacchanales, et sa maîtresse Faecenia Hispala furent amenés malgré eux à déclencher l'enquête du consul Postumius sur les Bacchanales. De ce récit que son caractère dramatique et romanesque pourrait rendre a priori suspect, mais qui contient par ailleurs des éléments remarquablement précis6, on retiendra d'abord que, selon Tite-Live, Aebutius fut encouragé par sa mère et son beau- père à adhérer aux Bacchanales parce que ce dernier, ne pouvant rendre

compte de l'héritage que le jeune homme avait reçu de son père, voulait s'en

débarrasser, soit en l'éliminant soit en le rendant inoffensif7. On retiendra ensuite les méfaits dont on accusait les bacchants à la suite de réformes récentes : réunions nocturnes et secrètes auxquelles participaient aussi bien des femmes que des hommes ; débauches sexuelles dans la ripaille et le vin ; faux témoignages, faux testaments et meurtres (Liv., 39, 8, 4-8).

La seconde partie du récit, qui rapporte les mesures prises par le Sénat et les consuls contre les bacchants, commence par le rapport du consul Postumius au Sénat et se termine par le sénatus-consulte, confirmé par un plébiscite, accordant des récompenses et des privilèges aux deux informateurs involontaires, P.

Aebutius et Faecenia Hispala (39, 14, 3 - 39, 19). Comme je l'ai dit, Tite-Live insère dans cette seconde partie un discours prononcé par le consul Postumius devant le peuple pour lui expliquer les raisons de la décision du Sénat (39, 15- 16). Ce discours évoque également les crimes de droit commun dont il a déjà été question dans la première partie, mais il contient en outre des arguments qui ont influencé de manière déterminante la recherche sur cette affaire. Le premier de ces arguments est que les ancêtres ont voulu que les citoyens romains prient les dieux de Rome et ne se laissent pas séduire par des rites étrangers, qui aliènent les esprits et incitent à toutes sortes de débauches et de crimes (39, 15, 2- 4 et 16, 6-10). Le second est que ces mêmes ancêtres se sont toujours montrés extrêmement restrictifs à l'égard des associations non contrôlées par l'autorité

(39, 15, 11). Le troisième est que les bacchants, qui pour le moment ne

commettent que des crimes de caractère privé (privatele noxiaé) vont finir par mettre en danger la République toute entière (ad summatn rem pnhlicam spettai) (39, 16,

'' Cf.J.M. Pailler, Bacchanalia, p. 355 sqq.

7 Liv., 39, 9, 3 : vitricus, quia tutelam ita gesserai, ut rational! redden· non posset, aut talli pupilluin aut obnoxium sibi vinculo aliquo fieri cupiebat.

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3). Le discours de Postumius donne donc sans équivoque aucune une dimension politique à l'affaire des Bacchanales. Tout en admettant que, pour le moment, seuls sont en jeu des intérêts privés, il avertit clairement ses auditeurs qu'il est dans l'intérêt de l'Etat, voire même nécessaire à sa survie de prendre contre eux des mesures sévères, de défendre la religion traditionnelle et de réprimer les associations qui servent de prétexte à toutes sortes de désordres.

Le reste de la seconde partie n'est qu'une simple enumeration des mesures prises par le Sénat et les consuls depuis le moment où Postumius a fait son rapport. Le style en est celui des sénatus-consultes et des édits ou lettres de

magistrats romains que connaissent bien ceux qui ont quelque pratique de l'épigra- phie latine. Cette enumeration est dépourvue de tout artifice littéraire, elle est même d'une sécheresse totalement insipide, de cette sécheresse qui caractérise les documents ofEciels, les rapports, procès-verbaux et autres textes analogues. Et c'est cette sécheresse même qui lui donne une garantie d'authenticité qui

n'aurait jamais dû être mise en doute8. En voici la substance :

- Postumius fit son rapport au Sénat vers le début de l'année civile, qui

commençait alors le 15 mars9. En effet, Ti te-Live nous apprend tout au début de son récit (39, 8, 1) qu'en raison de l'enquête sur les Bacchanales les consuls ne purent partir dans leurs provinces respectives.

- Pris d'une grande inquiétude, les sénateurs prirent aussitôt une série de décisions (39, 14, 5-8) : a) ils chargèrent les consuls d'enquêter sur les Bacchanales en priorité absolue et toutes affaires cessantes10 ; b) ils leur demandèrent aussi d'assurer la protection des deux informateurs et d'encourager la dénonciation des adeptes des Bacchanales par des récompenses ; c) ils ordonnèrent

l'arrestation des prêtres et prêtresses du culte, tant à Rome qu'en Italie ; d) ils donnèrent mandat aux consuls d'interdire par édit toute réunion de bacchants, aussi bien à Rome qu'en Italie ; e) ils leur demandèrent d'enquêter avant toutes choses sur les bacchants qui se seraient réunis dans le but de commettre des actes de débauche ou des crimes (39, 14, 8: ante omnia ut quaestio de Us habeatur, qui coie- rint coniumverintve, quo stuprum flagitiumve inferretur) .

- À la suite de ce premier sénatus-consulte, les consuls donnèrent des

instructions aux édiles pour qu'ils arrêtent les prêtres et prêtresses et se saisissent des livres religieux comme pièces à conviction. Aux Illuiri capitales, ils demandèrent de veiller à l'ordre, d'empêcher les réunions nocturnes et de prévenir d'éventuels incendies criminels (39, 14, 9-10).

- Les consuls convoquèrent une contio pour informer la population des

décisions prises. Après le discours de Postumius déjà examiné (39, 15-16), ils firent K Elle ne fut guère contestée, semble-t-il, jusqu'à l'étude de Gelzer citée plus haut (n.5), qui la rejeta en bloc. Actuellement, la plupart des historiens reconnaissent que le récit de Tite-Live est fondé sur des documents authentiques, quelle que soit la manière dont il en a eu connaissance. Cf.

R. Rousselle, The Roman Prosecution, p.4-19 ;J.-M. Pailler, Bacchanalia, p.151-193 ; R.A.Baumann, dans Historia, 39, 1 990, p.335.

9 Sur la chronologie, qui est très importante ici, cf.R. J. Rousselle, Vie Roman Prosecution, p.7-9 et R.A. Bauman, dans Historia, 39, 1990, p.338-340.

10 C'est ainsi que je comprends, avec J.-M. Pailler, op. cit., p.256 sq. et R.A. Bauman, art. cit., p.335, l'expression quaestio extra ordinem et non pas, comme le fait E. Gruen, art. cit. à la n.3, p. 40 sq. dans le sens que le Sénat aurait décrété une procédure extraordinaire sine provocationc.

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lire les sénatus-consultes, annoncèrent les récompenses promises aux délateurs et menacèrent ceux des bacchants qui essayeraient de se soustraire par la fuite à la justice ; ils proclamèrent également qu'il était rigoureusement interdit de venir

en aide aux fugitifs (39,17,1-2).

- Les consuls procédèrent ensuite à l'interrogatoire des bacchants. Comme beaucoup ne s'étaient pas présentés à Rome ou étaient introuvables, ils furent contraints de parcourir les fora, ce qui obligea les préteurs à reporter de trente jours, avec l'accord du Sénat, les affaires judiciaires pendantes (39, 18, 1-2).

