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LE PHARE DE HAZARD. DERNIÈRE PARTIE (i)

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Academic year: 2022

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LE PHARE DE HAZARD

DERNIÈRE PARTIE (i)

I

T

IENS ! Ortiz \ fit Martin Trenkh. Charmé de vous voir ! Et apercevant mon revolver :

— Qu'est-ce que vous faites avec ça ?

— Je suis1, lui dis-je, sur la piste de votre voleur de pétrole et il est très possible que d'ici quelques jours...

— Vous l'avez démasqué ?... Mais vous ne craignez pas, avec cet instrument, d'attirer un peu l'attention sur vous ?...

Dans notre métier, voyez-vous, il vaut toujours mieux ne se servir de cela qu'à la dernière extrémité... Et, dites-moi, Ortiz, vous avez des soupçons ?

— Oui !

— Ça n'est pas un blond ?... un grand blond, tirant un peu sur le roux ?...

— Je vous avouerai que je ne l'ai pas encore vu d'assez près pour savoir quelle est sa couleur de poil !

— Je vais donc vous renseigner, moi... C'est un brun...

Il est sous les verrous depuis quinze jours, le voleur de pétrole... C'est le conducteur du stage, tout simplement...

— Ah ? fis-je, restant bouche bée.

— Oui, répondit Martin Trenkh, en souriant. Le conduc- teur du stage... Vous n'y auriez pas songé, à celui-là ?...

(1) Voyez la Revue des 1 " et 15 mars, 1 " et 15 avril.

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6 REVUE DES DEUX MONDES.

— E t vous êtes sûr ?...

— En tout cas, nous l'avons pris sur le fait et il a avoué...

E t changeant de ton, cessant de sourire :

— Allons, rentrez votre revolver, Paddy Ortiz !... Et, tenez, rendez-le-moi, voulez-vous ?... Il sera aussi bien dans ma poche que dans la vôtre... Mon garçon, je n'ai pas tout à fait l'impression que vous soyez l'homme que je cherchais...

Pas assez de cervelle... Un oiseau, quoi !... E t puis, des nuages, qui passent, comme ça... E t puis, Ketty Forbes...

E t , à ce propos, comment va-t-elle, Ketty Forbes ?

— Faites-moi un plaisir ! lui répondis-je d'un ton sec.

Ne plaisantez pas avec ça !... Parce que vos histoires de police et de pétrole, ça n'a pas pour moi un très grand intérêt, et je ne comprends même pas très bien comment on peut se passionner pour de pareilles sornettes... Tandis que Ketty Forbes, c'est sérieux !...

— Ah ! oui...

A ce momejtit, le commandant de l'Alligator, l'homme à la verrue, apparut au haut de l'échelle. Il m'aperçut, aperçut Martin Trenkh.

— Ah ! vous voilà, Trenkh ! cria-t-il. Dites donc, qu'est-ce que c'est que cet énergumène ? C'est vous qui lui avez donné l'ordre de faire main basse sur les listes de passagers et qui hii avez conseillé, pour arriver à ses fins, de se servir d'un arsenal ?

Martin Trenkh me regarda, sourit de nouveau, haussa les épaules et, s'adressant au commandant :

— Pas tout à fait, répondit-il. C'est un débutant, il ne sait pas encore très bien comment cela se pratique... J e vais aller vous en dire un mot, commandant, et vous présente solennellement mes excuses... Préparez le whisky !...

J'arrive !...

— Mais vous ne l'arrêtez pas ? rugit l'autre. Il a voulu m'assassiner}

— Avec un revolver vide ! Allons ! on se moquerait de vous !

E t se tournant vers moi :

— Filez ! me dit-il. Le mieux me paraît être que, pen- dant quelque temps, vous disparaissiez de la circulation et que vous me laissiez à mes ridicules futilités de policier !...

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LK PHARE DE HAZÀfcD. 7 Bonsoir, Ortiz !.,. E t je vous le dis le plus sérieusement du monde ; je vous souhaite tout le bonheur du monde, à vous et, à Ketty Forbes !...

Il fourra mon revolver dans sa poche et se mit à monter l'échelle.

II

Sur quoi, je ne sais combien de jours s'écoulèrent et je ne sais guère non plus ce que je devins. J'étais venu échouer à Picolata et, en fait d'occupation, je buvais. Je buvais tant que je pouvais. J'avais inventé un assez heureux mélange : ils ont à Picolata une bière aigre, je la coupais avec du gin, moitié moitié, j'avalais, et, très rapidement, je tombais par terre. On me poussait du pied sous un banc et je dormais là, pendant des nuits, pendant des journées entières. Dès que je me sentais à peu près dégrisé, je recommençais.

Puis, comme je n'avais plus un cent et qu'il fallait tout de même manger et surtout boire, je me revois poussant une brouette sur une longue, longue planche flexible, qui me fait danser. Je charrie du sable dans ma brouette. Arrivé à un certain endroit, je m'arrête, je retourne la brouette et le sable tombe. Je remporte ma brouette vide et je rapporte ma brouette pleine. Ainsi toute la journée. Quand le soir tombe, je suis tellement las que je n'ai plus faim et que je n'ai même plus soif. Je cherche un coin sur la berge, parmi d'autres corps étendus, à demi nus et ronflant ; je m'endors, les bras en croix, face au ciel.

Or, un dimanche matin, je passais devant le temple.

L'orgue jouait et des enfants, avec de très jolies et très fraîches voix de mésanges, chantaient. J'entrai. Le temple était plein à craquer : des Blancs, des Indiens, des Nègres. J e m'agenouillai par terre dans un coin, je me mis à prier.

Il y a des années de cela, et je me rappelle encore ma prière. Je pourrais la réciter presque mot pour mot, telle que je la prononçai.

J'avais la face dans mes mains, pour ne rien voir de ce qui m'entourait. A côté de moi, une grosse négresse soufflait, et, par moments, elle se mettait à prier, elle aussi, mais, au lieu de garder sa prière en elle, comme moi, elle s'adressait au

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8 REVUE DES DEUX MONDES.

bon Dieu exactement comme s'il avait eu besoin de ses oreilles pour entendre. Par-dessus le marché, elle lui parlait comme à un vieil ami, comme à un vieil oncle, en l'entretenant de toutes ses petites misères, de toutes ses petites joies aussi, de sa patronne qui lui donnait toujours à manger les mêmes patates, jamais de viande; de son mari, qui s'était guéri d'une bronchite en se frottant la poitrine avec du sang de canard et qui allait bien maintenant, qui était toujours le même bon diable, si amusant avec ses histoires qu'il allait chercher on ne savait où.

E t moi, tout au fond de mon cœur, je ne priais ni pour ma vie, ni pour ma mort, ni pour rien, ni pour aucun être au monde : que pour Ketty !... Ketty ! Ketty !... E t j'enfonçai mes ongles dans mes joues.

— Donnez-moi Ketty, Seigneur, <lisais-je, et vous verrez quel homme je deviendrai, et quel bonheur je lui donnerai ! E t moi aussi, je serai heureux !... Vous devriez aimer cela, Seigneur, les êtres qui savent où est le bonheur. Il y en a t a n t qui ne le soupçonnent pas !... Si vous avez fait les hommes, c'est pour qu'ils soient heureux... Vous n'êtes pas autre chose vous-même que le bonheur... Avec tous ces gens qui vont de la vie à la mort sans trouver le bonheur, sans même le chercher, sans même s'imaginer que cela peut exister, vous devez être bien triste, et vous dire que votre ouvrage est bien gâché !...

Avec nous, avec Ketty et avec moi, vous n'aurez rien à craindre. Nous savons exactement de quoi notre malheur aujourd'hui est fait et de quoi pourrait être fait demain notre bonheur... Allons, Seigneur, pitié !... Si nous sommes sur cette terre, c'est tout de même en vue de quelque chose, et en vue de quoi donc, si ce n'est en vue de cela ?.'..

