J. P ETITOT
Sur la signification linguistique de la théorie des catastrophes
Mathématiques et sciences humaines, tome 79 (1982), p. 37-74
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SUR LA SIGNIFICATION
LINGUISTIQUE
DE LA THEORIE DES CATASTROPHES
J.
PETITOT*
INTRODUCTION
Nous voudrions ici
préciser
la nature del’apport
de la théorie descatastrophes
en
linguistique.
Pour ce faire,nous nous focaliserons non pas tant sur desquestions techniques
soulevées par la modélisation(1)
que sur desquestions épistémologiques
soulevées parl’usage
de conceptstopologiquesen linguistique.
Nous nous
placerons
donc au niveau desprincipes
et nous tenteronsd’esquisser
une
critique
de laconception
formalistequi
domine lalinguistique mathématique contemporaine.
1. POSITION DU PROBLEME
Il est sans doute
légitime
de penserqu’il
existe deux aspects bien différents dulangage
dont chacun renvoie à desphénomènes,
des niveauxd’appréhension,
desméthodes
d’observation,
destechniques
deformalisation,
des modesd’explication
et des
problématiques
d’élucidation bienspécifiques.
Lepremier
aspect concerne"la
description adéquate
de l’activitélangagière
saisie à travers leslangues"
(Culioli [1971] p.2).
On peutparler
à son propos delinguistique empirique systématique.
Le second aspect concerne quant à lui non pasl’organisation
finede cette activité mais ses conditions de
possibilité,
sonontogénèse,
sonenracinement dans
la perception
et l’action ainsi que les contraintesqu’exerce
sur elle la structure du monde
objectif.
0 n peutparler
à son propos delinguistique "pure" (au
sens où Kantparlait
dephysique "pure’’)
ou dephénoménologie linguistique
conditionnant lasystématique
de lalinguistique empirique.
Centre
d’Analyse
et de Mathématiaue Sociales. E.H.E.S.S., Paris.(1)
Pour le détail de la modélisationcatastrophique (en particulier
enlinguistique)
cf. parexemple
Thom[1970], [1972(a)],[1972(b)], [1978], [1980(a)], [1980(b)], Wildgen [1981]et
Petitot[1977], [1978],
[1980(a)].
En tant que
discipline expérimentale,
lalinguistique empirique systé- matique possède
les caractères suivants :i)
elle suppose donnés commephénomènes
les faitslinguistiques;
ii)
sa visée estméthodologique
etconsiste,
à travers une constructiond’observables,
àorganiser
le divers du donnéempirique;
iii)
son attention se porte sur desproblématiques
fines manifestant dans saspécificité
lacomplexité
du faitlinguistique;
iv)
son rapport à la formalisation estopérationnel:
ils’agit
de construireles outils formels
susceptibles
de tradu2readéquatement,
en termes de modè-les,
ladescription
desphénomènes
observés.En tant que
phénoménologie éidétique,
lalinguistique "pure" possède
en revanche les caractères suivants :
i)
elle ne suppose pas les faitslinguistiques
donnés commephénomènes
maischerche d’abord à les constituer comme
tels;
ii)
sa visée est doncfondationnelle;
de naturecritiques
elle consiste àdégager,
déduirepuis
schématiser lescatégories a priori qui
sont détermi-nantes pour la
région linguistique
afin de leur assurer une valeurobjective
et de définir les
phénomènes linguistiques
commeobjets d’expérience;
iii)
son attention se porte sur des caractèreséidétiques conditionnant
dansleur
possibilité
l’existence etl’apparaître (la manifestation)
de ces ob-jets ;
iv)
son rapport à la formalisation n’est pascelui, empiriste,
d’une traduc-tion à valeur nodelisante mais
celui, rationaliste,
d’une ’reconstructionmathématique
desobjets;
ils’agit d’assigner
auxmathématiques
uneportée ontologique
dont la fonction est de rendreintelligible
la réalitélinguis- tique
etd’y
faireapparaître
une nécessité(ce
que Thom aappelé
"la réduc-tion de
l’arbitraire").
