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La génétique du développement de la mouche

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La génétique du développement de la mouche

SPIERER, Pierre, GOLDSCHMIDT-CLERMONT, Michel P.

Abstract

Un organisme aussi complexe qu'un mammifère ou qu'un insecte se construit progressivement au cours du développement. Celui-ci conduit de l'œuf fécondé à l'état adulte.

Il consiste en la multiplication des cellules, la différenciation des tissus, l'édification des organes et des formes du corps. Se déroulant dans l'espace et dans le temps, le développement résulte de la mise en œuvre d'un programme. Celui-ci est sous contrôle génétique: en élucider les mécanismes est aujourd'hui l'un des grands objectifs de la biologie.

La mouche drosophile se prête particulièrement bien à cet objectif. Elle présente en effet des mutations qui changent le cours du développement, transformant des organes en d'autres, et révélant ainsi l'existence de gènes sélectionnant le destin des cellules. Tout récemment, ces gènes ont pu être isolés et analysés au niveau même de l'ADN qui les constitue. Pierre Spierer et Michel Goldschmidt-Clermont, qui ont contribué à ce travail sur l'ADN, expliquent ici les premiers éléments d'une génétique moléculaire du développement.

SPIERER, Pierre, GOLDSCHMIDT-CLERMONT, Michel P. La génétique du développement de la mouche. Recherche , 1985, vol. 16, no. 165, p. 452-461

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:150764

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(2)

Pierre Splerer est chargé de recherche à l'unlversllé de Genève.

Ses travaux actuels p ortent sur Io génétique moléculolre de la mouche drosophlle.

Mlchel Goldschmldt·

Clermont, maitre assistant à l'unlversllé de Genève, éludle la génétique moléculaire de lo photo- synthèse chez l'algue verte Chlamydo·

monos

La génétique du i développement cle la ·mouche

par Pierre Splerer et Michel Goldschmldt·Clermont

Un organisme aussi complexe qu'un mammifère ou qu'un insecte se construit progressivement au cours du développement. Celui-ci conduit de l'œuf fécondé à l'état adulte. li consiste en la multlplicallon des cellules, la différenciation des tissus, l'éditicatiOn des organes et des formes du corps. Se déroulant dans l'espace et dans le temps, le développement tésulte de la mise en œwre d'un programme. Celui-cl est sous contrôle génétique: en élucider les mécanismes est aujourd'hui l'un des grands objectifs de la biologie. La mouche drosophile se prête parl/cullèremenf bien à cet objecfit Elle orésenfe en effet des mutations qui changent le couts du développement, transformant des organes en d'autres, et révélant ainsi l'existence de gènes sélectionnant le destin des cellules. Tout récemment, ces gènes ont pu être Isolés et analysés au niveau même de /'ADN qui les constitue. Pierre Sp/erer et Michel Goldschmldf-C/ermonf, qui ont contribué à ce travail sur /'ADN, expliquent Ici les premiers éléments d'une génétique

moléculaire du

déve~t.

L

es animaux et les plantes sont des A êtres constitués par l'association de millions ou de milliards de cellules. De types différents (environ deux cents chez un mammifère, où il peut s'agir de cellules nerveuses, musculaires, osseuses, glandulaires, etc.), elles sont regroupées en organes de volume et de formes détermjnées, caractéristiques de l'espèce, internes (cœur, foie, cerveau, etc.) ou externes (pattes, ailes, antennes, etc.). Depuis le x1x• siècle, les embryolo- gistes ont décrit en détail chez la plupart des espèces d'êtres vivants, les transfor- mations qui mènent de l'œuf juste fécon- dé au jeune animal à la naissance : ces processus sont la multiplication et la différenciation des cellules, la mise en place des organes et la genèse des formes du corps. Elles se font dans un ordre précis, dans l'espace et dans le temps, traduisant la mise en œuvre d'un pro- gramme de développement. La question que se posent aujourd'hui les biologistes est de comprendre lar nature de ce B programme : où est-il enregistré et comment ? Consiste-ttil en la description des tissus cellulaires, des formes des organes et du corps, etc. ? Et si oui, par quel moyen les cellules sont-elles ame- nées à obéir à cette description au cours du développement embryonnaire ?

Il y a de nombreuses manières de tenter de répondre à ces questions : l'une d '(;!ntre elles vient de faire une percée remarquable. C'est la génétique molécu- laire du développement d'un insecte par- ticulier, la drosophile (la mouche du vinaigre, « cobaye » favori des généti- ciens depuis Je début du xxe siècle).

Avant d'expliquer cette percée, il nous faut d'abord rappeler brièvement les grandes lignes du développement de la drosophile et montrer en quoi la généti- que y est impliquée. Pui_s nous aborde- rons plus particulièrement la génétique moléculaire du développement de la drosophile.

452 VOLUME 16 LA RECHERŒE N" 165 AVRIL 1985

c

L'édification d'une mouche.

Dans le cas général chez les animaux, l'œuf fécondé se divise en deux , puis en quatre, puis en huit et ainsi de suite jusqu'à donner une sorte de balle formée de plusieur~ milliers de cellules, appelée blastula. Puis, les cellules continuent à se multiplier tout en se différenciant, c'est- à-dire en changeant progressivement de morphologie et d'activité métabolique : certaines se destinent à devenir des cellules épidermiques, des cellules ner- veuses, etc.; d'autres à devenir des cel- lules de muscle, d'os, d'intestin , etc. Chez les insectes comme la drosophile, un processus supplémentaire vient en outre

( ( 1

LA RECHERCHE N" 165 AVRIL 1985

Figure 1. La drosophile ou mouche du vinaigre est le «cobaye» favori des généticiens. Grdce à l'observatwn de certaines de ses mutatio11s, on commence à comprendre le contrOle génétique du développement de cet insecte. C'est surtout les mutations homéotiques, c'est-à-dire les mutations qui changent un organe en un autre, qui sont les plus significatives. La photo A montre une drosophile à l'état normal, avec son unique paire d'ailes et ses trois paires de pattes locomotrices. En arrière des aihs, on aperçoit une paire de petits organes en fonne de massue : les balanciers. La photo B montre une mouche mutante, dotée de deux paires d'ailes. Ses balanciers ont été transfonnés en ailes, à la suite de deux mutatio11s : /'une, appelü bithorax, a transformé la partie antérieure des balanciers en aihs; l'autre, appelie postbithorax, a transfonné la partie postérieure des balanciers en ailes (pour être tout à fait exact, cette mouche mutante a subi en outre une troisième mutation qui a renforcé la transfonnation des balanciers en ailes). La photo C montre une mouche mutante dotée de quatre paires de pattes compUtes : c'est la mutation bithoraxoïd. La photo D montre une larve de mouche atteinte par la mutation Ultrabithorax (ce type de mouche n'atteint pas le stade adulle). Comparée à la larve de mouche normale (photo E), on voit que la larve mutante Ultrabithorax présente dans sa partie antérieure trois paires d'appendices latéraux au lieu d'un seul chez la larve normale. Les appendices sont en fait des organes portant les orifices respiratoires ou stigmates. Chez la larve normale, ils ne sont portés que par le second segment thoracique. Chez la larve mutante Ultrabithorax, ils sont également portés par le troisième segment thoracique et le premier segment abdominal. Sous l'effet de la mutation Ultrabithorax, la morphologie de ces deux derniers segments s'apparente à celle d'un second segment thoracique. (Clichés A à E : E.B. Lewis.)

