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Lery et Thevet: comment parler d'un monde nouveau ?

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Lery et Thevet: comment parler d'un monde nouveau ?

JEANNERET, Michel

Abstract

Léry, Jean de; Thevet, André; Renaissance; vision du monde;

JEANNERET, Michel. Lery et Thevet: comment parler d'un monde nouveau ? In: Mélanges à la mémoire de Franco Simone: France et Italie dans la culture européenne. Genève : Slatkine, 1983. p. 227-245

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23122

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Léry et Thevet :

comment parler d'un monde nouveau?

I. Préambule théorique.

Façonnée selon plusieurs modèles et sollicitée, simultanément, par l'afflux des faits nouveaux, la littérature géographique de la Renaissance se cherche dans d'innombrables formules. Sans vouloir la figer en ca- tégories simplistes, je voudrais montrer qu'elle joue avec un certain nombre de possibilités théoriquès; elle peut les combiner ou procéder, parmi elles, à un choix.1

1.0. Une première distinction portera sur l'extension du champ d'étude et coïncidera avec une différence de genre littéraire: d'un côté, le récit de voyage et, de l'autre, la cosmographie ou d'autres espèces de compilation.

1.1. Inspirés par les exemples d'un Marco Polo ou d'un Christophe Colomb, maints navigateurs publient la relation de leurs propres décou- vertes et imposent à leur texte les bornes mêmes de l'expérience: telle contrée, telle peuplade, tel horizon particulier, élargi, tout au plus, aux observations recueillies pendant le voyage. Le champ de vision est dé- libérément partiel et les limites de l'enquête manifestées, entre autres, par l'usage de la première personne.

1.2. Sur la base de tels récits, ou de tout autre document, peuvent s'élaborer, au contraire, de vastes synthèses. Des voyageurs complètent leurs connaissances directes par des matériaux de seconde main et visent à une information globale. Des savants de cabinet exploitent des rap- ports livresques, des traditions orales et se proposent, souvent, de rendre compte de l'ensemble des terres connues. La compilation puise alors à toutes les sources possibles; traités· antiques, cosmologie médiévale, lé-

Extrait de

Mélanges à la mémoire de Franco Simone, t.4,

Genève, Slatkine, 1983

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gendes et .merveilles contribuent, au même titre que les découvertes nou- velles, à l'édification d'un savoir géographique éclectique, universel et précaire.

2.0. Une seconde distinction rendra compte des intentions et déter- minera deux catégories, qui ne recoupent pas nécessairement les deux précédentes: textes descriptifs et textes normatifs.

2.1. Les auteurs du premier groupe, que j'appellerais les « pragma- tiques », envisagent l'information géographique et ethnographique pour sa valeur propre. Explorateurs, ils se tiennent disponibles à l'ensemble des phénomènes et jettent sur le monde, autant qu'il leur appartient, un regard libre de préjugés. Ecrivains, ils se proposent la restitution précise des données observées, écartant autant que possible les spécu- lations et les interférences doctrinales.

2.2. Le second groupe, celui des « moralistes », déchiffre au con- traire la réalité nouvelle en fonction de principes a priori. La décou- verte et sa relation opèrent alors à l'intérieur d'un cadre abstrait, qui préside à la sélection et l'interprétation des faits. L'expérience se charge d'une signification, elle devient le support· d'un discours philosophique ou moral sur l'homme, sur la société, sur le monde. Cette lecture al- légorique peut se déployer, à son tour, dans deux directions opposées:

elle adopte l'objet lointain comme modèle et articule, à partir de cette norme, la critique de la réalité familière; ou elle juge au contraire le phénomène nouveau par rapport au déjà connu, qui sert de point de référence. Ces deux opérations, centrifuge et centripète, entraînent une subdivision nouvelle.

2.2.1. La première démarche - condamnation de l'ici au nom de l'ailleurs - , je la nomme, à cause du genre qui l'illustre le mieux,

« utopique ». L'objet de la découverte est interprété à la lumière du mythe, ou surévalué par intégration à un quelconque système idéaliste.

L'inédit est affecté de toutes les perfections, érigé en paradigme, et motive, comme tel, la réprobation de la réalité immédiate. Mais cette sublimation est fondée sur une nostalgie: le nouveau a charge de rem- placer un passé perdu, l'origine occultée de l'humanité. Le pays lointain actualise alors, aux yeux du voyageur humaniste, le paradis de la Genèse ou l'âge d'or des Anciens. La conquête de l'espace équivaut désormais à une remontée dans le temps, vers la pureté première, avec cette dif- férence que les hommes d'action succèdent aux poètes, et l'expérience, à la spéculation. La norme échappe aux livres pour s'implanter dans

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Léry et Thevet 229 le réel. Dès le· moment où les rêveries sur l'innocence originelle et sur le Bon Sauvage s'incarnent dans les terres nouvelles, le départ sur mer et l'enquête ethnographique deviennent les garants positifs d'un progrès moral. Cette euphorie primitiviste et normative, les voyages français au Brésil, entre autres, l'alimenteront. C'est ainsi que Ronsard, dans son Discours contre Fortune, et Montaigne, dans l'essai Des Cannibales, se rejoignent pour célébrer, selon les mêmes catégories mythiques, le sau- vage américain, et pour désavouer, au nom, de cet exemple, l'actualité européenne.

2.2.2. La démarche inverse adopte, elle, pour critères, les valeurs occidentales et juge de haut les autres civilisations. L'observateur pense détenir, a priori, la vérité et projette sur l'objet nouveau un savoir rigide. Ses connaissances, ses croyances, ses coutumes servent de grille et favorisent une entreprise d'annexion et de simplification. Mille fac- teurs d'intolérance et de nivellement - morale chrétienne, culture hu- maniste,· exigences économiques ... - déterminent alors l'interprétation.

Cette perspective réductrice est bien sûr celle de la plupart des colons et de leurs chroniqueurs, particulièrement chez les Espagnols. Mais elle est commune et nous la retrouverons, tout à l'heure, chez André Thevet.