Evidemment,
de mêmequ’il
existe enphysique
un écart irréductibleentre la
physique "pure"
et le détail dusystème empirique
des loisphy- siques,
il existe un écart irréductible entre lalinguistique
"pure" et le détail de lalinguistique
empirique svstématique. Mais sans la constitution decelle-là,
celle-ci ne saurait accéder au rang de sciencethéorique.
On nesaurait donc
négliger
laproblématique
fondationnelle. Contrairement àl’idée que le morcellement
disciplinaire
de la recherche a réussi àimposer, l’organisation systématique
d’un diversempirique
nesuffit
pas à constituerl’ontologie régionale
d’unobjet théorique,
à autonomiser son niveau de réa- lité et à en fonder uneintelligibilité (i.e.
unecompréhension apodictique,
apodictique
parce quemathématique).
Bienen-deçà
de lapossibilité
d’unetraduction formelle
(toujours possible
demultiples façons),
l’accès d’unediscipline originale
en sonprincipe
au rang de théorieprésuppose
une ab- ductionfondatrice qui
ne saurait serégler
sur lasimple
observation maisuniquement
sur ledégagement
d’une "essencerégionale" (au
sens deHusserl)
reliant desobjets mathématiques spécifiques
auxcatégories
apriori
de larégion
considérée. En termesplus contemporains
mais moinsprécis,
on peut direqu’une
telle abductionprésuppose
le choix d’unparadigme d’intelligi-
bilité
(au
sens deKuhn).
Le rationalisme chomskien
qui,
ainsi que l’a noté N. Ruwet(Ruwet [1967]),
marque l’avènement duthéorique
en matièrelinguistique, représente
la
première
tentative aboutie(et, jusqu’à Thom,
laseule)
de fondationd’une
linguistique "pure".
Il satisfait éminemment aux quatre caractères évo-qués plus
haut. Lacatégorie
dont il tente d’assurer la valeurobjective
estcelle, tesnièrienne, de connexion ;
lacaractéristique éidétique qu’il
re-connaît au
langage
est celle degénérativité;
lesmathématiques (théorie
desautomates accepteurs de
langage)
y deviennent constitutives desphénomènes
et les transforment en
objets d’expérience; enfin,
son abduction fondatrice consiste à chercher leprincipe
de lacompréhension
des faitslinguistiques
dans le
paradigme
de la récursivité. Pourtant, ainsiqu’il
est devenu deplus
en
plus manifeste,
laconception
chomskienne n’arrive àrejoindre
lalinguis- tique empirique systématique qu’en
bricolant sonparadigme
et donc en affai-blissant considérablement sa valeur de détermination
objective.
Cette limiteintrinsèque
est due à des raisonsprofondes
liées à certaines caractéris-tiques phénoménologiques
deslangues
naturelles.i)
Lagénérativité
deslangages
formels est unegénérativité
"libre" dans lamesure où l’itération des
règles
de déduction y est non contrainte. Au con-traire,
lagénérativité
propre auxlangues
naturelles est contrainte et à courteportée.
Ainsi que l’aremarqué
M.Gross,
leur créativitéprocède
es-sentiellement de la combinatoire lexicale et de l’action de
dispositifs
transformationnels sur des
phrases
noyaux(Gross 1975).
Ce constat fait par- tie de laphénoménologie
du faitlinguistique
et atteste que l’invariantéidétique
des syntaxes naturelles n’est pas la récursivité. C’estpourquoi
l’on peut affirmer avec R. Thom que "l’idolâtrie pure et
simple"
de la for-malisation,
la croyance"que
la seule vertugénérative
d’une structure for-melle,
issue de saforme
propre, doit être admise apriori,et
nerequiert
aucune
explication",
doivent être remises en cause car, en matière de lan- guesnaturelles,
"c’est l’autolimitation descapacités génératives
de lasyntaxe
qui
demandeexplication" (Thom [1971]).
ii)
Leslangues
naturelles ne sont pas axiomatisables. Il n’en existe pas degrammaires globales
mais seulement desgrammaires
locales dont le recolle-ment
(passage
du local auglobal)
constitue un desproblèmes
centraux de lacompréhension
du faitlinguistique (1).