- Les consuls traitèrent les accusés de manière différenciée (39, 18, 3-6) : ceux qui n'avaient fait que prêter le serment d'initiation, sans avoir commis aucun des délits que ce serment incitait à commettre, furent laissés en prison, sans doute pour une durée limitée11, alors que ceux qui avaient été convaincus d'avoir

commis les délits en question, à savoir des actes de débauche, des meurtres, des faux témoignages, des substitutions de testaments ou d'autres fraudes (39, 18, 4 : qui stupris aut caedibus violati étant, quifalsis testimoniis, signis adulterinis, subiectione tes- tamentorum,fraudibus aliis contaminati) furent condamnés à la peine capitale.

- À la suite de ces condamnations, le Sénat donna par un deuxième sénatus- consulte mandat aux consuls de détruire tous les lieux de réunion des Bacchanales à Rome d'abord et en Italie ensuite, à l'exception des sanctuaires les plus anciens. Il décréta également qu'à l'avenir (in reliquum) il serait interdit de faire des réunions de bacchants à Rome et en Italie, permettant toutefois de telles réunions, mais sous des conditions extrêmement restrictives, à celles et à ceux qui voudraient, pour des motifs religieux, continuer de vouer un culte à Dionysos (39, 18, 9). Le sénatus-consulte de l'inscription deTiriolo, qui est daté des nones d'octobre 186, correspond à ce deuxième sénatus-consulte ; il énu- mère exactement les mêmes restrictions que le texte que donne Tite-Live ; mais il contient en outre une clause essentielle, qui manque chez Tite-Live, selon laquelle quiconque contreviendrait à l'interdit serait passible de la peine de mort (CIL, I2, 581, 24sq. : sei ques esent quei arvorsum eadfecisent quant suprad scriptum est eeis rem caputalem faciendam censueré).

- Un peu plus tard, le Sénat ordonna par un troisième sénatus-consulte l'arrestation et l'incarcération du principal responsable (39, 19, 1-2).

- Enfin, quelque temps plus tard encore, un quatrième et dernier sénatus- consulte décréta les récompenses promises aux délateurs et accorda notamment aux informateurs P. Aebutius et Faecenia Hispala une série de privilèges qui furent confirmés par un plébiscite (39, 19, 3-7).

Si nous mettons entre parenthèses le discours de Postumius, le reste du récit de Tite-Live est parfaitement cohérent et homogène du début à la fin. Il

commence par l'exposé des circonstances qui ont fait d'Aebutius et de sa maîtresse les informateurs involontaires qui ont révélé les crimes imputés aux bacchants et il se termine par le sénatus-consulte qui a donné à ces deux personnages les récompenses promises. Il y a également cohérence sur la nature des crimes imputés aux bacchants. P. Aebutius a été incité à s'initier aux Bacchanales par un beau-père qui avait dilapidé l'héritage du jeune homme, et les crimes imputés

11 C'est ce que pense R.A. Bauman, art. cit., p.337.

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aux bacchants dans cette phase préliminaire sont la débauche, les meurtres et les faux, notamment les faux testaments ; c'est pour ces mêmes crimes que seront finalement condamnés à mort la majorité des accusés. Il n'est question que de délits de droit commun punissables par la législation ordinaire réprimant la débauche, les meurtres et les faux. Et dans tout cela, la falsification et la

substitution de testaments semblent être le fil conducteur, la finalité de tout le reste, ce qui relève de la protection des patrimoines, du droit de succession et de la protection des héritiers légitimes. Cela mérite réflexion12.

Pour mesurer l'importance que pouvaient revêtir, dans la vie publique

romaine, les affaires de successions contestées, de substitutions ou de falsifications de testaments, il suffit de lire la correspondance de Pline le Jeune, qui était lui- même un grand expert en droit successoral13. Plusieurs de ces procès ont eu un retentissement considérable, de par l'importance des enjeux et des personnalités impliquées. Les captations de toutes sortes, les vieillards qui se laissent séduire par de jeunes femmes à qui ils laissent tout ou partie de leur fortune, des héritiers qui s'estiment lésés et essaient de contester un testament, tiennent une bonne place dans ce genre d'affaires. Dans un des procès plaides par Pline, des héritiers accusent un chevalier romain et un affranchi impérial d'avoir falsifié un

codicille (Plin., epist., 6, 31, 7-12). Dans un autre, qui s'est tenu devant l'empereur en personne, une mère qui a perdu son fils accuse les affranchis de celui-ci de l'avoir assassiné et d'avoir falsifié son testament en leur faveur {epist., 7, 6, 8-13). C'est exactement le genre de crimes dont on accusait les bacchants.

11 se trouve que l'affaire des Bacchanales se situe précisément à une époque où plusieurs dispositions furent prises pour préserver les patrimoines, protéger les jeunes héritiers inexpérimentés contre les captateurs, les captatrices et les tuteurs malhonnêtes. En 193, une lex Plaetoria ou Laetoria fut promulguée contre ceux qui abuseraient de l'inexpérience des jeunes gens de moins de vingt-cinq ans14.

Un peu plus tard, mais avant l'affaire des Bacchanales, une lex Atilia définit les compétences du préteur urbain et des tribuns de la plèbe dans la désignation des tuteurs13. Avant 169, une lex Furia testamentaria renforça la protection des

héritiers naturels par une limitation des legs à des personnes physiques ou morales non apparentées16. En 169 enfin, une lex Voconia stipula que les femmes ne pou- 12 J.-M. Pailler a bien vu cet aspect de la question auquel il consacre quelques pages excellentes {op. cit., p.583-588), mais il le considère comme secondaire et n'en tient pas compte dans sa réflexion globale sur l'affaire. R.A. Bauman, art. cit., p.342 sq. le voit aussi et suppose même que c'est pour empêcher la conclusion de testaments que par la suite le nombre de participants fut limité à cinq ; mais lui aussi finit par considérer que le facteur déterminant de la répression a été d'ordre politico-religieux.

13 Cf. H. Pavis d'Escurac, Pline le Jeune et la transmission des patrimoines, dans Ktema, 3, 1978, p.275-288 ;J.W.Tellegen, Tlie Roman Law of Succession in the Letters of Pliny théYounger I, Zutphen, 1982. Ces procès sont au nombre d'une trentaine. Voir aussi A. Giovannini, Pline et les délateurs de Domitien, dans A. Giovannini, O.Reverdin (éd.), Opposition et résistances à l'empire d'Auguste à Trajan, Entretiens Hardt XXXIII , Genève, 1987, p.236-238.

14 G.Rotondi, Leges publicae populi romani, Milan, 1912 (repr. 1966), p. 271 sq. J.-M. Pailler, op.

cit., p.588 (avec bibliographie récente) a bien compris le sens de cette loi.

13 Rotondi, Leges publicae, p. 275 sq.

16 Rotondi, Leges publicae, p. 282 sq.

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L'interdit contre les chrétiens 109

vaient hériter de citoyens de la première classe et que, d'une manière générale, elles ne pouvaient recevoir des legs supérieurs à ceux des héritiers naturels17. Au premier tiers du Ile s. av. J.-C, la protection des patrimoines a donc été un problème très actuel.