VOLUME 16 PAGE 453

D

E

).

(3)

Comment

I••

cellules "1awnt-•IHl1 • qu'elles doivent ,. différencier en tissu d'aile plut6t que de balancier?

(1) A. Garcia- Bellido, P.A. Lawrence, G. Morata, Sei.

Am., 241, 90, 1979;G. Mo- rata,

P.A. Lawrence, Nature, 265, 211, 1977;

P.A. Lawrence, Cell., 26, 3, 1981.

(2) E.B. Lewis, Nature, 276, 565, 1978.

structurer l'embryon : la formation de segments. Qu'est-ce qu'un segment?

Une mouche adulte présente un aspect annelé, bien visible au niveau de l'abdo- men, notamment. Chacun des anneaux e!\t, en fait, ce que les biologistes appellent un segment. Les embryologistes ont mon- tré de longue date que les segmenrs de l'adulte correspondent à ceux de l'em- bryon. Par exemple, il est possible de repérer sur l'embryon précoce les cellules qui vont donner les trois segments du thorax de l'adulte et les huit segments de l'abdomen de l'adulte (fig. 2). Chez l'adulte, le premier segment du thorax porte une paire de pattes locomotrices; le second, une paire de pattes et une paire d'ailes; le troisième, une paire de pattes et une paire de balanciers (il s'agit de petits organes en formes d'haltères : ce sont en réalité des ailes vestigiales, et elles ont pour fonction d'équilibrer le vol de la mouche).

Le passage d'un segment embryonnaire indifférencié à un segment thoracique pourvu d'appendices caractéristiques met précisément en jeu des mécanismes de différenciation cellulaire et de morphoge- nèse(= genèse des formes). Les équipes de Antonio Garcia-Bellido, de l'universi- té de Madrid, et de Peter A. Lawrence, du laboratoire de biologie moléculaire de Cambridge (Grande-Breta5)1e), ont pro- posé l'explication suivante l : en simpli- fiant beaucoup, on peut dire que des cellules de chaque segment de l'embryon vont engendrer les cellules de chaque segment de l'adulte. A l'intérieur de chaque segment, des cellules de l'em- bryon se multiplient et se différencient : par exemple, s'il s'agit du second segment thoracique, certaines se différencient en cellules de tissu d'aile et s'organisent de façon à donner forme aux ailes; d'autres se différencient en cellules de tissu de pattes et s'organisent de façon à donner forme aux pattes.

La question qui se pose est la suivante : comment les cellules « savent »-elles qu'elles doivent se différencier en tissu d'aile plutôt qu'en tissu de balancier, et s'organiser en aile plutôt qu'en balan- cier ? On peut supposer qu'elles réalisent tel ou tel destin d'après la position qu'elles occupent dans l'embryon. Cer- taines cellules situées dans le second segment thoracique de ·l'embryon donne- ront naissance à des cellules de l'aile, tandis que certaines cellules situées dans le troisième segment thoracique de l'em- bryon donneront naissance aux balan- ciers. Donc, les cellules doivent d'une manière ou d'une autre « connaître » leur position dans l'embryon, et d'après cette information réaliser leur propre activité métabolique et réaliser telle ou telle architecture avec leurs voisines.

De manière générale, toute cellule réalise telle ou telle activité métabolique sous la direction de son patrimoine géné- tique contenu dans ses chromosomes (corpuscules en forme de bâtonnets loca- lisés dans le noyau des cellules). Dans un

454 VOLUME 16

embryon

tête

,..,____..~...__.,):----­

1 / 1 1

1 1 thorax 1 1

1 1 1 1 1 1 I 1 1 I I 1 1

adulte

Figure 2. Le développement de l'embryon, chez la drosophile, comporte un processus de segmentation. Chacun des segmenJs se différenciera ensuite selon sa propre voie. Il est ainsi possible de repérer quels sont les segments de l'embryon qui correspondent à ceux de l'adulte : Ti. T2 et T3 chez l'embryon donneront les trois segments du thorax de l'adulte; les segments de A 1 à A8 deviP.(lnent les huit segments de l'abdomen de l'adulte. C'est sa position dans l'embryon qui détermine# ·une cellule quel type de morphologie et d'activité métabolique elle va prendre à l'état ad~

organisme multi-cellulaire comme un in- secte (ou un mammifère, un mol1usquc::, etc.), chaque cellule possède le patri- moine génétique figurant dans l'œuf fé- condé, puisque toutes les cellules d'un animal descendent de cette cellule ini- tiale. Mais dans la mesure où une cellule devient une cellule d'aile plutôt qu'une cellule de balancier et qu'elle réalise donc une activité métabolique particulière plu- tôt qu'une autre, c'est qu'elle exécute certaines directives contenues dans le patrimoine génétique plutôt que d'autres.

Pour prendre une image à l'informatique, on peut se représenter le patrimoine génétique comme un programme, c'est-à- dire un ensemble d'instructions. Toutes les cellules possèdent la totalité du pro- gramme, mais en fonction de leur posi- tion, elles n'exécutent que certaines ins- tructions.

Nous arrivons donc à la conception selon laquelle un programme de dévelop- pement d'un organisme est inscrit dans le patrimoine génétique de cet organisme.

Toutes les cellules qui composent celui-ci en ont un exemplaire et chacune d'elles obéit à certaines instructions seulement.

La question est alors r.le savoir comment s'opère le choix des instructions selon les cellules. C'est ici l'étude de certaines mutations génétiques changeant le cours du développement de la drosophile qui a apporté les premiers éléments de ré- ponse. Il s'agit notamment des mutations appelés homéotiques. Celles-ci provo- quent le remplacement d'un organe par un autre se trouvant normalement ail- leurs dans l'anatomie de l'animal. Par exemple, la mutation Antennapedia donne des mouches qui ont des pattes sur la tête, à la place des antennes. De nombreuses mutations homéotiques concernant les segments thoraciques et abdominaux sont connues. Dans cet ar- ticle, nous nous en tiendrons plus spécia- lement à ces mutations, laissant de côté les mutations comme Antennapedia qui affectent les appendices de la tête et du premier segment thoracique.

LA RECHERCHE N" 165 AVRIL 1985 1 I ,

Captez

mieux~

jamais 1

LeCroy

(4)

Des mouches à quatre alles.

