FACULTÉ DE MÉDECINE ET DE PHARMACIE DE BORDEAUX
A-ISTISTÉE 1BB3-1900 No 69
PSYCHOLOGIE
DE
L'EXPERTISE MÉDICO-IÉGALE
« Ceuxqui vivent, vivent d'une idée; les
» autresce sontlesmorts.
» Michelet ».
THÈSE POU LE DOCTORAT EN MÉDECINE
présentée et soutenue publiquement le 9 Février 1900
Jean-Marc-Georges
BÉTOULIÈRES
Ancien interne des Asiles
Né à Massels(Lot-et-Garonne), le 25 avril 1873.
MM. MORACHE, professeur... Président.
RÉGIS, ch. decours
Le Candidat répondra aux questions qui lui seront faites sur les diverses parties de l'Enseignement médical.
BORDEAUX
IMPRIMERIE Y. CADORET
17 rue poquelin-molière 17 (ancienne rue montmejan)
1900
FACULTli DE MEDECINE ET DE PHARMACIE DE BORDEAUX
M. de NABIAS Doyen. | M. PITRES.... Doyen honoraire,
PROFESSEURS
MM. MICÉ )
DUPUY [ Professeurs honoraires.
MOUSSOUS
Cliniqueinterne.
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tiquegénérales Thérapeutique
Médecineopératoire...
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N.
lagrange.
carles.
lemaire.
Pardélibération du 5 août 1879, la Facultéaarrêté quelesopinionsémisesdansles 1hèses'Y
lui sont présentées doivent être considérées comme propres à leursauteurs, et qu'elle nen
leurdonner ni approbation ni improbation.
A mon Président de Thèse,
Monsieur le Docteur G. MORAGHE
Professeur de Médecinelégaleàla Faculté deMédecine de Bordeaux,
Commandeurde laLégiond'honneur, Officier de l'Instructionpublique, etc.,
Membrecorrespondant del'Académie demédecine.
Demain la séparation et l'adieu
Déjà bien des camarades nous ont
salué
à cecarrefour
de l'existence. C'est toujours avec unepoignante
émotion
que, prenant des routes diverses, nous les
regardions
par¬tir, s'éloigner, et disparaître dans la destinée.
Un coup d'œil en arrière, sur le chemin parcouru, sera
pour nous une vive satisfaction.
S'il nous laisse de profonds regrets, il nous permettra
au moins de voir encore une fois, serait-ce même à tra¬
vers les distances, ceux que l'on estime, et de
remercier
à jamais ceux qui furent pour nous des initiateurs et
des
maîtres.
Professeurs de la Faculté ou Chefs de service à l'Hôpital
ont droit à toute notre reconnaissance.
Leur dévouement, leur patience et leur
indulgence
n'eurent rien d'égal que leur science.
A profusion, ils ontjeté le grain à la volée ; le
meilleur
est moisson prête à cueillir ; les grains égarés germeront
à leur tour, car leur tâche ne peut rester infructueuse.
Les quelques rares amis, dont les affinités du cœur et
de la pensée formèrent les premiers liens entre nous, me
permettront de dire ici la sincérité à leur égard de ce profond sentiment qui se ressent et ne s'exprime jamais.
Leur nom serait de trop. Us trouveront dans ces pages le meilleur d'eux-mêmes : nos idées communes et des souvenirs réciproques.
Bordeaux, 7 février 1900.
PSYCHOLOGIE
DE
L'EXPERTISE MÉDICO-LÉGALE
«Ceuxquivivent,vivent d'uneidée;les
»autrescesontles morts.
»Miciielet».
INTRODUCTION
Deux procès retentissants attirèrent naguère notre
attention sur les questions de médecine
légale. L'opinion,
la presse, le monde médical étaient alors partagés en
avis différents sur la nature de ces procès.
Les idées de responsabilité médicale, alorsvagues pour
nous, nous amenèrent, inquiet, à grossir le
nombre des
élèves groupésautour du maîtrequi traitait ces
questions
:M. le professeur Morache.
Nous netardâmes pas à être gagné par l'intérêt
de
ceshauts problèmes.