Les associations de toutes sortes, Églises ou sectes, institutions de bienfaisance, confréries ou amicales, ont naturellement tendance à recruter des membres fortunés pour les inciter ensuite à leur laisser des dons ou des legs. Ces pratiques sont parfaitement innocentes et peuvent même être louables selon les buts

poursuivis par l'association, tant que les moyens utilisés pour recruter ces membres et les inciter à faire à l'association des dons ou des legs sont légitimes et conformes aux lois. Elles deviennent répréhensibles et même pénalement punissables lorsque l'association recourt à des moyens contraires à la morale ou aux lois qui protègent la personne et les biens des citoyens. L'aliénation morale ou mentale, le recours au conditionnement, à la contrainte ou à la menace, à plus forte

raison la fabrication de faux testaments et l'élimination physique des personnes dont on veut s'approprier les biens sont des actes criminels punissables par la loi ordinaire. Or, si les documents cités par Tite-Live sont authentiques et si Tite- Live en a bien restitué correctement le contenu, c'est bien de cela que les bac- chants se sont rendus coupables à la suite des « réformes » que l'historien évoque au début de son récit. Les réunions nocturnes et fréquentes n'avaient plus rien à voir avec le culte de Dionysos tel qu'on le connaissait en Grèce depuis des siècles et en Italie depuis le Ille s. au moins ; elles avaient été délibérément transformées pour attirer des jeunes gens fortunés et inexpérimentés, pour s'approprier tout ou partie de leur patrimoine par des moyens contraires à la morale et aux lois.

Il est clair que le Sénat ne pouvait rester indifferent à de telles pratiques, et ce d'autant moins que cest évidemment au sein de la classe dirigeante que se recrutaient de préférence les victimes potentielles. L'interprétation de l'affaire des Bacchanales que donne Tite-Live dans son récit est donc parfaitement

plausible et s'inscrit de surcroît dans le contexte d'une série de mesures prises pour protéger les patrimoines et les héritiers légitimes.

Il reste toutefois le discours de Postumius, qui donne, on l'a vu, une

signification toute différente à cette affaire. Mais on sait que dans l'historiographie antique les discours relèvent d'un genre littéraire qui obéit à ses propres règles, qui sont différentes des règles du récit historique proprement dit18. Dans le récit historique lui-même, dans la présentation des événements, l'historien antique est supposé rapporter les faits tels qu'il les connaît lui-même s'il s'agit d'événements contemporains, tels qu'il croit les connaître à travers les sources écrites ou orales qu'il a utilisées s'il s'agit d'événements passés. Dans le discours, en revanche, qui est un exercice de rhétorique destiné à agrémenter le récit, parfois aride, ou à faire le portrait de celui qui le prononce, ou parfois à édifier le lecteur,

l'historien antique bénéficie d'une liberté beaucoup plus large et les critères de vérité historique n'y sont plus du tout les mêmes que dans le récit historique

proprement dit. Dans certains cas, surtout s'il s'agit d'un passé récent, l'historien peut 17 Rotondi, Lcçes publicae, p. 283 sq.

1HCf.T. P. Wiseman, Clio's Cosmetics, Leicester, 1979, p.27-40.

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disposer d'une source rapportant des propos effectivement prononcés ; mais le plus souvent, il reconstitue lui-même et selon ses propres conceptions ce que tel personnage aurait pu ou aurait dû dire dans une circonstance donnée.

Le discours queTite-Live fait prononcer à Postumius en 186 n'échappe pas à cette règle et doit donc être interprété par l'historien selon les mêmes critères que les autres discours que l'on trouve chez Tite-Live, chez Denys d'Halicarnasse, Diodore ou Dion Cassius. Il est possible qu'il ait eu en main un texte rapportant des propos que Postumius aurait effectivement tenus à cette occasion. Mais il se peut tout aussi bien qu'il l'ait entièrement forgé lui-même selon ses propres valeurs et selon sa propre interprétation de l'affaire. Et il y a de sérieuses raisons de penser que tel est effectivement le cas. En effet, Postumius justifie la décision du Sénat en invoquant principalement la sévérité des ancêtres à l'égard des religions étrangères. Il y a là une allusion claire à une mesure prise par le Sénat en 213, en pleine guerre contre Hannibal, contre des sectes qui s'étaient multipliées dans la ville de Rome (Liv., 25, 1, 6-13). Mais cette

répression des sectes étrangères en 213 est fondamentalement différente de celle des Bacchanales et n'est un précédent qu'en apparence. Alors que les bacchants se réunissaient de nuit et en cachette (Tite-Live parle, au début de son récit, de

clandestina coniuratio), les sectes réprimées en 213 avaient tout au contraire envahi les lieux publics et les sanctuaires, ce qui prouve que jusqu'à ce moment-là le Sénat, bien qu'on fût en guerre, s'était montré très tolérant à leur égard. La répression fut du reste très modérée, le Sénat se contenta d'interdire à ces sectes de se réunir dans des lieux publics ou consacrés (Liv., 25, 1, 13: neu quis in publico sacrove loco novo aut externo ritu sacrificaret) et de confisquer leurs livres de prières et

d'invocations. Il n'y eut, contrairement à ce qui se fit contre les bacchants, aucune enquête ni aucune punition ; il n'y eut pas non plus d'interdiction de se réunir en privé. À l'époque républicaine, Rome se montrait plutôt accueillante à l'égard des cultes étrangers, ce qui est du reste généralement admis. Même les cultes bacchiques, dont on connaissait pourtant les rites assez particuliers, ne firent l'objet d'aucune répression avant que n'éclate l'affaire de 186. Il en va de même de la restriction du droit d'association qu'invoque Postumius comme deuxième

argument : comme on le verra plus loin, la Rome républicaine semble avoir été assez libérale à l'égard des associations de toutes sortes, pour autant bien sûr qu'elles ne fassent rien d'illégal ni qui soit contraire aux intérêts de l'État, et ce n'est qu'à la fin de la République que le Sénat prit des dispositions visant à assurer un ordre public gravement perturbé par les bandes organisées et la corruption électorale.

Cette politique restrictive à l'égard des associations en général et des cultes étrangers en particulier est en revanche caractéristique de la fin de la République et surtout de la politique de l'empereur Auguste. Dissoutes une première fois par le Sénat en 64 puis à nouveau en 56, les associations non autorisées furent

interdites par César puis par Auguste (cf. infra, p. 129 sqq.). Les cultes égyptiens furent chassés de Rome en 53 et en 50, et à nouveau par Auguste en 28 et en 22 19.

Mais le plus important, c'est que l'idéologie religieuse que prône Postumius dans

19 Dion C, 40, 47 ;Val.-Max., 1, 3, 3 ; Dion C, 53, 2, 4 et 54, 6, 6.

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L'interdit contre les chrétiens

son discours correspond exactement à celle d'Auguste, qui attacha une

importance primordiale à la restauration des cultes ancestraux et se montra très réservé à l'égard des cultes étrangers. On retrouve cette idéologie dans le discours que Dion Cassius prête à Mécène parmi les nombreux conseils qu'il aurait donné à Auguste lors de la fondation du principat : «Vénère la divinité en tout et partout, conformément aux usages de la patrie, et, de plus, force les autres à l'honorer ; que les fauteurs des cérémonies étrangères soient haïs et punis par toi, non seulement en vue des dieux, attendu que, lorsqu'on les méprise, il n'est rien autre chose dont on puisse faire cas ; mais aussi parce que l'introduction de nouvelles divinités engage beaucoup de citoyens à obéir à d'autres lois ; de là des

conjurations, des coalitions et des associations que ne comporte en aucune façon un gouvernement monarchique20 ». En fait, les propos que Tite-Live prête à Postumius et ceux que Dion Cassius attribue à Mécène auraient pu être tenus par Auguste lui-même. On peut même se demander si Tite-Live n'a pas choisi de relater en

détail l'affaire des Bacchanales et de l'interpréter comme une affaire d'État à travers le discours de Postumius pour justifier la politique religieuse d'Auguste qui était, elle, effectivement dictée par des considérations politiques21. Cette

hypothèse est d'autant plus plausible que la protection des patrimoines, surtout des patrimoines de la classe dirigeante, a été elle aussi une des préoccupations majeures du premier princeps22. Quoi qu'il en soit, la méthode historique veut que, dans le récit que Tite-Live nous fait de l'affaire des Bacchanales, le discours inséré soit jugé selon les mêmes critères que les autres discours qu'intègre l'historien dans son récit, c'est-à-dire avec la plus grande prudence, alors que le récit lui-même, surtout dans la partie où il rapporte des décisions prises par le Sénat et les consuls chargés de l'affaire, offre les meilleures garanties d'authenticité.