Eneffet,
ainsi que l’ont noté A. Culioli et J. P.Desclés,
l’extEnsion des corpus conduit àprolonger
desgrammaires approximatives locales,
mais cesprolongements
fontdiverger
lesystème grammatical (Culioli -
Desclés[1981], p.7).
iii)
Laconception axiomatique
dulangage
mène auplongement
des syntaxes naturelles dans un univers degrammaires
formelles où il n’existeplus
au-cune
possibilité
de caractériserformellement
leur sous-classe. Nous dirons que cetteconception
ne satisfait pas à la condition de descente. Cela estdû au fait
qu’on n’y dispose
d’aucunpr2ne2pe
permettant d’une part de dé- duire desphrases
noyaux servantd’inputs
audispositif
transformationnel etd’autre part de traiter du conditionnement
eogn2t2f
des structures gramma- ticales(cf.
parexemple
les universaux formels traités parChomsky
dansTLTA
[1979] : règles dépendantes
de la structure,anaphores liées,
conditiondu
sujet spécifié, etc...).
Ce défaut estpallié
chezChomsky
par deshypo-
thèses innéistes. Mais cet innéisme est
inacceptable
car il n’est que laconséquence
d’uneoption dogmatique
en matière de formalisme. Au lieu de chercher des outilsmathématiques spécifiques reflétant
en lesrespectant
les
caractéristiques phénoménologiques
deslangues naturelles, Chomsky
aopté
pour la réduction dusyntaxique
au formel. Du coup, suivant un gestemétaphysique traditionnel,
il a été conduit àréinterpréter
en termes in-néistes la dimension de Z’a
priori.
Or il est fallacieux de conclure d’une limitation interne de formalismesdescriptifs
à uneproposition ontologique.
Cela ne serait
légitime
que si l’on avait aupréalable
fondécritiquement
ces
descriptions
formelles commeontologiquement
déterminantes. Mais cela est loin d’être le cas chezChomsky (cf.
Petitot[1979(c)]
et[1982(a)]).
D’une
façon générale,
la limiteintrinsèque
desconceptions
formalis-tes du
langage
héritées del’axiomatique
hilbertienne peut être définie de lafaçon
suivante. Si l’on admetqu’une grammaire
consiste bien en un en-semble de mécanismes
générateurs (d’automatismes
de lacompétence)
permet-tant d’attribuer une
interprétation sémantique
à desséquences phonétiques,
(1)
Sur laproblématique générale
du local et duglobal,
cf. Petitot[1979(a)]
.on sera conduit à concevoir la syntaxe comme le
système
des contraintes for- melles conditionnant la médiation entre lesreprésentations phonétiques
etles
représentations sémantiques.
En ce sens, unegrammaire
formelle doitêtre à même d’associer à
chaque phrase
unedescription
structurale(du
type de cellespréconisées
par Tesnière ou par Bloomfield etHarris)
et,plus pré- cisément,
de sélectionner et d’énumérer un nombre infini dedescriptions.
Pour cela il n’est nul besoin de supposer, dans la composante
prétransfor-
mationnelle servant de base à la
grammaire,
une composantecatégorielle
en-gendrant
à travers unegrammaire générative
les indicateurssyntagmatiques
des
phrases
noyaux dontl’interprétation sémantique
détermine les structuresprofondes.