Le charme de l'exposition, l'ampleur des sujets
traités,
et surtout l'idée large qui se dégageait
toujours de
ces conférences, firent de nous un disciple assidu.Quelle
nefut pas notre joie lorsque nous vîmes ce
distingué maître,
entrer dans une voie nouvelle, élargir encore l'exposé
de
ses conceptions et ramener les questions médico-légales
à l'étude de la sociologie ?
Nous nous rappelions alors l'imposante classification d'Auguste Comte, où la sociologieestle résumé etl'abou¬
tissant de toutes les autres sciences. Malgré l'étendue
d'un sujet aussi vaste etaussi peu connu, M. leprofesseur
Morache ne diminua pas pour cela l'abondante ration
d'idées à laquelle ses élèves étaient accoutumés. La fré¬
quentation de sa parole a eu une large influence surnotre
évolution morale et intellectuelle. Elle nous a donné une direction que nous éviterons soigneusement d'abandonner.
Elle est caractérisée parcette idée, qu'il ne suffitpasclans
la vie d'être un bon praticien, mais qu'avant tout l'homme
ne vaut et ne s'élève que par la pensée et par l'effort.
En nous guidant dans le choix d'un sujet de thèse,
M. le professeur Morache a également accepté d'en pré¬
sider la soutenance.
Nous sommes heureux de couronner nos études avec le
concours de sa haute bienveillance.
HISTORIQUE
Une expertise
médico-légale
estcaractérisée
parl'in¬
tervention de procédés
scientifiques
etmédicaux, dans
uneaffairejudiciaire.
Branchespéciale de la médecine,
la médecine légale
11 apu prendre vie en même temps que
les premiers essais
médicastres, qui correspondaientà
leur vrai But
:l'art de
guérir.
Les questions de médecine
légale
supposent undéve¬
loppement avancé de la médecine, tant par
la variété des
recherches auxquelles elle prête, que pour
les difficultés
qu'elles présentent.
Pour apporter une solution à un
problème de
respon¬sabilité, une réponse à une tentative
de
meurtre ou d'empoisonnement, il ne suffit pas d'être bonpraticien,
il fautégalement posséder à fond les sciences
accessoires
qui expliquent etjustifient les données
de la pathologie.
Aussi l'antiquité ignora, à proprement
parler, l'expertise
médicale.
La Bible, les législations grecque et
romaine,
nous ontlaissé des traces de grossière expertise, où
les questions
importantes pour la sécurité d'une société sont
considé¬
rées surtout au point de vue de la peine.
Dans la législation mosaïque, nous trouvons
le premier
usage de la nécessité de deux témoins au moins pouréta¬
blir une preuve. « La déposition d'un
seul témoin
nesuf¬
fira pas pour faire mourir quelqu'un ».
Gest probablement sur le témoignage de plusieurs
qu1est basée toute l'expertise des plus difficultueuses questions médico-légales.
L'avortement causé par voie de fait est punissable
d'une amende s'il n'y a pas mort de la femme; « si l'acci¬
dent est mortel, tu donneras vie pour vie, œil pour œil,
dent pour dent ».
Les signes de la virginité avaient une importance capi¬
tale, car si la jeune épouse n'était pas reconnue vierge,
les gens de la ville devaient la lapider à la porte de la
maison de son père.
Le viol était puni de mort ainsi que les crimes contre
nature.
Tout meurtre 011 tentative de meurtre méritait le sup¬
plice, et l'homicide par imprudence subissait la réléga¬
tion dans une ville de refuge, jusqu'à la mort du souve¬
rain sacrificateur.
L'énumération de cette terrible législation où le motde
— mort — se trouve presque aussi souvent que dansla
lecture de notre code militaire, semble indiquer qu'il a dû toutefois exister un rudiment d'expertise pour des questions telles que la grossesse, l'avortement, le viol,
les signes de la virginité.
L'idée d'un examen probant semble se dégager decette réglementation de la peine, des détails et
des
conditionsdans lesquelles le crime a été commis. Le mot seul d'ex¬
pertise fait défaut, aussi peut-on mettre sa réalisation en doute.