L'orgue s'était tu. Les enfants continuaient à chanter.

Ils avaient des voix qui montaient tout droit et qui semblaient porter vers le ciel des cœurs pleins d'amour. Puis ils se turent et le pasteur commença un grand sermon sur la personnalité humaine du Christ. C'était très bien dit, très intelligent. Il parlait de tout ce qui, même en dehors des miracles, aurait pu amener les foules au Seigneur; il parlait de ses yeux, qui devaient avoir un étrange et magnifique regard, de son geste, qui devait être à la fois plein de douceur et d'autorité ; mais, chose curieuse, il avait l'air d'être ennuyé que Notre Seigneur

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LE PHARE DE HAZARD. 9 fût un Dieu, il avait l'air de vouloir, à toutes forces, en faire un homme. E t moi, c'était un Dieu, c'était Dieu que j'étais venu chercher dans cette maison.

Je me relevai. Je regardai autour de moi. Le pasteur, dans sa chaire, semblait exposer au coin du feu, autour d'une table, une histoire bien simple, bien courante. E t ce fut à ce moment, et ce fut là que, pour la seconde fois depuis notre séparation, j'aperçus Ketty.

Elle était au troisième ou quatrième rang, juste au pied de la chaire, où ce charmant pasteur faisait l'aimable et le persuasif. Elle était entre deux vieilles femmes vêtues de noir, coiffées l'une et l'autre de la même petite capeline de paille noire, un châle sur les épaules, toutes les deux le visage levé vers le pasteur, souriant du même sourire qui leur creusait les joues.

K e t t y ne regardait pas le pasteur et devait encore moins l'écouter. Elle avait les yeux tournés vers une des fenêtres, vers un rayon de soleil qui, entrant par cette fenêtre, traversait la salle comme une grande épée d'archange. Elle était grave, pâle, muette, les dents serrées, et une mèche de ses cheveux noirs lui barrait le visage, sans qu'elle songeât à la relever.

E t derrière elle, se tenait son père, avec sa belle tête noble et folle, son nez d'aigle, princièrement dessiné. Ses cheveux avaient blanchi. Il avait ses deux pouces dans les deux poches de son gilet, les épaules écartées, et il regardait, et il écou- tait le pasteur en faisant avec sa bouche des grimaces qui sem- blaient dire qu'il trouvait le temps long, et qu'il aurait mieux aimé être dehors, le front dans la tempête.

Pendant plus de dix minutes, je restai dans la même position, mon regard allant de Ketty à son père. Je ne bou- geais pas, je retenais mon souffle, bien que je fusse placé très loin d'eux et que je ne pusse guère attirer leur attention.

David Forbes s'impatientait, passait ses mains dans ses cheveux, lorgnait les gens dans les tribunes. Ketty semblait étrangère à tout. A un moment, une de ses voisines lui adressa à mi-voix quelques mots. Elle la regarda avec égarement, comme si elle n'avait pas compris. Puis, son visage s'éclaira d'un très faible sourire et, quand la vieille dame se fut détournée d'elle, son visage reprit son expression tragique et douloureuse. Elle avait maigri. Elle était vêtue sans

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1 0 REVUE DES DEUX MONDES.

coquetterie et, vers la fin du prêche, son chapeau s'étant rabattu sur son front, elle le renvoya en arrière d'un coup de poing brutal.

E t les gens se retournant vers moi, 6e mettant en marche vers la sortie, je compris que c'était fini.

Mon premier mouvement fut de m'avancer à la rencontre de Ketty. Mais j'avais déjà fait beaucoup de sottises et d'imprudences avec mon amour, et, une fois de plus, je risquais de tout gâcher. A un pas derrière Ketty, un peu à sa droite, s'en venait David Forbes, et il avait exactement l'air d'un bourreau qui mène sa captive au bout d'une chaîne.

Je me collai le dos à un pilier, attendis, et m'en remis à Dieu.

JEt un petit miracle se produisit.

C'est-à-dire qu'arrivés à la hauteur de ce pilier, Ketty passa à gauche et David Forbes à droite. Pendant cinq secondes, Ketty et moi, nous fûmes séparés de David Forbes.

—» Ketty! fis-je à mi-voix, c'est moi 1... moi, Paddy..'...

Elle tourna le visage vers moi, pâlit, eut un geste comme pour joindre les mains :

— Oh 1 Jésus !... Vous, Paddy !... Quelle vie est la nôtre !.., Que pouvons-nous faire ?... Ne restez pas ici... Mon père...

— Je sais... Ketty, où puis-je vous parler ? Par pitié, je vous en conjure ! Vite !...

— Est-ce que je pourrai seulement m'absenter ?... Voulez- vous ce soir, à huit heures, derrière la Halle aux grains ?..;

— Mais vous viendrez sûrement, Ketty ?...

— Oui 1... Oui !... Chut !...

Avec sa main, elle me faisait signe de tourner autour du pilier, dans le sens opposé à celui que David Forbes était en train de suivre. J'obéis. Des gens avaient vu le manège, me regardaient avec sévérité...

La foule s'écoulait. Bientôt, je me trouvai seul, avec le pasteur qui se promenait dans l'allée centrale en compagnie d'un gros homme, et une vieille femme qui rangeait les chaises. J'étais bouleversé à la fois de bonheur et d'angoisse:

de bonheur parce que je l'avais vue, qu'elle m'aimait tou-

jours, et d'angoisse parce que je savais que, le soir, elle ne

serait pas à notre rendez-vous et que, de nouveau, elle et

moi, dans le vaste monde, nous passerions nos jours et nos

nuits à nous chercher...

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LE PHA&Ë DE ÏÏAZÂRD.

11 Le soir, à sept heures, j'étais derrière là Halle aux grains, dans une petite rue étroite où, en plein midi, il devait faire sombre et froid, et j'attendis jusqu'à dix heures, avec, pour toute compagnie, jusqu'à la tombée de là nuit, une vieille femme à bonnet blanc qui tricotait en jacassant toute seule, et qui, assise sur une chaise basse, devant la porte de sa maison, avait l'air d'une sorcière gardant l'entrée de sa grotte, et un garçon d'une vingtaine d'années, infirme, les deux jambes paralysées, qui raccommodait un accordéon.

La nuit tombée, plus personne, plus d'autres êtres vivants que les vautours qui se disputaient les charognes.

A dix heures, je partis. Jusqu'à minuit, j'errai un peu partout dans le village, sur les rives du fleuve, sur les quais de bois, et jusque dans le faubourg nègre, parmi les Cases de torchis et de roseaux. Tout dormait. Pas une lumière. Je revins à mon tas de sable, me laissai tomber parmi ces gens qui seraient de nouveau, demain, mes compagnons de bagne.

Une nuit admirable, un ciel de velours bleu. Les astres avaient l'air de danser, de jouer avec notre monde. C'était fini. Je renonçais. Désormais, je ne serais plus que ce que le destin voudrait bien que je fusse. Il ne faut pas trop demander à un homme, et je n'étais qu'un homme, après tout.

Trois jours après, j'arrivais à San-Geronimo.

III

C'était le soir. Inesilla était à table, dans sa salle à à manger, toute seule, à sa grande table surchargée d'argen- terie et de cristaux. Ses négresses allaient et venaient, appor- tant et remportant les plats, qu'elle regardait à peine et auxquels elle ne touchait pas. Elle était toujours aussi belle, toujours aussi gracieuse. Mais une chose en elle me frappa : sa lassitude, qui n'était plus du tout son indolence d'autrefois. Elle semblait sortir d'une longue maladie.

En m'apercevant, elle ne se leva même pas. Elle sourit, simplement.

