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Elle ne parlait jamais du Congo

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Elle ne parlait jamais du Congo

Nicolas Wouters

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Elle ne parlait jamais du Congo

Nicolas Wouters

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Cette plaquette est publiée et diffusée dans le cadre de la Fureur de lire.

Elle est disponible sur demande : fureurdelire@cfwb.be | www.fureurdelire.be

Copyright : Nicolas Wouters (2017) Graphisme : Françoise Hekkers Fédération Wallonie-Bruxelles Éditrice responsable : Nadine Vanwelkenhuyzen

Service général des lettres et du livre Fédération Wallonie-Bruxelles Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelles

www.lettresetlivre.cfwb.be

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Né en 1984 à Bruxelles, Nicolas Wouters est scénariste de bande dessinée. Il collabore avec Dimitri Mastoros pour la bande dessinée Exarcheia : l’orange amère et avec Mikaël Ross pour Totem qui remporte l’une des mentions « pépite » du festival de Montreuil en 2016.

Du même auteur :

Les pieds dans le béton, bande dessinée, illustrations de Mikaël Ross, Paris, Sarbacane, 2014

Exarcheia : l’orange amère, bande dessinée, illustrations de Dimitri Mastoros, Paris, Futuropolis, 2016

Totem, bande dessinée, illustrations de Mikaël Ross, Paris, Sarbacane, 2016

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Oasis

Katia Lanero Zamora

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Oasis

Katia Lanero Zamora

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« Je ne veux pas refaire l’univers, je veux juste que tout le monde y vive. »

Ayerdhal, Demain une oasis, Au Diable Vauvert, 2006

– ttends, j’ai oublié le livre pour Martin ! Ma mère évitait mon regard depuis le matin.

Elle m’a adressé un « Dépêche-toi ! » avant de se diriger vers le garage.

J’ai monté les escaliers quatre à quatre jusqu’à ma chambre. J’avais dû insister et insister pour l’accompagner et je ne pouvais pas lui laisser le temps de changer d’avis.

J’ai pris « Demain, une oasis », un roman d’Ayerdhal que j’adorais, et je suis redescendue en trombe. Elle était déjà en train de monter dans la voiture et ne me regardait toujours pas ; peut-être qu’elle m’en voulait. C’est vrai qu’elle était en retard à chaque fois que j’allais au campement avec elle, mais elle n’avait encore jamais refusé que je l’accompagne. Jusqu’à ce jour-là.

J’ai mis longtemps à lui pardonner ce qui est arrivé.

Il a fallu que je devienne adulte pour comprendre qu’elle essayait juste de me protéger.

— Voilà, on peut y aller, me suis-je exclamée en claquant la portière de la voiture.

« Ceinture ! » a été sa seule réplique en mettant le contact. On laissait derrière nous notre maison, puis notre rue, et notre lotissement, et voilà qu’on prenait la voie rapide.

Le paysage défilait derrière la vitre. Je me souviens que c’était le printemps ; les fleurs commençaient à sortir de leur bourgeon et les arbres, à se couvrir de feuilles. La sonnerie du cell de maman a retenti et elle a activé le mains libres. C’était la voix du délégué Mbengué.

« Tu es encore loin ? »

— Nous serons là dans dix minutes.

« Nous ? »

Ma mère m’a jeté un regard en coin et j’ai eu envie de serrer le livre contre ma poitrine.

— Naïa est avec moi.

Le délégué Mbengué a dit, en colère :

« Joy… tu plaisantes ? Mais, enfin, ce n’est vraiment pas… »

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Maman lui a coupé la parole d’un ton sec :

— Elle veut apporter un livre à Martin !

Cela avait l’air d’être vraiment un détail important, elle avait presque crié, et cela a eu pour effet de faire taire le délégué Mbengué, ce qui était un petit miracle, car cet homme ne la fermait quasiment jamais.

« D’accord. »

— À tout de suite.

Le silence est revenu dans la voiture et je me suis demandé pourquoi maman avait l’air si contrariée.

La lumière contrastait son profil aux lèvres parfaites.

Elle venait juste de se faire tresser les cheveux et à la demande de Khady, ma petite sœur, elle avait ajouté des petites perles de couleurs au bout. Ça faisait

« cling-cling » quand elle se mouvait et ça faisait rire Khady aux éclats.

— Qu’y a-t-il ?

— Tu as l’air fâchée. Je suis désolée d’avoir oublié le livre, tu es en retard, je ne recommencerai plus, promis. Je sais que j’avais déjà dit ça la dernière fois, mais j’ai promis à Martin de le lui apporter…

Ses traits se sont détendus. Elle gardait néanmoins les yeux droit devant elle et je me suis dit que c’était pour éviter de faire une embardée ou de croiser mon regard.

L’impression qu’elle me cachait quelque chose commençait à m’opprimer la poitrine.

— Excuse-moi. Je ne suis pas fâchée. Enfin, pas contre toi. Tu as bien fait de retourner chercher le livre, je suis sûre que ça plaira à Martin. Tu as bien fait d’insister.

C’est bien que tu sois là aujourd’hui. Mais… Naïa…

— Oui ? Elle a hésité.

— Non, rien. C’est bien. C’est bien que tu sois là.

Elle avait l’air si triste. Je n’osais pas lui poser de question.

Elle s’est tue le reste du trajet et je n’ai plus osé la déconcentrer : elle était peut-être dans cet état d’énervement à cause de son travail. Elle disait qu’elle faisait de son mieux pour « laisser les dossiers au bureau », mais elle avouait parfois que « dans le social, les cas sont des gens, et le sort des gens nous suit comme un fantôme ».

Plus nous roulions, plus le paysage autour de nous changeait. Les arbres et les fleurs se raréfiaient, cédant la place à la terre craquelée recouverte d’une fine couche de sable orange. On sortait de l’Oasis et

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on entrait dans la zone du reste du monde. À l’école, on l’appelait l’Enfer.

La température affichait quarante-quatre degrés sur le tableau de bord de la voiture, mais comme on avait mis la clime, pour nous ça ne changeait rien. La voie rapide faisait un anneau autour de l’Oasis de Bukavu, du ciel ça faisait comme une bulle de vert, tout autour du Lac Kivu, au milieu d’un désert immense. À un moment donné, maman a pris la sortie nord qui menait au campement des réfugiés.

Au début, je me sentais un petit peu mal quand j’allais au campement. C’est elle qui avait insisté pour que je vienne donner un coup de main et je n’en avais pas très envie.

« Ça te fera du bien », me disait-elle. Et elle avait raison. Je n’aurais jamais rencontré Martin si j’avais abandonné juste parce que j’avais peur.

On racontait tout un tas de choses sur les réfugiés, à l’école. C’était notre sujet de conversation favori, on en faisait des blagues, et c’était devenu une telle obsession que la prof nous a fait un cours sur le réchauffement climatique. On a étudié les pays qui ont disparu depuis la montée des eaux et ceux où il était devenu impossible de vivre. On a dû faire des exposés sur la terraformation en sciences, et on a parlé des chercheurs qui ont appliqué au sol africain les techniques de la NASA pour rendre des planètes habitables.

C’est pour ça que tous ces gens venaient chercher de l’espoir dans les Oasis en Afrique, entre autres parties du monde. C’est vrai, quand on y pense : ça doit être terrible de devoir traverser tout un hémisphère sans être sûr qu’on y trouvera un toit. Certaines parties de l’histoire que m’a racontée Martin m’ont donné la chair de poule ! Je ne crois pas que je pourrais être aussi courageuse que lui. J’espère qu’on ne devra jamais fuir le Congo.

Quand notre voiture s’engageait dans le campement, après avoir passé le contrôle de sécurité qui ressemblait plutôt à un mirador de prison, des enfants accouraient de partout et nous suivaient avec des cris de joie. Leur petite peau blanche virait à l’écarlate à la morsure du soleil, certains avaient des cloques sur le corps, mais ils s’amusaient quand même avec de vieux jouets hérités des centres de dons ou fabriqués avec une ficelle et deux cailloux. Les brûlures sur leurs peaux me faisaient mal juste à les regarder. Martin me disait que peut-être, dans quelques centaines d’années,

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les Blancs évolueraient en Noirs, et que ce n’était pas impossible, puisque ça s’était déjà passé une fois, quand nos ancêtres étaient montés dans les pays du nord, ça pouvait très bien se réaliser dans l’autre sens.