Tous ces délits et crimes étaient peut-être aussi jugés
si sévèrement,parce qu'on les punissait comme uneinfrac¬
tion à une loi religieuse. Les prêtres étaient à la
fois
juges et détenteurs de la science médicale. Le Deutéro-nome conseille de s'adresser aux prêtres pour juger une
affaire entre le sang et le sang. Ils jugeaient plutôt au
nom d'un principe religieux, car souvent la Bible
semble
indiquer que punir de mort, c'est purifier Israël dumal
qu'il possédait.
La Grèce, malgré toute sa sagesse, porte encore moins
trace d'une intervention religieuse ou médicale dans les questions juridiques.
Toutefois c'est dans cette civilisation que naquit l'idée
de la docimasie pulmonaire, ainsi que le signale Galien
dans le « De usupartium ». On avait noté la différence de
couleur que présentent les poumons d'un animal né
vivant, ou qui naît après avoir succombé.
Remarque fort importante, mais qui ne rentra pas moins dans la pratique médico-légale que fort longtemps après, puisque son usage remonte à la fin du xvnB siècle.
ARome, la médecinetint un rangtoujours inférieur par rapport au développement juridique qui prit une grande
extension.
Entre l'art médical et l'artjuridique, il y eut dispropor¬
tion de moyens, aussi celui-ci ne jugea-t-il pas à propos de s'adresser au premier. Toutes les questions étaient
exclusivement considérées sous un point de vue légal.
Gela tient aussi à ce que les médecins étaient presque tous des étrangers ou des esclaves, et parlà tousdépour¬
vus du titre de citoyen romain. Cette considération n'était
pas de nature à leur attirer confiance et à les mettre en
rapport avec les hauts dignitaires de la magistrature
romaine. L'influence chrétienne, en modifiant les idées et les mœurs, modifia les coutumes et par là la société
entière.
Lecode Théodosien etle code Justinien semblent avoir
plutôt subi l'influence de certaines pratiques médicales,
quils n'y font appel dans l'intérêt de la justice.
Gest avec la période du droit canon que se pose réel¬
lement la question d'expertise au sujet de l'examen des
cadavres soupçonnés de mort violente,
Plusieurs dispositions des Capitulaires jugent l'inter¬
vention de médecins nécessaire dans les attentats à la vie
d'autrui.
Ga loi Salique estime que les blessures et les meurtres
peuventêtre dommagés pardes amendesproportionnelles
à ces blessures ou à l'importance de la condition sociale de la victime. Elle indique même le mode d'appréciation
de ces blessures.
Il faut arriver à Ambroise Paré pour trouver des ques¬
tions médico-légales traitées dans un livre de médecine.
C'est dans son ouvrage sur les embaumements qu'il parle
des rapports de la médecine et de la justice et qu'il dit :
« Les magistrats jugent suivant qu'on leur rapporte ».
Enfin Zacchias fut le premier qui traita de la médecine légale comme science distincte. Depuis les moyensscien¬
tifiques qui ont permis à l'expertise plus de certitude ont progressé avec les sciences et les découvertes médicales.
Nul progrès de la médecine n'est indifférent au progrès
de la médecine légale. 11 est toutefois curieux cpie dans le
code français le mot de médecine légale ne soit pas pro¬
noncé, et même avant les articles de la loi du 30 novem¬
bre 1892 il n'était nullement question de l'expertise médico-légale en particulier.
CHAPITRE PREMIER
LE MÉDECIN EXPERT
« Que l'expertise ait lieu en matière criminelle, en
» matière civile, 011 qu'il s'agisse d'intérêts particuliers,
» clans tous les cas, elle engage gravement la réputation
» scientifique du médecin qui la pratique. Ellepeut même
» engager sa responsabilité civile » (Brouardel).
Ce jugement d'un des maîtres de la médecine légale
nous mènede suite au cœurde notresujet. L'état d'esprit
du médecin-expert est expliqué et justifié par cette dou¬
ble menace. Les développements suivants serontl'analyse
détaillée des situations ou des causes multiples qui font
varier cet état d'âme.
Un mot sur le médecin-expert lui même.
« Tout docteur en médecine est tenu de déférer aux
» réquisitions de la justice, sous les peines portées à i'ar-
» ticle précédent (25 à 100 fr. d'amende) ».
Tel est l'article 23 de la loi du 30 novembre 1892.
Sa laconique simplicité ne laisse aucun doute sur le devoir du médecin français.