— Ah ! Pad ! me dit-elle. Mais d'où venez-vous, pauvre Pad ?...

— Ma foi, répliquai-je, de loin !... de très loin !...

A boire !... J'ai soif !... Et j'ai bien failli laisser ma peau et le

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12 REVUE DES DEUX MONDES.

peu de raison qui me restait sur un tas de sable !... Vous aimez le sable, vous ? Quelle horreur !...

E t je riais. Ma foi, oui, je m'étais mis à rire. Elle ne répondit pas. Elle me regardait, avec une grimace d'inquiétude.

— Allons, bon ! fit-elle enfin. Que se passe-t-il, Paddy ? E t pourquoi riez-vous de cette façon ?

—- A cause... à cause de ce sable !... Si vous m'aviez vu, avec ma brouette !... Et, mon Dieu, quand je suis parti, et que je suis allé leur dire au revoir, bien poliment, ils m'ont tout de même donné mes sept dollars... Avec lesquels, d'ailleurs, j ' a i pu prendre le stage... Faute de ça, j'arrivais à pied...

— Ah ! oui...

E t un moment après :

— E t vous voulez boire ?...

— Oui, très volontiers ! répondis-je. A proprement parler, depuis combien de temps n'ai-je pas bu ?... E h ! mais, depuis hier soir... et un gin affreux, qui sentait la rouille...

— E t manger ?

— Manger aussi, oui, je veux bien !

Elle fit un signe, on dispose mon couvert en face du sien, et je m'assis. Je me mis à manger et à boire. Nous nous regardions comme de vieux amis qui ne se sont pas yus depuis très, très longtemps, et qui ont tellement bourlingué sur toutes les mers du globe, qui en ont t a n t vu et qui sont si mal en point l'un et l'autre qu'ils n'ont même pas la force de parler.

— Ah ! je suis bien content de vous revoir ! fis-je enfin.

Bien content, oui... E t dites-moi... il y a quelque chose qui ne va pas ?... vous êtes souffrante ?

Elle releva la tête brusquement :

— Non ! non !... tout va très bien... Un peu de fièvre, peut-être..; C'est la saison... Et, dites-moi, vous, Pad..., et K e t t y ? Vous ne me parlez pas de Ketty...

— Ketty ? lui dis-je, la bouche pleine. Ah ! Ketty !...

E h bien ! je n'ai pas de nouvelles de Ketty !...

Elle baissa la tête, regarda son assiette, fit mine de piquer une bouchée avec sa fourchette et, me regardant de nouveau, le visage crispé :

— Comme vous êtes malheureux ! dit-elle.

E t d'une voix sourde :

— Que puis-je faire ? Dites ! Que puis-je faire pour vous ?

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l.E l'IlAfiK ])K IIA/.AIilJ. 1H

— Vous ne vous souvenez pas de ce que vous me pro- posiez... avant... avant toutes'ces histoires ?...

•— De ce que je vous proposais ?... Je vous ai proposé t a n t de choses !... Oh ! Pad !... vous voulez dire ?... Mais si, je m'en souviens très nettement !...

— . E t ce que vous me proposiez, alors, vous ne me le proposeriez plus aujourd'hui ?...

— Oh ! Pad !... Mais, Pad, voyons !...

— Ah ! vivre, enfin !... et respirer !... Je ne connaîtrai donc jamais cela ?...

Elle me regardait avec égarement, répétait :

— Mais, Pad !... Mais, Pad !... C'est impossible ! E t c'est affreux !...

Elle se leva, resta un moment, ses deux mains posées du bout des doigts sur la table, sans bouger, les yeux toujours fixés sur moi. Puis une grimace de dégoût se dessina sur son visage, elle secoua la tête, quitta la table et, traversant lour- dement et gauchement la salle, un peu comme si elle boitait, elle alla à l'une des fenêtres ouvertes sur la nuit et, au bout d'un moment, passant la main sur son front :

— Quelle étrange chose ! fit-elle. E t quelle chose misé- rable !... Et pour K e t t y , e t pour moi L . e t pour vous !... pour tout ce qu'il y avait de triste autour de nous et en nous...

et de beau, aussi!... Car,moi aussi, j ' a i souffert, Paddy !... et ma souffrance m'a révélé un monde que je ne connaissais pas, et qui a sa beauté... Et que vous veniez, ainsi... et qu'à peine assis sur votre chaise, ce soit vous qui... Mon Dieu !...

— Ah ! quoi !... mon Dieu !... dis-je avec rage. Pourquoi pas un peu de bonheur ?... Ils en ont tous... tous les êtres !...

Pourquoi pas m o i ? . . . Après quelle ombre vais-je passer toute ma vie à errer ?... Qu'est-ce qu'on veut faire de moi ?...

Veut-on me repousser de partout, de tous les coins où il y a un peu d'ombre et de fraîcheur, et que j'accepte ça en souriant, et en remerciant ?...

— Pad !... Mais vous êtes ivre !...

J'étais resté assis. Il y avait à côté de moi, sur la table, une coupe avec des oranges. J'en pris une, et j'allais y mordre à pleines dents, quand, brusquement, je me sentis comme défaillir de honte et de peur.

— Vous n'avez pas cru ça, hein ?... toutes ces horreurs

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14 REVUE BËs fiÈuX IKONBÉS.

que je viens de dire ?,.. fis-je eu mè léVaût d'un tel geste que ma chaise tomba*

Inesilta, effrayée, s'était retournée. J'allai à elle, je lui

le, m a i n ! i

— Vous n'avez pas cru ?-.., répétsi-je* Pas une minuté, n'eât-ee pal ?.,. J ' i i été foui 1

— Fou ? fou ?... répondit-ellê, comme si elle n'en était pas très sûre. Oh! ditês-môi, redites-moi^ Pâd, que, oui, Vfaimffif, vôtis àYea été fou, et que o'é&t là folié qui parlait !...

vous dont je mets l'amour et le chagrin si haut !...

— J'ai été fou !„.

— Pauvre petite Ketty !... Pensez !.„ Si elle avait été derrière un des rideaux de cette pièce et si elle vous avait entendu !... Mais elle en fierait morte de douleur L-. Et il faut toujours agir comme si Ketty était présente,..

• • -— Je sais !-,.. et je lui demande pardon !...

Elle sourit, posa sa main sur ma main :

— Et puis, pour moi aussi, Pad, pour mon repos, pour mon bonheur, âbstenez-vous, de grâce, dé petites plaisan- teries de ce genre !,.. Car j'ai eu assez de peiné à me faire une âme de renoncement, chef... cher...

Elle cherchait le mot t

»— Cher idiot ! acheva*t-ellê> Si vous vous amuse*,

t

maintenant...

—V Ah I pardojané2*aaoi, vous aussi L.

— Mais oui, je vous pardonne!... Parbleu L, Mais ne recommencez jamais !...

Et se détournant, regardant vers lé jardin d'où venait un âore parfum de jasmin, cessant de sourire :

— Jamais, hein ? fit-elle impérieusement.

Elle baissa la tête :

— BVadieu !... Partez tout de suite, voulez-vous ?..*

Et je ne devais plus la revoir en ce monde.

Je regagnai Saint-Augustin. Je passai le reste de la nuit sur le port, tout au haut d'une pile de balles de coton.

IV

Quand je me réveillai, le lendemain matin, j'aperçus un

homme qui était monté jusqu'à moi, sans doute pour me

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LE PHARE DE HAZARD. 15 faire descendre plus vite que je n'étais grimpé. Il me regardait d'un air perplexe, en se grattant l'occiput, son chapeau ramené sur le nez. Je le reconnus aussitôt. C'était l'un des amis d'Otto Rahm, l'un de ceux avec qui j'avais fait route de Saint-Augustin à Pablo et qui avait pour mission, une fois éteint le Phare de Hazard, de faire échouer et de piller le steam-boat de Savannah. Il me reconnut, lui aussi.