J'aimerais, pour finir, attirer l'attention sur un autre aspect du récit de Tite- Live, lui aussi fondamental, relatif celui-ci à la procédure suivie par le Sénat et par les consuls. Comme l'a très bien vu J.-M. Pailler dans son analyse très lucide et précise de ce récit, la répression des Bacchanales comporte deux phases bien distinctes23. La première phase, qui commence avec la relatio du consul Postumius au Sénat et prend fin avec l'exécution des coupables, concerne les

20 Dion C, 52, 36, 1-2 (trad, de V. Boissée).

21 Telle est aussi l'opinion de Sherwin- White, Tlie Letters of Pliny, p.780.

22 La lex Papia Poppaea, qui avait pour but principal d'assurer la perpétuation de la classe dirigeante et en même temps de protéger les fortunes de ses membres, limita pour la faire appliquer le droit de tester et d'hériter. Sur la finalité de la législation d'Auguste pour le mariage, cf.

principalement A. Bouché-Leclercq, Les lois démographiques d'Auguste, dans Rev.Hist., 57, 1895, p.241- 292 ; H. Last, dans CAH, X, 1934, p.441-456 ; l'excellente analyse de J.A. Field Jr., Vie Purpose of the lex Mia et Papia Poppaea, dans Class.J., 40, 1944/5, p. 398-416 ; R.Astolfi, La lex Mia et Papia, Padoue, 1970 ; L. Ferrerò Raditsa, dans ANRW, II, 13, 1980, p. 332 sqq.

23 Bacchanalia, p. 142 sq. et 175 sq. En fait, cela avait déjà été vu par H. Fraenkel, Scnatus consultata de Bacchanalibus, dans Hermes, 67, 1932, p. 369-396, ainsi que par J. Keil, Das sogennante sena- tusconsultum de Bacchanalibus, dans Hermes, 68, 1 933, p. 306-312, aux pages 311 sq. Mais Fraenkel ne put accepter l'idée qu'à la suite de l'interdit général prononcé par le Sénat, la participation à des réunions de Bacchanales ait pu être à elle seule un délit passible de la peine de mort, et il rejeta comme une adjonction due à un magistrat local la clause correspondante dans le document épi- graphique de Tiriolo. Une telle altération d'un document officiel romain est tout à fait

impensable : cf. J. Keil, art. cit.

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personnes qui étaient effectivement membres d'associations de Bacchanales au moment où l'affaire éclata, plus de sept mille personnes selon Tite-Live (39, 17, 6). Ces quelques sept mille personnes furent recherchées et jugées pour des crimes de droit commun qu'elles étaient supposées avoir commis. Les prêtres et les prêtresses furent arrêtés, les livres religieux saisis comme pièces à conviction.

Mais il n'y eut, dans cette première phase, aucune condamnation de qui que ce soit sans jugement ; il n'y eut ni destruction des lieux de culte ni autodafés de livres sacrés. Suite à l'enquête des consuls, ceux qui n'avaient fait qu'adhérer furent simplement laissés en prison ; seuls furent condamnés à la peine capitale, mais ils étaient apparemment la majorité, ceux qui furent convaincus après enquête d'avoir effectivement commis ces crimes de droit commun. Dans cette première phase, les bacchants n'ont donc pas été poursuivis ni condamnés en tant qu'adeptes d'une secte religieuse, car dans ce cas ils auraient tous dû être traités de la même manière, mais en tant qu'individus accusés de crimes de droit commun qui furent jugés selon la justice ordinaire24. En faisant exécuter ceux qui furent convaincus d'avoir commis de tels crimes, les consuls ne firent qu'exercer la compétence des magistrats supérieurs à rendre la justice et à faire exécuter leurs sentences : ils n'avaient pas besoin d'une autorisation spéciale du Sénat ou du peuple pour faire exécuter des assassins25.

La deuxième phase, au contraire, ne concerne plus le présent ni les personnes effectivement impliquées au moment de l'enquête, mais l'avenir (in reliquum) et les personnes qui pourraient être tentées d'adhérer à des associations de bac- chants dans le futur. Pour éviter qu'à l'avenir les Bacchanales ne soient utilisées à des fins criminelles, le Sénat donna mandat aux consuls de faire détruire les lieux de réunions des bacchants à l'exception des lieux de culte les plus anciens et les plus vénérables, et promulgua l'interdiction générale sous peine de mort d'adhérer à de telles associations. Le sénatus-consulte de Tiriolo, qui nous fait connaître la sanction pénale prévue contre les contrevenants, ne donne pas les raisons qui ont motivé cet interdit, il ne fait aucune allusion aux crimes pour lesquels ont été poursuivis et condamnés les bacchants impliqués lors de l'enquête de 186. Cela n'était pas nécessaire car, désormais, c'était le fait même de

contrevenir à l'interdit qui devenait passible de la peine capitale. Désormais, il ne serait plus nécessaire à un magistrat chargé de juger des bacchants de faire une

différence entre ceux qui n'avaient fait qu'adhérer sans commettre de crimes et ceux qui avaient effectivement commis les crimes qu'entraînait l'adhésion aux Bacchanales. Il lui suffisait de constater si les accusés avaient effectivement

contrevenu à l'interdit général prononcé par le Sénat à la fin de la procédure.

La lettre de Pline à Trajan sur les chrétiens et la réponse de Trajan

Le problème de la persécution des chrétiens dans l'empire romain aux trois premiers siècles est très complexe pour plusieurs raisons. Une de ces raisons, la 24 R.A. Bauman, art. cit., p. 336 souligne avec raison que les accusés ont eu droit à une justice ordinaire.

25 Le problème de la provocatici ne se pose donc pas, comme le rappelle, après Mommsen et

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L'interdit contre les chrétiens 113

principale peut-être, est qu'entre la première persécution connue, celle de Néron, et celle de Dioclétien au tournant du IVe s., le christianisme lui-même a énormément évolué. Alors qu'au premier siècle les communautés chrétiennes étaient peu nombreuses et dispersées, les chrétiens sont devenus de plus en plus nombreux, de plus en plus organisés au cours du Ile et du Ille s., au point de devenir une véritable institution, presque une sorte d'État dans l'État. Cette évolution a eu pour conséquence que le christianisme a été de mieux en mieux connu dans, les milieux païens pour ce qu'il était vraiment, ce qui n'était pas nécessairement le cas au premier siècle. Le nombre croissant des chrétiens, leur rôle de plus en plus important dans la société, la puissance croissante de l'Église chrétienne comme institution ont également modifié fondamentalement les relations des chrétiens avec les païens, ont modifié aussi leurs relations avec le pouvoir politique. Lorsqu'au début du Ile s. Pline fut amené à juger et à condamner des chrétiens dans la province de Bithynie, le christianisme en était encore à ses débuts, même si, comme il le dit dans sa lettre, ce mal était en train de se répandre partout ; il s'en prenait à une secte faible et mal connue, que l'on distinguait probablement encore mal de la communauté autrement plus

nombreuse des Juifs. Lorsqu'à la fin du Me s. Dioclétien entreprend d'éradiquer le christianisme, il s'attaque à une institution puissante, bien organisée et dont on connaissait parfaitement la nature, les croyances et l'idéologie. Les raisons pour lesquelles Pline condamna les chrétiens de Bithynie au début du Ile s. ne sont donc pas nécessairement les mêmes que celles qui, dans la seconde moitié du Me s., amenèrent le pouvoir impérial à la conviction que le christianisme était dangereux pour l'État romain et devait de ce fait être combattu et éliminé.