En 1941, le généticien américain Calvin Bridges (qui avait été très tôt un proche collaborateur de T.H. Morgan, le généti- cien qui fonda la génétique moderne grâce à la drosophile) isola un mutant particulier de la drosophile qu'il nomma bithorax (en abrégé : bx). Cette mouche mutante a une paire de balanciers anor- male : la partie antérieure de ces organes est remplacée par du tissu d'aile. En fait, l'examen montre que la moitié antérieure du troisième segment thoracique est transformée en moitié antérieure du se- cond segment thoracique. En particulier, l'avant de la troisième paire de pattes a les caractères (poils, etc.) d'une seconde paire de pattes. Chez cette mouche mutante, c'est donc une partie du troi- sième segment qui s'est développée comme si elle était la partie homologue du ~ond segment.

h..,

1954, un autre généticien améri-

cain, E .B. Lewis, découvrit un nouveau mutant qu'il nomma postbithorax (pbx).

Chez ce dernier, c'est la partie posté- rieure des balanciers, des pattes, et en fait la partie postérieure de tout le troisième segment qui a les caractéristiques du second. Le croisement des mouches bithorax et postbithorax peut donner naissance à des mouches porteuses des deux mutations à la fois : celles-ci cumu- lent leurs effets, et donc leur troisième segment prend les caractéristiques du second segment : ces mouches ont donc deux paires d'ailes (fig. 1 B).

En fait, la plus ancienne des mutations homéotiques affectant cette région du corps de la drosophile avait été décou- verte dès 1927, par Calvin Bridges : il s'agit de la mutation bithoraxoïd (bxd).

Elle a pour effet de donner à la partie antérieure du premier segment abdomi- nal l'~~pect du troisième segment thoraci- qu e telles mouches mutantes peuvent donc avoir une paire de pattes supplé- mcataires (mouches à huit pattes au lieu des six normales) (fig. 1 C). Et puis, il existe enfin une mouche mutante dite Ultrabithorax (Ubx) chez laquelle le troi- sième segment thoracique et le premier segment abdominal ont des caractéristi- ques du second segment thoracique (en fait, les mouches qui présentent cette mutation n'atteignent pas l'état adulte;

c'est donc sur la larve que l'on peut voir la similitude du troisième segment thoraci- que et du premier segment abdominal avec le second segment thoracique) (fig. 1 D).

Ces différentes mutations révèlent donc que des interconversions entre segments ou parties de segments sont possibles. Tout se passe donc comme s'il existait une anatomie de base des segments et que différents aiguillages pouvaient conduire, lors du développe- ment, à la réalisation de l'anatomie des autres segments par modifications des destins cellulaires. Dans le second segment thoracique, des cellules sont

LA RECHERCHE N" 165 AVRIL 1985

aiguillées vers la réalisation d'ailes; dans le troisième, elles sont aiguillées vers la réalisation de balanciers. Si ce dernier aiguillage ne fonctionne pas, ces mêmes cellules reprennent le destin qu'elles avaient dans le second segment : édifier des ailes.

Plus fondamentalement, l'existence des mutations homéotiques révèlent que les

« aiguillages » dans l'édification de la drosophile figurent dans le patrimoine génétique, puisqu'ils peuvent être chan- gés par des mutations transmises hérédi- tairement. Autrement dit, les mutations homéotiques révèlent qu'il existe des gènes sélectionnant les destins cellulaires, c'est-à-dire des gènes « sélecteurs » ainsi que les a appelés A. Garcia-Bellido.

En étudiant comment sont transmises héréditairement les mutations homéoti- ques, E.B. Lewis a montré ces dernières années que les gènes « sélecteurs » sus- ceptibles de donner lieu à des mutations de type bithorax, postbithorax, etc., figu- rent sur le chromosone n° 3 de la droso-

- - -- - Th1 Th 2 Th 3

Ab 1 Ab 2 Ab3 Ab 4

/

Ab5 Ab 6 Ab 7 Ab8

GENËTIQUE DU DËVELOPPEMENT

phile (la localisation des gènes sur les chromosones par l'observation des croise- ments est une technique ancienne mise au point par T.H. Morgan au début du siècle). En fait, les gènes «sélecteurs » en question sont regroupés dans une petite région du chromosome n° 3, ils forment ce qu'on appelle un complexe génétique : dans le cas présent, ce groupe de gènes a donc reçu le nom de complexe bithorax.

Trente ans d'analyses de ce complexe ont amené E .B. Lewis à proposer une explication de la manière dont les gènes

« sélecteurs » du complexe bithorax ai- guillent les destins des cellules dans chacun des segments postérieurs au se- cond segment thoracique<2> (en avant de ce segment, c'est-à-dire, pour les segments de la tête et du premier segment thoracique, d'autres gènes« sélecteurs », appartenant à un autre complexe dit

« complexe Antennapedia », intervien- nent).

E.B. Lewis est parti de l'idée déjà mentionnée ci-dessus que la morphologie

Figure 3. JI est possible d'expliquer le contrôle de la différenciaJion progressive des segments de la mouche durant le développemenJ. Selon un modèle proposé par le généticien américain E.B. Lewis, l'explication, concernant les segments postérieurs au second thoracique, est la suivante : les cellules dans chacun des segments exécutent cerlaines instructions du patrimoine génétique conJenu dans leurs chromosomes. Les instructions sont différentes d'un segment à l'autre et sont choisies, au sein du patrimoine génétique, par des « gènes» sélecteurs. On a représenté sur ce schéma d'une mouche drosophile des batteries de gènes sélecteurs dans chaque segment (chaque carré représente un gène ou exceptionnellement deux gènes sélecteurs). La morphologie de base de wus les segments serait celle réalisée dans le second segment thoracique (Th2), c'est-à-dire comprenant notamment une paire d'ailes dorsales et une paire de pattes ventrales. Cette morphologie serait réalisée en l'absence de toute activité de gènes sélecteurs (ce qui est symbolisé par l'absence de couleur de tous les petits carrés).

Dans le troisième segment thoracique (Th3), des gènes sélecteurs entrent en jeu (ce qui est symbolisé par la coloration du premier carré), aiguillant les cellules à édifier des balanciers plutôt que des ailes (les gènes en question correspondent aux gènes bx+ et pbx+; voir fig. 7). Dans le segmenJ suivant c'est-à-dire le premier segment abdominal Abl, un nouveau gène sélecteur vient ajouter son effet à celui déjà dû aux gènes sélecteurs en action dons le segment précédent. (Il s'agit en réalilé du gène bxd+, voir fig.7). En conséquence, les instructions concernant l'édification des paJJes et des balanciers ne sont pas mises à exécution. Et ainsi de suite, j usqu'au dernier segment abdominal (Ab8), la morphologie de chaque segmenJ differe, dans ses détails, de celle du segment précédent, traduisant l'entrée en jeu d'un nouveau gène «sélecteur». Ce modèle de contrôle génétique du développement de la drosophile a été dressé sur la base de l'obserYation des mutations homéotiques (fig. 1). Il est aujourd'hui en train d'être vérifié, au niveau de l'activité biochimique des gènes.