Je préférais ne pas penser au futur dans des centaines et des centaines d’années, tout simplement parce que je n’imaginais pas qu’il reste un seul endroit de cette terre où un être vivant pourrait survivre. Mais je ne le disais pas à Martin, c’est lui qui avait traversé l’Europe, la Méditerranée et puis la moitié de l’Afrique à pied.

J’évitais de lui parler d’autre chose que d’espoir et de ce qui nous attendait une fois que l’asile serait accordé à sa famille. Il ne restait plus que son père et lui.

J’étais persuadée qu’on trouverait bien deux petites places pour eux.

On s’est garées dans le parking gardé par un Hollandais. Il était tout le temps là pour surveiller les voitures et on lui donnait une pièce en retour. Je l’avais vu se disputer une fois avec une autre Blanche qui voulait lui piquer sa place de gardien. Il l’avait engueulée dans sa langue et je me suis dit que jamais de la vie je ne voudrais qu’un Hollandais me hurle dessus.

Maman connaissait par cœur le chemin à emprunter pour arriver jusqu’aux bâtiments de l’administration.

Je lui ai emboîté le pas. Moi, toute seule, je me serais peut-être perdue. J’avais l’impression que le campement changeait de semaine en semaine : de nouvelles allées étaient construites pour les derniers arrivants, des abris étaient régulièrement détruits et rebâtis selon la bonne volonté du vent. On croit toujours qu’il fait super chaud dans le désert, ce qui est le cas la journée, mais on oublie que la nuit, il fait hyper froid, sans parler des tempêtes de sable à déraciner un baobab.

Beaucoup de gens mouraient à nos portes et la plupart de mes camarades à l’école n’en savaient rien. Ils ne retenaient que le sensationnel de ce qui se racontait dans les médias. La prof avait vraiment essayé d’aider, mais on ne pouvait pas dire que ça avait réussi.

Les blagues sur les Blancs animaient les récréations, et même s’il y en avait de drôles, une fois que j’ai connu Martin, elles ne m’ont plus fait rire. Soudain, j’ai commencé à perdre mes prétendus amis qui ne pigeaient rien à rien, qui ne voulaient même pas venir au campement pour rencontrer Martin et les autres.

Le jour où le grand Issa s’est moqué de Martin, je lui ai cassé la figure et ça m’a envoyée chez le directeur.

Et Issa, à l’hôpital. J’ai eu une punition et un œil au

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beurre noir, mais ça a fait rire Martin. On inventait des chasses au trésor pour les autres enfants et chaque semaine, je lui apportais un autre livre. Il en avait plein, chez lui, avant de partir pour l’Afrique, mais il n’avait pas eu le temps d’en prendre un seul. J’avais très envie de lui montrer ma bibliothèque, qu’il vienne dormir à la maison, dans ma cabane dans les arbres.

On aurait lu des histoires de fantômes et on aurait chassé Khady à coups de grimaces parce qu’elle était trop jeune pour écouter des histoires de grands. Mais Martin, apparemment, ne pouvait pas quitter le camp.

Je me réjouissais qu’il obtienne ses papiers. On serait allés au cinéma et je l’aurais protégé à l’école. L’attente était interminable.

Maman m’avait expliqué que trop de gens arrivaient en même temps à l’entrée de l’Oasis de Bukavu, et qu’ils attendaient là, parce que tout le monde ne pouvait pas entrer.

« C’est l’effet entonnoir. »

Je ne comprenais pas très bien pourquoi certains avaient le droit d’entrer et d’autres pas, cela me semblait stupide, et maman était d’accord avec moi.

« Mais tu vois, ma chérie, il y a des personnes qui n’ont aucune raison de quitter leur pays qui se mêlent aux réfugiés climatiques. » Comme je ne voyais toujours pas le problème et que je continuais à poser des questions, elle m’a caressé la tête, elle avait l’air triste et elle n’a plus rien dit. Je croyais que le monde était assez vaste pour qu’on ait le droit d’aller où bon nous semblait, mais apparemment, des gens avaient décidé qu’il n’en serait pas ainsi et qu’il nous faudrait des autorisations.

Des foutus papiers.

— Et nous, on peut aller où on veut ?

— En vacances, oui. Mais je doute que tu veuilles aller en vacances en enfer.

Cela m’avait laissée perplexe. Je prenais peu à peu conscience que les Oasis étaient les seuls endroits habitables. C’est fou comme ce qu’on prend pour acquis devient compliqué une fois qu’on commence à poser des questions.

— Mais si tout d’un coup on voulait vivre dans une autre Oasis, on pourrait ?

L’Oasis d’Ontario par exemple ?

— Pourquoi, tu veux déménager ?

— Non, je dis ça comme ça.

— Sache que nous ne serons nulle part aussi bien qu’ici.

— Mais nous, on est nées ici.

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— Oui.

— Donc c’est de la chance.

— Je crois, oui.

— Ce n’est pas juste.

— Je sais.

Quelle probabilité y avait-il pour que je naisse ici et maintenant ? J’aurais très bien pu me retrouver à la place de Martin. Le jour où j’ai compris cela, je veux dire, comprendre vraiment, j’ai eu le cœur brisé pour lui.

Tout le monde s’amassait alors à la frontière, parfois pendant des mois, des années. Maman s’occupait d’une certaine partie du campement. J’étais loin d’avoir tout vu tellement il était immense, mais je commençais à reconnaître certains résidents de sa circonscription, surtout parce que leurs enfants jouaient aux jeux qu’on inventait pour eux. Oui, maman ne disait pas « les réfugiés », mais « les résidents ». Les résidents, donc, nous saluaient sur le chemin.

— Madame N’Diaye, a demandé un homme en s’approchant trop près de nous, est-ce que vous savez où ça en est pour mon dossier ?

— Pierre, s’il te plaît, tu sais bien que je ne peux rien dire tant que mes supérieurs n’auront pas pris leur décision.

— Bien sûr Madame, bien sûr. Passez une bonne journée, Madame.

Cela devait être dur de ne pas savoir, après l’entretien avec un assistant social, si vous étiez accepté ou si vous deviez rentrer chez vous. Surtout quand il n’y avait plus de chez vous.

Nous avons repris notre chemin. Maman marchait d’un pas rapide tout en saluant les gens d’un signe de la main, elle avait un petit mot pour chacun. Elle embrassait les enfants qui venaient la saluer. Tous avaient cette impatience, cette espérance dans les yeux. Elle était ferme, parfois sévère, mais tous les résidents lui vouaient un grand respect. Je crois que je l’admirais déjà, mais j’étais trop jeune pour avoir conscience de vouloir lui ressembler. Pendant des années, je l’ai trouvée lâche de ne pas m’avoir dit la vérité.

Dans la foule de Blancs, j’ai aperçu la tête blonde de Martin qui venait vers moi. Je ressentais cette boule de joie remonter depuis mon ventre jusqu’à mes joues à chaque fois que je le revoyais après une semaine de séparation. Il m’a vue à son tour et son visage constellé de taches de rousseur s’est éclairé. J’ai couru

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à sa rencontre en brandissant le livre. J’étais tellement excitée que je parlais trop vite :

— J’ai failli l’oublier, mais regarde, je te l’ai apporté, tu vas voir, c’est une merveilleuse histoire avec un type qui doit collaborer contre son gré à…

— Ayerdhal ? dit-il en lisant le nom sur la couverture.

Ça, c’est un drôle de nom !

— Pas plus que Martin !