Eneffet,
d’une part, l’essentiel de lagénérativité échappe
à lacomposante
catégorielle
et, d’autre part, les indicateurssyntagmatiques
initiaux ont pour rôle
principal
de permettre une définitionconfiguration-
nelle - i. e. une définition
positionnelle
en termes de dominance - des re-lations et des fonctions
grammaticales.
Or, pourcela,
ilsuffit
dedisposer
des
morrholoaies
arborescentes. Lapossibilité
de dériver celles-ci d’une itération derègles
de réécriture est doncsuperfétatoire.
Précisons ce
point qui
est pour nous d’uneimportance particulière.
Lanotion d’indicateur
syntagmatique
remonte aux stemmas de Tesnière.Adoptant
un
point
de vue fondationnel etrationaliste,
Tesnière a cherché àdégager
les
principes
d’une syntaxe structurale"pure"
et, pourcela,
il a dû enexposer les intuitions et les
catégories
déterminantes. Lacatégorie
cen-trale de la syntaxe structurale était pour lui celle de connexion
qui,
re-marquons-le, spécialise
la troisièmecatégorie
kantienne de larelation,
àsavoir la
catégorie
de communauté ou de déterminationréciproque (1). Mais, précisément
parce que le concept de connexion est unecatégorie,
les con-nexions constituant la structure concrète d’une
phrase
ne sont pas desphé-
nomènes sensibles. Ce sont des
"incorporels" qui
ne peuvent être saisis que parl’esprit (cf.
Tesnière[1959] §
1 et la référence à l’innereSprachform humboldtienne)
bienqu’ils
constituent leprincipe organique
et vital de"l’energeia" linguistique (ibid.
§§1.8, 3.11) (2).
Pour les faire advenircomme
phénomènes
il faut montrerpourquoi
et comment un concept peut devenir znhérent auxobjets (i.
e.acquérir
une valeurobjective)
et donc schéma-(1)
Dans laphysique "pure",
cettecatégorie
une fois schématisée se réalise dans leprincipe
d’interaction.(2)
En ce sens, laconception
tesni~rienne est anti-formaliste etproche
desconceptions
vitalistes -gestaltistes.
tiser la
catégorie
de connexion c’est-à-dire la construire dans une intui-tion,
en l’occurence dans une intuitionspatiale.
ChezTesnière,
cetteopé-
ration
critique
de schématisation apris
la forme(faible)
d’unereprésenta-
tion
diagrammatique,
celle des stemmas.Rappelons
que,composé
de traits deconnexion
représentant graphiquement
les connexions structurales(ibid.
§
1.13)
ainsi que leurs rapports dedépendance
mutuelle(ibid. § 2),
le stem-ma est la
"représentation
visuelle d’une notion abstraitequi
n’est autre que le schéme structural de laphrase" (ibid. § 3.10).
C’est à lafois,
comme ar-bre,
unereprésentation graphique
et, commeschème, l’expression
de l’activi-té
parlante (de
laparole,
del’eneraeia,de
laperformance
et non de la lan-gue, de
l’ergon,
de lacompétence).
De
même, donc,
que l’acte de naissance de lalogique
moderne est ungeste
idéographique,
celui deFrege (cf.
Imbert[1969,
1971 et1979]),
demême l’acte de naissance de la syntaxe structurale est un geste
idéographi-
que, celui de Tesnière. On peut alors caractériser ainsi l’évidence forma- liste
qui
domine lalinguistique
formelle :l’idéographie
doit se convertiren
système formel.
Dans cetteconversion,
ce que l’on gagne est évident. C’est lapossibilité
d’un calculd’assemblages symboliques.
Mais ce que l’onperd
est à la mesure de ce que l’on gagne. En
effet, depuis
sesorigines
grecqueset sur la base du sens nucléaire de
tracé,
de contour, defigure,
le termede
"diagramme"
est un mixte d’intuitionspatiale
et d’intuition littérale.La conversion de
l’idéographie
ensystème
formel dissocie cemixte, liquide
l’intuition
spatiale
etdéveloppe
exclusivement l’intuition littérale(1).