VOLUME 16 PAGE 455

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Les mutations homéo#ques révèlent des gènes qui aiguillent le des#n des cellules.

du second segment thoracique est la morphologie de base de tous les segments et que les morphologies des segments postérieurs à celui-ci en sont dérivés par modifications progressives, dues à l'en- trée en jeu de « gènes sélecteurs »

(fig. 3). Plus précisément, la morphologie du second segment thoracique serait réalisée dans des conditions où tous les gènes du complexe bithorax seraient

« hors jeu » dans toutes les cellules de ce second segment. La morphologie du troisième segment thoracique serait réali- sée grâce à l'entrée en jeu d'un gène sélecteur dans certaines cellules de ce segment, aiguillant les unes à édifier la partie antérieure des balanciers et d'autres la partie antérieure des pattes : ce gène est précisément celui qui est lésé Ims de la mutation bithorax. Par convention,

sonde de départ -

on le dénote bx+ lorsqu'il est normal, et bx lorsqu'il est lésé, c'est-à-dire mis hors jeu par une mutation. Ainsi est expliqué l'effet de la mutation bithorax : en lésant le gène bx+, elle empêche certaines cellules d'être aiguillées vers la réalisation des parties antérieures des balanciers et des pattes de ce troisième segment. Les cellules pren- nent donc Je destin qu'elles ont dans le second segment : former les parties anté- rieures des ailes et des pattes du second segment. Dans le troisième segment, la mutation met hors jeu le gène bx+, ce qui équivaut à la situation trouvée dans le second segment où bx+ est normalement hors jeu.

Toujours dans le troisième segment thoracique, un autre gène sélecteur inter- vient pour l'aiguillage des cellules vers la réalisation de la partie postérieure des

~

différents fragments d'ADN contenant la séquence de nucléotides identique 1"' tri

2• tri

ADN du chromosome

3• tri

sonde de départ

à la sonde de départ

c::::J

~

sonde n° 2

4• tri

~

différents fragments d'ADN contenant la séquence de nucléotides identique à la sonde n° 2

c::::J sonde n• 3

c::::J

~

sonde n° 4

-

fragment contenant le gène cible

gène cible

Figure 4. L 'ADN correspondanJ aux gènes du complexe bithorax a pu être isoli grâce à une technique nouvelle de génie génétique, la « marche sur le chromosome ». Celle-ci est illustrée par le schéma: pour isoler l'ADN d'un gène« cible», il faut déjà disposer de l'ADN d'un gène ne.figurant pas trop loin sur le même chromosome. Les techniques classiques du génie génétique permettent de découper la totalité de l'ADN chromosomique d'un organisme donné en de très nombreux fragments.

Si l'on dispose d'une copie du gène de départ (rouge), on peut s'en servir comme « sonde »pour détecter les fragments qui incluent le gène en question. On retiendra parmi ces fragments, celui qui, rapporté au chromosome, présente l'extrémité la plus rapprochée du gène «cible». On isole alors cette extrémité (rose) et on s'en sert comme «sonde» pour trier de nouveaux fragments: un de ceux-ci aura une extrémité se rapprochanJ encore plus du gène « cible », on recommence ainsi l'opération jusqu'à aJteindre le gène cible. Pour que la technique soit applicable, il faut que la position du « gène de départ » et celle du gène « cible » soienJ connues sur le chromosome (ce que permettent souvent les techniques de génétique classique).

456 VOLUME 16

balanciers et des pattes : c'est ce gène qui est éventuellement lésé par la mutation postbithorax (ce gène est dénoté pbx+ à l'état normal; pbx à l'état muté).

Dans le premier segment abdominal, un nouveau gène sélecteur entre en action, en plus de bx+ et pbx+, déjà en action dans le segment précédent : celui- ci commande la suppression de l'édifica- tion des pattes locomotrices et des balan- ciers. C'est ce gène, dénoté bxd+, qui est éventuellement lésé par la mutation bithoraxoïd (il est alors dénoté bxd).

Selon le modèle de Lewis, il en va ainsi jusqu'au huitième segment abdomin{ll : d'un segment à l'autre, de nouveaux gènes du complexe bithorax entrent en jeu successivement. (Les segments abdo- minaux sont dépourvus d'appendices, mais diffèrent les uns des autres par de petits détails morphologiques.)

On peut se demander si la mutation Ultrabithorax correspond elle aus' la lésion d'un gène particulier. Ave --Gtte mutation, tout se passe comme si les gènes bx+, pbx+ et bxd+ demeuraient hors jeu. La mutation Ubx correspond donc en fait à la lésion simultanée de ces trois gènes.

E.B. Lewis a fait remarquer que son modèle expliquait non seulement un certain processus de développement, mais qu'il était lui-même explicable, dans ses grandes lignes, par le mode d'évolu- tion qu'ont connu les espèces ayant précédé les diptères (groupe auquel ap- partiennent les mouches). En effet, l'évo- lution des arthropodes (embranchement comprenant les crustacés, les arachnides, les insectes ... ) qui a mené aux insectes en général, et aux diptères en particulier, semble bien s'être faite de la manière suivante : au départ, les plus anciens arthropodes étaient formés de nombreux segments tous semblables (comme sont encore aujourd'hui les mille-pattes)• •mis, chez les espèces qui leur ont suce / les segments se sont progressivement diffé- renciés, sans doute grâce à l'apparition de nouveaux gènes « sélecteurs » prenant en charge la différenciation morphologique de chacun des segments. Enfin, lorsque sont apparus les insectes ailés, ils eurent d'abord quatre paires d'ailes, comme c'est le cas encore aujourd'hui chez les libellules. De nouveau, l'évolution de ces insectes ailés s'est faite par différencia- tion des segments grâce à des gènes

« sélecteurs » nouvellement acquis. Il s'ensuit que les insectes à deux ailes ont plus évolué que les insectes à quatre ailes.

La destruction (par des mutations) des gènes nouvellement acquis fait retourner la morphologie des insectes à deux ailes à un stade ancestral à quatre ailes. Cette interprétation phylogénétique s'accorde donc avec le mode de contrôle génétique du développement postulé par E.B.

Lewis.