On a tellement rigolé qu’il a dû remonter ses lunettes sur son nez. Les adultes étaient rassemblés devant le bâtiment de l’administration où maman travaillait et le père de Martin était là. Avec le délégué Mbengué, ils parlaient à trois, gravement, et l’attroupement autour d’eux semblait désolé. Quelque chose clochait, mais je ne comprenais pas encore quoi. Le papa de Martin était d’habitude le genre d’adulte qui ment aux autres dans le but de leur faire croire que la réalité est bien plus jolie qu’elle ne l’est. Par exemple, dans la tente de Martin, nous avons passé un après-midi à découper des étoiles dans des boîtes de soda que son papa avait récoltées dans les poubelles pour les coller sur la toile.

Au final, ça formait une constellation maladroite. Ce n’était pas beaucoup plus joli qu’avant, mais ça l’était un peu plus, et on aurait dit que c’était tout ce qui comptait. Quand le père de Martin s’est mis à pleurer, j’ai commencé à avoir peur. C’est là que j’ai remarqué le sac à dos sur les épaules de mon ami.

— Pourquoi tu portes un sac ?

Avec le recul, je pense que je connaissais la réponse, mais parfois on pose des questions juste pour retarder l’évidence. Cela faisait maintenant des mois que Martin et son père vivaient dans le campement et que leur dossier faisait des ricochets de département en département. Ils étaient expulsés. Martin savait que je n’étais pas totalement idiote et n’a pas répondu. Il s’est contenté de m’adresser un sourire triste en me rendant le livre.

— Je ne pourrai pas te le rendre la semaine prochaine.

Mes doigts se sont fermés sur la couverture souple du roman et il est devenu le seul ancrage à la réalité.

La présence des militaires dans le camp ne m’avait jamais sauté aux yeux comme ce matin-là. Il y en avait partout, avec de longs fusils à la bouche ronde grande ouverte, le doigt ganté sur une cachette sensible qui pouvait lui faire cracher du feu à tout moment, même par erreur. Imaginez que le soldat trébuche, tiens, et sans le faire exprès, appuie sur cette virgule de

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malheur, et que soudain le fusil se mette à vomir des balles. Ils rassemblaient quelques résidents comme des chiens de berger mènent un troupeau de moutons vers un camion. Le moteur de l’autobus ronronnait déjà.

— Martin, a crié le délégué. Martin, il faut y aller.

Ça me semblait impossible. Juste impossible. Martin devait venir dans ma cabane, et on devait aller au cinéma, et j’aurais battu tous les Issa de la cour de récréation qui auraient osé se moquer de lui. Son père pleurait comme un enfant, ma mère lui tenait la main en lui adressant des mots que je ne pouvais entendre.

— Il doit y avoir une erreur… On ne peut pas vous renvoyer en Belgique !

Martin a haussé les épaules.

— La Belgique n’est pas sur la liste des pays dangereux.

— La moitié est sous eaux !

— Pas celle où on habite.

— Mais c’est la guerre !

L’instant d’après, je serrais mon ami dans mes bras.

Le livre était entre nous.

Je pense avec le recul que les autres devaient déjà être dans le bus, et que le bus devait être en retard, parce qu’on avait attendu que j’arrive pour dire au revoir à Martin. Cela s’est passé très vite, ou bien ma mémoire a effacé une partie de cet adieu, parce qu’un instant, Martin était dans mes bras, et puis l’instant d’après, j’étais les fesses à terre et ma mère hurlait sur les soldats, Martin était dans le bus, les mains sur la fenêtre, et il pleurait aussi. Je crois que je criais et que je pleurais, et que je n’étais pas la seule. Le bus a démarré et je me suis comme réveillée d’un coup quand j’ai vu le livre d’Ayerdhal ouvert, les pages toutes pliées et les mots dans la poussière. Alors je l’ai attrapé, et j’ai eu de la force comme jamais pour m’arracher des mains du soldat qui me retenait, et à ce moment-là, rien n’aurait pu m’arrêter. Je me suis élancée à la poursuite du bus qui emportait mon ami, et je criais

« Arrêtez, arrêtez ! Martin, tu as oublié le livre ! » Ma mère criait sûrement après moi, mais ça m’était égal. Une foulée après l’autre, respirant la poussière, j’ai rattrapé le bus au moment où il ralentissait pour s’arrêter à un croisement. J’ai frappé sur les portes :

— Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !

Le papa de Martin a sauté de son siège et le conducteur a appuyé sur le bouton de commande.

— Naïa, retourne près de ta maman.

— Le livre. S’il vous plaît, donnez le livre à Martin.

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J’ai vu les boucles blondes de mon ami et ses taches de rousseur. Ses yeux tout bleus derrière ses lunettes cassées. Je lui ai donné le livre.

— Tu me le rendras un jour.

— Promis.

Je suis restée longtemps sur cette route après le départ de l’autocar. J’étais là sans être vraiment là.

Je crois que ça bouillonnait en moi, je me posais mille questions, comme, qu’est-ce qu’on peut bien ressentir, après avoir marché pendant trois ans sous les bombes et les injures, quand on fait le trajet inverse en quelques heures et les mains liées ? Qu’est-ce que ça pouvait bien changer, pour Martin, d’avoir fait le voyage jusqu’ici, si c’était pour repartir avec encore plus de douleur et plus aucun espoir ? Est-ce que moi, avec ma carte d’identité et mon passeport, je pourrais traverser le monde entier quand je serais grande ?

Maman est arrivée en voiture. Je croyais qu’elle allait vraiment être en colère et je m’apprêtais à recevoir la gueulante. Mais non. Je suis montée à l’avant. Je me suis alors rendu compte qu’il faisait très chaud dehors et très froid dedans.

— Je suis désolée, elle a dit en se penchant pour m’embrasser.

Je me suis dégagée avant que ses lèvres touchent ma joue. Elle n’a pas insisté.

J’avais une boule dans le cœur. C’est peut-être là que s’est décidé tout le reste de ma vie. Un jour, Martin me rendrait le livre. S’il ne pouvait pas venir jusqu’à moi, c’est moi qui irais jusqu’à lui.

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Cette plaquette est publiée et diffusée dans le cadre de la Fureur de lire.

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Copyright : Katia Lanero Zamora (2017) Graphisme : Françoise Hekkers Fédération Wallonie-Bruxelles Éditrice responsable : Nadine Vanwelkenhuyzen

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Katia Lanero Zamora est née en 1985 à Liège. Après une licence en langues et littératures romanes et un master en métiers du livre, elle travaille à la Société civile des auteurs multimédia (Scam). Elle s’occupe ensuite du volet numérique de la collection Espace Nord au sein de Cairn.info. À partir de 2010, elle publie des albums destinés à la jeunesse et elle se lance plus tard dans le roman pour jeunes adultes avec la trilogie des Chroniques des Hémisphères. En 2015, elle est lauréate de la Fondation Vocation. Depuis lors, elle se consacre exclusivement à l’écriture et à l’animation d’ateliers.

De la même auteure :

Le masque du Caracal, Chroniques des Hémisphères, t. 3, roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014 La reine de la pluie, Chroniques des Hémisphères, t. 2, roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2013 Le bal des poussières, Chroniques des Hémisphères, t. 1, roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012 Günther le Menteur !, album, illustrations de Yannick Thiel, Luzabelle, 2011.

Albigondine est une fée, album, illustrations de Yannick Thiel, Luzabelle, 2010

© Jehanne Moll

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La brèche

Marc Pirlet

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La brèche

Marc Pirlet

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a sonnerie du téléphone a retenti au moment où j’allais monter dans ma chambre. Mon père était assis dans son fauteuil, devant la télévision. Comme chaque soir que je passais chez lui, nous étions restés côte à côte pendant des heures, fi xant l’écran sans prononcer un mot.

Il me laissait toujours choisir le programme, non par générosité mais parce qu’il s’en fi chait. Toute la soirée, il restait plongé dans une sorte de coma, de néant existentiel. Quand je tournais la tête vers lui, je voyais son visage bouffi , ses paupières lourdes, ses longs cheveux déjà gris qui lui tombaient sur les épaules. Il avait les jambes étendues sur une chaise, les mains croisées sur son gros ventre. Lorsqu’il faisait un geste, c’était pour attraper, d’une main tremblante, une des canettes de bière posées par terre, à côté de son fauteuil, et en boire deux ou trois gorgées.