Pour comprendre la répression du christianisme par l'Etat romain, il faut donc tenter de remonter aux origines et essayer de comprendre quand, comment et pourquoi les autorités romaines, que ce soit en Italie ou dans les provinces, ont commencé à condamner des chrétiens à la peine capitale à une époque où, il faut le répéter, le christianisme était encore mal connu et les communautés chrétiennes peu nombreuses et dispersées. La réponse à cette question dépend essentiellement, comme on sait, de l'interprétation de la lettre de Pline sur les chrétiens et de la réponse de Trajan à son représentant (Plin., epist., 10, 96-97).

Ces deux lettres célèbres entre toutes ont fait l'objet ces dernières décennies de plusieurs études plus ou moins exhaustives. La plupart tiennent pour acquis qu'il n'existait pas alors de base légale interdisant le christianisme en tant que tel, et que c'est en vertu de son pouvoir de coercitio, qui l'autorisait à châtier toute personne refusant de se soumettre à son autorité, troublant l'ordre public ou menaçant la sécurité de l'État, que Pline condamna à mort les chrétiens qui lui avaient été dénoncés26. Dans la littérature récente je ne connais que deux excep-

Kunkel, R.A. Bauman, art.cit., p. 338, n. 1 1 .

26 Cf. L.Vidman, Étude sur la correspondance de Pline le Jeune avecTrajan, Prague 1960, p. 87-106 ; H. Babel, Der Briefwechsel zwischen Plinius und Trajan iiber die Christen in strafrechtlicher Sicht, Diss.

Erlangen, 1961 ;A.N. Sherwin-White, Vie Utters of Pliny, Oxford, 1966, App.V, p. 772-787 ; R.

Freudenberger, Das Verhalten der rômischen Behôrden gegen die Christen im 2. Jahrhundert, dans Munch. Beitr., 52, 1967 ;J. Walsh, G. Gottlieb, dans G. Gottlieb, P. Barcelò (éd.), Christen und Heiden in Staat und Cesellschaft des zweiten bis uierten Jahrhunderts, Augsburg, 1992, p. 6-21 .

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tions : l'ouvrage de J. Molthagen et un petit article de U. Schillinger-Hâfele, qui soutiennent tous deux que la procédure suivie par Pline à l'encontre des

chrétiens ne peut s'expliquer que si le gouverneur se fondait sur un texte légal

interdisant sous peine de mort l'adhésion au christianisme en tant que tel27. Je pense qu'ils ont raison et qu'il est possible d'étayer leurs arguments en mettant en lumière certains éléments de ces deux lettres qui n'ont pas été suffisamment pris en compte jusqu'ici. Je vais reprendre ces deux documents en faisant abstraction dans la mesure du possible de ce qu'on sait de l'attitude de l'État romain à l'égard du christianisme à des époques ultérieures.

J'aimerais commencer par une remarque préliminaire au sujet de la coercitio. Il n'est évidemment pas question de mettre en doute la compétence des magistrats et des gouverneurs romains de châtier l'insubordination, la mise en danger de l'État ou la perturbation de l'ordre public. Mais encore faut-il qu'il y ait

effectivement délit, c'est-à-dire acte d'insubordination, mise en danger de l'État ou perturbation réelle de l'ordre public. Une lettre d'un préfet d'Egypte,

contemporaine de la lettre de Pline, énonce la règle qui interdit aux gouverneurs de provinces de condamner à mort sans jugement (ουδέ γαρ ήγεμόσιν έξεστιν άκριτους άποκτανοα)28.

Or qui dit jugement dit condamnation pour un acte ou un comportement légalement condamnable. C'est ainsi qu'un édit d'un gouverneur d'Asie, lui aussi contemporain de la lettre de Pline, dissout les associations de boulangers de la ville de Magnésie du Méandre à la suite de troubles qu'ils ont provoqués, et les menace de sanctions au cas où ils ne se soumettraient pas (/. von Magnesia, 114):

le gouverneur intervient donc parce qu'il y a eu délit, à savoir perturbation de l'ordre public, et la menace de sanction concerne ceux qui n'obéiraient pas à l'ordre donné.

Lors de son entrée en fonction, le gouverneur d'une province promulguait un édit dans lequel il énonçait les principes selon lesquels il administrerait sa province et rendrait la justice pendant son mandat29. Ces édits du gouverneur nous sont connus surtout par Cicéron, qui explique à son ami Atticus sur quelles bases il a composé le sien30 et mentionne à cette occasion plusieurs autres édits d'autres gouverneurs, ceux de P. Mucius Scaevola, de Bibulus et celui de son prédécesseur Appius Claudius31. Cet édit provincial portait pour l'essentiel sur le droit privé, mais il pouvait contenir des dispositions concernant l'administration de la province en général : c'est ainsi que Cicéron a introduit dans le sien un 27 J. Molthagen, Der romische Staat und die Christen im zweiten und dritten Jahrhundert, 2e éd., Gôttingen, 1975, p.13-21 ; U. Schillinger-Hâfele, Plinius ep. W, 96 und 91 : Etne Fragc una Hire Beantwortung, dans Chiron, 9,1979, p.383-392.Voir encore l'article de J. Molthagen, Die Lage der Christen im rômischen Reich nach dent 1. Petrusbrief : Zum Problem einer domitianischen Verfolgung, dans Historia, 44, 1995, p. 422-458, qui attribue à Domitien (à mon avis à tort) l'interdit général contre les chrétiens auquel se réfère Pline.

2S C. Pap.Jud., II, n° 435, 16-18. La lettre est de l'an 1 15.

29 Cf. F. von Schwind, Zur Frage der Publikation im rômischen Redit, dans Munch. Beitr., 31, 1940, p. 70-77 ; L.Wenger, Die Quellen des rômischen Rechts,Wien, 1953, p. 410-414.

30 Cic, Att., 6, 1, 15 avec Fam., 3, 8, 3-4. Cf.A.J. Marshall, Vie Structure of Cicero's Edict, dans Am.J.Ph.,85, 1964, p. 185-191.

31 Ibid. Cf. aussi II Verr., 1, 1 12, où Cicéron mentionne l'édit de Verres en Sicile.

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L'interdit contre les chrétiens 115

chapitre destiné à limiter les dépenses des cités (fam., 3, 8, 3-4). En outre, le gouverneur publiait en cours de mandat des édits portant sur des objets particuliers :

c'est ainsi que Pline lui-même a publié sur les instructions de Trajan un édit interdisant les hétairies (epist., 10, 96, 7). Les habitants de la province étaient donc censés savoir ce qui était interdit et connaître les peines qui les attendaient au cas où ils transgresseraient un interdit promulgué par le gouverneur.