A la fin des années 1970, la notion de gènes « sélecteurs » contrôlant le déve- loppement de la drosophile était donc solidement établie. Or, à la même épo-

LA RECHERCHE N° 165 AVRIL 1985

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GENÉTIQUE DU DÉVELOPPEMENT

30 µ = 3 700 000 paires de base

1 1

région 1 1 complexe

rosy-Ace

1 l

bithorax

chromosome

n° 3 normal ~'...,...,..,,..,,...,...,....-.rrr;;n1T11iTTlrr.-r.7Jrrr.;:-;;-i;-:-,r.-;11.;7:1:1r.lrn..,...,..,,_,...,-rllmt-lrr--m-.r.117ll~7rrrr.7.~r.!~

chromosome n° 3 muté

point de cassure

C D

87

point de cassure

87 88

point de cassure

E F A 89 90 point de cassure Figure S. La « marche sur le chromosome » est une technique d'isolement des gènes qui peut être très longue à réaliser, si la distance entre gène de départ et gène « cible » est grande. Dans le cas de l'isolement des gènes du complexe bitborax, la marche sur le chromosome fut considérablement raccourcie grâce à la découverte d'une mouche mutante qui présentait une inversion chromosomique entre gène de départ et gène" cible». La figure illustre cette inversion. On voit en haut une portion de la branche droite du chromosome n° 3 de la drosophile, telle qu'elle apparaît au microscope dans les glandes salivaires de cet insecte (les chromosomes y sont géants et donc facilement visibles). Il est possible de repérer des bandes dont la localisation est bien déterminée sur les chromosomes. D'autre part, les études de génétique classique (étude des croisements et des recombinaisons entre gènes) permettent de définir la position des gènes par rapport aux bandes. Ici, les gènes de départ, dénommés rosy 'et Ace sont connus pour être localisés dans la région 87 définie par les « bandes », et les gènes du complexe bithorax dans la région 89 (ils sont séparés par une distance de 30 microns, soit 3 700 000 bases). En bas, on voit la même portion de branche droite du chromosome n° 3 qui a subi une inversion chez une mouche mutanJe. Il s'est par hasard produit chez cette mouche deux cassures, l'une dans la région des gènes rosy et Ace (gris) l'autre dans la région du complexe bithorax (couleur) et la portion comprise entre ces deux cassures s'est retournée (c'est l'observation des bandes caractéristiques qui le met en évidence). Par suite, des gènes du complexe bithorax se trouvent être ici en contact avec des gènes de la région rosy-Ace. Comme les chercheurs avaient déjà isolé l'ADN de cette dernière région, ils purent s'en servir comme sonde pour isoler l'ADN du complexe bithorax en contact avec elle et se servir ensuite de cet ADN pour isoler la totalité de l'ADN du complexe bithorax chez la mouche normale.

que, les techniques de génie génétique venaient de surgir et permettaient d'envi- sager l'étude des gènes et de leur fonc- tionnement au niveau même de leur substance chimique constitutive : !'ADN.

C'est cette analyse des gènes au niveau mê,....0 de !'ADN que l'on appelle généti- qu oléculaire.

En 1983, un groupe de chercheurs travaillant dans le laboratoire de David Hogness, à l'université Stanford (Califor- nie), annonçait qu'il avait réussi à isoler<3>

par les méthodes du génie génétique, l'ADN correspondant à des gènes du complexe bithorax. Voyons d'abord comment ces chercheurs sont arrivés à isoler et à analyser I' ADN chromosomi- que correspondant au complexe bithorax.

La marche sur le chromosome.

L'analyse des gènes du complexe bitho- rax a demandé deux étapes principales : l'isolement du fragment d'ADN chromo- somique correspondant au complexe bithorax; puis l'identification sur !'ADN ainsi isolé de la position des différents gènes bx +, pbx+, bxd+, etc.

L'isolement de !'ADN du complexe a demandé en fait la mise en œuvre d'une technique nouvelle de génie génétique :

« la marche sur le chromosome ». Au début de l'ère du génie génétique, vers 1976, lorsqu'on voulait isoler un gène

LA RECHERCHE 165 AVRIL 1985

particulier au sein de dizaines de milliers composant le patrimoine génétique d'un organisme supérieur comme une droso- phile ou une souris, on était confronté à la situation suivante : n'étaient isolables que les gènes qui se manifestaient par une forte activité dans certaines cellules. Par exemple, le gène de la globine de souris, qui commande la synthèse de la globine, une protéine entrant dans la composition de l'hémoglobine, est très actif dans les cellules précurseurs des globules rouges : on trouve donc de grandes quantités d'ARN messager de la globine dans ces cellules. (L' ARN messager est une molé- cule représentant une copie du gène et figurant dans le cytoplasme, à la diffé- rence du gène lui-même qui est localisé sur un chromosome dans le noyau de la cellule; l' ARN messager sert à diriger la synthèse de la protéine codée dans la chaîne des nucléotides qui constitue le gène.) Le travail du généticien molécu- laire consiste, dans cette situation, à extraire du cytoplasme et à purifier

!'ARN messager du gène recherché, et à s'en servir comme d'une sonde. Il a, en effet , constitué par ailleurs des clones de bactéries (c'est-à-dire des colonies), cha- cun contenant un fragment différent de

!'ADN de l'animal étudié. Ces fragments sont très simplement issus en très grand nombre de la dissection, au moyen d'en- zymes particulières, de la totalité des

chromosomes d'un animal. Ils ont été

« greffés », par les techniques déjà classi- ques du génie génétique, à des bactéries réceptrices, qui ont alors formé des clones. Le jeu consiste donc à trouver au moyen de la sonde, le clone bactérien qui héberge un fragment d'ADN chromoso- mique incluant le gène recherché. C,'est ainsi qu'ont été obtenus, ces dernières années, le gène de la globine de souris, le gène de l'hormone de croissance de rat, le gène de l'interféron humain, etc. (voir la Recherche, n° 110, avril 1980). Mais dans le cas de !'ADN du complexe bithorax de la drosophile, il n'était pas question d'appli- quer cette technique, puisqu'on ne dispo- sait d'aucun ARN messager issu de ce complexe. Il se trouve que W. Bender et P. Spierer avaient mis en œuvre une tech- nique de « marche sur le chromosome » pour isoler et cloner certains gènes de la drosophile baptisés rosy et A ce pour lesquels on ne disposait pas d' ARN messa- ger. En outre, ces gènes voisins l'un de l'autre se trouvent sur le même chromo- some que le complexe bithorax et pas très éloigné de celui-ci. Ayant réussi à isoler et à cloner les gènes rosy et Ace ( comman- dant respectivement la synthèse de la xanthine déshydrogénase et de l'acétylcho- Iinestérase ), ils purent ensuite envisager d'isoler et de cloner le complexe bithorax par la même méthode<3

>.

En quoi consiste la « marche sur le

VOLUME 16 PAGE 457

(3) W. Bender et al., J. Mol.

Bio/., 168, 17, 1983.

