L'école lieu de vie
Yolande la g·rande
- ou
Eduquer avant de rééduquer
Intervention de R. Laffitte aux XV• Journées Nationales Balint (Toulouse 30 et 31 octobre 1983) sur le thème: ((Le temps de l'écoute dans la relation soignant/soigné
JJ.Un instituteur de classe de perfectionnement a-t-il sa place ici 7 Je ne sais pas ...
En tout cas, il se sent concerné par « ce temps de l'écoute
»,
et je vous remercie de nous avoir invité.
Mais, ayant une quinzaine d'individus sous sa responsabilité dont nombre de caractériels, d'agressifs, d'apathiques, d'instables et certains dangereux, à qui il faut bien tenter d'apprendre à lire, écrire et compter, cet instituteur ne peut, sous peine de doulou- reuses désillusions, se permettre l'attitude de l'écoute flottante de l'analyste.
(( Trop se pencher sur un enfant, dit F. De/igny, est une bonne- position pour prendre un pied au c ...
JJ.Si l'on considère que la personnalité et la capacité d'écoute de l'adulte, sont des données difficilement modifiables, comment peut-il prendre en compte chaque personnalité du groupe, sans tomber dans le piège de la relation duelle, facteur de régression et de phénomènes inconscients difficilement contrôlables 7 Je voudrais, à travers l'histoire d'une élève parmi d'autres, té- moigner des possibilités éducatives d'une classe Freinet, basée sur l'expression libre, et l'institutionnalisation permanente.
L'HISTOIRE DE YOLANDE(*) : Septembre 78
10 ans, collée contre sa mère, Yolande m'apparaît comme un grand bébé. Timide, empruntée, elle pleure, tête basse, paniquée à l'idée de se retrouver seule.
Octobre 78
En classe, elle ne dit jamais rien. Elle se contente de répondre aux questions, d'une voix imperceptible, et d'obéir docilement.
Par moment, brusquement, elle prend un air ahuri. Hébétée, bouche ouverte, elle louche légèrement et ne sait plus répondre.
Puis, elle redevient vive, le regard droit... Bizarre.
Se sentirait-elle gênée d'exister
7
Son frère est un bon élève de C.M.2. Son niveau scolaire à elle, est très bas. Elle sait tout juste lire, et ne peut résoudre un pro- blème simple.
30
Novembre 78
Un sociogramme confirme que son équipe la rejette et que les autres l'ignorent.
Mais si elle reste isolée, elle n'est pas seule au monde. Le milieu institué dans la classe, lui offre de multiples occasions de se manifester et de réagir.
- Christine, sa correspondante de Cognac, en lui écrivant, la fait exister. Yolande lui répond de son écriture convulsée, illisible, en lui parlant de sa famille.
En classe, elle a un métier qui la signifie aux yeux des autres : elle est responsable des expéditions et écrit les adresses, ce qui l'oblige aussi à soigner son écriture.
- Elle rédige, pour le journal de la classe, des comptes rendus d'observations, et son nom apparaît au milieu des autres. Ces objets, qu'elle choisit librement, et leur des- cription, permettent de douter de sa soit disant débilité.
Elle observe, à la suite : un coquillage, une huître fossile,
(*)
La monographie (résumé) de Yolande, est extraite d'un ou- vrage
àparaÎtre : ((Le désir re trouvé
JJ(une journée bien ordi- naire dans une classe Freinet), par R. Laffitte et (( Genèse de la
coopérative JJ(groupe de travai l de l'Institut Coopératif
del'École Moderne - Pédagogie Freinet).
1
et un escargot. Voici une de ses observations :
(( Le coqw'llage : il a des pointes.
ffElle
JJressemble
àun escar- got. Il y a un trou au milieu... Le trou est très profond, le coquillage est très dur. Ça vit au bord de la mer. Peut-être ça se mange. Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ?.. . Dedans on a trouvé le reste de
f(la bête
JJ.Ça sent très mauvais
JJ.Pendant longtemps, Yolande reste silencieuse au fond de sa coquille ...
En mars 79 ...
Pour la première fois, un de ses textes libres est choisi pour le journal. Son père a renversé un garçon à mobylette. Apparaissent alors une série de textes libres autopunitifs, dans lesquels Yo- lande ne cesse de se casser la figure.
En avril 79
... Elle n'observe plus de coquille, mais une tête (en argile).
Va-t-elle accepter de se regarder en face ? S'accepter telle qu'elle est ?
En tout cas, elle ne louche plus et je ne constate plus de mo- ment d'hébétude.
Puis, elle raconte ses rêves. Elle rêve surtout de Maria, une grande gitane, chef d'équipe imprimerie. Elles jouent ensemble, et Yolande, elle aussi prend de nouvelles responsabilités et progresse en imprimerie.
En juin 79 ...
. . . Cette identification aboutit à une rupture, et dans les textes de Yolande, apparaissent :
- du mimosa :
((Mon père a coupé de grosses branches. En rentrant
àla maison
,nous avions
4bouquets, et ils sentaient bon
JJ (ils sont 4 dans la famille).- et un fantôme : f(
J'ai rêvé qu'un fantôme était dans mon lit
... ))
Le mimosa et ce fantôme, me font penser que, sur l'Œdipe et le complexe de castration, je n'ai que des idées.