Les deux opérations que je viens d'esquisser (2.2.1. et 2.2.2.) s'op- posent, mais à l'intérieur d'un même postulat, que j'ai rattaché à la vision idéologique des moralistes (2.2.). De part et d'autre, le fait par- ticulier est déchiffré en fonction d'un code préalable. Voilà pourquoi nous pouvons renoncer ici à cette subdivision et retenir, comme essen- tielle, la grande distinction posée d'abord. D'un côté les textes des- criptifs, qui visent à restituer les phénomènes dans leur singularité (2.1.), et de l'autre, les textes normatifs, qui jugent l'ici et l'ailleurs en fonction de valeurs a priori (2.2. ). La première démarche s'attache à la spécificité de l'objet, en tant que dissemblable et irréductible. La seconde procède au contraire par associations; elle relève les ressemblances ou les anti- nomies, recherche des indices de continuité, d'affinité, et reconstitue des réseaux homogènes: conception unitaire du monde, qui postule des cor- respondances et se fonde sur une vision analogique.

A partir de ces options, toutes les combinaisons sont possibles. Les auteurs varient largement, moins sélectifs lorsqu'ils adhèrent à un savoir traditionnel et cherchent à fusionner l'ancien et le nouveau; plus spé- cialisés, au contraire, lorsqu'ils s'adaptent à la singularité des Décou- vertes. Deux relations d'une même expédition au Brésil illustrent cette

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différence. Jean de Léry s'en tient étroitement au genre du récit de voyage ( 1.1.) et. choisit en conséquence la formule descriptive (2.1.).

Plus libre dans son rapport à l'expérience directe, André Thevet exploite, quant à lui, l'ensemble des possibilités: il restitue ses propres observa- tions (1.1. et 2.1.), mais prétend simultanément embrasser l'ensemble des terres connues ( 1.2.) et porter sur les faits un jugement moral ( 2.2.).

L'un s'attache à des faits spécifiques et suffisants - il amorce le dis- cours scientifique moderne - , l'autre glisse du singulier à l'universel - et représente, en géographie, un syncré.tisme encore vivace parmi les humanistes.

II. Rappels historiques.

En 1555, sur l'initiative de l'amiral de Coligny, Villegagnon aborde, avec six cents personnes, parmi lesquelles le moine cordelier André Thevet, sur les côtes du Brésil. Les buts de l'expédition paraissent mul- tiples: porter la France au rang des puissances coloniales et défier l'hégé- monie espagnole et portugaise en Amérique; rallier les Français, divisés sur le plan confessionnel, autour d'un grand projet national; enfin, des- sein plus secret, établir outre-mer un éventuel refuge pour les protes- tants persécutés. Villegagnon s'installe sur l'île qu'il baptise Fort-Coligny, dans la baie de Rio. Mais il est préoccupé de questions théologiques, semble disposé à se convertir et, au bout de quelques mois, écrit à Calvin pour solliciter une délégation de Huguenots, destinés à renforcer, spiri- tuellement et physiquement, la colonie. Quatorze Genevois partiront en 1556, parmi lesquels deux pasteurs et Jean de Léry. Très vite, à Fort-Coligny, la situation se dégrade. Villegagnon est despotique, ma- ladroit avec ses propres hommes et avec les indigènes. Il s'en prend surtout aux protestants, qui préféreront bientôt s'installer parmi' les sauvages, où, comme le raconte Léry, ils seront bien accueillis. L'en- treprise tourne à l'échec: les blancs qui ne sont pas morts ~'empressent

de retourner en France et Villegagnon, qui n'est jamais parvenu à s'im- planter vraiment, quitte le Brésil en 1558, à la grande satisfaction des Portugais.

Thevet sera resté au Brésil moins de trois mois, du 10 novembre 1555 à la fin de janvier 1556; Léry, dix mois, de mars 1557 à janvier 1558.

De son voyage, Thevet laissera deux relations: dans Les Singularitez de la France antarctique, en 1558, et dans sa Cosmographie universelle de 1575.2 Léry ne publiera son Histoire d)un voyage fait en la terre du

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Léry et Thevet 231 Brésil qu'en 1.578, pour :t;épondre, dit-il, aux accusations et aux inepties de Thevet dans la Cosmographie; son ouvr:;1ge connaîtra, de son vivant, quatre rééditions.3 J'utiliserai, pour Léry, la version parue en 1580 et, de Thevet, commenterai surtout le premier livre, Les Singularitez.

III. Jean de Léry.

Pendant son séjour au Brésil, Léry se sentira mieux parmi les sauvages qu'aux côtés de Villegagnon. Ils sont accueillants, humains, chaleureux, tandis que le vice-amiral se conduit comme une brute et trompe son monde. La comparaison, sur place, tourne contre les Français. Il arrive même à Léry, par enthousiasme, de donner telle conduite des Indiens pour modèle et de l'opposer à la corruption européenne: c'est le dis- cours normatif, ou « utopique», qu'adoptera Montaigne. Si les Brési- liens sont heureux, c'est qu'ils sont innocents et encore proches des ongmes:

Ils ne puisent [ ... ] en ces sources fangeuses, ou plus tost pestilentiales, dont decoulent tant de ruisseaux qui nous rongent les os, succent la maëlle, attenuent le corps, et consument l'esprit [ ... ] assavoir, en la desfiance, en l'ava- rice qui en procede, aux prQcez et brouilleries, en l'envie et ambition (p. 95).

Leur humeur est sereine, leur morale est sage, si bien qu'ils ont beau- coup à apprendre, dans leur simplicité, à ceux de « par deça ». La rê- verie sur l'âge d'or et l'auto-critique qu'elle autorise affieurent.

A d'autres endroits, Léry inverse sa position et cette fois, au nom de valeurs importées, juge l'Amérique. Il réprouve le cannibalisme et dénonce dans les mœurs guerrières de ses amis tupinamba des cruautés répréhensibles. Il se range surtout aux leçons de la religion chrétienne, qui demeure pour .lui une référence absolue, déplore que les Indiens s'obstinent dans l'ignorance du seul vrai Dieu et, animé de son zèle calviniste, manifeste, çà et là, des intentions missionnaires. Sur bien des points, l'observateur risqu~ alors de tourner au censeur.