Tout officier de police judiciaire peut requérir un
homme de l'art pour l'aider ou l'éclairer dans ses recher¬
ches criminelles ou civiles.
Le lait de pouvoir être requis dans n'importe quelle
circonstance confère au médecin un rôle social d'une bien hautegravité.
Hôlé bien délicat, tant pour la responsabilité qu'il lui
assume,il 1 quepourles difPicultueuses recherchesauxquelles
expose. Recherches pour lesquelles — ajoutons-le
Bétou'ières 2
bien vite — tout médecin est loin d'être muni pour les
affronter.
Cette nouvelle fonction, dont il peut être investi dujour
au lendemain, ne va pas également sans entraîner avec elle des obligations garanties par la force de ses droits.
Ces droits et ces devoirs — comme le fait remarquer
M. Cliaudé— sont différents en théorie, et dans la prati¬
que.
Les droits en théorie sont imprescriptibles, comme les
devoirs ont tous une importace exagérée.
L'esprit aime ainsi à s'enserrer dans des conventions et
des convictions qu'il s'empresse d'adoucir ou de modifier
pour les adapter à leurs différentes applications.
Ainsi la réquisition d'un médecin-expert se fait en gé¬
néral parmi une liste déposéeauTribunal civil de première instance, toutefois on peut requérir à sa place un méde¬
cin étranger à cette liste en vertu de la loi de 1892.
Quelles peuvent être les conséquences de ces deux
dis¬
positions de la loi ?
Lorsqu'un crime a été commis dans une localité,
le
procureur peut requérird'urgencelemédecin de l'endroit,
comme cela arrive très souvent.
Pour plus de sécurité, et mu par un sentiment de jus¬
tice très louable, il peut, après le commencementde l'ex¬
pertise, adjoindre à ce médecin le médecin-expert qu'il a l'habitude de désigner dans sa liste.
Le premier médecin requis a-t-il le droit de se trouver
lésé dans sa considération scientifique ?
Peut-il abandonner l'expertise sous prétexte d'offense à
sa dignité ? Il manquerait aux convenances et au premier
de tous les devoirs, s'il l'abandonnait sous ce seul pré¬
texte.
Il ne peut en second lieu setrouverlésé en aucunesorte
par ce procédé judiciaire.
La loi n'a pas à ménager des susceptibilités personnel¬
les.
— 19 —
Si le magistratjuge utile la présence de plusieurs mé¬
decins pour l'exécution de
recherches
délicates, chaqueexpert obéit individuellemént à une
réquisition
pour un travail commun et nepeut être frappé ni dans son amour- propre, ni dans sa considération.De pareillesresponsabilités devraientêtre, au contraire, partagées avec empressement. Cette
obligation n'est
passeulement morale et professionnelle, — elle est aussi lé- gale"
Le médecin est cité comme témoin, et par le fait même qu'il a commencé des recherches, qu'il a vu
des
faits quine sont plus constatables, ou qui peuvent avoir varié,
il
doit son témoignage à la justice. Je ne citerai, comme exemple, qu'une autopsie commencée au même terminée,
le médecin qui l'a pratiquée, est puni par la
loi
s'ilrefuse
de déposer après avoir prêté serment. Pour ce
motif, il
doit également aider son collègue jusqu'à
la fin des
re¬cherches.
L'idée du législateurO en donnant ce droit au magistratO a été de faciliter le triomphe de la vérité, le médecin ne peut faillir au point de le compromettre par une
pareille
défaillance*
Nous avons déjà prononcé le mot de « témoignage » à
propos du médecin-expert. Nous verrons,
dans la suite,
qu'il est traité tantôt comme un simple témoin, tantôt
comme un expert.
Expliquons et définissons
d'abord
sonrôle durant
une expertise médico-légale.Aux termes rigoureux de la loi, le médecin est
appelé
comme témoin dans un cas de flagrant délit. Le code est
muet sur une intervention qui serait motivéepar
la
garan¬tie scientifique qu'offre le titre de
docteur
enmédecine.
C'est parce que le magistratjuge
qu'il
y aflagrant délit,
qu'il peut faire appel à « des personnes
présumées
parleur art ou profession capables
d'apprécier la
nature etles circonstances du crime ou du délità constater » (art.43
du code d'instruction criminelle).