(7)

Le génie génétique permet maintenant d'extraire

des chromosomes de la mouche, certains gènes Intéressants.

complexe bithorax

T T fT î rr î n î T T

-carte physique de !'ADN du complexe

bithorax à l'état normal

repères symboliques des sites de coupure de !'ADN par des enzymes particulières

1 11 11

1 11 11

1 1 1 1 1

' 11 1 11

T fT î rr

'

1 1 1

' î ? T ? î

-carte physique de !'ADN du complexe bithorax à l'état muté

11 !

j

fi

1 \

11 ( I i=---

chromosome muté par réarrangement chromosomique

Figure 6. Lorsque l'on dispose de rADN d·une région de chromosome, il est possible d'en établir la" carte physique ».Cela consiste à soumettre cet ADN à différentes enzymes qui le coupent en des points spécifiques: chaque enzyme réalise des coupures selon ses propres modalités, c'est-à-dire au niveau de courtes séquences de nucléotides (définies pour chaque enzyme). La carte physique d'un fragment d'ADN donné montre donc les positions relatives des différents sites de coupures réalisées par différentes enzymes : on a représenté sous forme symbolique en haut de la figure, la carte physique du complexe bithorax, au regard de la région du chromosome n° 3 où figure le complexe. Disposer d'une telle carte est utile pour repérer les mutations qui affectent cet ADN. En effet, une mutation consistant en un réa"angement de l'ADN du chromosome, bouleverse la carte physique normale de la région. l "<irle physique de la région à l'état muté présente une distribution différente des sites de coupure de celle de la carte de la région à l'état normal. Il est po '- : en comparant les deux cartes de délimiter très précisément où se situe la mutation. Pour peu que l'on dispose de différentes mutations de /'ADN produisant le même effet, il est alors possible de délimiter l'étendue du gène touché par ces mutations.

chromosome » ? Elle vise à atteindre le gène (ou l'ensemble de gènes) que l'on veut cloner en partant d'un gène voisin sur le même chromosome dont on dispose déjà sous forme clonée (fig. 4). Le gène cloné peut en effet servir de « sonde »

initiale pour trier les clones bactériens hébergeant des fragments plus ou moins longs de l'ADN total de l'animal étudié.

On repère alors le fragment dont l'extré- mité se rapproche le plus sur le chromo- some du gène recherché. On isole cette extrémité et on se sert de celle-ci à son tour, comme sonde. On va donc pouvoir repérer ainsi successivement des fragments d'ADN dont l'extrémité est de plus en plus proche du gène recherché.

Bien entendu, cette technique n'est applicable que si l'on a, par ailleurs, déterminé l'emplacement du gène recher- ché sur un chromosome : cela est possible par la combinaison des méthodes de la génétique classique (étude de la transmis- sion héréditaire des mutations), et par l'observation de la morphologie des chro- mosomes. Certaines cellules de droso- phile ont des chromosomes géants. Ce sont des chromosomes qui se sont multi- pliés sans division cellulaire. On peut y visualiser des bandes caractéristiques, qui permettent d'établir une carte du chro- mosome. L'observation de la transmis- sion héréditaire des mutations de la drosophile permet en général de dire dans quelles « bandes » d'un chromo- some doit figurer le gène frappé par ces mutations. Par ailleurs, les fragments d' ADN « clonés » peuvent être localisés sur cette carte « visible » du chromo- some. Le fragment d' ADN est tout d'abord marqué par un isotope radioactif, puis incubé avec des chr9mosomes géants étalés sur une lame de microscope.

L'ADN est formé de deux chaînes complémentaires qui ont la propriété de se reconnaître et de pouvoir s'« hybri- der ». Le fragment radioactif va donc

458 VOLUME 16

s'accoler à l'endroit du chromosome d'où il provient. La région du chromosome ainsi rendue radioactive est révélée par l'application d'émulsion photographique.

Cette technique • permet de suivre la progression d'une marche sur le chromo- some en localisant les fragments obtenus à chaque étape.

Lorsqu'ils eurent atteint, en 1978, la région contenant les gènes rosy et A ce, Bender et Spierer se proposèrent d'at- teindre la région du complexe bithora.x sur le chromosome n° 3. La tâche parais- sait cependant énorme. La marche sur le chromosome progresse à la vitesse de 20 000 bases par mois (les bases sont les maillons des chaînes d'ADN). Or la région des gènes rosy et Ace et la région du complexe bithora.x sont séparées de 140 « bandes» sur le chromosome n° 3, ce qui représente 3 700 000 bases. En théorie, il aurait donc fallu quinze ans de travail pour atteindre cette région.

Mais à ce moment, E.B. Lewis signala au groupe de Stanford qu'une nouvelle mouche mutante, pouvant faciliter la

« marche sur le chromosome », avait été découverte par T.C. Kaufman à l'univer- sité d'Indiana. Chez cette mouche, la mutation résultait du retournement de toute la portion de chromosome allant de la région des gènes rosy-Ace à la région du complexe bithora.x (fig. 5). De ce fait, des gènes du complexe bithorax se trou- vaient au voisinage immédiat des gènes rosy-Ace. Une sonde reconnaissant ces derniers pouvait donc permettre d'isoler les gènes du complexe bithora.x se trou- vant à leur proximité. Ceux-ci pouvaient ensuite permettre une « marche sur le chromosome » chez la mouche normale, et repérer ainsi tout !'ADN de la région du complexe bithorax. Ce qui fut fait par W. Bender et ses collaborateurs<4> qui identifièrent une région chromosomique de 400 000 paires de bases, contenant tout !'ADN du complexe bithorax.

Les chercheurs disposaient donc, au début des années quatre-vingts, d'une carte « physique » de !'ADN du complexe bithora.x, c'est-à-dire d'une carte portant des repères caractéristiques (fig. 6).

Ceux-ci sont constitués par les points de coupure effectués sur cette chaîne d'ADN par diverses enzymes de restric- tion (ces enzymes ont pour propriété de couper les chaînes d' ADN au niveau de certaines séquences de bases). Mais comment situer les gènes bx+, pbx+, etc.

sur cette carte ? La méthode a consisté ici à comparer la carte physique de l'ADN de la mouche normale à la carte physique de !'ADN d'une mouche frappée par une mutation particulière (bithora.x , ou post- bithora.x, etc.) (fig. 6). Toute mutation d'un gène résulte, en effet, du boulever- sement plus ou moins étendu de la rh'iîne d' ADN qui le constitue. En géné\__ un gène peut être muté de nombreuses façons différentes, bien que la consé- quence sur l'apparence (phénotype) de l'animal reste la même, traduisant l'aboli- tion de la fonction du gène. En compilant tous les changements de l' ADN qui se traduisent par l'inactivation du même gène, il est donc possible de délimiter la place qu'occupe un gène donné sur la carte physique de l' ADN du complexe bithora.x.

Cette méthode n'est applicable qu'à la condition que les mutations frappant un gène représentent un bouleversement suffisamment étendu de la chaîne d'ADN. Les repères fournis par les enzymes de restriction correspondent en effet à des courtes séquences de paires de bases dispersées de loin en loin sur la chaîne de !'ADN. Une mutation due au changement d'une seule base risquerait fort d'affecter une base qui ne serait pas

« repérée » par une enzyme de restric- tion . Fort heureusement, il s'est trouvé que les mutations affectant le complexe bithora.x consistaient essentiellement en

LA RECHERCHE N" 165 AVRIL 1985

(8)

réarrangements chromosomiques (boule- versement de toute une partie de la chaîne d'ADN constitutive d'un chromo- some) ou en insertions de « transpo- sons », c'est-à-dire de petites séquences d' ADN (les transposons sont des « gènes sauteurs», c'est-à-dire ces fragments d'ADN capables de changer de place sur les chromosomes, découverts d'abord par Barbara Mc Clintock chez le maïs dès les années 1940, puis observés par la suite chez de nombreux organismes dont la drosophile). Finalement, les chercheurs furent donc en mesure de délimiter la position de chacun des gènes du complexe bithorax sur la carte physique de !'ADN de cette région (fig. 7 C). Comme on s'y attendait la distribution des gènes sur le chromosome n° 3, révélée par cette méthode est comparable à celle qui avait été déduite par les moyens classiques de la génétique (fig. 7 B) (comme nous l'av1 déjà dit, depuis les travaux de T.J1:.,_,vforgan, au début du siècle, les

A chromosome

B carte génétique

bx Ubx

C carte moléculaire

généticiens « classiques » savent localiser les gènes les uns par rapport aux autres sur les chromosomes).