Pareils indices semblent témoigner d'un certain dogmatisme et dé- céleraient, chez Léry, le goût· des simplifications idéologiques et des perspectives embrassantes. C'est pourtant le contraire qui est vrai. On relèvera d'abord qu'il ne prend pas parti unilatéralement: la norme se déplace, la critique peut porter sur l'Europe comme sur le Brésil. Léry n'est pas l'homme des jugements absolus ni des positions extrêmes. Je rapporte, dit-il, « le pro et le contra, de ce que j'ay cognu estant parmi

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les Ameriquains » (p. 294). Il pondère l'ici et l'ailleurs, récuse un exem- ple par un autre, .renonce à idéaliser qui que ce soit. Les Indiens nous surpassent sur tel ou tel point, « toutesfois, à fin de ne les faire pas aussi plus gens de bien qu'ils ne sont» (p. 264), il s'empresse de noter aussi leurs défauts. Ils sont à la fois bons et mauvais, et les blancs, en fin de compte, ne sont ni meilleurs ni pires. D'où un jeu d'équilibrage, dont les exemples abondent. La nudité des sauvages est peut-être cho- quante, mais ils ont pour la justifier d'excellents arguments; et que dire de nos parures à nous, qui incitent davantage à la luxure? L'anthro- pophagie est peut-être odieuse, mais c'est aussi un rite digne et chargé de sens; et d'ailleurs, pour répondre aux « cruautez barbaresques », n'avons-nous pas «Machiavel et ses disciples» (p. 196), qui soulèvent,

« par deça », la violence et la haine? Les Tupinamba n'avouent aucun dieu et n'ont pas de culte, mais ils croient à l'immortalité de l'âme et craignent le diable, en quoi ils ne sont pas pires que les hérétiques ou les athées européens.

On s'étonnera qu'un messager de Calvin affiche pareil relativisme.

Mais sa position est orthodoxè, théologiquement fondée, et il s'en expli- que. Il croit, un jour, avoir convaincu les Indiens de renoncer à leur pratique de ,la vengeance et au cannibalisme,

mais avant que nous fussions endormis, nous les ouismes chanter tous ensem- ble, que pour se venger de leurs ennemis, il en fallait plus prendre et plus manger qu'ils n'avoyent jamais fait au paravant. Voila l'inconstance de ce pauvre peuple, bel exemple de la nature corrompue de l'homme (p. 255).

Conclusion importante, et parfaitement calvinienne. Si Léry rejette les positions extrêmes, les idéologies et les mythes, c'est à cause du péché originel. Le mal frappe l'ensemble des créatures et désamorce toute prétention à l'exemplarité. Parce qu'ils participent de la chute, tous les hommes sont également voués à la faute, et la nature n'est pas moins corrompue ici que là. Si le sauvage n'a pas reçu la Grâce, sommes-nous certains, nous, de la recevoir? Si Dieu, indépendamment de nos méri- tes, nous accorde le don gratuit du salut, est-ce une raison pour en tirer orgueil? Un autre calviniste, Urbain Chauveton, écrit, dans les mêmes années, à propos des Américains: «la Malediction, de laquelle ces Nations-la sont enveloppees n'est autre chose que la malediction, commune, dans laquelle tout le genre humain s'est precipité premie- rement par la transgression d'Adam, puis par les pechez que chacun y ha adjoustez ».4

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Léry et Thevet 23.3

Au nom de son pessimisme théologique, Léry renvoie donc sauva- ges et Européens dos .à dos. Ce serait une raison pour afficher, dans son enquête, distance, mépris ou scepticisme. Au contraire. Le résultat pratique de la doctrine calvinienne du péché, c'est ici la tolérance et le sentiment d'une fondamentale égalité parmi les hommes - égalité dans la réprobation et dans l'incertitude du salùt. La chaleur fraternelle de.

Léry pour les cannibales, son étonnante disponibilité intellectuelle s'ali- mentent à une vision protestante, ou augustinienne, du monde.

Le calvinisme de Léry se marque aussi, dans sa fidélité à la Bible.

Il s'y réfère à tout moment et cherche dans l'expérience confirmation du message divin. On pourrait s'attendre, dans ces conditions, que la Révélation serve de grille pour déchiffrer le monde. Elle seule permet de comprendre et de juger, de manière qu'elle servirait de paradigme et remplacerait le mythe, ou la norme morale, récusés tout à l'heure.

Les Indiens, par exemple, racontent que quelqu'un, dans le passé, a déjà tenté de les convertir. Pour résoudre l'énigme, Léry s'en remet spontanément à l'autorité des Ecritures. Mais il s'empresse d'ajouter:

« Toutesfois craignant d'en destourner le vray sens, et qu'on n'estime que je recherche les choses de trop loing, j'en laissay faire l'application à d'autres » (p. 257). Il redoute la spéculation, se défend des conjec- tures invérifiables et se hâte de revenir à son pragmatisme habituel.

La Bible, pourtant, accompagne bel et bien Léry, mais alimente une activité qui n'est pas épistémologique, ni normative. Dieu n'accorde à l'homme aucune certitude générale et quiconque se réclame de la Ré- vélation pour tenir sur le monde un discours scientifique ou dogmatique succombe à l'orgueil. Les questions que le Créateur nous pose à travers les choses ne peuvent ici-bas que rester des questions. Léry a entendu dire qu'il neigeait .sur les montagnes de l'équateur; il continue:

Concluant de ma part, que cela est extraordinaire [ ... ], je croy qu'il n'y a point de solution plus certaine à ceste question, sinon celle que Dieu luy- mesme allegue à Job: quand [ ..

.J,

pour luy monstrer que les hommes [ ... ] ne sçauroyent atteindre à comprendre toutes ses œuvres magnifiques, moins la perfection d'icelles: il luy dit: [ ... ] tu n'es pas assez sçavant (p. 352).

Si la foi ne fonde pas un savoir définitif, elle inspire à la place la surprise et l'émerveillement. Dieu nous demande moins de comprendre que d'admirer les beautés de la création. Il ne fait pas de nous des savants, mais des curi~ux et des enthousiastes. Telle est la leçon de la Bible. Au large de l'Afrique, le pays paraît si plat que la mer, en corn-

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para1son, semble « une grande et espouvantable montagne »; aussi, « en me resouvenant de. ce que l'Escriture dit à ce propos, je contemploye ceste œuvre de Dieu avec grande admiration » (p. 18). L'enquête ethnographique ne sera à son tour qu'un long étonnement, où la des- cription alternera avec l'exclamation. Ailleurs, c'est la fécondité de la terre, l'agrément du pays, la splendeur des arbres et des animaux qui suscitent l'éblouissement et déclenchent l'action de grâces. Dans plu- sieurs pages mémorables, Léry exploite toutes les ressources du lyrisme pour nous convier à ses promenades,

à

la joie de ses découvertes et nous faire participer à sa prière de louanges:

Toutes les fois que l'image de ce nouveau monde, que Dieu m1a fait voir, se reprèsente devant mes yeux: et que je considere la serenité de l'air, la di- versité des animaux, la varieté des oyseaux, la beauté des arbres et des plantes, l'excellence des fruicts: et brief en general les richesses dont ceste terre du Bresil est decoree, incontinent ceste exclamation du Prophete au Pseaume 104 me revient en memoue:

0 Seigneur Dieu que tes œuvres divers Sont mervèilleux par le monde univers!

0 que tu as tout fait par grand sagesse!