— C'est vous ? me dit-il. Oh ! Seigneur ! C'est vous qui nous avez dénoncés, hein ?... C'est vous qui êtes cause que Jaeggi et Bingle, et les autres,y ont laissé leur peau!... Heu- reuse rencontre, ma foi !...

— Tiens, tiens ! fis-je, assez peu impressionné par ce discours. Mais je vous croyais tous pendus ?

Il assura son chapeau sur sa tête, prit un air farouche :

— Il en reste assez pour vous régler votre compte,

• vilain oiseau !

— Allons ! allons ! Ne faites pas le méchant ! Je me levai et, l'examinant des pieds à la tête :

— Alors ? lui dis-je. On n'est plus colon, à présent ? On n'est plus un inoffensif et pacifique colon ? On n'engraisse plus des porcelets ? On est quoi ? Marchand de coton ? On charge, on décharge les petits bateaux ?

— Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Descendez !... E t allez chercher fortune ailleurs !... Compris ?... E t si vous avez le malheur d'ouvrir le bec, vous vous réveillerez au paradis avec une livre de plomb dans le ventre !...

— Descendez, vous aussi, répliquai-je. J'ai un mot à vous dire...

— Un mot ? Quel mot ?

Il descendit en grommelant. Il s'attendait sans doute à un méchant tour de ma part et, prenant des airs de plus en plus farouches, relevant son pantalon, il me jouait la comédie de l'homme qui veut tout avaler. Au fond, un pauvre diable, qui ne se sentait pas très sûr de lui.

— Qu'est-ce que vous me voulez ? me dit-il quand nous fûmes à terre.

— Eh bien ! répondis-je, je voudrais d'abord vous donner une explication...

— Mais non ! Mais non !... Inutile !... Vous êtes un mouchard !...

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16 REVUE DES D E U X MONDES.

— Je vous ai dénoncés, oui...

— E t c'est ça, votre explication ?...

— Attendez !... Je vous ai dénoncés dans toute la can- deur de mon âme, en bon nigaud que j'étais... Il fallait me traiter en homme, non en serin. Si vous m'aviez mis au courant de votre histoire, je ne vous aurais peut-être pas suivis...

— Vraiment ? ricana-t-il. On est délicat ?

— Pas trop..., non... Mais, à ce moment-là, j'avais d'autres soucis... Seulement, si je vous avais suivis, je me serais plutôt fait couper la langue que vous dénoncer...

— Nous n'allions pourtant pas nous confier au premier venu, et surtout à un homme qui n'avait pas une tête très... très...

— Une tête d'honnête homme ?

— Eh bien ! là, oui !... une tête d'honnête homme !...

-— Alors, ne vous étonnez pas que le premier venu en

question ne vous ait pas traités comme des amis ! • Il me regarda, parut frappé de cet argument. Puis, agitant

les mains :

— Oh ! et puis, d'ailleurs, tout ça, c'est du passé !... C'est mort, rayé !... Bonsoir ! Laissez-nous travailler !... E t , hein ?...

en tout cas, rappelez-vous une chose : si vous tenez à vivre vieux, c'est que le silence est de rigueur !... Sinon, couic !...

— Ah ! oui ?...

••-— Exactement !...

Je me mis à rire :

— E h bien ! lui dis-je, si vous voulez me faire peur, il faudra trouver une autre chanson !... Parce que les couic, et les pan pan !... ça ne prend plus... Pour tout dire, je n'attaché plus.à la vie une importance démesurée...

— Mylord a des chagrins d'amour ?...

Il m'avait pris le bras, poussé par une sympathie soudaine : . •— J'ai eu des chagrins d'amour, moi aussi, me dit-dl.

J e sais ce que c'est... Une fois, je me souviens... Mais non, ça, c'est une autre histoire...

Il me regarda :

— Dans ces conditions, il y aurait peut-être moyen d'en tirer parti, de vos chagrins d'amour, et de faire une affaire, tous les deux... Mais je suis un naïf, moi..., je m'emballe... Il faudrait peut-être aller d'abord soumettre la question au

Révérend...

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LE PHARE DE HAZARD. 17

— Le Révérend ?...

— Oui... Il était de l'affaire de Pablo, lui aussi... Celui qui avait une grande barbiche blanche..., vous ne vous souvenez pas ?... Il porte toute sa barbe, aujourd'hui... Venez... Moi, j'aurais bien voulu aussi porter la barbe... Mais ça ne pousse pas chez moi... Bizarre...

Le Révérend était logé dans une petite cabane en bois, à cinquante pas de là. II écrivait des choses sur un livre.

Comme je l'appris dans la suite, ils travaillaient tous les deux, l'homme aux airs farouches et l'homme à la barbe blanche, pour le compte du même syndicat de cotonniers, le premier en qualité de contre-maître et l'autre en qualité de directeur. Le contre-maître s'appelait Leighton. Le direc- teur, je le reconnus à ses yeux, qui étaient pleins de gentil- lesse, d'humanité, de vrais yeux de bon chrétien. Leighton lui expliqua l'affaire, lui rappela qui j'étais.

— Ah ! très bien ! fit le Révérend. Voyez-vous, j'avais peur qu'il ne vous fût arrivé quelque chose... Dans ces sortes d'histoires... E t c'est vous qui nous avez dénoncés... Pas par méchanceté, je suppose ?... Parce que ça, ce serait très vilain...

Nous ne vous avons rien fait, que je sache... Par sottise ?...

Oui, c'est ça...

E t se tournant vers Leighton :

— E t alors, quoi ? lui demanda-t-il. Pourquoi m'amenez- vous ce garçon ?

Vous ne croyez pas, fit l'autre, qu'il aurait pu travailler avec nous ?

Le Révérend secoua la tête :

-— Ah ! je n'aime pas les physionomies nouvelles !

— Il prétend qu'il n'a pas peur...

— Pas peur de quoi ?

— Eh bien !... du danger !...

— Il ne manquerait plus que cela ! fit le Révérend en me regardant avec un bon sourire et en posant sa main molle sur ma main. Peur du danger !... Mais qui donc a peur du danger ?... Seulement, le travail que nous faisons est un tra- vail pénible et qui demande une certaine finesse.™

E t me menaçant du doigt :

— Et ce gaillard est cause que quatre des nôtres ont été pendus !...

TBM» ITII. 1 9 4 0 . 2

(14)

18 REVUE DES DEUX MONDES.

Son sourire avait disparu. Il me regardait maintenant d'un œil froid, et, d'une voix qui ne plaisantait plue :

— Logiquement, me dit-il, quand je vous ai vu arriver, j'aurais dû voua canarder comme un chien. Car, sur les quatre, il y en avait un ou deux que j'aimais bien.

— Il faut mettre les choses au point, répondis-je. Vous et vos amis, je ne vous ai pas dénoncés. Je ne savais pas quel était votre rôle dans l'histoire. Je n'ai dénoncé qu'Otto Rahm.

— C'était notre chef !...

'—- Qui me l'avait dit ?...

Il eut l'air de fourrager parmi les paperasses, sur sa table, derrière ses carreaux peints au bleu de lessive pour adoucir l'éclat du soleil. Puis, se retournant brusquement vers nous :

•— Bref, il veut venir avec nous ?...

— Oui ! dis-je.

Il reprit son sourire, me saisit par le revers de ma veste:

-— Pourquoi ?

— Parce que j'ai assez des hommes !

— Et vous voudriez... ?

— Ah ! m'écriai-je, faire tout sauter !

—- Oh ! oh !... Romanesque, hein ? Il réfléchissait :

— C'est à voir, fit-il enfin. Seulement, Paddy Ortiz, comme vous avez été pendant un certain temps sous les ordres d'un nommé Martin Trenkh...