J'entends, mais ne tiens pas à jouer au farfouilleur d'inconscient.
D'autant plus que ...
A la rentrée 79 ...
... Yolande continue de progresser et s'affirme de jour en jour.
Elle aide, dépanne, et devient rapidement un pilier de la classe.
C'est à cette époque, que je reçois enfin son dossier scolaire, et que j'ai accès à son dossier psychologique. Je découvre alors, un joli tableau :
• Le
passé
f(
Craintive et renfermée depuis l'école maternelle, elle est gen- tille, mais manque de
·moyens ...
JJf(
Elle a longtemps eu un langage déformé, elle entend mal, ses fosses nasales sont obstruées, et elle ne possède pas la vision binoculaire (elle ne voit pas le relief)
JJ ...J'apprends aussi, sans surprise : ((
qu'elle s'est vécue comme la dernière, l'idiote, (( la bête
JJ,alors que sa capacité d'abstraction est normale ...
JJUn instituteur peut-il faire remarquer ici, que Yolande, « bou- chée », manquant d'air et d'assurance, parlant à peine, avait quelque difficulté avec son rhino-pharynx ?
C'est-à-dire le cavum, la zone érogène des premiers mois de la vie ... (1)
Remarquer aussi, que« la difficulté de vivre» (1), se retrouve à l'étape suivante : quand elle veut marquer, laisser trace pour un autre, son écriture est convulsée. Rien à voir avec l'analité, âge de la maîtrise et de l'aisance musculaires ?...
Il paraît difficile à Yolande d'avancer, de s'en sortir. Alors, soli- tude, temps monotone, le grand nourrisson régresse.
En classe de perfectionnement, elle fera une bonne débile « gen- tille mais qui manque de moyens ».
Le psychologue la dira « inhibée et introvertie », les autres la diront « craintive et renfermée » ...
Des spécialistes, des rééducations pourront, même, traquer les symptômes, disséquer, étiqueter, labelliser ... et figer ce qu'il s'agit justement de faire évoluer.
•
Qu'un milieu puisse se révéler éducatif et thérapeutique, est tout simplement impensable. L'affirmer, provoque toujours de bien vives émotions : les compartimentages habituels et rassurants, sont mis en cause. La thérapeutique appartient à la médecine, que l'école se contente de faire son travail.
Insister serait inconvenant...
N'insistons pas et revenons à Yolande :
Hébétée, bouche ouverte sans parole, yeux ouverts sans regard, peu d'ouïe, pas d'odorat : le sujet a fermé ses portes. Dans sa coquille, il est isolé du monde. Raté, mal foutu ... Ça me rappelle quelque chose.
Mais ces renseignements datent d'un an ...
• ...
et aujourd'hui ...
Yolande parle très bien, fort, et à bon escient. Son écriture s'est totalement transformée.
Elle est devenue chef d'équipe, capable de diriger un groupe d'enfants sans adulte, de faire capitaine d'équipe au basket, et de présider des réunions. Elle a atteint un niveau C.E.2 en fran- çais et mathématiques. Les oreilles, le nez, la gorge tout s'est arrangé. En novembre 79, quand un mot de la mère me signa- lera ses premières règles, je lui dirai : « Maintenant, tu es vrai- ment une grande » ...
Que s'est-il donc passé ?
Évidemment, tout peut s'expliquer : chacun sait, qu'à l'adoles- cence, souvent, « ça s'arrange ». Bien sûr. On peut aussi évo- quer la personnalité exceptionnelle de ce maître d'élite, disserter à l'infini sur mon attitude, sur l'importance des « bonnes » re- lations, du climat de la classe, et du soleil du midi. ..
Les méthodes nouvelles, l'Esprit Freinet, l'Évangile, l'Égalité des chances, l'Autogestion, ou la Pédagogie Institutionnelle, les idé- ologies ne manquent pas pour clore l'exposé, en élevant le débat, et récolter des applaudissements ...
. .. Et du même coup, faire disparaître la classe coopérative : les coquillages de la table d'exposition, Maria, la chef d'équipe, à qui Yolande s'identifie, les lettres, les textes, les métiers qui l'obligent à commercer avec les autres et à écrire, Christine la correspondante qui l'interpelle et la fait exister ...
... Faire disparaître tout ce milieu institué et retarder l'avènement d'une théorie pédagogique sérieuse.
Quand elles ne sont pas une naïveté, certaines « explications » sont une escroquerie.
En 1983, en ce qui concerne l'école, il est donc de salubrité publique de ne pas élever le débat ...
(1) Cf. entre autres F. Dolto:
R.
LAFFITTE
30Au flanc du côteau Maraussan
34370Cazouls-/ès-Béziers
-
((Psychana lyse et pédi
atrie JJ- Seuil/points.-
La revue (( Le Coq Héron
JJn° 68 - 1980 (Centre E. Marcel, 39, rue Grenéta- Paris 2•).
- f(
La difficulté de vivre
JJlnteréditions.
31