Bref, la terre est pleine de ta largesse. (p. 194)

Ce calvinisme-là rejoint celui d'un Du Bartas, qui détaille les beautés du monde ad maiorem gloriam Dei et combine son activité encyclopé- dique avec l'exaltation du Créateur.

Nous voilà parvenus au cœur de la méthode de Léry. Son activité fondamentale, légitimée par Dieu, est celle du regard. La relation qu'il instaure avec les phénomènes, pendant son voyage, est tout entière commandée par l'œil. Autour du verbe voir, constamment repris, s'or- ganise un vaste réseau sémantique - image, spectacle, observer, re- présenter, montrer - qui exprime à la fois le rapport du sujet à l'objet, sur le terrain, puis sa manière de relater l'expérience, a poste- riori: «Mon intention et mon sujet sera en ceste histoire, de seule- ment declarer ce que j'ay pratiqué,. veu, ouy et observé, tant sur mer, allant et retournant, que parmi les sauvages Ameriquains » (p. 2).

La primauté du regard entraîne, dans la méthode, plusieurs points essentiels. Si l'observation et sa restitution fidèle sont des opérations snffisantes, il s'ensuit d'abord que le fait singulier, l'événement simple peuvent être transmis sans autre justification. Une bonne relation de voyage, pour Léry, se propose avant tout une information exacte et

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ponctuelle. Généraliser l'expérience aux dépens du fait particulier, c'est tomber dans l'incertain et l'invérifiable. On pressent aussitôt un autre principe, largement revendiqué: la supériorité absolue de la pratique sur la théorie. Même si la hiérarchie humaniste privilégie un savoir li- vresque, même si la plupart des voyageurs se prennent pour des phi- losophes, Léry parlera, lui, de l'expérience immédiate. La spéculation, la conceptualisation ne le tentent pas. Il est fier d'être un homme d'action; il répète sans se lasser que son empirisme vaut mieux que toutes les opinions du monde et suffit à invalider les idées reçues des savants. Ainsi, à propos de la parturition des marsouins:

Dequoy cependant si quelcun me voulait arguer, me rapportant plustost de ce. faict à ceux qui ont veu l'experience, qu'à ceux qùi ont seulement leu les livres, tout ainsi que je n'en veux faire ici autre decision, aussi nul ne m'empeschera de croire ce que j'en ay veu (p. 28).

Ou ceci: «Mais bien requerroy-je, que, sans tant s'attester à l'opinion de qui que ce fust, on ne m'alleguast jamais raison contre l'experience d'une chose» (p. 35). Encore se doit-il, dans la logique même de son projet, d'offrir le moyen de vérifier ses relevés. C'est dans cet esprit qu'il dresse par exemple «le catalogue de vingt-deux villages où j'ay été et frequenté familierement parmi les sauvages ameriquains », afin que ceux qui ont été au Brésil « jugent mieux et plus promptement des discours que j'ay faits ci-dessus» (p. 337).

La nécessité de l'expérience personnelle entraîne une autre consé- quence: elle investit le sujet d'un rôle fondamentaL Ce qui n'est pas tombé dans son champ de regard ne saurait, en principe, être rapporté.

Nulle surprise, dès lors, que le Voyage au Brésil soit essentiellement un récit à la première personne. L'autre ne filtre que perçu par le moi; le il est fatalement médiatisé par le je. Ce témoin, on ne le perd guère de vue. L'information géographique ou ethnographique n'est jamais anony- me; elle est fondée sur la participation intime du sujet; elle se dégage de scènes vécues, se mêle à des anecdotes et des souvenirs. En quoi la revendication d'objectivité doit être atténuée. L'engagement person- nel peut même être si intense que la perception affective prend parfois le relais; le sentiment - admiration, peur, réprobation, tendresse, nos- talgie ... - couvre alors le fait brut et le modifie. C'est un des char- mes de Léry, précisément, que l'alternance d'observation rigoureuse et d'adhésion passionnée.

Méfiance pour les synthèses, pragmatisme, jeux du sujet et de l'objet:

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on mesure l'affinité de Léry et de Montaigne. Un autre point les rap- proche: « Distinguo est le plus universel membre de ma Logique », disent les Essais (II, 1). Toute la méthode de Léry culmine également dans le respect de la différence. Jamais il ne tente de neutraliser la nouveauté dans le déjà connu, de désamorcer la singularité dans la res- semblance. Il ne s'intéresse, au Brésil, qu'au dissemblable et en souligne à plaisir l'étrangeté:

Ainsi que j'ay cy-devant declaré, qu'il n~y a bestes à quatre pieds, oyseaux, poissons, ny animaux en l' Amerique, qui en tout et par tout soyent semblables à ceux que nous avons en Europe: qu'aussi, selon que j'ay soigneusement observé en allant et venant par les bois et par les champs de ce pays-la [ ... ] je n'ay veu arbres, herbes, ny fruicts qui ne differassent des nostres (p. 193-4 ).

Parler du monde, c'est recenser des différences et afficher des idées claires et distinctes. Cela n'entraîne pas que le Nouveau Monde soit sans rapport avec l'Ancien: la perception de l'altérité opère à l'intérieur d'un système où la réalité familière fonctionne comme point de réfé- rence. Le dissemblable est nécessairement relatif et s'appréhende par comparaison. Le voyageur ne se dépayse pas en oubliant ce qu'il laisse derrière lui, mais en marquant des oppositions et en prélevant des écarts significatifs.

Si la différence postule un rapport et s'inscrit à l'intérieur d'une vision du monde nettement structurée, elle évacue néanmoins, dès le moment où . elle s'impose comme principe d'explication unique, la no- tion d'un ordre global et, avec elle, toute l'ancienne représentation de 'l'univers. Dans le système différentiel et empirique de Léry, la trame magique du cosmos est brisée; le chrétien explore un monde encore harmonieux, puisqu'il reflète le divin, mais déjà hétérogène. Dieu ne se laisse pas percevoir dans des sympathies et ne garantit, parmi les choses, ni continuité ni cohérence. Il prodigue au contraire une infinie diver- sité d'inventions, qui échappent aux analogies et aux affinités occultes.