— Non ?... fit Leighton, en ouvrant de grands yeux. Vous êtes sûr ? Mais alors...

— Alors, reprit l'autre, l'important est que nou6 le sachions et que notre ami sache que nous le savons... Comme vous avez fait ce métier de mouchard... Et à propos, bravo pour l'enquête sur les bidons de pétrole !... Magnifique !

— Est-ce que, lui demandai-je, vous avez bientôt fini de vous moquer de moi ?...

Il s'excusa, en vieux brave homme un peu taquin :

— Allons ! allons ! ne vous fâchez pas !... Oh ! il est

vif, avec ça !... Et je reprends : comme vous avez fait ce

métier et que vous le faites peut-être toujours, comme vous

ne venez peut-être à nous, somme toute, que pour nous

empêcher de faire le nôtre, nous allons être forcés, nous,

pendant un moment, de vous tenir un peu à l'œil... Vous

(15)

LÉ PHARE DE HÀZARD. 19

voulez bien?... Parfait!... Et si nous nous apercevons que votre jeu n'est pas très franc, eh bien ! qu'est-ce que vous voulez ?... quelque désireux que nous soyons de ne pas

attirer l'attention sur nous...

— Pan ! pan ! fis*je.

11 se mit à rire :

— Dame ! fit-il. Mettez-vous à notre place !...

Il me tendait la main :

— Ah L . et j'allais oublier... Il y a dans le port, aujourd'hui, accosté au quai des cuirs, un bateau... tenez... penchez-vous un peu... vous le voyez, là-bas ?... un bateau qui s'appelle le Stella Maris... Si on avait pu me débarrasser de ce bateau-là...

E t le Soir même, le Stella Maris brûlait. Un bel incendie...

Tout Saint-Augustin était accouru pour le voir flamber...

J e me rappelle même que, ce soir-là, dans la foule, je ren- contrai une des négresses d'Inesilla, qui m'annonça que sa maîtresse venait de quitter San-Geronimo» Elle était partie en disant qu'elle allait entrer au couvent. Un notaire était venu. Elle instituait ses gens héritiers de toute sa fortune.

V

E t , cinq ou six jours plus tard, un matin, comme je venais prendre les ordres à la petite cabane de bois, le Révérend me dit :

— Ortiz, je ne suis pas du tout mécontent de vous. Vous travaillez intelligemment, sans bruit, et, à l'occasion, rnême^

vous savez risquer votre vie. Je vous observe depuis que vous êtes entré ici. Je dois dire que je n'ai rien vu qui me permette de mettre en doute votre loyauté. J'en suis heu- reux, et pour vous, et pour moi. Pour vous, parce qu'il eût été désolant que, si jeune et doué comme vous êtes, il vous arrivât malheur. Et pour moi, parce que j'aime me sentir entouré de vrais amis. Je ne puis vivre sans cette chaleur.

-— E t quand, lui demandai-je, commençons-nous à opérer sérieusement ?...

— Ah ! que je vous fasse une petite observation ! dit-il.

Voilà une question du type de celles qu'il ne faut jamais poser dans une entreprise comme la nôtre... Si l'on veut que les choses marchent bien, il ne faut jamais confondre la concep-

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2 0 REVUE DES DEUX MONDES.

tion et l'exécution. La conception, c'est moi, et ça ne vous regarde à aucun degré. Vous, ce qui vous regarde, c'est l'exécution. Néanmoins, comme vous débutez et comme j ' a i de l'amitié pour vous, je vais, pour une fois, satisfaire votre curiosité... Mais, hein ?... n'y revenez plus !...

E t selon son geste, qui lui était familier, et qui, d'ail- leurs, avait le don de m'exaspérer, il me menaça du doigt, en souriant de son sourire le plus paternel.

— Ortiz, continua-t-il, estimez-vous, vous, qu'un homme doit rester sur un échec ?

E t avant que j'eusse eu le temps de répondre :

— E h bien ! pas moi !... Il faut recommencer aussi long- temps qu'on n'a pas réussi !... E t vous savez pourquoi ? Parce que la vie est, en grande partie, un jeu de hasard et qu'il est mathématiquement impossible que ce soient toujours les mêmes numéros qui sortent. Si vous avez échoué deux fois, dix fois, réjouissez-vous !... C'est que, la fois suivante, vous réussirez !... Donc, mon garçon, si vous voulez opérer sérieusement, nous allons en revenir à un vieux projet qui, jusqu'à présent, ne nous a pas porté chance, et qui, par conséquent, pour l'avenir, est une fortune, et nous allons essayer de nouveau d'éteindre le Phare de Hazard !...

Il secoua la tête, d'un air bonhomme :

— Damné phare ! fit-il. Nous aura-t-il assez donné du fil à retordre, celui-là !...

— E t pour quel moment est-elle, cette histoire ? lui demandai-je.

— A h ! voyons, voyons!...

Il tapait du pied :

— Incorrigible ! fit-il. Mais qu'est-ce que vous avez dans le corps, Ortiz ?... Méchant garçon !... E t est-ce que je le sais, quand cela aura lieu ! Est-ce que je peux le savoir ! Est-ce moi qui envoie à la Banque fédérale de Saint-Augustin les sept ou huit cent mille dollars qui valent que l'opération soit tentée ?... Demain... peut-être.... Peut-être dans huit jours seulement... Ah ! oui, je savais bien que je voulais vous dire quelque chose...

Il prit sa plume, la trempa dans l'encrier et? se mettant à griffonner de petits dessins sur une feuille de papier :

— Ortiz, fit-il, je n'ai pas l'intention, cette fois, de faire

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LE r j J A M i DIS. HAZAltD. 21 sauter le phare... Ça fait trop de bruit... Tous les bateaux seraient alertés, se tiendraient sur leurs gardes... Non, cette fois, je voudrais simplement tuer le gardien du phare... Et je vous signale, Ortiz, que c'est un malin, qui se méfie... Il faudra que vous fassiez attention...

— Ah ! parce que c'est moi qui...

— Oui... c'est vous qui... Ça vous ennuie ?... Au contraire, vous devriez plutôt voir là une marque de confiance et d'estime !...

— Très honoré, Révérend!...

— Ah ! bravo !... Et, d'ailleurs, vos camarades ne seront pas très loin... Ils se tiendront prêts à intervenir, s'il le faut... Mais il faut dire que si vous ne trouvez pas le moyen d'approcher par surprise l'homme du phare et de lui régler son compte sans qu'il vous ait vu venir, il se chargera, lui, de vous régler le vôtre...

— E t pourquoi m'avez-vous choisi, moi ?...

— Parce que vous êtes le dernier venu... Il est juste que vous payiez votre petit droit d'entrée...

— E t il est absolument indispensable de tuer le gardien ?...

— Je le crains ! E t si même vous pouvez tuer sans lâcher un coup de feu, avec un couteau, par exemple...

E t ouvrant le tiroir de son bureau, en tirant un couteau de boucher :

— ... avec cet instrument, dont la lame est d'une assez bonne trempe..., ça vaudrait mieux... Prenez-le... Emportez- le... Vous savez vous servir de ça ?... Leighton vous apprendra, si vous voulez... Parce que, si vous donnez mal votre coup, vous risquez de vous blesser vous-même, et assez cruellement...

Il posa sa main sur mon épaule, sourit dans sa belle barbe blanche :

— Au fond, si des imbéciles nous écoutaient, ils nous pren- draient pour de méchantes gens, vous et moi, et nous ne sommes que des philosophes... Nous avons situé la vie humaine, la misérable petite vie humaine, au milieu de l'éternité, et nous avons compris que ce n'était qu'un point, qu'un atome, et qu'il n'importait d'aucune façon que l'on mourût jeune ou que l'on mourût vieux... Ce qui seul compte, c'est, pendant le temps qu'on vit, de vivre aussi agréablement que possible...