Le téléphone sonnait rarement chez mon père, et jamais à onze heures du soir. Sauf quand c’était maman qui appelait. Elle avait perdu la notion du temps et elle était susceptible de vouloir me parler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. J’ai poussé un soupir.

Qu’est-ce qu’elle avait encore inventé pour que je me sente coupable de ne pas être avec elle ?

J’ai empoigné le téléphone et je l’ai tendu à mon père.

– Réponds ! lui ai-je lancé avec une joie mauvaise.

Il m’a regardé d’un air résigné. Lui aussi savait qui devait être au bout du fi l. Quand il a décroché, j’ai remarqué que le tremblement de sa main s’était accentué.

– Allô ?…

Sa voix témoignait d’une lassitude qui m’a paru plus profonde encore qu’à l’accoutumée.

Dès qu’il entendait la voix de ma mère, il me passait la communication sans rien dire de plus mais, ce soir-là, il a gardé le combiné collé à son oreille. Je me tenais debout devant lui. Cherchant à deviner qui parlait, je ne parvenais cependant à percevoir aucun son. A part un léger froncement de sourcils, le visage de mon père restait impassible. Mais je le connaissais par cœur et je savais que les paroles qu’il entendait n’étaient pas anodines.

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Une petite minute s’est écoulée avant qu’il ne remue enfi n les lèvres pour dire, dans un grognement :

– Merci de m’avoir prévenu.

Il a ensuite raccroché et, sans me regarder, d’une voix sourde et pâteuse, il a articulé cette phrase :

– Ta mère a eu un accident. Elle est à l’hôpital.

Un accident ? Quel genre d’accident ? Et dans quel hôpital l’avait-on transférée ? En essayant de garder mon calme, je l’ai pressé de me donner plus de détails.

Son laconisme m’avait toujours exaspéré mais, dans ces circonstances, j’ai dû me retenir pour ne pas lui hurler mes questions en pleine fi gure.

Il m’a répondu, de la même voix atone : – Crise cardiaque. Elle est à l’hôpital des Français.

J’ai serré les poings en sentant monter en moi un cri de révolte. Mon père a tendu le bras, il a pris une canette et l’a portée à ses lèvres. De la bière a coulé sur son menton. A ce moment-là, j’ai éprouvé pour lui une bouffée de haine.

Le dernier bus était passé. Je lui ai dit que je partais immédiatement à l’hôpital et que j’empruntais sa voiture.

J’ai couru dans l’escalier et je suis allé chercher mon blouson dans ma chambre. Il ne m’a pas fallu plus d’une minute pour faire l’aller-retour et, quand je suis arrivé au bas de l’escalier, j’ai vu mon père, debout dans le hall, devant la porte d’entrée. Il avait mis sa gabardine et sa casquette.

Il m’a dit simplement : – Je viens avec toi.

J’ai pensé que c’était à cause de la neige. Il avait peur que je lui fracasse sa voiture.

J’ai répondu sèchement :

– Je me débrouillerai bien tout seul.

Il ne m’a pas laissé passer. Faisant barrage avec son corps, il a répété la même chose, mais avec une fermeté

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dans la voix que je n’avais plus entendue depuis des années :

– Je viens avec toi, Christophe.

Qu’il termine sa phrase en prononçant mon prénom m’a complètement désarmé. Parfois, je me demandais même s’il ne l’avait pas oublié.

Nous sommes sortis de la maison. A l’extérieur, il faisait un froid glacial. La pelouse disparaissait sous une épaisse couche de neige. La route avait été dégagée pendant la matinée mais, par endroits, des croûtes de neige gelée restaient collées à l’asphalte.

Mon père ne rentrait jamais sa voiture dans le garage qui, d’année en année, s’était mis à ressembler à un grenier de brocanteur. Il l’avait laissée dans l’allée et la neige la recouvrait entièrement. A mains nues, j’ai fait tomber la neige des vitres tandis que mon père boutonnait en tâtonnant sa gabardine. Quand je me suis assis derrière le volant, mes doigts me faisaient horriblement mal et j’ai eu la sensation qu’ils allaient se détacher.

L’hôpital est à environ une demi-heure. Nous avons roulé en silence. Chacun dans son monde. Deux étrangers qui ne disposent d’aucun mot pour communiquer.

Dans les premiers kilomètres, la route est étroite et serpente à travers un paysage boisé. Il n’y a pas d’éclairage public. Je tenais mes deux mains crispées sur le volant.

Je regardais fi xement devant moi, sans tourner une seule fois la tête vers mon père. Toute mon attention était concentrée sur la portion de route que les phares faisaient surgir des ténèbres.

En même temps, la pensée de maman ne me quittait pas.

Elle n’avait jamais été malade. A l’exception de la fatigue provoquée par ses insomnies, elle n’avait jamais montré le moindre signe de faiblesse. Depuis la séparation, elle était restée drapée dans sa dignité, ne laissant voir ses blessures à personne. Toujours droite et infl exible. Sans indulgence pour les autres et encore moins pour elle-même. Je ne parvenais pas à l’imaginer sur un lit d’hôpital, luttant contre la mort, peut-être morte déjà. Il y avait dans les moments que j’étais en train de vivre quelque chose d’irréel. J’allais me réveiller, ou bien passer à un autre rêve. A plusieurs reprises, alors que la route n’arrêtait pas de sinuer entre les sapins, j’ai même été tenté de fermer

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les yeux, pour vérifi er que le monde autour de moi n’était qu’un songe.

Quand nous sommes arrivés à l’entrée de la bretelle d’autoroute qui contourne la ville, l’espace s’est ouvert d’un coup. Comme un homme qu’on vient d’arracher à la noyade, j’ai eu l’impression d’un affl ux d’oxygène dans les poumons. Mes muscles se sont détendus. J’ai retrouvé la maîtrise de mes pensées et, pour la première fois depuis notre départ, j’ai glissé un œil vers mon père.

Il était comme un mannequin, silencieux et impénétrable.

Le regard vide. C’est seulement à cet instant que j’ai pris conscience de sa présence, je veux dire : que j’ai réalisé la situation incroyable dans laquelle nous nous trouvions.

Mon père n’avait plus adressé la parole à ma mère depuis près d’un an. Ils ne s’étaient plus rencontrés une seule fois, comme s’ils habitaient désormais sur des continents différents, après vingt années où, sans interruption, ils étaient restés accrochés l’un à l’autre.

Qu’est-ce qui lui avait pris subitement de vouloir m’accompagner ? J’ai eu honte de la pensée qui m’était venue tout à l’heure. En réalité, il n’en avait rien à faire de sa voiture. Ni de sa maison, d’ailleurs, ni de rien. Tout ce qu’il possédait aurait pu disparaître dans un incendie, il en aurait contemplé les décombres sans regret. Non, s’il était avec moi, c’était pour une autre raison. C’était pour maman, j’en avais la certitude.

Je ne savais pas s’il aurait le courage de me suivre jusque dans sa chambre mais c’était pour elle qu’il était là.

Pour elle et aussi pour moi. Parce que, dans son cœur, à part nous, il n’y avait personne. Mon vieux papa, pour qui mes sentiments avaient fi ni par se dessécher et que, pendant quelques secondes, un quart d’heure plus tôt, j’avais même haï.

L’hôpital est apparu au loin, au sommet de la colline, avec ses fenêtres éclairées qui transperçaient la nuit.

Ils étaient deux cents, cinq cents, mille peut-être, à y être alités, et parmi tous ces corps étendus, il y avait celui de ma mère. L’autoroute était déserte.

J’ai appuyé sur l’accélérateur. Mon père avait horreur de la vitesse mais il n’a pas réagi. A quoi pensait- il ? Dans ces moments où les images devaient se bousculer dans sa tête, quels souvenirs l’emportaient sur les autres ?

Quand une ambulance nous a dépassés, je me suis mis dans son sillage et je l’ai suivie jusqu’à l’hôpital.