Ce texte peut s'appliquer à n'importequelle profession.
L'art. 23 de la loi du 30 novembre 1892nefait que con¬
firmer l'article précédent sans spécifier le rôle du méde¬
cin comme expert.
Malgré la loi, le médecin ne peut pas être que témoin.
Dans la nature des recherches que lui confie le magistrat enquêteur, il y a plus que la mission de constater. La justice attend de lui mieux que le fait de voir ce que le
premier venu pourrait aussi bien vérifier.
Si le parquet fait appel à ses lumières dans un crime,
ce n'est pas seulement pour constater que tel individu a été frappé dans telle région. L'intérêt de toute justice exige de lui une opinion, un avis, sur les circonstances qui ont pu amener la mort, la direction du projectile, la
nature de l'arme employée etc., etc.
M. Brouardel cite l'exemple du docteur H. d'A...,
médecin à P...
Commis pour examiner une tentative de viol sur une femme mariée, ce médecin se contenta de signaler une contusion à la partie interne et moyenne du bras droit et
une ecchymose à la partie interne et inférieure de la
cuisse du même côté.
Le ministère public s'efforça de prouver l'immoralité
de l'inculpé, qui était un jardinier. Le moindre bouquet qu'il offrait étaitun prétexte pour lui d'exiger desjeunes
filles une rançon de libertés dont il fixait lui-même le
taux. C'est ainsi que peu à peu le prévenu avait été à dépasser, non plus en usurier, mais en violeur, le taux légalement permis.
Malgré tout, le prévenu fut acquitté.
Dans une conversation après l'audience, le magistrat
demanda à l'expert quelle était son opinion sur le fond
de son réquisitoire : « Votre prévention est très fondée,
lui réplique le médecin, la contusion observée à la partie
interne et moyene du bras droit de la femme a du être
occasionnée par la pression du pouce gauche de l'agres-
seur, celle de la cuisse a été faite parlegenou gauche du prévenu, cpii avait déjà
relevé les
vêtementslorsqu'il
entendit du bruit. — Mais pourquoi n'avez-vous expliqué
tout cela à l'audience ? — Par l'excellente raison que ma mission se bornait à rendre compte des faits, et que vous
ne m'avez pas interrogé sur leur
interprétation
».Ce seul exemple montre que s'il existe une
difficulté
pour le médecin, ce n'est pas
de
seconsidérer
etd'agir
comme témoin.
Prendre un texte à la lettre, cen'estpas en comprendre
l'idée qui l'élargit.
Une pareille restriction peut amener un
résultat
con¬traire au but visé par l'article aussi mal interprété.
Je dirai même que la vraie mission du médecin-expert,
la seule valable, est celle qui, pour n'être pas contenue
dans le texte de la loi, n'en est pas moinsexplicite parson
impérieuse nécessité.
On ne peut encore assimiler le
médecin
à unsimple
témoin, car un témoignage ne peut être ni récusé, ni remplacé, tandis qu'une expertise peut être
confiée
à n'importe quel docteur enmédecine.
Un témoin n'est appelé que pour rendre compte
d'un
fait particulier, personnel, limité
dans
sadurée
et sonétendue.
L'expert, au contraire, émet une
opinion qui lui
est suggérée par ses constatations.Cette opinion peut tenir lieu de
jugement
commecela
arrive quand l'avis du médecin occasionne un
arrêt de
non-lieu.
La déposition d'un seul témoin
durant l'instruction
ne peut jamais être suivie d'unepareille décision.
Par ce côté si important de sa mission, le
médecin
se rapproche plutôt du juge, si on veutle classer dans
une des fonctions de l'exercicejudiciaire, selon le vieil adage, mediciproprie11011 sunt testes
sed
estmagis judi-
cium quam testimonium. Ni juge, ni
témoin
àvrai dire,
mais arbitre sur une question qui dépasse la compétence
du juge, et sur laquelle il apporte une opinion qui sort
du rôle de simple témoin.
Opinion ou avis lorsqu'ils sont émis par
le médecin-
expert prennent une importance de premier
ordre. Ils
seront le pivot du procès, peut-être le
motif exclusif d'un
verdict.