E t la vie d'un gardien de phare doit manquer de joie !...

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2 § REVUE DES DEUX MONDES.

VI

Une semaine encore s'écoula. Enfin, un soir, le Révérend me dit :

— C'est pour demain, Ortiz... Vous êtes prêt ?... Demain matin, départ de Saint'Augustin, à cheval. Soyez à cinq heures derrière la tienda des Singes, sur la route de Water- ford... Vous voyez ?... une petite maison avec des persîennes vertes... Là, vous trouverez tout le monde et les chevaux.

Je vous donne pour chef un métis... Ça ne vous ennuie pas ?...

Sa mère était Irlandaise... Il s'appelle Stan HulL. et c'est un homme intelligent et courageux..., vous l'apprécierez...

— Et vous ? lui demandai-je.

—' Moi, je reste, répondit-il. Ne vous en formalisez pas.

Quand, plus tard, à votre tour, vous occuperez le poste que j'occupe aujourd'hui, vous resterez. Plus d'une fois je suis parti, quand Otto Rahm restait. Et maintenant, écoutez- moi !... Vous prenez la route demain matin, à cinq heures, et il faut qu'après-demain soir le phare ne s'allume pas... Donc, étant donné que vous ne pourrez pas arriver à Pablo avant la matinée d'après-demain...

— Il faudra que j'opère en plein jour... C'est bien ça ?...

— Exactement !...

— Vous n'auriez pas pu me prévenir plus tôt ?...

— Non !... Je viens de recevoir le renseignement à l'ins*

tant... Le Washington, porteur de six cent mille dollars en or, à destination de Picolâta, passera au large de Pablo et s'engagera dans le Saint-Jean après-demain, vers minuit ou une heure du matin...

— Et pourquoi alors ne pas partir tout de suite ?...

-— Parce que, Ortiz, vous êtes un enfant !... Vous pensez que ces choses-là s'improvisent !... Parce que je n'ai ni les hommes ni les chevaux*...

— Et vous vous imaginez que nous avons besoin d'être douîe pour venir à bout de votre phare ?...

— Holà ! holà ! fit-il, en me calmant avec la main. Ne vous berce2 pas de cette illusion que Jero Fields se laissera faire comme un mouton !

— Jero Fields ?...

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LE PHARE DE HAZARD. 2 3

— C'est le gardien du phare... Je crois vous l'avoir déjà dit : si vous ne l'avez pas par surprise, c'est lui qui vous aura...

— E t vous voulez que je règle l'affaire en plein jour ?...

— Ortiz, pas moyen de faire autrement... excusez-moi...

— Je vous le répète : partons tout de suite !...

— E t je vous répète : impossible !... Car il faut que sur la côte, de Pablo jusqu'aux Dunes-Noires, les gens soient alertés en vue de l'échouage du Washington, qu'on ait préparé le bûcher, qu'il n'y ait plus qu'à y mettre le feu.... Enfin, toute une série d'opérations qui, si on ne les fait pas ou si on les fait mal, rendent la nôtre parfaitement inutile...

E t secouant la tête :

— Mais Ortiz !... Ortiz !... grommela-t-il. Toujours cette manie des questions !... Faites donc ce qu'on vous dit de faire, et fermez le bec !...

— E t une fois là-bas, demandai-je, qu'est-ce qu'on me dit de faire ?...

— Eh bien ! voilà...

Il était debout. Il s'assit devant son bureau, étendit ses deux bras sur ses registres et sur ses paperasses, joignit les mains, et, sa belle barbe blanche balayant la table, penché, tendu vers moi :

— Remarquez, me dit-il, que j'aimerais autant qu'il n'y eût pas mort d'homme. J e crois en Dieu, et Dieu, je sais, est tout amour et toute bonté. Il a horreur du sang. Néanmoins, s'il n'y a pas moyen de faire autrement, Ortiz, il faudra, pendant un moment, laisser de côté la métaphysique... C'est bien votre avis, n'est-ce pas ?...

— Mais nous en avons déjà discuté l'autre jour, Révérend, et ce point est réglé, je crois !...

— Bon !... bon !...

— Et, d'autre part, je n'ai pas à avoir d'avis !... Je reçois vos ordres et je les exécute !...

Il se redressa, sourit :

— Très bien répondu ! fit-il. E t vous venez de donner là une très jolie leçon au Révérend !... Venons-en donc main- tenant aux détails de l'opération... Arrivé à un demi*millé environ de Pablo, vous vous séparerez, comme vous l'avez fait la dernière fois, de vos compagnons ; chacun d'eux a sa

(20)

2 4 REVUE DES DEUX MONDES.

petite mission à remplir, et vous irez de votre côté... Seu- lement, cette fois, puisque vous êtes connu à Pablo, vous piquerez droit sur le phare, par un sentier qui quitte la route à gauche et que Stan Hull vous indiquera... A ce moment, il sera à peu près dix heures, dix heures et demie... Vous sui- vrez ce sentier jusqu'au bout. Il est tracé à travers un bois touffu de pins et de noyers. Vous ne risquez pas d'être aperçu. Arrivé en vue du phare, vous vous arrêterez, vous vous cacherez du mieux que vous pourrez, et vous exami- nerez les lieux, pour vous familiariser avec votre terrain de manœuvre...

— Quelle sera la marée, à cette heure-là ?...

Il leva le doigt :

... -— Question, pour une fois, judicieuse!... E t bravo de me l'avoir posée !... encore que je n'eusse probablement pas oublié de vous renseigner à ce sujet... La mer sera haute...

— Pas très commode, alors, d'aborder au phare !...

— E h bien ! non, pas très commode, en effet... Car tout l'îlot sur lequel on a bâti le phare est recouvert par les flots, les vagues battent le phare, et elles sont assez méchantes, les vagues... Mais je pense que vous savez suffisamment nager pour réussir ce petit tour de force ?....

— C'est à îa nage que je devrai... ?

— Gagner le phare ? Oui, naturellement... et en vous maintenant autant que possible entre deux eaux, pour plus de sûreté... Jero Fields a de bons yeux et se tient sur ses gardes... Vous vous imaginiez que vous feriez la traversée en bateau ?... Mais, malheureux, vous n'auriez même pas quitté la côte que déjà vous auriez été repéré et mitraillé !...

Donc, à la nage et, quand vous aborderez, un petit conseil : faites attention que la vague ne vous fracasse pas le crâne contre le phare...

—- Merci !... Où et comment prend-on pied ?...

— On prend pied... en prenant main, si vous me per- mettez cette plaisanterie, en saisissant le bout de l'échelle de fer qui descend jusqu'à l'eau et qui monte jusqu'à la plate- forme... On attrape ça et on grimpe... Une soixantaine de barreaux...

— E t si Jero Fields est sur la plate-forme ?...

.: ; •— Il n'y est jamais... On m'a affirmé qu'il n'y était jamais.

(21)

LE PHARE DE HAZARD. 25

— Et

s'il

y est

?...

— Eh bien ! vous attendez qu'il n'y soit plus !...

— E t j'attends où ?...

— En bas, dans l'eau...

— La tête sous l'eau ?...

Il se mit à rire :

— Si ça vous amuse, oui... Mais je vous répète qu'il n'est jamais sur la plate-forme...

— E t alors, arrivé là-haut, qu'est-ce que je fais ?...

— Vous entrez dans la cage. A cette heure-là, pas plus que sur la plate-forme, vous n'y rencontrerez personne. Il y fait une chaleur du diable. Vous vous engagerez dans un petit escalier en colimaçon qui mène aux chambres. Vous descendrez un étage et, à un endroit ou à un autre, vous vous trouverez nez à nez avec Jero Fields. Peut-être dans sa chambre... Peut-être dans sa cuisine... Vous aurez votre couteau et vous ferez ce que vous aurez à faire... Faites-le vite, en tout cas, empêchez qu'il ne tire sur vous...