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J’ai garé la voiture dans le parking, j’ai coupé le moteur puis, sans cesser de regarder devant moi, j’ai attendu qu’il se passe quelque chose. Mais rien, mon père demeurait immobile. Alors j’ai cru que je m’étais trompé, que l’idée d’aller à la rencontre de maman ne l’avait jamais effl euré, ou bien qu’il avait changé d’avis en comprenant que la rancœur était toujours trop forte. Ou peut-être était- il arrivé au bout de ce qu’il pouvait encore donner. Tant pis.

Après tout, ce qui comptait, c’était maman. Mais, avant de sortir, je lui ai quand même demandé, d’une voix qui dissimulait mal l’intensité de mon émotion :

– Tu viens ?

Pour toute réponse, il a ouvert la portière.

Je suis persuadé qu’il attendait cette question et que, si je ne l’avais pas formulée, il serait resté dans la voiture. Par orgueil. Pour qu’il puisse me suivre, il fallait que ses sentiments portent un masque.

Nous sommes entrés dans le hall des urgences.

Quelques personnes, assises sur des sièges en plastique, y attendaient leur tour. Je me suis dirigé vers la réception où un jeune infi rmier, debout derrière un comptoir en demi- cercle, était en train de taper sur un clavier d’ordinateur.

J’avais la gorge nouée quand je lui ai demandé où se trouvait la chambre de ma mère. Il a regardé sur son écran. Pendant qu’il cherchait, mon cœur battait à toute vitesse. Après quelques secondes, il a griffonné un numéro sur un bout de papier qu’il m’a tendu avec un sourire. Il m’a remis aussi un badge en me disant qu’il me permettrait d’accéder à l’unité des soins intensifs, au deuxième étage.

Je n’ai rien demandé de plus. Je me suis retourné.

Mon père était derrière moi. J’ai eu un choc en constatant que ses yeux étaient pleins d’angoisse.

Je crois qu’il s’en est rendu compte et que c’est pour ça qu’il a baissé la tête.

Un ascenseur nous a conduit à l’entrée d’un sas fermé par une porte coulissante. J’ai montré mon badge à un œil électronique, la porte a glissé et un large couloir, aux murs peints en rose, est apparu. Je m’y suis engagé, mon père marchant à côté de moi. La chambre de ma mère était la troisième à gauche. La porte était entrebâillée. Alors que nous nous préparions à entrer, une infi rmière qui poussait

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un chariot a surgi de la chambre d’en face. Une femme d’une trentaine d’années, à la fi gure avenante, avec la peau très noire et des cheveux coupés très court. Elle nous a dit bonsoir et nous a priés de ne faire aucun bruit. Ma mère dormait. Elle ne courait plus aucun danger mais il fallait qu’elle se repose.

J’ai poussé la porte. A l’intérieur, il régnait

une pénombre bleutée. Maman était couchée sur le dos.

Une couverture la recouvrait jusqu’aux aisselles. Ses bras nus étaient posés le long de son corps. Attaché à son poignet, un câble la reliait à une machine qui enregistrait les variations de son rythme cardiaque.

Je me suis approché du lit. Je me suis penché vers elle.

Elle avait l’air en paix mais son visage, déjà très maigre, s’était encore creusé. Elle semblait avoir tellement vieilli tout d’un coup.

J’ai déposé un baiser sur son front et je lui ai dit, avec toute la douceur dont j’étais capable :

– Tu peux dormir, maintenant.

Je ne sais pas combien de temps a passé avant que je ne relève les yeux. Mon père n’était pas près de nous.

J’ai tourné la tête pour voir où il se trouvait. J’ai vu qu’il était resté en arrière, devant la porte, comme s’il avait eu besoin de ma permission pour s’avancer. Je lui ai fait signe de venir nous rejoindre. Avec d’infi nies précautions, il a traversé la chambre et s’est arrêté de l’autre côté du lit. Il avait sa casquette dans les mains. Il a regardé maman. En les voyant ensemble, pour la première fois depuis si longtemps, les larmes me sont montées aux yeux.

Je me suis senti mal subitement. J’avais besoin de respirer, si je ne voulais pas me mettre à pleurer pour de bon.

D’un geste, j’ai indiqué à mon père que j’allais fumer une cigarette.

Dehors, quand le froid de la nuit m’a enveloppé, j’ai été pris d’un étourdissement. Je me suis appuyé contre le mur.

Plusieurs fois, j’ai aspiré l’air à pleins poumons. Après, je me suis assis sur un banc et j’ai allumé une cigarette.

Devant moi s’étendait l’immensité du parking. Quelques voitures y stationnaient, comme de gros insectes gelés.

Des fl ocons épars voletaient dans la lumière des réverbères.

J’étais plus calme à présent. J’ai pensé à mon père et à ma mère, là-haut dans la chambre, et je me suis dit que désormais, quoi qu’il advienne, une brèche s’était ouverte

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dans la tour de malheur que nous avions construite autour de nous.

Comme je commençais à grelotter, je me suis levé pour aller les retrouver. Mais d’abord, j’ai regardé dans le vide du ciel. La nuit était claire, les étoiles brillaient.

Deux mots se sont alors formés dans ma tête et je n’ai pu m’empêcher de les prononcer dans un murmure :

– Aide-nous.

Quand je suis retourné dans la chambre, mon père était assis dans un fauteuil, à côté du lit. Je suis allé vers lui et, lorsque je me suis penché pour lui dire à l’oreille que nous devrions bientôt partir, je me suis rendu compte qu’il s’était assoupi. J’ai fait deux pas en arrière, en prenant garde de ne pas le réveiller.

Je me suis assis au bord du lit et je les ai regardés tous les deux, endormis côte à côte.

Copyright : Marc Pirlet

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et Protocole Ministère de la Communauté française

Editeur responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livre Ministère de la Communauté française-

Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelles www.lettresetlivre.cfwb.be Ce texte est publié grâce à : L’Administration Générale de l’Enseignement et de la Recherche Scientifi que du Ministère de la Communauté française

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Marc Pirlet est né à Rocourt en 1961. Il vit désormais à Liège après avoir voyagé dans le monde entier. En 2007, il a reçu le prix de la Première œuvre de la Communauté française pour son roman Le photographe.

Du même auteur :

Le photographe, roman, Ed. Labor, 2006

La guerre est fi nie, Ed. en ligne bon-a-tirer.com, mai 2008

Le voyage avec Jeannette, roman, Luc Pire, à paraîte 2010

© Marc Pirlet

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Darjeeling

Daniel Charneux

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Darjeeling

Daniel Charneux

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Pour Cécile

a ville. La grande ville où les tours se baignent dans le fleuve, le soir, quand s’allument les étoiles sur les écrans du ciel, comme le mot « FIN » dans les vieux films.

Fin…

Et si toute fin n’était que l’autre face d’un début ? Ce début où je plonge quand je me sens trop seule, quand la fatigue m’envahit, et que m’appellent les lieux de l’enfance…

*

**

Par la fenêtre de ma chambre, je distinguais le chat énigmatique sur le lilas fané, tandis que sur la corniche de la grange voisine s’étiraient des brochettes d’étourneaux et que le soir sentait déjà la pluie. Je grimpais dans le saule, ou dans le noyer voisin, plus haut, et j’y paressais comme le chat, à me rêver sept vies, six brèves, une longue.

Six vies brouillons pour préparer la propre. Au creux du vieux cerisier, un jour, un merle avait bâti son nid.

Un merle noir comme les cerises noires, juteuses, sucrées, qui tachaient les doigts, les lèvres, les T-shirts.

Morsures irréparables sur le tissu blanc. L’encre noire des cerises écrivait sur le coton le journal des vacances chez grand-maman.

Dans le grenier, des piles de livres, des caisses de vieux cahiers, des boîtes de bleu à lessiver, des grands-parents à moustache et crinoline dans des cadres vieillots, des lampes en laiton, des pièges à oiseaux couverts d’une poudre de rouille : deux arcs de fil de fer, un ressort. Les fines pattes brisées, un peu de sang peut-être – quelques gouttes du sang d’un rouge- gorge sur la neige. Et puis des cartes postales, et des boîtes à cigares pleines de vieilles lettres, de souvenirs de communion, de cartes de visite déposées aux enterrements.