Ces prémisses étant posées, nous pouvons maintenant examiner cette

fameuse lettre. Pline commence par expliquer à l'empereur pourquoi il le consulte au sujet des chrétiens (§ 1-2). N'ayant jamais participé à des procès de chrétiens, il ne sait pas au juste ce qui leur est reproché ; il ne sait pas s'il faut tenir compte de l'âge, s'il faut pardonner à ceux qui ont été chrétiens mais ont cessé de l'être, si c'est le nom même de chrétien ou si ce sont les « actes répréhensibles » (jlagi- tia) liés à ce nom qu'il faut punir. Il lui expose ensuite la conduite qu'il a tenue à l'égard de ceux qui lui ont été dénoncés comme chrétiens : il leur a demandé s'ils étaient effectivement chrétiens et a envoyé à l'échafaud ceux qui

répondaient par l'affirmative malgré le fait qu'il les ait menacés de mort s'ils

s'obstinaient (§ 3-4). Ceux qui lui ont prétendu avoir été dénoncés à tort et ont nié être chrétiens ont dû le lui prouver en sacrifiant aux dieux en présence d'une image de l'empereur et en maudissant le Christ, car Pline savait qu'un vrai

chrétien ne pouvait en aucun cas commettre de tels actes (§ 5). D'autres enfin lui ont dit qu'ils avaient effectivement été chrétiens, mais qu'ils avaient cessé de l'être, parfois depuis longtemps, et lui ont prouvé leur apostasie en sacrifiant aux dieux (§ 6). Ces renégats ont du reste dit à Pline qu'ils n'avaient rien fait de mal, qu'ils s'étaient liés par serment non pas pour commettre des crimes, mais tout au contraire pour mener une vie juste et honnête (§ 7). Pour vérifier leurs dires, Pline a soumis à la question deux diaconesses, avec pour résultat qu'il n'a rien trouvé d'autre qu'une superstition déraisonnable et sans mesure (§ 8: nihil aïiud invent quant superstitionem pravam, immodicam). C'est pourquoi il a décidé de consulter l'empereur, ce d'autant plus que le nombre des personnes accusées est considérable. Et Pline de terminer sa lettre en suggérant à Trajan la clémence pour les apostats, dans l'espoir de ramener ces gens à la raison et d'extirper ainsi ce mal qu'est le christianisme.

Ce qui a depuis toujours gêné les commentateurs et a servi d'argument à ceux qui nient l'existence d'un texte légal interdisant explicitement le christianisme, c'est l'apparente ignorance et l'apparente inconséquence de Pline sur la

question. Il semble ne rien savoir sur les chrétiens, ni sur ce qu'on leur reproche ni sur la procédure à suivre à leur égard. Mais à trop insister sur son ignorance et ses hésitations, on a un peu perdu de vue ce qu'il savait ou croyait savoir sur les chrétiens. Et il en savait plus qu'il n'y paraît au premier abord. Il avoue n'avoir jamais participé à des procès de chrétiens, mais il sait que de tels procès ont eu lieu. Il ne sait pas pourquoi on les condamne, mais il sait qu'on les condamne selon une pratique établie, comme le montre la formule juridique bien connue en droit romain puniri solere32. Il ne sait pas si c'est le nomen ipsum ou si ce sont les flagitia cohaerentia nomini que l'on punit, mais en posant cette question il

32 Cf. R. Freudenberger, Das Verhalten der romischen Bchôrden, p.51-54.

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montre qu'il sait ou croit savoir que le fait d'être chrétien impliquait l'accomplissement d'« actes répréhensibles » et que ces actes répréhensibles étaient légalement punissables comme l'atteste son emploi du verbe punire à ce propos. Il sait donc que les chrétiens sont condamnables et condamnés, et il sait que les chrétiens, en tant que chrétiens, commettent ou sont susceptibles de commettre des actes répréhensibles et légalement punissables. Ce n'est déjà pas mal.

Pline s'est trouvé confronté au problème des chrétiens à la suite de dénonciations. On lui a amené des gens en prétendant qu'ils étaient chrétiens et les délateurs n'ont pas donné d'autre motif d'accusation que le seul fait qu'ils étaient chrétiens33. Il n'est question ni de troubles qu'ils auraient provoqués ou d'actes d'insubordination dont ils se seraient rendus coupables, ni d'actes d'impiété qu'ils auraient commis ni de crimes quelconques. Les habitants de la province de Bithynie savaient donc eux aussi que le simple fait d'être chrétien était un délit punissable, car dans le cas contraire ils n'auraient eu aucune raison de les dénoncer comme tels.

À ceux qui lui ont été dénoncés comme chrétiens, Pline a simplement demandé s'ils étaient vraiment chrétiens. S'ils lui ont répondu à trois reprises par l'affirmative, il les a fait condamner à la peine capitale en estimant que quoi qu'on leur reprochât, leur obstination devait être punie. Il ne s'est pas

préoccupé des crimes qu'ils auraient pu commettre ; il ne leur a pas demandé s'ils avaient obéi à son édit interdisant les hétairies ; il ne leur a pas demandé de sacrifier aux dieux pour faire preuve de leur loyalisme envers l'empire et l'empereur,

contrairement à ce qui deviendra une pratique courante par la suite34 ; il n'est question ni d'actes d'insubordination, ni de troubles ni de délits quelconques. Pline ne fait pas non plus de différence entre les âges, ce qui signifie qu'avec ceux qui se reconnaissaient chrétiens il n'a eu aucune hésitation à faire mettre à mort des enfants et des vieillards. Pour lui, le fait d'être chrétien était donc un délit

punissable en soi, et il n'avait aucun doute sur le fait que la punition pour ce délit était la peine de mort, c'est-à-dire que le nomen ipsum était de son point de vue suffisant35. Et s'il se justifie en disant que, quoi qu'on leur reproche, leur

obstination doit être punie, c'est parce que les chrétiens s'obstinent à se dire membres d'une société interdite, étant entendu que l'obstination n'est pas un délit

punissable en soi et ne devient condamnable que lorsqu'elle est l'obstination à faire quelque chose d'interdit.

À ceux qui niaient être chrétiens, Pline a demandé de prouver leurs dires en sacrifiant aux dieux en présence d'une image de l'empereur et en maudissant le Christ, parce qu'il sait qu'un vrai chrétien ne peut en aucun cas le faire. Comme on l'a reconnu depuis longtemps, le sacrifice aux dieux est donc un test et uniquement un test, auquel sont seuls soumis ceux qui nient être chrétiens.

Contrairement à ce qui se passera plus tard, ce n'est pas le refus de sacrifier qui motive la condamnation des chrétiens, car si tel avait été le cas, Pline aurait dû également soumettre à l'épreuve du sacrifice ceux qui reconnaissaient être

chrétiens pour leur donner une chance de se sauver.