— E t s'il tire sur moi ?...

— Eh bien ! alors, il vous tuera !...

— E t le phare s'allumera ?...

— Non !... Car j'aurai trois hommes, dans un bateau, derrière un des rochers de la côte..., de bons tireurs... Si, avant la tombée de la nuit, vous n'avez pas donné de vos nouvelles, si vous n'avez pas reparu sur la plate-forme et si vous ne leur avez pas fait signe que l'opération est terminée, ils arriveront à la rescousse, et alors, trois contre un...

et des gaillards qui n'ont pas froid aux yeux... Car il faut que le phare s'éteigne... Mais j'aimerais, encore une fois, Ortiz, qu'on ne fût pas forcé d'en arriver à la bagarre, aux fusillades... Vous le savez, j ' a i horreur du bruit... Le bruit, c'est du mauvais travail...

— E t vous êtes sûr, lui demandai-je, que Jero Fields est seul ?...

— Seul ? fit-il. Comment cela, seul ?... Seul dans son phare ?...

— Oui... Car, il y a quelque temps, j ' a i failli y entrer, au phare, en qualité d'aide-gardien...

— Au Phare de Hazard ? Comme c'est drôle !... Décidé- ment, il joue un rôle dans votre vie, le Phare de Hazard !...

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26

REVUE DES DEUX MONDES.

— Si on en a nommé un autre à ma place, cela change un peu la question !...

— Eh bien ! non! Rassurez-vous!... J'ai entendu parler de cela, en effet... Le Service de la navigation avait pensé qu'il valait mieux donner un adjoint à Jero Fields, lequel est un homme bizarre, un peu fou, qui demande à être surveillé...

E t puis, on n'a trouvé personne... Et je crois savoir aussi que Jero Fields lui-même s'est opposé à ce qu'on lui envoyât quelqu'un... Il n'aime pas la société...

Il me tendait la main :

— Par conséquent, vous voyez, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles... Jusqu'à demain matin, tout au moins...

Allons, au revoir, et bonne chance, Ortiz !... Vous n'avez plu» rien à me demander ?... D'ailleurs, si vous aviez besoin d'indications supplémentaires, Stan Hull serait là pour vous les fournir... Dites-vous que tout se passera très bien et que vou* aurez droit à une jolie prime..., de quoi offrir un beau bijou à votre petite amie... Vous avez bien une petite amie) quelque part ?...

— Heu !..., non..., répliquai-je. Je suis un peu comme Jero Fields : la solitude ne m'effraie pas.

Si j'ai rapporté mot à mot cette conversation, c'est, pour ainsi parler, par paresse. Je n'aurai point à raconter comment, le lendemain, je partis de Saint-Augustin, comment je fis la route, comment, le surlendemain, j'arrivai à Pablo, comment je me jetai à l'eau et, finalement, atteignis le phare.

Tout ce début de l'affaire se déroula sans accroc, sans imprévu, se calqua avec une précision étonnante sur le plan que le Révérend avait tracé et qui semblait dicter au destin, minute par minute, sa conduite. A l'heure fixée, je plongeais et, la vague me portant, j'attrapais le bout de l'échelle de fer..., je grimpais...

Mais c'était trop beau, ou, si l'on préfère, trop satanique.

Il fallait qu'à un certain moment la conception du Révérend se dissociât de la conception du bon Dieu.

Cela arriva peut-être trente secondes après que j'eusse

enjambé la balustrade de la plate-forme. Personne. Un soleil

de plomb, écrasant. Le bruit de la vague, en bas, qui venait

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LE P H A R E D E HAZARD. 27 s'aplatir contre le phare. Des oiseaux tournaient, sans un cri, sans un battement d'aile. Au loin, la côte, les rochers couverts d'algues. Derrière l'un d'eux, une barque, avec trois hommes, qui attendaient, fusil chargé.

Je traversai la plate-forme. J'étais pieds nus. J'avais mon couteau à la main. La cage de verre, à l'intérieur de laquelle j'apercevais tout le mécanisme d'éclairage, était fermée. J'ouvris la porte, qui tourna silencieusement. Je la refermai, à cause du bruit de la vague, qui me suivait. Je contournai la lanterne, arrivai à une petite ouverture étroite et basse qui donnait accès à l'escalier intérieur. Je descendis

l'escalier.

J'arrivai à l'étage du dessous. Une sorte de couloir, dallé de briques, des portes de chaque côté, marquées de numéros, comme dans une prison. J'entendais, dans l'une des pièces, quelque chose qui ressemblait à un ronronnement de machine.

En dehors de ça, rien. J'avais un peu l'impression de me pro- mener dans un tombeau.

E t tout à coup, la porte de la cage de verre, au-dessus de moi, s'ouvrit, poussée sans doiite par un coup de vent, se referma. Une vitre tomba, avec le fracas qu'on devine.

Alors, à ce moment, oui, je sus ce que c'était que d'avoir peur. Deux secondes s'écoulèrent. Je me demandai d'abord si je ne devais pas regrimper l'escalier et attendre Jero Fields là-haut, sur la plate-forme. Puis j'adoptai la solution exac- tement contraire. J'avançai jusqu'au milieu du couloir, pour être prêt à bondir dès qu'une porte s'ouvrirait. Le ronron- nement s'était tu.

E t une porte, juste en face de moi, s'ouvrit, et ce fut, le plus simplement du monde, Ketty qui apparut.

V i l

Je savais bien que ça n'était pas Ketty, que ça ne pouvait pas être Ketty... Ketty dans un phare, dans ce phare ?...

Quelle folie !... Qu'aurait-elle bien pu y faire, grands dieux !...

Mais comme elle lui ressemblait !... A ce point que j'avais reculé vers le mur, que j'avais mis mes deux poings sur ma poitrine, que je riais, que je pleurais, que je disais :

— Mais voyons !... voyons !... Qu'est-ce que c'est que

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28 REVUE DES D E U X MONDES.

cette histoire ?... Vous n'êtes pas Ketty, n'est-ce pas ?...

Et Ketty, elle, avec sa pâleur, son visage qui s'était encore creusé, sa résille qui soutenait ses lourds cheveux noirs, elle savait bien que cet homme demi-nu, ruisselant, avec ce couteau de boucher à la main, ça ne pouvait pas être Paddy Ortiz... Pad !... Et pourtant !... Il fallait que je lui ressemblasse joliment, à ce Paddy Ortiz !... car ses yeux s'ouvrirent démesurément, ses lèvres se mirent à trembler, elle recula, elle aussi, joignit les mains, ses genoux fléchirent, et elle tomba tout de son long sur le sol !...

Je me précipitai vers elle, la pris dans mes bras :

— Ketty !... Ah ! Ketty !...

Je l'enlevai de terre, la portai dans la chambre d'où elle venait de sortir. Il y avait une couchette dans un coin. Je l'y déposai. Elle n'avait pas entièrement perdu connaissance.

Elle rouvrit les yeux et, passant sa main sur ma joue :

— Ah ! Pad !... Pad !... fit-elle d'une voix éteinte. Est-ce vous, Pad ?... Comment s'est-il fait ?... Je ne rêve pas ?..,

— Non ! non, chérie !

— Et dans quel état vous êtes, Paddy !... Et vous avez du sang aux genoux et aux mains... Vous êtes venu à la nage ?... Mais pourquoi, Pad ?... Il n'y avait donc pas de bateau ?... Et vous avez aperçu mes signaux ?... Comment ?...