Des gènes surprenants.

Cependant, des surprises apparaissent.

D'abord les gènes Ubx+ et bxd+ sont extraordinairement longs : 70 000 paires de bases pour le premier, 20 000 paires de bases pour le second. Ensuite Je gène bx+

est situé à l'intérieur du gène Ubx+ , de même que le fène pbx+, figure à l'inténeur du gène bxd . Or la génétique classique, puis la génétique moléculaire des bactéries nous avaient habitués jusqu'ici à l'idée de gènes se présentant comme des unités distinctes, éventuellement disposées de manière adjacente les unes 4ux autres sur les chromosomes, et en tout cas correspon- dant à des portions d'ADN distinctes les unes des autres. Comment comprendre cette étonnante interpénétration des gènes du complexe bithorax ?

Pour résoudre ce problème, il faut

bxd pbx

rr r r r r r r

bxd réarrangements sites des

r

de l'ADN

66 n11 Ul ill

-...---~~---... sites

bx Ubx bxd pbx d'insertions

de l'ADN

70 000 bases 20 000 bases

ARN prémessagers

ARN messagers 1 400 bases

Figure 7. L'isolement de l'ADN du complexe bithorax a permis d'identifier chacun des gènes de ce complexe en termes de séquences de nucléotides, et de voir comment ils gouvernent la synthèse des protéines dans les cellules où ils sont actifs. Sur cette figure, on a mis en regard : (A) la carte cytologique (observation du chromosome et de ses bandes); (B) la carte génétique (position relative des gènes établie par l'étude des croisements); (C) la carie moléculaire (position des gènes diduite d'après le site des mutations sur la carte physique (fig. 6). Ces mutations sont dues soit à des réarrangements soit à des insertions imprévues de courtes séquences d'ADN; (D) le schéma de la formation des ARN messagers à partir de ces gènes. On n'a fait figurer sur ces schémas très simplifiés que le gène bx+

cvrresporulant aur mutations bithorax, le gène pbx+ (mutations postbithorax), le gène bxd+

(mu!aiions bithoraxoïd), et le gène Ubx+ (mutations Ultrabithorax). (Voir l'effet de ces mutations sur l'apparence de l'animal, fig. 1). En ce qui concerne la formation tks ARN messagers (7D), il est établi que le processus commence par la formation de tkur grands ARN prémessagers, correspondant aur gènes Ubx+ et bxd+. Puis différents ARN messagers sont réalisés par la mise bout à bout de certaines parlies seulement (ou exons) de ces ARN prémessagers tandis que les parties intervenantes (ou introns) sont éliminées. Les ARN messagers obtenus sont beaucoup plus courts que les ARN prémessagers.

LA RECHERCHE N°165 AVRIL 1985

GENÉTIQUE DU DÉVELOPPEMENT

considérer les ARN messagers auxquels donnent naissance ces différents gènes.

Les premières étapes de cette étude viennent d'être réalisées par une équipe de l'université Stanford comprenant M. Goldschmidt-Clermont, R. Saint, P.

Beachy et D. Peattie.

Il apparaît que les gènes Ubx+ et bxd+

appartiennent à cette classe de « gènes en morceaux » bien connus chez les orga- nismes supérieurs (voir la Recherche, n° 155, mai 1984). Autrement dit, ils sont formés d'une succession d'exons (parties du gène traduites dans la protéine finale) et d'introns (parties non traduites). En particulier, le gène Ubx+ présente un exon à chacune de ses extrémités, d'envi- ron 1 500 bases chacun, et deux petits exons de quelques dizaines de bases,

« perdus » au milieu de l'intron géant (environ 70 000 bases) séparant les deux exons terminaux. La synthèse des pro- téines codées par ces gènes commence par la formation d'ARN pré-messagers qui sont la copie de la totalité des gènes Ubx+ ou bxd ... (fig. 7 D). Puis, ces ARN pré-messagers subissent un processus de maturation aboutissant à différents ARN messagers de petites tailles (1 400 à 4 700 bases). La totalité des introns est donc éliminée et les exons sont raccordés par des processus d'épissage (de mise bout à bout).

Le fait capital est que différents ARN messagers finaux paraissent être produits à partir d'un long précurseur en fonction du choix des exons qui sont finalement

« épissés » : les différents ARN messa- gers finaux ont donc des parties communes et d'autres qui diffèrent. Le gène bx+ tel qu'il est défini par les mutations, correspond probablement à une voie particulière de la maturation de

!'ARN pré-messager issu de Ubx+ : au- trement dit, il correspond probablement à un ARN messager final composé d'un choix de certains exons du gène Ubx+.

(Mais on n'a pas encore identifié de quel choix d'exons il s'agit). La mutation bithorax correspond probablement à des changements dans la chaîne des bases (changements repérés sur la carte physi- que et dénotés bx) qui contribuent à rendre impossible l'épissage de !'ARN en question.

On peut maintenant tenter de voir si, dans les différents segments, les gènes du complexe sont successivement mis en action, comme l'a proposé Lewis. Le fait de disposer de l' ADN du complexe bitho- rax autorise en effet à préparer des sondes qui permettent de rechercher la présence d'ARN messager dans les cel- lules en cours de développement. Grâce à de nouvelles techniques développées par M. Akam de l'université de Cambridge (Grande-Bretagne)<5l, M. Levine et E.

Hafen(6) dans le laboratoire de W.

Gehring à Bâle les grandes lignes du modèle ont été confirmées : les ARN messagers produits par la région Ubx+

sont absents dans Je second segment thoracique, c'est-à-dire celui où le mo-

VOLUME 16 PAGE 459

(4) W. Bender et al., Science, 221, 23, 1983.

(5) M.E.

Akam,EMBO J., 2, 2075, 1983.

(6) E. Hafen et al., EMBO J., 2, 617, 1983.

(9)

Le développement des mammifères resssemble-t-11 à celui de la mouche ?

(7) T.C.

Kaufman et al., Genetics, 94, 115, 1983.

(8) M.P. Scott et al., Cel/., 35, 763, 1983.

(9) R. Garber et al., EMBOJ., 2,2027, 1983.

(10) K.V. An- derson, C. Nüs- slein-Volhard, Nature, 311, 223, 1984.

(11)

W. McGinniset al., Nature, 308, 428, 1984.

(12)

M.P. Scott, A.J.

Weiner, Proc.

Acad. Sei., BI, 4115, 1984.

(13) W. McGinnis et al., Cell, 37, 403, 1984.