33 R. Freudenberger, op. cit., p. 77 l'a vu, mais n'en a pas tiré de conséquence particulière.

34 Cf. J. Molthagen, op. cit., p.33 sqq.

35 Cela aussi a été vu par R. Freudenberger, /./.

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L'interdit contre les chrétiens 117

Jusqu'ici, Pline n'a eu ni doutes ni hésitations sur ce qu'il avait à faire. Ce qui l'a mis dans l'embarras et l'a amené à se poser des questions, ce sont les apostats, c'est-à-dire ceux qui ont reconnu avoir été chrétiens mais ont affirmé, sacrifice aux dieux à l'appui, qu'ils ne l'étaient plus. En fait, comme l'ont reconnu plusieurs savants36, les renégats sont l'objet principal, voire unique de la lettre. C'est à cause d'eux et uniquement à cause d'eux que Pline en est venu à se demander si c'est le nomen ipsum seul ou si ce sont les flagitia cohaerentia nomini qui sont déterminants dans la condamnation des chrétiens. Il ne le fait pas par manque d'esprit de décision, défaut qui lui a été parfois reproché37, à mon avis à tort, mais parce que les apostats l'ont confronté à un problème juridique bien réel. Ce problème juridique, c'est que Pline ne pouvait pas condamner ces gens nominis causa, puisqu'ils affirmaient ne plus être chrétiens et le prouvaient en sacrifiant aux

dieux ; mais il ne pouvait pas non plus les relâcher sans autre, puisqu'ils

reconnaissaient avoir été chrétiens et étaient donc susceptibles d'avoir commis desfla- gitia cohaerentia nomini. C'est pourquoi il les a interrogés sur leurs activités et a fait vérifier leurs dires par la mise à la question de deux diaconesses. En agissant ainsi, Pline donne la preuve qu'il était convaincu de la réalité de ces flagitia et qu'il était convaincu que ces, flagitia étaient des délits punissables par eux-mêmes,

indépendamment de l'appartenance à la communauté des chrétiens ; car, dans le cas contraire, il aurait dû relâcher les renégats sans se poser d'autres questions.

L'interrogatoire n'a pas donné les résultats escomptés. Pline n'a pas constaté les flagitia dont il croyait les chrétiens coupables ; mais il n'a trouvé qu'une

superstition déraisonnable et sans mesure. Ce résultat aurait pu, voire aurait dû

amener Pline à se demander s'il était vraiment justifié de condamner des chrétiens à la peine de mort pour le simple fait qu'ils étaient chrétiens et s'obstinaient à le rester. Or il n'en fait rien. Sa lettre n'a pas du tout pour objet de remettre en question la condamnation des chrétiens, l'idée ne l'effleure même pas, bien au contraire : son but est d'amener par la clémence les chrétiens à se repentir et d'éradiquer par la douceur ce mal qu'est le christianisme. Je dois avouer que cette attitude, cet entêtement à considérer les chrétiens comme des criminels m'a longtemps laissé perplexe ; mais elle me paraît maintenant tout à fait logique : contrairement à ce que disent les commentateurs et contrairement à ce

que j'ai longtemps cru moi-même, Pline n'a pas tiré de son enquête la

conclusion que les chrétiens étaient innocents des flagitia qu'on leur reprochait.

Comme je l'ai déjà dit, la question qu'il pose à l'empereur an nomen ipsum, sifla- gitiis careat, anjlagitia cohaerentia nomini implique que, pour lui, les flagitia imputés étaient et sont restés malgré le résultat négatif de son enquête un fait établi qu'il n'a songé à aucun moment à remettre en question. Le fait que son enquête n'ait pas donné les résultats escomptés n'a rien changé à sa conviction que,

fondamentalement, le fait d'être chrétien implique l'accomplissement d'actes répré- hensibles et punissables. Comme on sait, Pline n'était pas le seul à être de cet avis. Tacite pensait lui aussi qu'en raison de leurs flagitia les membres de cette secte exécrable, ces gens coupables (sontes) méritaient les pires châtiments (ann., 36 Cités par U. Schillinger-Hâfele, art. cit., p. 384 n. 2. Cf. aussi R. Freudenberger, op. cit., p. 1 55 sqq.

37 Notamment par M. Schuster, dans RE, XXI, 1, 1951, s.v. Plinius d.J., col. 447.

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15, 44, 2-5) et Suétone félicite Néron d'avoir persécuté la superstitio malefica des chrétiens (Ner., 16, 2). En fait, la clémence que Pline suggère à l'empereur, et qui concerne uniquement les renégats, n'est pas du tout la manifestation d'un

changement d'attitude de sa part à l'égard des chrétiens mais uniquement une option politique. Je pense aussi qu'il lui a paru peu utile de fouiller dans le passé de gens qui reconnaissaient leur erreur.

La réponse de Trajan va tout à fait dans ce sens. On a beaucoup reproché à l'empereur de n'avoir pas donné à son représentant en Bithynie une réponse claire et précise38, mais à tort car il répond exactement à la question posée, même s'il refuse d'énoncer un principe universel (neque enim in universum aliquid...constitui potest). En disant que ceux qui sont dénoncés et reconnus comme chrétiens doivent être punis de mort, mais que ceux qui démontrent par le sacrifice aux dieux qu'ils ne le sont pas doivent être relâchés, même s'ils sont soupçonnés de l'avoir été dans le passé39, Trajan affirme clairement le principe que c'est le nomen ipsum et le nomen seul qui est punissable. Ceci signifie que la rigueur implacable adoptée par Pline à l'égard de ceux qui reconnaissaient être chrétiens sera maintenue et qu'il ne sera fait avec eux aucune distinction entre ceux qui n'ont fait qu'adhérer et ceux qui ont effectivement commis lesflagitia imputés aux chrétiens ; on ne tiendra pas compte non plus de l'âge et l'on

mettra indifféremment à mort des adultes, des enfants ou des vieillards. Les renégats, en revanche, seront relâchés quoi qu'ils aient pu faire du temps où ils étaient chrétiens. Trajan, pas plus que Pline, n'a le moindre doute sur le fait que les

chrétiens sont, en tant que chrétiens, condamnables et doivent être condamnés.

Résumons-nous :

- En dépit de son ignorance apparente sur les chrétiens, Pline sait que ceux- ci sont condamnables et condamnés selon une procédure judiciaire établie {puni- ri solet). Il sait aussi que le nom de chrétien implique desflagitia, c'est-à-dire des

« actes répréhensibles », et que ces actes répréhensibles sont punissables par la loi, comme le montre son emploi du verbe punire dans ce contexte.

- Des habitants de la province de Bithynie ont été dénoncés à Pline avec pour seul motif d'accusation le fait qu'ils étaient chrétiens. On savait donc en Bithynie que le seul fait d'être chrétien était un délit punissable.

- Pline n'éprouve ni doutes ni hésitations à l'égard de ceux des accusés qui reconnaissent être chrétiens. Il les fait exécuter sans se préoccuper de ce qu'ils ont pu faire. Donc, pour Pline également, le fait d'être chrétien est un délit punissable en tant que tel, indépendamment des jïagitia que le nom de chrétien implique.

- Ce sont les apostats qui ont amené Pline à se demander, pour des raisons juridiques, si le nomen ipsum était seul déterminant ou s'il fallait punir les flagitia cohaerentia nomini indépendamment du nomen. Dans le premier cas, il pouvait les relâcher sans se préoccuper de ce qu'ils avaient pu faire du temps où ils étaient

38 Cf. les références chez U. Schillinger-Hâfele, art. cit., p. 383 n. 1.

39 Si defemntur et arguantur, puniendi sunt, ita tamen ut, qui negaverit se Christianum esse idque re ipsa manifestum fecerit, id est supplicando dis nostris, quamvis suspectus in praeteritum, ventant ex paenitentia impetret.

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L'interdit contre les chrétiens Π9

chrétiens ; dans le second, il se devait de les interroger, par la mise à la question si nécessaire, pour vérifier les flagitia et punir les apostats en conséquence. Par opportunité, il a suggéré à l'empereur la première solution.