C'est pour cela que le médecin-expert n'est pas unjuge,
car il ne dispense ni peine, ni sanction. Il estun instru¬
ment de lumièredont l'éclat ferajaillir un rayonde justice.
La part est assez belle pour qu'il ne puisse l'accepter qu'en tremblant.
Mission redoutable que de s'éleveraurôle de providence
pourune destinée étrangère.
Défenseur de la vie humaine, il doit lui en coûter de la
livrer aux rigueurs de la justice, dut-elle payer la faute
ou racheter le crime.
Quelleest la responsabilité qui peut incomber à l'expert
dans une pareille tâche ?
Au point de vue légal, le médecin n'a aucune responsa¬
bilité. Par le fait même qu'un magistrat fait bon accueil à
ses conclusions, le médecin est à l'abri de toute respon¬
sabilité légale. Pour lui, comme pour le magistrat, il y a immunitéjudiciaire. Ce serait un procédé bien dangereux
s'il en était autrement, car il faut que le juge et l'expert
soient dépourvus de toute préoccupation de sécuritéper¬
sonnelle. Une épée de Damoclès au-dessus de leur tête
ne serait pas une grande garantie pour leur liberté de
penser et d'agir.
La responsabilité de l'expert est toute morale. Il s'ex¬
pose aux jugements les plus
divers,
soitdans l'opinion
publique, soit dans le mondemédical.
Leseul juge
pour lui, c'est la voix de sa conscience, dont les intimes repro¬ches sont à l'abri de toute partialité,comme ses réconfor¬
tantes approbations sont même au-dessus de l'estime
des
hommes.
— 23 —
Pour mener à bonne fin une entreprise médico-légale,
le bon vouloir et l'empressement — toujours clignes d'éloge — ne suffisent pas. Le titre
de docteur n'est
pas équivalent de médecin expert.Pour
uneapplication spé¬
ciale de la médecine, il faut des qualités bien déterminées
et des moyens particuliers au but proposé.
Ces moyens nous serviront
de motifs
pour notre con¬clusion.
Les qualités d'un expert peuvent
faire suite
àl'impor¬
tance de son rôle et expliquer les difficultés qu'il ne
pourra surmonter s'il
n'en
est pas pourvu.L'espritde modérationest
inhérent
àl'esprit de justice.
Quelque réputation que
l'opinion fasse
auprévenu,
cen'est ni sur des racontars, ni sur des confidences parti¬
culières, qu'on devra déjà se
former
uneidée
préconçue.Une autre qualité, véritable
bienfait
pourcelui qui la
possède : c'est le tact.
Mot vague, qui semble plutôt
définir
unensemble har¬
monieux de l'intelligence qu'une qualité
spéciale. 11 n'y
apas de tactparticulier, comme
il
y ades
organesdes
sensdifférenciés pour des fonctions distinctes.
Cette maîtresse qualité plane au-dessus
des dons de la
mémoire et des audaces du génie.
Elle donne une tournure d'esprit spéciale qui permet
de s'adapter aux différentes
occupations qui
peuvent surgir.Pour le médecin expert, le tact consistera à
distinguer
très vite les choses importantes des détails à
négliger. Il
l'aidera à mettre au point une question qui, sans
elle,
l'entraînerait dans des digressions inutiles ou
dange¬
reuses.
Quoi qu'en ait dit Descartes,
le bon
sensn'est
pasla
chose du monde la mieux répartie; légion sont ceux
qui
en sont dépourvus.
11 est enfin pour tout médecin un
devoir dont il
nepeut
jamais se départir; c'est le respect
du
secretprofession-
nël. Même clans un intérêt de vérité, son aveu dût-il sau¬
ver uninnocent, le médecin nepeut se départir du serment
dont il s'est imprégné dans l'exercice
de
son art.Au magistrat instructeur qui
voudrait le surprendre
endéfaut de ce côté-là, il doit opposer le plus
louable
silence.
Aux insinuations de menace, il a droit de répondre par
un refus formel de ne rien dire, au nom de la confiance qu'on lui a accordée,
confiance garantie
parl'obligation
du secret professionnel.