Le jardin, c’était le grenier des beaux jours.

Deux pêchers, des couches à semis couvertes de vieux châssis – vitres carrées, peinture blanche écaillée.

L

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Le mur de briques couvert de grosses tuiles, la haie de troènes, le céleri perpétuel planté par l’arrière-grand- père, et les asters, les astres mauves à cœur doré où butinaient les papillons – vanesses, machaons, et les grands paons de jour.

L’étang pas plus grand qu’une flaque, la balançoire, le colombier de bois, le petit banc. Et le tas où pourrissaient les épluchures. Des clapiers, des lapins – les jeunes nus et roses, parfois dévorés par la mère.

L’odeur âcre du buis, et la grille du fond, aux pointes dangereuses, qu’il fallait franchir prudemment pour courir vers le ruisseau.

J’étais née un 22 novembre, fête de la musique, et mes parents m’avaient appelée Cécile, comme la sainte de ce jour-là, et comme la cantatrice Cecilia Bartoli, que mon père adorait. J’avais grandi avec des airs d’opéra plein la tête, La Traviata, Tosca, La Forza del Destino…

J’avais étudié le latin, le grec et j’envisageais des études d’histoire, ou de langues classiques. J’avais gravé à l’encre de Chine, à même le mur de ma chambre, sous l’horloge en forme de pomme, cette devise un peu pompeuse : « Vulnerant omnes, ultima necat »…

Le bonheur, pour moi, c’était de m’éveiller le matin dans un bon lit et de me dire qu’une nouvelle et bonne journée s’annonçait à l’horizon. Je me levais, me pressais un jus d’orange, et je me répétais que la pire des misères est de ne plus avoir envie de vivre.

J’ouvrais au hasard un recueil de poèmes, je tombais sur deux vers de Charles Van Lerberghe :

En toutes choses la même vie coule Et nous rêvons le même rêve.

Après tout, étais-je si sûre de vivre ma première vie ? Et si c’était déjà la vraie, la septième, longue et courte comme toutes les vies ? Une coccinelle se posait sur une orchidée piquée dans le soliflore qui ornait la cheminée, pénétrait dans le calice, se saoulait de suc puis ressortait, titubante, un seul point noir au centre de chaque aile. L’orchidée mourrait dans les prochains jours, elle était déjà morte, à tout le moins en sursis, alimentée, aux soins palliatifs, par des perfusions d’eau et d’engrais. La coccinelle lui survivrait trois jours ou trois semaines. Quelle était l’espérance de vie

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d’une coccinelle ? Et partout sur la terre, des enfants mouraient chaque jour sans eau, sans engrais, sans ailes. Je sortais dans le jardin, cueillais un trèfle à quatre feuilles que je glissais entre les pages de mon livre. Ailleurs, la terre craquelée de sécheresse n’accueillait pas un seul brin d’herbe.

Après mes études secondaires, j’ai pris une année sabbatique avant d’entrer à la Faculté : histoire, lettres anciennes, j’hésitais encore. J’étais parmi les plus jeunes de ma classe. Et j’ai pris l’avion pour l’Inde, munie des recommandations de mes parents et de la bénédiction de grand-maman.

*

**

J’ai débarqué à Calcutta, où la misère hantait les rues. Un troupeau d’enfants aux yeux fiévreux m’a entourée, quémandant une aumône, pendant que je rejoignais le bus qui devait me conduire à la gare, destination Darjeeling. La plupart des touristes restaient de glace, disant qu’il valait mieux ne rien donner, sinon il faudrait offrir à tous, ils seraient insatiables. Mais j’ai ouvert mon porte-monnaie, distribué mes piécettes. Les autres s’étaient bientôt égaillés, voyant ma bourse vide, mais une toute petite tendait encore la main, pieds nus, cheveux emmêlés, m’observant d’un seul œil, l’autre fermé comme par une taie. Elle me fixait de cet unique œil noir et elle attendait, le bras dressé vers moi qui n’avais plus rien à donner. C’est alors que j’ai songé à la poupée de chiffons que j’avais emportée avec moi, cette Capucine à robe rose, à coiffe de dentelle blanche qui m’avait toujours servi d’amulette et, d’une impulsion, sans réfléchir à ce que je faisais, je l’ai sortie de ma poche, l’ai déposée entre les mains de la petite Indienne qui l’a collée contre son corps et, rapidement, pour être sûre de ne pas le regretter, de ne pas revenir en arrière, je me suis éloignée dans la cohue.

À l’arrêt du bus, une femme m’a regardée fixement pendant plusieurs secondes. Ses cheveux étaient teints d’une sorte de henné qui leur donnait un aspect presque blond, de ce blond roux que l’on dit vénitien.

Au front, le cercle solaire du troisième œil. Elle portait un sari éclatant, rouge garance, surmonté d’un ample foulard de soie bleue à doublure verte. Tout à coup,

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elle m’a saisi la main et m’a dit dans un anglais très pur : « It was beautiful ! » Je l’ai dévisagée avec étonnement, sans chercher à dégager ma main, qu’elle ouvrait à présent comme pour y lire quelque chose, répétant : « Your headstock was beautiful ! »

Alors elle s’est mise à proférer des paroles étranges, comme si elle ne voyait plus ma main, comme si son regard était tourné vers l’intérieur. Elle disait que l’or appelle l’argent, que rien jamais ne naît ni ne meurt, que l’ange sans cesse verse l’eau qui apaise les maux, que je pouvais être cet ange, apporter la bonté aux hommes comme aux femmes, que mon âme était pure de tout ce qui trouble communément les êtres, que j’étais capable de ce détachement qui rend possible les miracles. C’est alors qu’elle posa le pouce de sa main libre au milieu de mon front, puis s’agenouilla, me baisa les mains avant de se relever, de se réveiller semblait-il, de me quitter l’air un peu confuse et de se fondre dans la foule.

Je me suis secouée d’une sorte de torpeur, mon front brûlait. J’avais perdu beaucoup de temps. J’ai attrapé le bus. Peu après Siliguri, j’ai pris un petit tortillard qui roulait sur une voie étroite, tout près de la paroi rocheuse. Le train s’est arrêté à plusieurs reprises pour recharger la locomotive en charbon et en eau.

Malgré la beauté du paysage montagneux, je me suis endormie. J’ai rêvé que mon professeur de latin me disait : « Certains n’ont qu’un œil, certains en ont trois, tu as la chance d’en avoir deux. Regarde de tes deux yeux. Regarde ! »

Après neuf heures d’un voyage qui m’avait fait traverser et l’espace et le temps, le contrôleur me secouait : nous étions à Darjeeling.

*

**

Ma famille d’accueil m’attendait sur le quai de la gare.

Depuis trois générations, les hommes portaient un prénom anglais par souci d’occidentalisation, de modernisation, de progrès. Celui-ci s’appelait Ulysses.

Bien qu’âgé d’une trentaine d’années, il régnait sur un empire dont la richesse était fondée sur l’or vert : le thé. Il me montrait fièrement les collines environnant

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la propriété, une bâtisse blanche de l’époque coloniale :

« Toutes m’appartiennent ! Toutes seront à Rajiv ! » Rajiv, son fils unique, un gros enfant d’un peu plus d’un an qui commençait à marcher, minuscule jeans, pull jacquard, baskets Nike et casquette de base- ball, aurait pu être né à Houston ou en Californie.

Mais il était sorti du ventre de Padma, qui souriait de toutes ses dents sur la photo trônant au milieu du séjour, à côté de son mari à lunettes qui arborait fièrement le rejeton, l’héritier. Quand j’ai demandé pourquoi il ne portait pas, lui aussi, un prénom anglais, Ulysses me répondit que la mode avait changé.

« Et puis, nous ne pouvions tout de même pas l’appeler Télémaque ! » ajouta-t-il en éclatant de rire.

Ulysses était presque toujours en voyage d’affaires, sillonnant le monde pour vendre ses thés d’exception.