Le voyage révèle' l'autre, actualise le discontinu, met en cause l'ordre nécessaire et l'unicité profonde de l'univers. Nulle ressemblance, nulle attraction ne rendent plus compte de l'identité des choses, confinées dans leur irréductible différence. La similitude est dénoncée comme un agent d'erreur et remplacée par la conscience de l'universelle altérité.

Les postulats unitaires, fondés sur des solidarités secrètes, sont écartés au profit de l'expérience et du discernement. Les phénomènes peuvent être comparés, ils peuvent être classés, mais sans nécessité interne,

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Léry et Thevet 237 comme autant de réalités contingentes et expérimentales. On sa1s1t l'enjeu de cette mutatjon: rien moins, en germe, que l'effondrement de la pensée analogique.

La vision différentielle entraîne, au plan du style, deux conséquen- ces importantes.

Une littérature du regard se réalise dans la description. Tandis que la perspective analogique, fondée sur des similitudes ou des affinités, s'exprime en tournures métaphoriques, l'attention au singulier postule au contraire un texte littéral, dont les tèrmes, univoques, désignent l'objet sans ambiguïté. Les tropes impliquent des correspondances, c'est- à-dire précisément ce que Léry veut éviter. Voilà pourquoi, dans la pré- face, il déclare s'adresser à « ceux qui aiment mieux la verité dite sim- plement, que le mensonge orné et fardé de beau langage ». C'est se dis- socier, en toute netteté, de la tradition rhétorique, qui occulte justement le fait brut dans un tissu de rapports, et lui confère une profondeur sé- mantique où le référent se voile.

A l'autonomie des phénomènes, au plan de la vision, correspond donc, au niveau littéraire, un enjeu d'égale portée: la dignité du dis- cours littéral et de la description simple, traditionnellement relégués dans les genres bas. Parce que Dieu cautionne la valeur du singulier, le livre se contentera de décrire. Léry, comme écrivain, exploite si heureusement les ressources du vocabulaire concret, il s'attarde avec tant d'attention au détail des apparences, des faits et gestes, que les ethnologues reconnaîtront en lui un maître, pour la précision de son information documentaire. Pas de flou ni d'omissions. Qu'il s'agisse des animaux ou de la végétation, des mœurs alimentaires ou des pra- tiques guerrières, c'est, à chaque page, la même vigilance, la même qualité d'observation respectueuse devant la réalité telle quelle.

La discontinuité du monde pose à l'écrivain un dernier problème.

Si les choses ne sont pas disposées entre elles selon un ordre préexis- tant et nécessaire, quel parti adopter dans l'organisation du livre? La disparition de l'analogie soulève la question du classement. Du moment que les phénomènes ne s'impliquent plus réciproquement, ils doivent être rangés selon un principe nouveau, empirique ou logique, mais cer- tainement affranchi des hiérarchies spirituelles. Cet ordre immanent, il appartient à l'écrivain de l'établir. Or Léry, précisément, problématise la recherche de la dispositio, au point d'en parler constamment. C'est un aspect frappant de sa prose qu'elle commente régulièrement son

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propre cheminement, explicite l'ordre de ses séquences, multiplie les renvois inter.n,es et résume à intervalles réguliers les étapes parcourues.

Le résultat, c'est bien sûr un plan d'une parfaite limpidité, très soigné, très conscient de lui-même. Le reportage ethnographique pro- cède selon des catégories bien définies: faune, flore, puis les coutumes, elles-mêmes subdivisées en chapitres nettement délimités: la guerre, la vengeance, la religion, le mariage, etc. Pour le reste, l'ordre, linéaire, se calque sur le déroulement de l'exp~rience. Léry suit d'abord l'avance chronologique de ses découvertes, puis, engagé dans la description, situe les phénomènes selon leur contiguïté dans l'espace, tel que le regard, progressivement, s'en empare. Ainsi: «Voila donc les maisons de nos sauvages faites et meublees, parquoy il est maintenant temps de les aller voir au logis» (p. 278). Le texte juxtapose les éléments selon leur po- sition empirique et restitue, autant que possible, le cadre spatio-temporel où ils ont été perçus. En quoi, jusque dans la disposition de son livre, Léry prend parti pour des catégories claires et distinctes, des rapports pragmatiques et contingents~

IV. André Thevet.

Les Singularitez de la France antarctique se présentent également comme un récit de voyage, ordonné selon les trois mêmes étapes que chez Léry: traversée, séjour chez les Tupinamba, retour en France. Si Lévi-Strauss célèbre l'Histoire d)un voyage fait en la terre du Brésil comme le «bréviaire de l'ethnologue », Alfred Métraux fait grand cas, pour sa part, de la documentation de Thevet, et il n'est pas question d'en minimiser la valeur .5 Les chapitres sur le Brésil, particulièrement sur la religion et la magie des Indiens, fournissent une information dé- taillée et témoignent d'une curiosité, d'une vigilance sur le terrain, qui égalent souvent les qualités de Léry. Mais la grande différence est que Thevet ne s'en tient ni au champ limité du récit de voyage, ni à la pure observation des textes empiriques et descriptifs. Il est aussi, il est surtout un cosmographe: 6 qu'il le connaisse ou non, il prétend alors embrasser le monde entier et n'assigne à son enquête aucune restriction.

Les Singularitez recourent successivement aux deux méthodes: tandis que la relation sur le Brésil rapporte des choses vues et avec une cer- taine rigueur, les deux voyages (p. 1-120 pour l'aller, p. 279-451 pour le retour, soit les deux tiers du livre dans l'édition Gaffarel) servent de prétexte à un discours expansif, où la distinction de l'expérience et

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Léry et Thevet 239

de l'ouï-dire, du fait singulier et des perspectives globales se brouille.

Pour accuser le contraste avec Léry., on s'arrêtera plutôt à la seconde formule, quitte à privilégier, en Thevet, le cosmographe sur l'enquêteur, le compilateur sur l'ethnologue.