Mais,
du coup, elle rompt irréversiblement avecl’impératif
de schématisationspatiale
dontHjèhnslev
faisaitdéjà,
à propos del’hypothèse
localiste surlaquelle
nous reviendronsplus bas,
la clef de toute théorie des connexionsstructurales : "la
conception spatiale
est inévitable si on veut donner à la relation 2n abstracto uneinterprétation tangible
etplastique.
S’en teniraux relations abstraites sans leur fournir un support par
lequel
on peut lesreprésenter,
c’est s’interdire d’avancel’explication
claire et évidente desfaits"
(Hj elm slev [1935]
p.45).
Dans la mesure,
donc,
où elle ne permet pas deséparer
lesorganisations catégorielles
de leur affinitéoriginaire
à lalogique formelle,
laconception
formaliste "interdit d’avance" en
linguistique
le passage d’unelogique géné-
(1)
L’intuition littérale comme intuition pure(dans
un sens strictement kan-tien)
a étémagnifiquement exposée
par Hilbert dans son mémoire Sur T,’2n-2n2
de 1925. ,rale à une
logique
transcendantale pouvant traiter de la constitution dephé-
nomènes en
objets d’expérience.
C’est là quegît
sa limiteintrinsèque.
Ce n’est pas parce que les
mathématiques
sont aussi unlangage (logi-
que
formelle,
théorie desensembles, algèbre universelle,
théorie des caté-gories
et destopo!, etc...)
que lalinguistique mathématique
doit se conce-voir comme un aller-retour
incessant,
comme unjeu
de traductionsréciproques, plus
ou moinsadéquates
etplus
ou moinscomplètes,
entre celangage
et leslangues
naturelles. La structure et la fonction deslangages mathématiques
sontfondamentalement tributairesde la nature des
objets mathématiques qui,
contrairement aux concepts des
langues naturelles,
sonttoujours
des conceptsconstruits. Dans la référence
majeure
de lalinguistique
àl’axiomatique
hil-bertienne on ne saurait oublier que, contrairement à
celle-là,
celle-ci vise à constituer et à caractériser deschamps d’objets.
Il faut enparticulier
dénoncer la
"récupération"
del’axiomatique
par lepositivisme logique. Car,
ainsi que le notaitdéjà
A. Lautman dans les années trente : "PourWittgen-
stein et
Carnap,
lesmathématiques
ne sontplus qu’une langue
indifférenteau contenu
qu’elle exprime. (...)
Si l’on essaie decomprendre
les raisonsde cet évanouissement
progressif
de la réalitémathématique,
on peut être amené à conclurequ’il
résulte del’emploi
de la méthode déductive. A vou-loir construire toutes les notions
mathématiques
àpartir
d’unpetit
nombrede notions et de
propositions logiques primitives,
onperd
de vue le carac-tère
qualitatif
etintégral
des théories constituées.(...)
La recherchedes notions
primitives
doit céder laplace
à une étudesynthétique
de l’en-semble"
(Lautman [1977]
p.23-24,
noussoulignons).
"Leslogiciens
de l’Eco-le de Vienne
prétendent
que l’étude formelle dulangage scientifique
doitêtre le seul
objet
de laphilosophie
des sciences. C’est là une thèse dif- ficile à admettre pour ceux desphilosophes qui
considèrent comme leur tâche essentielle d’établir une théorie cohérente des rapports de lalogique
et duréel.
(...)
Unephilosophie
des sciencesqui
neporterait
pas toute entièresur l’étude de
[la ]
solidarité entre domaines de réalité et méthodes d’in-vestigation
seraitsingulièrement dépourvue
d’intérêt.(...)