Padma gérait les comptes et attendait son grand homme, Pénélope patiente. Quand il rentrait, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre et, pour célébrer les retrouvailles, s’adonnaient à la cérémonie du thé. Et moi, je gardais Rajiv, avec qui je faisais de longues promenades entre les théiers parfois centenaires qui moutonnaient à perte de vue et parmi lesquels s’affairaient les cueilleuses.

*

**

Vers la fin de mon séjour, Ulysses a pu prendre une semaine de congé. Comme c’était la période creuse pour la cueillette et que tous les stocks avaient été vendus, il nous a emmenés à Puri, un paradis de sable blanc, comme disent les agences.

Ulysses et Padma sont partis se baigner, et moi je gardais Rajiv. Ce château, qui l’avait construit ? Quels enfants avaient échafaudé cet édifice ? Avec leurs petites pelles, ils avaient même creusé des douves, reliées à la mer par un étroit chenal.

Pendant que Rajiv, qui avait à présent près de deux ans, explorait le palais éphémère, je me suis assise sur le sable chaud avec le Shin Jin Mei de Maître Sosan, trouvé chez mes hôtes qui, quand leurs occupations leur en laissaient le loisir, se ressourçaient dans le bouddhisme zen. Le poème 44 retint longuement mon attention :

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Comme un rêve, un fantôme, une fleur de vacuité, Ainsi est notre vie.

Pourquoi devrions-nous souffrir Pour saisir cette illusion ?

J’ai relevé la tête, regardé vers le château.

J’ai appelé : « Rajiv ? »

J’ai laissé tomber le livre, je me suis précipitée.

Les murets du château fort avaient tout au plus cinquante centimètres de haut : pas de Rajiv. Peut-être était-il assis ? J’ai fait le tour.

L’enfant était étendu de tout son long dans l’eau des douves. Vingt centimètres, vingt-cinq à peine.

Mais il avait la tête entièrement immergée, et il ne remuait pas. Je l’ai tiré de l’eau, l’ai étendu sur le dos, à même le sable. Personne autour de moi, personne pour m’aider. J’ai tâtonné, cherché le pouls. Rien.

Pas plus de vie apparente que dans une poupée de chiffon. Alors, je me suis souvenue des leçons de secourisme de l’école primaire, je me suis rappelé les gestes qui sauvent. J’appuyais sur la cage thoracique de Rajiv pour le forcer à expirer, puis, alternativement, j’appliquais ma bouche sur la sienne et lui insufflais l’air que j’avais inspiré, longuement, comme on verserait de l’eau d’un vase d’argent à un vase d’or. Et je me disais que rien jamais ne naît ni ne meurt, que l’air indien que j’avais respiré pouvait servir à deux êtres et pas à un seul, que je pouvais verser la vie dans l’urne dorée de ce petit corps, que mon âme était pure de tout ce qui trouble communément les êtres, que, si j’avais donné ma poupée à la petite fille qui ne voyait que d’un œil, j’étais capable de ce détachement qui rend possibles les miracles.

Et j’insufflais la vie dans le corps de Rajiv, et mon front brûlait. Et puis, il s’est mis à remuer, il a pleuré comme un enfant qui naît, j’ai vu ses parents accourir, et j’ai tourné de l’œil.

Hyperventilation. J’avais fait un malaise par hyperventilation. Une minute plus tard, j’étais ranimée, Rajiv consolé dans les bras de sa mère. Tous les examens réalisés le lendemain conclurent qu’il ne souffrirait d’aucune séquelle. Un miracle.

À la rentrée, je me suis inscrite en médecine.

Et les années ont passé.

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Copyright : Daniel Charneux

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et Protocole Ministère de la Communauté française

Editeur responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livre Ministère de la Communauté française-

Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelles www.lettresetlivre.cfwb.be Ce texte est publié grâce à : L’Administration Générale de l’Enseignement et de la Recherche Scientifique du Ministère de la Communauté française

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*

**

Une coccinelle s’est posée sur ma table, et je me suis souvenue d’une chanson de mon enfance :

Coccinelle demoiselle bête à Bon Dieu Coccinelle demoiselle vole jusqu’aux cieux Petit point rouge elle bouge

Petit point blanc elle attend Petit point noir coccinelle au revoir.

Et je me suis préparé un thé. Un Darjeeling.

Depuis l’épisode du château de sable, je reçois chaque semaine une boîte du meilleur cru. Je me suis approchée de la fenêtre de l’appartement, j’ai porté à mes lèvres le liquide brûlant, amer et fort, et j’ai regardé la ville. Calcutta, la ville où des milliers d’enfants ont besoin d’un médecin. Ce médecin sans frontières que je suis devenue. Calcutta, la grande ville où les tours se baignent dans le fleuve, le soir, quand s’allument les étoiles sur les écrans du ciel, comme le mot « FIN » dans les vieux films.

La fin qui n’est jamais que l’autre face d’un début…

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© Daniel Charneux

Découvert en 2001 avec Une semaine de vacance, Daniel Charneux construit patiemment une œuvre romanesque marquée au sceau de l’exigence. En 2008, Nuage et eau l’a mené jusqu’aux portes du prix Rossel.

Du même auteur :

Une semaine de vacance, roman, Luc Pire, 2001 Recyclages, roman, Luc Pire, 2002

Norma, roman, Luce Wilquin, 2006 Nuage et eau, roman, Luce Wilquin, 2008 Maman Jeanne, roman, Luce Wilquin, 2009

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Rendez-vous avec l’ogre

Thierry Robberecht

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Rendez-vous avec l’ogre

Thierry Robberecht

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enveloppe a la sévérité d’une facture mais ce n’en est pas une. Elle est adressée à ma mère et dans le coin gauche est écrit : Etude du Notaire Jacques Collignon. Tout de suite, je songe à mon père. J’essaie de déchiffrer le contenu par transparence mais l’enveloppe garde son secret. Alors, je la dépose sur le petit meuble à l’entrée de l’appartement avec les autres lettres.

Quand ma mère rentre, elle a l’habitude de jeter un coup d’œil au courrier. Je la vois marquer un temps d’arrêt et froncer les sourcils devant l’enveloppe du notaire mais elle ne fait aucun commentaire. Mieux encore : elle voudrait me faire croire qu’il s’agit d’une lettre comme les autres et ne l’ouvre pas.

Quand elle se retourne vers moi, elle a déjà retrouvé son sourire en forme de masque qui dit : « Alors ! Comment ça s’est passé aujourd’hui, Emile ? ».

Comme tous les soirs, Maman fait la cuisine et je travaille pour l’école mais la tête n’y est pas. Quand elle m’appelle pour dîner, la lettre est toujours dans l’entrée. Je brûle de connaître son contenu mais je crains qu’en y faisant allusion, ma mère ne se méfie et la fasse disparaître pour toujours. C’est le sort qu’elle réserve en général à tout ce qui concerne mon père : photographies, souvenirs et correspondances.

– Je ne veux plus rien avoir avec cet individu, répète-t-elle.

Il nous a fait trop de mal !

Nous vivons comme s’il n’existait pas et je sais depuis ma petite enfance qu’il m’est impossible d’en parler sous peine de voir Maman s’effondrer en larmes ou exploser de colère.

Nous dînons en discutant de tout et de rien, surtout de rien. Elle me demande quels copains je désire inviter pour mes quinze ans. Elle dit ça pour meubler la conversation, pour distraire mon attention, je le sens, je le sais. J’ai failli lui répondre « Papa » comme ça, par bravade, mais finalement, comme chaque fois, le courage me manque. La soirée se déroule comme une pièce de théâtre, chacun répète son texte. La lettre nous obsède tous les deux et le jeu consiste à faire comme si elle n’était jamais arrivée.

Vers 22 heures, j’embrasse Maman et je vais me coucher.

Les yeux ouverts, je suis étendu sur mon lit dans le noir.

J’attends. Une bonne demi-heure plus tard, j’entends ma mère qui s’avance jusqu’à la porte de ma chambre. Elle vient vérifier que je dors mais je me suis préparé à cet examen. Mon corps immobile, ma respiration régulière la rassure. A ce petit jeu, je suis le plus fort.