(14) R. Lewin, Science, 224, 1327, 1984;

J.L. Marx, Science, 225, 40, 1984; R. Le- win, Science, 225, 153, 1984.

(15) A.E.

Carrasco et al., Cell., 37, 409, 1984.

(16) E. San- chez-Herrero et al., Nature, 313, 108, 1985.

dèle présume que le complexe bithorax A est inactif à l'état de base. Par contre, ils sont bien présents dans les segments plus postérieurs (fig. 8) .

L'étude du complexe Antennapedia, en particulier dans le laboratoire de T. Kaufman à l'université d'Indiana<7>, a montré qu'il joue dans la partie anté- rieure de la mouche un rôle analogue au complexe bithorax dans la partie posté- rieure. L'analyse moléculaire entreprise par M. Scott en Indiana<8> et par R. Gar- ber, A. Kuroiwa et W. Gehring à Bâle<9l, montre que les deux complexes partagent d'autres propriétés : ainsi l'un des ARN produits par le complexe Antennapedia provient de la maturation d'un précurseur qui s'étend sur plus de 100 000 bases. Ici aussi différentes voies de maturation peuvent produire différents ARN à partir de la même région.

Un nouveau concept du gène.

Avec l'analyse de ces complexes, on assiste donc à l'émergence d'une nouvelle conception du gène. Classiquement, on B dit qu'un gène est une séquence de nucléotides de l' ADN qui détermine la formation d'une protéine grâce à la formation d'un intermédiaire, !'ARN messager. On résume cela en disant « un gène, un ARN messager, une protéine».

Chez les organismes supérieurs, certains gènes sont en morceaux, comme nous l'avons déjà dit, c'est-à-dire qu'ils comprennent dans leur chaîne d'ADN des séquences non traduites (appelées introns) séparant les parties qui sont traduites dans la protéine (les exons).

Lors de la maturation de l' ARN pré- messager, seuls les exons sont conservés et les introns sont éliminés. La règle subit une entorse, mais le concept de base reste inchangé. Par contre, pour les gènes que nous avons décrits, le concept classique éclate : si l'on considère comme gène la longue région transcrite en ARN pré- messager, alors il lui correspond non pas un ARN messager et une protéine, mais une famille d' ARN messagers et de protéines. Si, inversement, on considère chaque combinaison possible des exons comme un gène, alors différents gènes se chevauchent et s'imbriquent les uns dans les autres. On retrouve le contraste mentionné plus haut entre, d'une part, les mutations individuelles bx, pbx ou bxd et, d'autre part, la mutation Ubx qui les recouvre toutes trois<2 •16l.

Une propriété de ce type de structure est qu'elle pourrait permettre un type additionnel de contrôle de l'activité des gènes. En plus du contrôle classique consistant en un système de commutation qui enclenche ou arrête la transcription du gène en ARN pré-messager (modèle de !'opéron), il pourrait exister un contrôle au niveau de l'épissage des exons, qui déterminerait les voies de maturation ouvertes et les ARN messa- gers produits dans un tissu ou à un moment particulier.

460 VOLUME 16

Figure 8. Le produit des gènes bithorax peut être repéré directement sur les embryons de droso- phile. Une sonde d'ADN du gène Ubx+ est rendue radioactive. Cette sonde reconnaît par hybridation les ARNs produits par le gène Ubx+.

Elle a été appliquée à une coupe d'un embryon au stade de la blastula. Une couche mince d'émulsion photographique permet de détecter la radioactivité et donc de localiser dans l'embryon les ARNs produits par le gène Ubx+ : les grains d'argent exposés apparaissent comme des points noirs sur la photographie en fond clair (A) et comme des points brillants sur la photographie en fond noir (B). Au stade de la blastula, les cellules forment une mince couche à la périphé- rie de l'embryon. Les grains sont très concentrés sur les cellules qui donneront naissance au 3•m•

segment thoracique et au premier segment abdominal, et sont aussi présents sur le reste de la région abdominale (en bas). Ils sont par contre absents de la partie antérieure de l'embryon (en haut). Lt:s ARNs produits par le gène Ubx+ sont bien préients là où le prévoyait le modèle de E.

Lewis (fig. 3). (Clichés M.E. Akam et A.

Martinez-Arias, sous presse).

D'autres gènes contrôlant le développement sont connus.

La génétique moléculaire du dévelop- pement de la drosophile est en train de s'étendre à d'autres aspects de dévelop- pement que la différenciation des segments. Notamment, des chercheurs étudient les mécanismes génétiques qui contrôlent certains événements très pré- coces du développement : il s'agit par exemple de la détermination de l'avant et de l'arrière, du côté dorsal et du côté ventral de l'embryon avant l'apparition de la segmentation et aussi de la détermi- nation du nombre de segments. Par exemple, Kathryn V. Anderson et Chris- tiane Nüsslein-Volhard à Tübingen (Ré- publique fédérale d'Allemagne) viennent de montrer<10> que la polarité dorsale- ventrale de l'embryon précoce est déter- minée par certains ARN messagers contenus dans l'œuf fécondé : C' i\RN messagers sont présents dans l\_ile et sont issus de gènes du patrimoine généti- que maternel. Certains événements pré- coces du développement embryonnaire sont donc dépendants d'un seul parent.

Un autre organisme, le ver nématode Caenorhabditis elegans, proche parent de

!'ascaris (ver parasite des intestins) se prête particulièrement bien à l'étude du développement. L'équipe de Sydney Brenner à Cambridge (Grande-Bretagne) et l'équipe de H.R. Horvitz au MIT (Etats-Unis) se consacrent précisément depuis une dizaine d'années à étudier le développement de Caenorhabditis ele- gans au niveau cellulaire et moléculaire, dans l'espoir qu'il puisse servir de modèle dans l'étude du développement d'autres organismesC14>, Certaines règles du déve- loppement de Caenorhabditis elegans sont identiques à celles de la drosophile : notamment, la différenciation des cellules et l'édification des organes dé,..P.ndent bien là aussi de la sélection de_ !Stins des cellules au cours de leur mÙlîiplica- tion. Et les chercheurs du MIT ont même identifié chez ce ver des interconversions de destins cellulsires, qui ressemblent aux interconversions des destins cellulaires observées dans les mutations homéoti- ques de la drosophile. Cependant, Je développement de Caenorhabditis ele- gans met aussi apparemment en jeu d'autres règles que celles observées dans les processus ordonnés de segmentation de la drosophile. Chez la drosophile, ce sont des groupes de cellules qui, indépen- damment de leur généalogie, mais en fonction de leur position dans l'embryon, donneront naissance aux différents or- ganes. Chez le nématode, c'est la généa- logie de chaque cellule qui est prépondé- rante.

La génétique moléculaire du dévelop- pement de la drosophile est aussi en train de conduire à des comparaisons avec le développement d'autres animaux. Ré- cemment, de telles comparaisons se sont fondées sur la découverte de ce qu'on appelle la séquence « homéobox » dans

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