Leslogisti-
ciens de l’Ecole de Vienne affirment
toujours
leurplein
accord avec l’é-cole d’Hilbert. Rien n’est pourtant
plus
discutable. Dans l’écolelogistique,
à la suite de
Rilssell,
on s’efforce de trouver les constituantsatomiques
de toutes les
propositions mathématiques. (...) L’axiomatique
d’Hilbert etde ses élèves
(...)
tend au contraire àdégager
pourchaque
domaine étudiéun
système
d’axiomes tel que de la réunion des conditionsimpliquées
par les axiomessurgissent
à la fois un domaine et des onérations valables dans cedomaine.
(...)
La considération d’unemathématique
purement formelle doit donc laisser laplace
au dualisme d’une structuretopologique
et deproprié-
tés fonctionnelles en relation avec cette structure.
(...) L’objet
étudién’est pas l’ensemble des
propositions
dérivées desaxiomes,
mais des êtresorganisés structurés, complets, ayant
comme une anatomie et unephysiologie
propres.
(...)
Lepoint
de vuequi l’emporte ici,
c’est celui de lasynthèse
des conditions nécessaires et non celui de
l’analyse
des notionspremières"
(ibid.
p.281-283,
noussoulignons). Si,
comme nous lefaisons,
onadopte
cepoint
de vueantilogiciste (et
antiformalistesi,
ainsi que cela est devenu derègle,
on identifiesubrepticement
formalisme etlogicisme),
on arrive àla conclusion
qu’en
matièrelinguistique il
existe unconflit
entreformali- sat2on
et mathématisation et que, loin de se borner àdévelopper
lespossi-
bilités de traduction des syntaxes naturelles en syntaxes
formelles,
la lin-guistique mathématique pourrait
au contraire chercher les théories mathéma-tiques spécifiques qui,
enfonction
de leur contenu, de leur "caractère qua- litatif etintégral",
de leur "anatomie" et de leur"physiologie"
propres sont apriori susceptibles
d’être conformes à laphénoménologie
de l’essencerégionale linguistique.
Le fait que les
objets mathématiques
soient construits est àl’origine
du type
éidétique
des syntaxes formelles. C’est sur lui que repose lapossi-
bilité de
disjoindre
la syntaxe(déductibilité)
et lasémantique (interpré-
tation et
validité)
en théorie des modèles(1).
C’est parcequ’en
mathéma-tiques
les relations sonttoujours
inhérentes aux termes que l’on peut les réduiresyntaxiquement
à unesymbolisation
littérale dont lasémantique
estpurement dénotative. Mais il n’en va pas du tout de même en
linguistique.
Ainsi que l’a affirmé A.
Culioli,
"rien ne permet de ramener lasémantique
des
langues
naturelles à lasémantique interprétative
dessystèmes
formels"(Culioli [1971J,
p.7)
et l’on peut penser"qu’il
existe à un niveau trèsprofond (vraisemblablement prélexical)
unegrammaire
des relationsprimitives
où la distinction entre syntaxe et
sémantique
n’a aucun sens"(ibid.
p.8).
A ce niveau le
problème
central est celui del’exposition
"de conditions apriori
de la création de formeslinguistiques" (Granger [1980]).
C’est celui des universaux et "uneconception
essentiellementsyntaxique
de ces univer-saux
suggérée
par une théorielogiciste
dulangage
naturel ymasquerait
le(1)
Pour une introduction à la théorielogique
des modèles(théorèmes
de L6-wenheim - Skolem et de
Godel,
ultrafiltres etultraproduits, arithmétique
et
analyse
nonstandard, etc..),
cf. Petitot[1979(b)].
moment du contenu. En
fait,
il nous semble que la distinction des aspectssyntaxiques, sémantiques
etpragmatiques,
tout à faitindispensable
à l’ana-lyse
d’un état delangue,
estpostérieure
aux universaux. Ceux-ci sont à la fois et indissolublement actesd’énonciation, catégories
"naturelles" desobjets
du monde etrègles
abstraites d’enchaînement desymboles" (ibid.).