Alors seulement, elle se dirige vers l’entrée et puis retourne au salon. Je me doute qu’elle s’est emparée de la lettre et d’ailleurs, j’entends distinctement le bruit d’une enveloppe qu’on déchire et le silence. Un long silence.

L

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Mon réveil indique minuit quand Maman se couche.

J’attends qu’elle s’endorme. Ensuite, je me lève et, du couloir, j’écoute sa respiration. Il faut faire gaffe. Elle aussi est très forte à ce petit jeu.

Sur la table, les factures n’ont pas été ouvertes mais la lettre du notaire a disparu. Rien dans le canapé, rien non plus dans la cuisine et la poubelle est vide. Où est passée cette lettre ? Elle ne peut pas s’être volatilisée. Mon regard tombe sur son sac à main.

Je fais lentement glisser la fermeture éclair et je réussis à l’ouvrir sans bruit. L’enveloppe est là, ouverte. Lentement, le plus calmement possible, je la retire du sac à main. J’ai d’abord envie de la lire là, debout, dans le salon, à la lumière des réverbères de la rue, mais l’idée de voir apparaître Maman devant moi me fait froid dans le dos. Le mieux est de l’emporter dans ma chambre, la lire et la remettre à sa place.

… je me permets de prendre contact avec vous, Madame, en tant que mère de Emile Mortaud, mineur, fils de Monsieur Marc Mortaud de nationalité belge, résidant à Buenos Aires … blabla …

Par la présente, j’ai le regret de vous annoncer le décès de Monsieur Marc Mortaud, survenu le 23 septembre dernier …

... bla bla … jusqu’à la majorité de Emile Mortaud, je vous déclare … blabla …

… je présente au jeune Emile Mortaud, mes plus sincères condoléances …et blablabla …

Voilà ! Il est mort. C’est fini. Des larmes coulent sur mes joues même si je ne suis pas triste. Ce Marc Mortaud, mon père, je me souviens ne l’avoir rencontré qu’à une seule reprise.

Les autres fois, j’étais trop petit. On ne peut pas dire qu’il me manque. Je regrette simplement d’avoir raté un rendez-vous avec lui quelques années auparavant, d’avoir tout fait foirer.

J’avais six ans. Toute ma vie, je me souviendrai du jour où il est apparu devant moi.

Une semaine auparavant, Maman avait appris que mon père était sorti de prison. C’est l’avocat qui lui avait annoncé la nouvelle par téléphone. Après avoir raccroché, elle était restée trop longtemps silencieuse et j’avais compris qu’il s’agissait de l’homme qui n’existe pas. Immédiatement, j’avais cessé toute activité même si j’avais continué à faire semblant de lire en me cachant derrière un livre ouvert.

Je n’avais pas osé demander ce qui se passait.

Dans ma famille, on ne faisait jamais allusion à mon père

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devant moi. Quand j’entrais dans une pièce et que les adultes en parlaient, les conversations s’arrêtaient aussitôt.

D’habitude, quand il s’agissait de mon père, ma mère ne me mettait au courant de rien mais là, curieusement, presque tout de suite, elle m’a tout déballé. Comme si elle avait peur.

Comme si elle n’avait pas la force de garder l’information pour elle seule.

– Ton père vient de sortir de prison !

Elle avait ajouté : « Il est probablement déjà en train de rôder dans le coin ! ».

Instinctivement, j’avais jeté un coup d’œil à la fenêtre mais dans la rue, en ce début de soirée, je n’avais aperçu que des gens qui rentraient chez eux.

– Pourquoi rôderait-il par ici ?

– Pour t’emmener avec lui, évidemment. Pour t’arracher à moi !

– Il en a le droit ? – Il le prendra !

Pour apaiser ma mère, j’avais répondu que je n’avais aucune envie de vivre avec lui.

– Malheureusement, tu ne le connais pas aussi bien que moi, elle avait répondu. Si tu savais ce que j’ai enduré ! C’est un beau parleur. Il t’embobinera avec des promesses ! Tu serais capable de le suivre comme un petit chien.

En prononçant ces mots, elle avait regardé au loin comme si elle se souvenait des belles promesses de son ex-mari.

A table, Maman avait remis la pression. Elle avait répété ce qu’elle me disait depuis toujours : mon père était une menace, un terrible danger. S’il m’emmenait avec lui, elle était certaine qu’on ne se reverrait plus jamais.

– Si tu l’aperçois, cours, crie, débats-toi, appelle au secours ! elle avait ajouté. Des passants te viendront peut-être en aide. Cet homme a passé quatre ans en prison et il te veut du mal !

– Tu le décris comme s’il était un ogre !

Maman n’avait rien répondu mais son silence était un aveu.

Oui, cet homme était bien un ogre !

– Il a peut-être simplement envie de me voir, j’ai dit. C’est mon père après tout !

– On dirait que tu ne veux pas comprendre ! avait-elle hurlé, livide. Il veut t’arracher à moi et t’emmener avec lui ! Pour toujours !

Elle avait déposé violemment le plat sur la table et était partie pleurer dans le divan du salon.

– Mange ! elle avait dit, moi, je n’ai pas faim.

Ce soir-là, c’est la première fois que j’avais osé parler à Maman de mon père. Et la dernière. Pourtant, j’avais plein de questions à lui poser. Pourquoi mes parents avaient divorcé ?

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Pourquoi on ne voyait plus mes grands-parents paternels ? Pourquoi mon père avait-il passé quatre ans en prison ? J’avais bien entendu les mots « escroquerie » et « trafic » dans les conversations des adultes mais jamais personne ne m’avait expliqué précisément ce que la justice lui reprochait.

J’entendais pleurer ma mère dans la pièce d’à côté.

Cet homme l’avait tellement fait souffrir, il l’avait abandonnée et moi, j’avais voulu le défendre ! Je venais tout simplement de la trahir !

Cette nuit-là, j’ai eu un mal fou à trouver le sommeil.

Mon père avait investi mes pensées et ma chambre. Il était partout et pourtant, j’ignorais à quoi il ressemblait. Quand il avait quitté ma mère, j’avais à peine deux ans. Quelques mois plus tard, il était arrêté par la police. Depuis, elle avait coupé les ponts avec tout ce qui lui rappelait son ex-mari. Et bien évidemment, nous n’étions jamais allés le visiter en prison.

Le lendemain matin, Maman m’a rappelé de faire attention : mon père tenterait probablement d’entrer en contact avec moi. A six ans, je me rendais seul à l’école primaire qui n’était distante de la maison que de quelques centaines de mètres.

A cause de son travail, ma mère n’avait pas l’occasion de m’emmener ni de venir me chercher à l’école. J’y allais et revenais seul.

Ce matin-là, elle m’a embrassé comme si c’était la dernière fois. Plusieurs fois, les larmes aux yeux. C’est ça qui m’a fichu la trouille. Moi aussi, je me suis mis à pleurer.

– Fais attention ! Cours s’il le faut ! Crie ! elle a répété.

Et surtout, n’écoute pas ce qu’il te dit ! – Oui, Maman !

Sur le chemin de l’école, j’ai observé tous les hommes que je croisais. Mais aucun ne m’a regardé, ils étaient tous flanqués d’un ou de plusieurs enfants. Ce matin-là, je me suis rendu à l’école en courant.

Toute la journée, j’ai redouté la sortie. Et s’il m’attendait ? Et s’il m’entraînait avec lui ? Comment un garçon de six ans pourrait-il lutter contre un homme ? J’avais peur.

A quatre heures, je ne suis pas sorti de l’école avec les autres. Au sommet de l’escalier de pierre, j’ai d’abord fixé tous les visages masculins qui attendaient. A quoi pouvait- il bien ressembler ? A moi, évidemment. J’ai cherché dans le groupe de parents un homme qui aurait mon visage mais je n’ai remarqué personne. Peut-être ne me ressemblait-il pas ? Peut-être m’attendait-il plus loin, dans la rue ? J’ai couru comme un dingue jusqu’à la maison mais ce jour-là, je n’ai pas rencontré l’ogre.

Le lendemain soir, au début du repas, on a sonné à la porte.

Jamais la sonnette n’avait résonné de manière aussi effrayante.

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