- Malgré le résultat négatif de son enquête, le gouverneur de Bithynie est resté convaincu de la réalité de ces flagitia, comme le montre sa question à Trajan, an... flagitia cohaerentia nomini puniantur ; il ne met nullement en cause la

condamnation des chrétiens. Ce point de vue est également partagé par Tacite et Suétone, l'un et l'autre amis de Pline.

- Dans sa réponse, Trajan a donné raison à Pline et a confirmé que c'est le nomen ipsum qui était déterminant, avec pour conséquence que ceux qui

reconnaissaient être chrétiens devaient être condamnés quel que soit leur âge et quoi qu'ils aient pu faire, alors que les renégats, tout au contraire, devaient être remis en liberté, quoi qu'ils aient pu faire du temps où ils étaient chrétiens.

Les données du problème sont simples. Comment se fait-il que les habitants de la province de Bithynie aient su que le seul fait d'être chrétien était un délit punissable ? Comment se fait-il que Pline, sans aucune hésitation et sans

aucune investigation sur ce que les chrétiens avaient pu faire ou ne pas faire ait fait condamner à mort ceux qui reconnaissaient être effectivement chrétiens40 ? D'où Pline tient-il la conviction, nullement ébranlée par l'enquête à laquelle il s'est livré, que le fait d'être chrétien implique des actes répréhensibles et

punissables ? D'où tient-il ces implacables certitudes ?

C'est ici qu'une comparaison avec l'affaire des Bacchanales va nous être des plus utiles. Le rapprochement a été fait depuis longtemps et à de nombreuses reprises. Certains commentateurs ont même supposé que, dans son enquête, Pline s'était directement inspiré de Tite-Live41. Effectivement, l'interrogatoire des apostats a révélé à Pline que les chrétiens, comme les bacchants, se

réunissaient de nuit {ante lucem), qu'ils prenaient des repas en commun et qu'ils

échangeaient des serments. On pourrait donc penser que Pline, qui connaissait Tite- Live, a soupçonné les chrétiens de s'associer, comme les bacchants, pour

commettre des forfaits, des stupra et des flagitia, et que c'est en raison de ce rapprochement qu'il les a fait mettre à mort.

La similitude apparente entre les rites des chrétiens et les pratiques des bac- chants est effectivement d'une très grande importance et j'y reviendrai. Mais la ressemblance s'arrête là. Car, pour le reste, la procédure suivie par Pline à l'égard des chrétiens est exactement à l'opposé de celle qui avait été adoptée dans la répression des Bacchanales. Comme on l'a vu, lorsque le Sénat décida, à la suite 40 H.Babel, Der Briefwechsel zwischen Plinius una Trajan, p. 62, η. 3 a très pertinemment posé la question : « Gab es ein 'Gesetz' ? Aus der kurzen 'Begriindung', die Plinius fur sein Verfahren gibt, lâsst sich allerdings die Frage, warum der Statthalter die Christiani urspriinglich und von Anfang an furVerbrecher hait, nicht beantworten ». Mais il ne répond pas à cette question parce que, dans son analyse globale aux p. 98 sqq., il examine le problème du point de vue de Trajan, alors que c'est celui de Pline qu'il s'agit de comprendre.

41 Cette thèse a été brièvement présentée par R.M. Grant dans Haru Tiieol. Rev., 41,1 948, p.273 sq. Rejetée par Sherwin-White, Tlie Letters of Pliny, p. 692 et 705, elle a été reprise par Freudenbreger, op.cit., p.165 sqq. et surtout parJ.-M. Pailler, Bacchanalia, p. 759-770. R.A. Bauman, art. cit., p. 343, pense lui aussi que Pline a dû lire Tite-Live. Voir également G. Gottlieb, P. Barcelò, op. cit., p. 46-48.

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des révélations de Postumius, de prendre des mesures contre les bacchants, il interdit à ceux-ci de se réunir, donna l'ordre de faire arrêter prêtres et prêtresses et de faire rechercher les adeptes. Il donna mandat aux consuls d'enquêter sur cette affaire en s'occupant en priorité absolue de ceux qui avaient adhéré aux Bacchanales dans l'intention de commettre des actes de débauche ou des crimes.

Ainsi, malgré les très graves soupçons qui pesaient sur eux, aucun d'entre eux, pas même les prêtres, ne fut mis à mort pour le simple fait qu'il était bacchant.

Ce n'est qu'après enquête des consuls et après interrogation des accusés que ceux-ci furent punis de manière différenciée, non pas en tant que bacchants, mais pour des délits qu'ils furent convaincus d'avoir effectivement commis. Et ce n'est qu'à la fin de la procédure que le Sénat prononça un interdit général contre les bacchants, sanctionnant de la peine capitale ceux qui contreviendraient à cet interdit. Autrement dit, et pour reprendre les termes utilisés par Pline à propos des chrétiens, les bacchants ont été punis dans la première phase de la répression pour lesflagitia cohaerentia nomini, et c'est seulement dans la seconde phase, à la suite de l'interdit général promulgué par le Sénat à la fin de la procédure, que le nomen ipsurn est devenu punissable en tant que tel, indépendamment des crimes que le nom implique, nomen ipsum etiam siflagitiis careat.

Avec les chrétiens, Pline a fait exactement l'inverse. Avec ceux qui

reconnaissaient être chrétiens, il s'est conduit comme s'il s'était trouvé confronté à des bacchants qui auraient bravé l'interdit général promulgué par le Sénat à la fin de la procédure, et qui auraient été de ce seul fait passibles de la peine de mort. La procédure de Pline correspond donc à la deuxième phase de la répression des Bacchanales42. Ce n'est qu'avec les apostats, qui ne pouvaient être condamnés pour le nomen ipsum, qu'il s'est conduit comme on le fit avec les bacchants dans la première phase de la répression. En fait, les habitants de la province de Bithynie qui ont dénoncé des chrétiens à Pline, Pline lui-même et l'empereur Trajan se sont comportés comme s'il avait existé un texte de loi contre les

chrétiens analogue au sénatus-consulte promulgué contre les bacchants à la fin de la procédure. Comme ce sénatus-consulte, l'interdit contre les chrétiens se serait limité à menacer de la peine de mort ceux qui y contreviendraient, sans donner les motifs ni les circonstances qui l'avaient justifié. Sur la base d'un tel texte, les habitants de la province de Bithynie auraient pu savoir que le fait d'être chrétien était punissable de la peine de mort sans connaître nécessairement les raisons de cet interdit. Sur la base d'un tel texte, Pline se serait trouvé parfaitement

habilité à condamner à la peine capitale ceux des accusés qui reconnaissaient être chrétiens et s'obstinaient à le rester.

Mais Pline savait par ailleurs, ou plutôt il croyait savoir, que les chrétiens en tant que chrétiens commettaient ou étaient supposés commettre des actes répré- hensibles et punissables, et c'est parce qu'il en était convaincu qu'il mena une enquête sur les actes passés des renégats, au lieu de les relâcher immédiatement et sans autre forme de procès. Cette conviction donne à penser que Pline savait 42 J.-M. Pailler, Bacchanalia, p. 142 sq. l'a vu. Mais il n'en tient pas compte dans son analyse de la lettre de Pline (p. 759 sqq.), où il se laisse égarer par la conviction que, dans son enquête sur les chrétiens, Pline s'est directement inspiré de Tite-Live.

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