Mais s’il est vrai que l’être-formel des syntaxes naturelles est d’un type
éidétique
différent de celui des syntaxesformelles,
lalinguistique mathématique devra,
pour progresser, rompre enpartie
avec ses évidences for-malistes,
en revenir "aux chosesmêmes",
transformer saconception
de la lin-guistique "pure"
et, àpartir
delà, redéployer
son effort de reconstructionmathématique jusqu’à rejoindre
lalinguistique empirique systématique.
Il nesemble pas que cela soit actuellement le cas. Que ce soit par le raffinement de la
logique
extensionnelle enlogique
intensionnelle des mondespossibles
chez
Kripke, Montague
ou Creswell(raffinement qui, notons-le,
consiste à ap-pliquer
auxsystèmes
d’énoncés leprincipe
fondamental que, pour connaîtreun
objet,
il faut leplonger
dans des famillesd’objets
le déformant sur desespaces de base et considérer des sections remontant des bases dans les ob-
jets fibres),
ou par le raffinement de la théorie des types dans les gram- mairescatégorielles d’Ajduciewicz, Montague
ouSaumjan,
ou encore par le raffinement de laquantification
et del’analyse logique
des diversesprocé-
dures de
détermination,
que ce soit parl’usage
de lalogique
combinatoirequi,
comme y insiste J. P.Desclés,
permet de traiter lesopérations
synta-xiques indépendamment
de leur réalisation enopérations
dans deschamps
d’ob-jets particuliers,
ou parl’usage
de la théorie descatégories
et destopoî
permettant de faire
proliférer
leslogiques "naturelles",
ou encore par son rapport àl’informatique,
lalinguistique formelle, quels
que soient ses évi-dents et
profonds progrès,
continue à sedévelopper
defaçon
massivement for- maliste. C’estpourquoi
elle est souvent artefactuelle etprend
constammentle
risque
de déréaliser la réalitélinguistique.
A ce titre elles’intègre
certes à l’une des tendances les
plus caractéristiques
de la science moderne.Mais "cette tendance
(...)
ne va pas sans inconvénients. Elle crée souventune
ontologie excédentaire, fantômatique,
surlaquelle
travaille un forma-lisme souvent
élégant,
mais où la réalité aquelque peine
àtransparaître.
Ainsi naissent les
opérationalismes aveugles qui
constituent l’essentiel de la"Philosophie Scientifique" contemporaine" (Thom A.).
Bref,
contrainte àdisjoindre
syntaxe etsémantique,
lalinguistique
formelle s’interdit la
compréhension
du sémantismeformez
des relationspri-
mitives. Contrainte à traduire les structures en
assemblages
littérauxpour
pouvoir
endévelopper
uncalcul,
elle s’interdit lacompréhension
desgestalts dynamiques
dulangage.
Contrainte àséparer compétence
et perfor-mance, elle s’interdit la
compréhension
dulangage
comme processusdynami-
que ainsi que celle de son enracinement dans la
perception
et l’action. Ence sens, elle n’est - parce que
formelle - qu’une dem2-linguistique qui
doitêtre
complétée
par une autrelinguistique "pure"
traitant nonplus
de l’al-gébrisation
des automatismes de lacompétence
mais de la déduction des structuresprofondes
et du sémantismeformel
des relationsprimitives
dansle cadre d’une théorie
dynamique
de laperformance.
Dans deux articles importants
(Thom [1973]
et[1978]),
R. Thom a pro-posé
depositionner
lescatégories grammaticales (les parties
dudiscours)
dans un
squish
bidimensionnel(1).
L’axe des abscisses de cesquish
ordonneles
catégories (2)
suivant l’ordre Noms - Verbes -Adjectifs -
Numéraux- Pos-sessifs -
Déictiques -
Foncteurslogiques
etquantificateurs.