Entraînée de l'observation immédiate à des horizons toujours plus lointains, la relation de voyage, chez Thevet, obéit bel et bien à un principe de dilatation sans limites. A chaque étape, le texte se gonfle pour embrasser l'ensemble du pays environf!ant et mobilise, pour com- pléter l'expérience, une vaste érudition livresque. Le navigateur longe, à l'aller, les côtes africaines: c'est l'occasion de discourir sur l'ensemble du continent, sur les races noires et l'étrangeté de leurs pratiques. De proche en proche, la vision s'élargit bientôt à l'Extrême-Orient, où elle s'attarde, le temps de quelques rapprochements. La route de l'Ouest rappelle et implique la route de l'Est, si bien que l'attention, rarement focalisée, englobe les terres les plus diverses. Au retour, après une lon- gue halte au Brésil, le livre reprend ses extrapolations, pour couvrir cette fois l'ensemble de l'Amérique et les contrées du Pacifique. Thevet s'intéresse aux progrès de la colonisation, sur laquelle il dispose d'une bonne information, et enregistre volontiers les découvertes des Espagnols et des Portugais. Il suit Magellan dans son périple; relate une expédition en Amazonie; emmène ses lecteurs au Pérou, puis vers le Mexique et la Floride; il inclut quelques pages sur les Antilles et aboutit finalement au Canada, dont lui a parlé, dit-il, son ami Jacques Cartier.

Ce parcours cosmographique, Thevet le ponctue de remarques sur la supériorité de l'expérience: topos étrangement dévalué. Dans les cha- pitres sur le Brésil déjà, pourtant les mieux documentés, l'extension de l'information paraît difficilement compatible avec un séjour de deux mois et demi. Des sources secondaires - rencontres, ouï-dire, lectures - ont dù compléter l'observation directe. L'objet même du discours, dans ces pages, - les « Amériques », les « Sauvages » - demeure souvent in- déterminé: Thevet renvoie-t-il aux populations spécifiques qu'il a visi- tées ou, par glissement métonymique, aux Indiens en général, ceux qu'il connaît et ceux dont il a entendu parler? Quand il en vient, ailleurs, à l'Afrique, à l'Asie et au reste de l'Amérique, l'incertitude n'est plus permise: à l'évidence, il brasse une immense érudition qu'il emprunte à toute sorte d'autorités. Au-dessous du texte s'étagent, profondes et persistantes, des strates de culture et de lecture, de philosophie sco- lastique et de science humaniste. Les relations de voyageurs ou les lé-

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240 M. ]eanneret

gendes qu'elles ont suscitées, les livres des modernes et ceux des an- ciens, tout est bon pour combler les lacunes et s'emparer du monde dans sa totalité.

Entre la pratique personnelle et le savoir médiatisé, entre les diffé- rentes sources exploitées tour à tour, Thevet, d'ailleurs, distingue à peine. Il passe indifféremment, dans son exposé, de la certitude à l'opi- nion, du fait vérifié à la conjecture, comme si le statut du vrai et du vraisemblable était équivalent. Le témoignage livresque d'un Aristote, d'un Pline, d'un Ptolémée est cité a{i même titre, et chargé du même crédit, que l'expérience propre. En accord avec les principes de l'imi- tatio, Thevet s'approprie le savoir d'autrui et l'absorbe comme sien. Il en résulte une ambiguïté à peu près constante sur l'origine de son in- formation. L'identité de l'enquêteur est rarement précisée. La première personne du singulier intervient sporadiquement et le sujet narrateur ne joue qu'un rôle épisodique. Thevet dénie au moi le statut épisté- mologique ou littéraire que lui accorde Léry. Il s'efface, se confond à d'autres témoins et adopte le plus souvent un discours impersonnel, où l'objet semble exister en soi, indépendamment du regard qui le capte.

L'occultation du sujet, la multiplication des références et des sources impliquent également un second choix fondamental du cosmographe. Il ne se mesure pas seulement avec le monde entier, mais prétend servir la cause de la vérité scientifique. Car Thevet aspire à un savoir global et travaille, par ses voyages, au progrès de la philosophie naturelle. Re- cherche totalisante, où la contribution de l'individu s'estompe normale- ment dans la masse des connaissances acquises. La fait brut n'a pas d'in- térêt en soi et la description doit déboucher sur autre chose qu'une science purement phénoménale. Telle donnée singulière, sans valeur pro- pre, demande à être reliée à ses causes et ses cons.équences, à ses te- nants et aboutissants lointains; elle doit être déchiffrée comme le signe d'une réalité bien plus vaste, comme une articulation dans un système qui seul lui confère sa pertinence. Pour parler du monde, le philosophe doit donc connaître les lois occultes qui gouvernent la nature. Il pro- cède par déduction et dirige son enquête en fonction de catégories pré- alables, où le fait nouveau' doit prendre sa place. Il s'agit moins d'ob- server que d'expliquer: comment rendre compte de la négritude? Quelle est l'origine de telle maladie? des tremblements de terre au Canada?

Il y a toujours moyen de trouver, dans les livres, dans l'héritage clas- sique, dans le système des autres cosmographes, une théorie quelcon-

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Léry et Thevet 241 que, si bien que les emprunts s'accumulent. Dès le début, par exemple, . Thevet s'intéresse aux .étymologies, qui lui Journissent des associations inattendues, des significations supplémentaires, autant d'explications sans égard à la matérialité des faits.

Selon la formule ancienne, le voyageur est donc un savant encyclo- pédique, un philosophe, un esprit universel. Les conséquences de cette définition sont nombreuses. J'en relèverai quelques-unes.

Guidé dans sa recherche par d'amples connaissances a priori, Thevet parcourt le monde pour y trouver confirmàtion du déjà connu et vé- rifier la justesse des systèmes traditionnels. Quelles que soient ses re- vendications de praticien, il invente au sens .latin, il reconstitue les élé- ments d'un savoir immuable, si bien que son rapport aux hommes et aux choses, fortement déterminé, risque de verser dans l'intolérance.

Autant Léry était respectueux et curieux de la nouveauté, autant Thevet, captif de normes étroites, peut afficher parfois de rigidité et d'étroitesse.