M. Brouardel cite l'exemple d'un médecin qui soigna
une petite fille qui avait été victime
d'une tentative de
viol. Quelque tempsaprès, sa famille se
décida
àpoursui¬
vre l'auteur présumé de l'attentat.
Commis pourexaminer l'état des parties
génitales de la
petite fille, le même
médecin
ne put que constaterl'inté¬
grité de ces organes qui ne
portaient plus de
tracesde
violence.
Et le coupable bénéficia d'un arrêt
de non-lieu.
Cet honorable praticien ne pouvait concilier son secret professionnel imprescriptible et
le
vœude justice qui
serait quetout coupable fût puni.
En agissant différemment, non seulement
il aurait dé¬
passé sa mission, mais encore
violé
son serment.CHAPITRE II
RÉQUISITION. EXPERTISE. INSTRUCTION
La loi use du médecin français et se comporte
vis à-vis
de lui comme toute autorité dont l'exigence est
basée
sur l'obligation d'obéir. Onexige toujours davantage de celui
dont le concours est assuré par une
contrainte physique
ou morale.
En effet, malgré cette
obligation impérieuse,
«tout
médecin est tenu de déférer aux réquisitions
de la jus¬
tice», celui-ci ne trouve pasde
grands
avantagesà sacri¬
fier ses propres intérêts pour
la
causede la vérité.
En pleine activité
professionnelle,
quel'épidémie
l'oblige à se dépenser
au-dessus de
sesmoyens ou qu'une
bienveillante clientèle lui laisse de nombreux
loisirs, le
médecin est frappé, comme
paralysé dans l'exercice de sa
fonction.
La loi est absolue. Il n'est tenu nul compte
des exi¬
gences professionnelles ou
hygiéniques. Le motif de sa
réquisition, c'est la
constatation d'un flagrant délit.
« Comme le passant que l'on
invite à faire la chaîne en
cas d'incendie », un billet d'urgence adjoint à un
parquet
tel médecin pour l'aider et
l'éclairer dans
sesrecherches.
Cette petite note, émanant
d'un Tribunal, est toujours
une cause d'effarement dans la famille du
praticien.
Déjà l'on prévoit les
déplacements, les ennuis, les per¬
tes de temps, les
confrontations désagréables, les pro¬
miscuités des salles d'audience. Il faut bien
reconnaître
qu'une absence prolongée est de nature à porter tort au
praticien auprès de sa clientèle.
En plus des dommages matériels occasionnés par une affaire qui peut lui prendre beaucoup de temps, le méde¬
cin court encore de plus grands risques.
Sa considération, son amour-propre professionnel, la
confiance que lui accorde le public, ses intérêts moraux,
et ses rêves secrets, tout cela ne court-il pas un réel dan¬
ger, et même, considération et espérances ne peuvent-
elles pas sombrer dans une erreur occasionnée par son peu d'expérience dans des travaux minutieux et justicia¬
bles d'un spécialiste ?
Une contre-expertise peut également le mettre à même
de soutenir en public une controverse scientifique, pour
laquelle il n'avait reçu aucune préparation et dont il sor¬
tira peut-être, lui, praticien émérite, avec la réputation
d'un médecin peu consciencieux, ou de peu de valeur. Il
peut donc résulter que dans ses rapports avec la justice,
le médecin soit la première victime et la plus innocente,
par le fait même qu'il doit accepter sa mission.
La loi, il est vrai, ne l'oblige qu'à se rendre au service
de la justice, en cas de flagrant délit; c'est une obligation
toute physique, absolument matérielle.
Ellenepeutexigeruneréquisition cérébrale,elle nepeut
pas obliger le médecin d'être universellement versé dans
tous les détails de la science, aussi est-elle désarmée lorsque ce dernier lui oppose un aveu d'incompétence.
La loi n'oblige pas le magistrat à prendre tel médecin plutôt que tel autre. Si, malgré cet aveu qui dénonce
son incompétence sur le cas qu'on lui soumet, le magis¬
trat ordonne quand même au médecin d'exécuter une expertise, ce dernier est à l'abri de toute-responsabilité,
et le magistrat est responsable de toute erreur.
Il n'en est pas de même si le médecin ne motive pas
son refus, et refuse son concours matériel, c'est-à-dire
au moins sa présence.