Si l’on porte alors en ordonnée la variabilitésémantique
descatégories (i.
e. l’inter-valle entre la concrétude maximale et l’abstraction maximale de leurs
repré- sentants),
on peut faire les remarques suivantes.i)
La variabilitésémantique
décroît lelong
dusquish
et s’effondre à la traversée de la zone numérale. Elle estgrande
pour les noms et les verbeset nulle pour les foncteurs
logiques.
ii)
Lesquish
s’étend d’unpôle "catégorématique"
à unpôle "syncatégoréma- tique". Reprenant l’opposition étique/émique
dePike,
Thom a faitl’hypothèse
que le
premier
est unpôle étique
de natureobjective
lié à la simulation de la réalitéphénoménologique
par lelangage
alors que le second est unpôle émique
de naturesubjective
lié aux automatismes de lacompétence :
"on voit donc que les êtreslinguistiques (...) présentent
des natures très diffé-rentes. Chez le nom, on a affaire à un être
qui
est pourvu d’une certaine autonomie : le référent occupe uneportion
del’espace, qu’il
défend contreles
perturbations
de l’environnement(...);
aucontraire,
les auxiliairesgrammaticaux
ne doivent leur sensqu’à
une activitéquasi
ritualisée du lo- cuteur, toute entièreimmergée
dans les automatismes dulangage" (Thom [1978]
p.79).
(1)
Le terme desquish
est dû à J. R. Ross.(2)
L’idée d’un ordre descatégories grammaticales
remonte au critère detranslation de Tesnière.
iii)
La zone centrale dusquish
où la variabilitésémantique
s’effondre re-présente
une sorte de seuil entre lepôle étique-objectif
et lepôle émique- subjectif.
Ces remarques permettent de
comprendre pourquoi
lalinguistique for-
melle
contemporaine
n’estqu’une demi-linguistique.
Si ellel’est,
c’estqu’elle
dérive d’unelinguistique "pure"
exclusivementémique qui
nedispose
d’aucun moyen
d’aborder,
autrement que defaçon
trivialementréductrice,
ladimension
étique
dulangage.
Il reste donc à élaborer lesprincipes
d’unelinguistique "pure" étique,
à lesdévelopper mathématiquement,
à établirleur
compZémentar2té
avec ceux de lalinguistique
formelleémique
et, à par- tir delà,
à tenter derejoindre
à nouveau lalinguistique empirique systé- matique.
Nous pouvons alorspositionner l’apport
de la théorie des catastro-phes
enlinguistique
de lafaçon
suivante : de même queChomsky
a fondé unelinguistique "pure" émique,
Thom a fondé unelinguistique "pure" étique.
2. CONTENU DU PROBLEME
Dans la
linguistique "pure" étique,
cequi
vient aupremier plan
est la ré-gulation
des troiscatégories grammaticales (1)
de base que sont les noms, les verbes et lesadjectifs.
i)
En cequi
concerne larégulation
des noms et,plus précisément,
des con-cepts concrets, on
postule "qu’il
existe un certainisomorphisme
entre lesmécanismes
psychiques qui
assurent la stabilité d’un conceptQ,
et les méca- nismesphysiques
et matérielsqui
assurent la stabilité del’objet
réel Kreprésenté
parQ" (Thom [1973]
p.247).
Onprend
donc en compte - contraire-ment à tous les
points
de vue existant enlinguistique
formelle - d’abord les mécanismesneuropshychologiques
de laperformance
en les concevant nonpas de
façon
réductionniste maisplutôt
defaçon gestaltiste
et ensuite lafonction référentielle en la concevant
non
pas commecorrespondance langage-
réalité mais comme contrainte
imposée
à lasémantique
par la réalitéqu’elle
permet
de simuler : un concept concret est une entitépsychique dynamique, complexe
etrégulée,
dont lafigure
derégulation (le logos
au sens deThom)
est en
partie isologue (isomorphe
au sens deslogoi)
à celle du référent.Une telle affirmation renvoie
implicitement
à unehypothèse phylogénétique
sur