Puisque le vrai - qu'il soit dicté par les Anciens, la Bible ou la cou- tume - est acquis une fois pour toutes, l'irréductible est fatalement assimilé à l'erreur. Au nom des valeurs européennes et des lumières de la foi, Thevet se pose en juge et, pour qualifier les Indiens, accu- mule les épithètes méprisantes. Il ne craint même pas de généraliser son réquisitoire· à toute l'Amérique, qui, dit-il par exemple,

est habitée [ ... ] de gens merveilleusement estranges et sauvages, sans foy, sans loy, sans religion, sans civilité aucune, mais vivans comme bestes irraison- nables, ainsi que nature les a produits, mangeans racines, demeurans tousjours nuds tant hommes que femmes, jusques à tant, peut estre, qu'ils seront hantez des Chrestiens, dont ils pourront peu à peu despouiller ceste brutalité, pour vestir d'une façon plus civile et plus humaine. En quoy nous devons louer affectueusement le Createur, qui nous a esclarcy les choses, ne nous laissant ainsi brutaux, comme, ces pauvres Ameriques. (p. 134-5).7

Pas trace; ici, d'un retour critique sur soi. La Révélation fonctionne comme un foyer d'intolérance et légitime la colonisation dans ses pires excès. Thevet cite avec admiration les conquêtes espagnoles, sans expri- mer, pour leurs méthodes, la moindre réserve.

Mais le rôle essentiel, dans cette entreprise totalitaire, revient à la pensée analogique. Parler du monde, pour Thevet, ça n'est pas en dé- tailler la diversité, comme faisait Léry, mais chercher à révéler l'unité secrète qui associe toutes. choses entre elles. Sous leur apparence hété- rogène, le cosmographe décèle des ressemblances, des indices de conti-

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242 M. ]eanneret

nuité, les signes d'un dessein universel. Sa tâche revient donc à tracer des parallélismes ·et à établir toutes l'es comparaisons possibles. Il n'y manque pas. Les Brésiliens sont nus? mais tant d'autres peuplades aussi, qui témoignent, toutes ensemble, d'un phénomène sans frontière. Telle haute montagne retient l'attention? elle est rapportée à d'autres som- mets, sous d'autres cieux, et un exposé s'ébauche sur les points. cul- minants de la terre. De similitudes en rapprochements, des constantes se dégagent, le monde se resserre. Au reste, le réseau analogique ne s'étend pas seulement à travers l'espace; il s'inscrit aussi dans la di- mension temporelle, y révèle des permanences, des répétitions, et nie toute évolution historique. Les Anciens fournissent ici un point de ré- férence largement allégué pour établir que le présent reproduit le passé, comme si tous les âges se ressemblaient et communiquaient entre eux.

Une exploration en Amazonie amène par exemple une série de considé- rations sur les Amazones du présent et du passé, et sur les liens qui légitiment leur identification.

Bref, tout s'implique et se touche; des associations se succèdent en cascade, dictées par tel système abstrait et affranchies de toute sanction positive. Il faudrait citer ici certaines pages, où les enchaînements s'ar- ticulent jusqu'à créer, à travers l'espace et d'un âge à l'autre, de véri- tables microcosmes. Tant de correspondances postulent bien sûr une conception magique de l'univers, et Thevet se rallie ouvertement à la vieille théorie des attractions secrètes entre les parties du grand Tout:

« Et est certain qu'il y a quelque sympathie es choses et antipathie oc- culte, qui ne se peut cognoistre que par longue experience» (p. 78).

Subsiste un dernier problème: comment rendre compte, dans la li- néarité du texte, de ce vaste enchevêtrement? Comment ordonner le dis- cours proliférant de la cosmographie? Il y

à

peu de chances que l'expé- rience, en partie discréditée, suffise à dicter le plan du livre. Elle offre sans doute un axe directeur, à la fois chronologique et narratif, qui supporte l'ensemble de la charpente; elle propose, dans l'enquête sur le Brésil, des ensembles souvent cohérents. Il reste que le discours, lorsqu'il embrasse de plus larges horizons, est constamment brisé par des développements analogiques, qui échappent, çux, au principe de succession et de contiguïté. Thevet est connu pour ses digressions. Inu- tile de les lui reprocher, comme on fait souvent, puisqu'elles découlent nécessairement de sa vision du monde. La moindre affinité entraîne l'exposé sur une voie latérale; il suffit d'une comparaison, qui demande

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Léry et Thevet 243

ensuite à être explicitée, en amène peut-être d'autres, pour que le texte se mette à bourgeonner.· Les similitudes enflent le discours, l'étendent en couches horizontales, au gré de parallélismes or.ganiques que rien, dans la logique des ressemblances, ne permet de limiter.

On comprend ainsi pourquoi le livre oscille entre deux principes de construction. Il procède à la f-ois linéairement, puisque ].e narrateur ra- conte son voyage, et par digressions, puisque chaque phénomène peut être rattaché à une famille analogique. De cette tension, il résulte un parcours tortueux, une disposition souvent confuse, à l'image du monde compact et de la vision globàle de Thevet.

V. Conclusion.

A travers l'opposition de Léry et Thevet se joue un problème de grande portée: c'est de la vision du monde à la Renaissance qu'il s'agit; c'est d'épistémologie, selon les catégories proposées par Michel Foucault,8 qu'il est question.

Même s'il se propose de transmettre des connaissances acquises em- piriquement, pendant ses voyages, André Thevet illustre une méthode encore active, déjà vieillie, vers le milieu du XVP siècle. Les analogies qui à ses yeux resserrent le monde, les liens de sympathie et de con- tinuité qui lui permettent de postuler l'universelle solidarité des choses, tout cela contribue à la survivance d'une vision unit~ire et perpétue un savoir traditionnel.

La démarche de Léry témoigne d'un mouvement, simultané, de rup- ture. Indépendante des systèmes préalables, affranchie des mécanismes de la ressemblance, elle participe d'une exigence scientifique nouvelle, qui cherche à capter l'identité propre des choses. La nature a cessé d'être un grand Tout, parcouru de rapports occultes, pour être perçue comme une collection d'objets juxtaposés. Non que l'observateur soit livré à une totale hétérogénéité. Si les phénomènes ne sont plus liés par une ressemblance nécessaire, ils se laissent du moins comparer et ordonner. Mais le but est désormais de les distinguer, de les saisir dans leur différence. La science ne vérifie plus le déjà connu, elle procède empiriquement et détermine des ensembles discrets, dont elle respecte la singularité.