_ 27 -
Il tombe sous le coup de la loi, et
c'est
cequi arriva
aux médecins de Rodez qui avaient
refusé d'obtempérer
à une réquisition
judiciaire, afin de faire l'autopsie d'un
noyé. 11 y eut une
véritable grève d'experts. Les médecins
de Rodez refusèrent, sous prétexte que pour
qu'il
yait
flagrant délit,
il faut
quele fait soit contemporain de la
réquisition, et que pour
le cadavre,
pourlequel ils étaient
requis, la mort
remontait à plusieurs jours, et qu'il n'y
avait plus, par conséquent,
flagrant délit.
Les médecins de Rodez furent condamnés par
le juge
de paix de cette
ville. Le Tribunal correctionnel cassa ce
jugement et acquitta
les médecins de Rodez. Ce nouveau
jugement fut cassé par
la Cour de cassation et renvoyé
devant le Tribunal correctionnel de Miihau.
L'expert est choisi sur une
liste présentée
aucommen¬
cement de chaque année
judiciaire
auxCours d'appel, en
Chambredeconseil, sur proposition
des Tribunaux de
pre¬mière instance du ressort.
Tel est l'article Ier de la loi du 21
novembre 1893. Mais
l'article 3 annule presque
l'article précédent
enautorisant
le magistrat à choisir
le médecin
endehors de la liste
dans tant de circonstances, qu'elles ne peuvent pas
être
considérées comme exceptions h la
règle.
Jusqu'ici le choix
de l'expert s'est
un peufait à l'aven¬
ture. Encore dans les grandes villes on a
de la ressource.
On peut dresser une
liste complète où
nepeuvent entrer
que des personnes ayant
fait leurs
preuves.Mais dans les
petites villes et surtout à
la
campagne,le parquet n'a pas
grand choix. D'ailleurs les
influences locales et politiques,
les relations, peuvent
guider le parquet dans le choix du
médecin.
Ce travail, qui a été surtout
motivé
parle projet de loi
présenté et soutenu par M.
Cruppi à la Chambre des dé¬
putés, dans les séances des
29
et30 juin 1899, serait donc
incomplet, si au fur et à mesure
des détails de l'expertise
nous ne signalions les
réformes proposées par cet hono¬
rable député.
Jusqu'à présent la liste d'experts, composée d'après les règles formulées par le
décret du
21novembre 1893,
estune liste fermée. Elleestdresséechaque annéepar laCour d'appel, sur l'avis des Tribunaux civils.
M. Cruppi n'a pas voulu lui substituer la liste ouverte
avec laquelle l'accusé pourrait choisir n'importe quel mé¬
decin ou pharmacien.
11 a (ait valoir que, grâce à celte théorie, on verra t se former des corporations d'agents peu délicats, qui pour¬
raient dans les expertises « assumer avec trop d'ardeur et moyennant finances le rôle d'avocats peu scrupuleux ».
Il a voulu seulement, sans allerjusqu'à la liste ouverte,
substituer à la liste fermée un système plus large clans le
choix des experts et offrant plus de garanties à la défense
et à l'accusation.
Il a proposé une « liste de droit » composée demembres qui en feraient partie, grâce à leurs titres. C'est la cïéa-
tion de membres de droit.
Lesprofesseurs des Facultés de médecine, de
pharmacie
et de sciences auraientdroit à ce titre. Ces savants offrent les meilleures garanties, puisqu'ils ne se trouvent incor¬
porés dans une liste d'experts que comme conséquence
de leur compétence et de leurs aptitudes scientifiques.
De plus, ils seraient classés par catégories selon la na¬
ture de leur enseignement. Ils seraientscindés selon leurs spécialités.
Pour terminer l'étude du choix du médecin-expert tel q.u'ilestpratiqué aujourd'hui, pour en finir avec les incon¬
vénients qu'il présente, je ne signalerai que le dernier
pour nier son importance et son influence. Je veux parler
des honoraires dérisoires qu'on alloue à un médecin-
expert, et qu'un sénateur indigné qualifia « d'imperti¬
nents ».
Aussi longue est rénumération des ennuis qui guettent
le médecin-expert, aussi brève sera la liste des avantages qui vont lui échoir.