Cette opposition, il est vrai, demeure bien sommaire. Elle fournit tout au plus un modèle et permet peut-être d'esquisser, vue de très haut, la succession de deux épistémologies - Renaissance et âge clas-

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244 M. ] eanneret sique. M~is elle démontre aussi le danger du cloisonnement temporel, puisque le

xvr

siècle n'est pas réduttible à la première méthode et que s'y superposent, en réalité, les deux modes de connaissance; la si- multanéité de nos deux auteurs suffirait à le prouver.9

Il y a plus. Ni Léry ni Thevet, convoqués tout à l'heure comme témoins de deux positions inverses, ne coïncident vraiment avec leur rôle. J'ai déjà dit que les choix de Thevet ne sont pas simples et que les Singularitez réunissent plusieurs formules. Le cosmographe n'épar- gne ni les postulats philosophiques ni l'étalage d'un savoir encyclopé- dique; mais il ménage aussi la place de l'expérience directe et son en- quête sait restituer, lorsqu'elle limite son point de vue, la spécificité des faits.

L'ironie est que Léry, de son côté, évolue dans le sens contraire.

Les variantes qu'il apporte à la dernière édition du Voyage, en 1611, tendent nettement à rétablir la dimension cosmographique. Les adjonc- tions sont de deux ordres.10 Par de nombreuses citations d'auteurs gré- co-latins, où il déploie une ample culture humaniste, Léry opère d'abord une série de rapprochements entre l'observation immédiate et les mœurs antiques. Il authentifie le présent par le passé; il fusionne les données empiriques et les sources livresques. Mais surtout, si les âges se répè- tent, les continents, de leur côté, se mettent à se ressembler. Léry se rallie à un projet, inattendu, de «conference » entre les peuples du monde. Il explique, dans l'Advertissement de 1611,11 qu'il a consulté de nombreux géographes - et il cite leurs noms - pour révéler des parallèles entre nations et rétablir l'unité fondamentale de la Création.

Il s'en remet ainsi à l'autorité d'autrui et étale, ici encore, une vaste érudition. Il démontrera, dit-il, « la conformité des Ameriquains avec les Afriquains »; établira « en quoy nos Bresiliens conviennent avec ceux de la Floride, et de Virginia »; rapportera « ce qui se voit en Asie, Calicut, et Isles Orientales conforme à ceux du Bresil ». Il ne nie pas que les hommes soient « grandement di:fferens », mais cherche à réaliser une vaste synthèse, afin de « reconcilier en quelque sorte les peuples qui couvrent maintenant toute la face de la terre».

Le profil de nos deux auteurs se brouille et leurs systèmes s'enche- vêtrent. Mon intention n'était pas de présenter Léry et Thevet chacun pour soi, mais de faire dialoguer deux méthodes et de montrer, à travers leur exemple, que la littérature de voyage, au

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siècle, hésite entre deux pôles. Spéculation et pratique, attraction du même et conquête de

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Léry et Thevet 245

la différence, :intégration et discontinuité, ces postulats existent simul- tanément et, par leur .tension, contestent toute définition univoque de la Renaissance.

MICHEL ]BANNERET

NOTES

1. On complètera ce tableau, trop sommaire, par les travaux de G. Chinard, G. Atkinson, Ch.-A. Julien.

2. Les Singularitez ont été rééditées par Paul Gaffarel, Paris, 1878. S. Lussagnet, dans Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVI" siècle, t. 1: Le Brésil et les Brésiliens, par André Thevet, Paris 1953, publie les chapitres sur le Brésil de la Cosmographie.

3. Première réédition moderne (texte de 1580): Paul Gaffarel, Paris, 1880, 2 vol. Le texte de Gaffarel a été repris dans deux éditions récentes: Lausanne, Bibliothèque romande, 1972 et dans Indiens de la Renaissance, extraits, avec présentation par A.-M. Chartier, Paris, 1972. Le même texte de 1580 a été donné en reprint, avec une importante introduction,, des notes et des variantes, par J.-C. Morisot, Genève, 1975. O. Reverdin donne, lui, des extraits de l'éd. de 1611, dernière parue du vivant de l'auteur, dans Quatorze Genevois chez les Topù1ambous. Histoire d'une mission genetJoise au Brésil (1556-1558), Genève, 1957.

Les éditions de Reverdin, Chartier et Morisot offrent chacune une importante étude sur Le Voyage au Brésil. Je cite d'après l'éd. Morisot, c'est-à-dire le texte de 1580.

4. Chauveton ajoute: «Dieu n'ha point descouvert ces Terres neuves de nostre tems sans grande raison [ ... ] il nous ha voulu apprendre en !a personne de ces peuples Sauvages, que c'est de nostre povre Nature, quand elle est destituee de la cognoissance de Dieu: et, par maniere de dire, nous faire mirer en la face d'autruy. Car que sommes-nous de nous- mesmes, sinon ce que ceux-la sont? povres aveugles, tout-nuds, idolatres, despourveus de tout bien, de raison, d'intelligence, de civilité, de police, de Religion: d'où vient tout cela, sinon de celuy auquel il n'y ha point de tenebres? Dieu nous ha voulu monstrer cela en autruy ». (Préface à la traduction de H. BENZONI, Histoire nouvelle du Nouveau Monde, Genève, E. Vignon, 1579). Ces fragments sont cités et analysés par A. Dufour dans «Quand les Genevois commencèrent-ils à s'intéresser à l'ethnographie? », dans Mélanges Pittard, Brive, 1957, p. 141-9.

5. CL. LÉVI-STRAUss, Tristes tropiques, Paris, 10/18, p. 64; A. M:é.TRAUX, voir surtout:

La religion des Tupinàmba et ses rapports avec celle des autres tribus Tupi-Guarani, Paris 1928.

6. Il a également voyagé dans le Proche-Orient (voir sa Cosmographie du Levant) et fut désigné Cosmographe du Roi.

7. Je cite d'après l'éd. GAFFAREL, dt. On notera que Ronsard, qui connaît pourtant Thevet et le cite avec louanges, reconnaît au contraire chez les Brésiliens une survivance de l'âge d'or: voir le Discours contre Fortune à Odet de Colligny Cardinal de Chastillon (Laumonier, t. X, pp. 16-38).

8. Les mots et les choses, Paris, 1966.

9. C'est ici que le découpage de Foucault apparaît contestable. L'exemple de Rabelais permet la même démonstration: voir F. RIGOLOT, Cratylisme et Pantagruélisme: Rabelais et le statut du signe, «Etudes rabelaisieimes » 13, 1976, pp. 115-32.

10. D'après les variantes recueillies par J.-C. Morisot dans l'éd. citée supra (n. 3).

11. Ibid., pp. 397-8.

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