Où étiez-vous ?... Pourtant, je croyais bien que personne ne les verrait... Aujourd'hui, je ne suis même pas montée sur la plate-forme... Voilà cinq jours que j'appelle, Paddy !...

et personne ne vient à mon secours !... Quelqu'un vient enfin, et c'est vous !... Pourquoi vous ?... Comment avez-vous su que j'étais ici, dans ce phare ?... Cette nuit, le steam-boat de Savannah doit passer... Je comptais voiler le phare avec une étoffe rouge... pour attirer son attention... C'est ce que j'étais en train de coudre...

— Mais pourquoi ces signaux, Ketty ?...

— Parce que mon père est en train de mourir...

— Il est ici, avec vous ?...

— Dans la chambre voisine... Mais, voyons ! vous ne le

saviez pas ?... Voilà six mois que nous sommes dans ce

phare... comme des fous !... Quel cauchemar !... Et tout

cela pour vous échapper, Pad !... en vivant sous un faux

nom, en ayant tout quitté, renoncé à tout, et en lâchant des

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LE PHAUE DK HAZARD. 29 coups de fusil sur tous ceux qui font mine de s'approcher !...

Je me souviendrai toujours de ces six mois d'horreur !...

— Ne puis-je rien pour lui ?...

— Je ne crois pas, non, Pad... Depuis des semaines, je le vois dépérir, j'essaye de lutter et, chaque jour, je le sens plus faible que la veille...

— Mais pourquoi, Ketty, s'est-il donné tant de peine pour nous empêcher d'être heureux ?...

Elle mit sa main sur ma bouche :

— Ne le condamnez pas, mon amour !... Il aimait ma mère et il l'aime encore aujourd'hui, morte, plus peut-être que vous ne m'aimerez jamais vivante !... E t le sort veut que je ressemble à ma pauvre maman trait pour trait..., ses yeux, sa voix, ses gestes...

— Pourquoi voulait-il alors vous marier à son nigaud de second ?

— Mais il n'y a jamais songé ! Ce n'était qu'une comédie et il s'agissait simplement de vous amener à renoncer à moi !

— Ne puis-je pas lui parler ?

— Je crois qu'il dort en ce moment... et votre vue, Pad, va l'achever !... Tout à l'heure, il se réveillera, et il m'appellera... Nous irons le trouver, si vous voulez...

Elle s'était redressée, s'était assise sur sa petite couchette.

J'étais agenouillé à ses pieds. Elle promena son regard autour d'elle.

— Oui, me dit-elle, c'est ici que je vis depuis des mois, dans cette cellule de moine, avec, pour toutes distractions, le vent de la tempête, les oiseaux qui hurlent et, tous les mois, un voyage rapide à Picolata... C'est à Picolata, vous le savez peut-être, que ma mère est enterrée. E t c'est là que je vous ai aperçu... J'ai tout fait pour vous joindre, Pad, pour que vous eussiez de mes nouvelles... Je vous ai envoyé ce nègre, et mon père lui inspirait une telle crainte qu'il n'a pas voulu vous dire où j'étais et qu'il n'est même jamais revenu à Pablo... Et j'avais si peur !... si peur de vous retrou- ver un jour, et de lire dans vos yeux que vous ne m'aimiez plus !... E t vous, pensiez-vous à moi ?...

— Ketty, n'avez-vous pas senti ma pensée près de vous ?...

— Oh! si!... souvent!... comme si vous aviez tenu ma

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8 0 REVUE DES DEUX MONDES.

main dans votre main... Qu'êtes-vous devenu ?... Avez-vous enfin trouvé un emploi... comment dire ?... honorable ?...

Et à ce moment David Forbes appela sa fille.

— Vraiment, vous voulez le voir ? me dit-elle,

— J'y tiens ! répondis-je. Et d'autant que j'ai un petit service à lui rendre...

-— Ah ! oui, vraiment ?... Eh bien ! venez !,.. Et ne craignez rien. Il ne se sépare jamais de son fusil et de se»

pistolets et il essayera peut-être de s'en servir contre vous.

Maison dirait que je prévoyais votre arrivée : avant-hier, j'ai déchargé ses armes...

Nous passâmes dans la pièce voisine, Une cellule plus nue encore et plus triste que celle de Ketty. Forbes était couché sur le dos. Quand j'entrai, il ne fit pas un geste. Il tourna seulement vers moi des yeux brûlants de fièvre.

— Je savais que vous étiez ici, me dit-il. J'ai entendu votre voix. Et, d'ailleurs, comme elle, comme cette folle, je vous attendais. Je savais que vous alliez venir, sortir de l'eau. Je comptais un peu sur la vague, qui, s'il y avait eu un Dieu dans le ciel, aurait dû vous casser la tête contre les pierres du phare.,. Mais Dieu !... Dieu !... Je ne crois plus en rien !... Et vous êtes de ces maudits qui vous poursuivraient jusque dans la nuit de la tombe !... Alors ?... Que voulez- vous ?... Vous êtes heureux ?...

— Heureux de quoi ?

— De me voir dans cet état, mourant, et de la voir, elle, pendue à votre cou !,.. Enfin, c'est fini !... Je n'en ai plus pour très longtemps... Je vais pouvoir ne plus vous voir, ne plus rien voir !... Allons, donnez-moi à boire !... J'ai soif !...

Et à sa fille :

— Et rien d'autre, toujours, que cette affreuse eau chaude ?,..

Elle prit un bol d'eau, sur un meuble, vint s'asseoir sur le lit et, soulevant la tête de son père :

•— Buvez ! lui dit-elle. Et ne parlez pas tant !... Nous sommes vos amis, Paddy et moi, vos enfants qui vous aiment !...

Il repoussa sa main :

— Ah ! Paddy ! Paddy ! fit-il avec rage. Ce nom

stupide !...

(27)

LE l'HARE HK HAZAV',1). 31 Sa tête retomba sur le lit ; il se tourna vers lé mur et il répéta, dans un souffle -•

— Paddy !...

Ketty était allée reposer le bol sur le meuble. Elle revint, passa la main sur le front de David Forbes :

— Père, fit-elle, vous ne désarmerez donc jamais ?...

Il fit mine de se redresser, me regarda avec une haine féroce :

— Jamais ! lança-t-il, jamais !... Toi et lui, vous m'avez tué ! Sortez de cette pièce et laissez-moi mourir en paix !...

— Commandant..., lui dis-je.

Je pris une chaise, m'assis à califourchon et, appuyant au dossier mes deux bras croisés :

— Commandant, répétai-je, il faut tout de même que j'aie une petite conversation avec vous...

— Non!... E t il n ' y a plus dé commandant!... Allez- vous-en !...

K e t t y me toucha l'épaule avec la main :

— Non, Paddy, il ne vous écoutera pas... Venez...

Je lui pris la main, la lui baisai :

— Il m'écoutera !...

E t me tournant vers David Forbes :

-— Vous m'écouterez !... Parce qu'il ne s'agit pas d<*

Ketty, il s'agit de votre phare...

— Mon phare ?... Quoi ?... Qu'est-ce qu'il a fait, mon phare ?... Je me moque de mon phare !...

E t deux secondes après :

—' Qu'est-ce que vous avez à me raconter sur mon phare ?

— Dans quelques instants, des gens vont venir, et ils vont démolir votre lanterne, après noua avoir tués tous les trois !...

— Hein ? fit-il. Ah ! encore !... Cette histoire n'est donc pas finie ?... Pour détourner de sa route le steam-boat de Savannah ?... Qui leur a dit que j'étais mourant, que je ne pouvais plus rien ?... Toi, Ketty ?

—~ Oh ! père ! Pouvez-vous supposer ?...

Il montra à sa fille le fusil qui était accroché au mur, au-dessus de sa couchette :

— Tu sais te servir de ça ?...

Elle joignit les mains :

— Mon Dieu !... Père !... Je l'ai déchargé, j ' a i déchargé

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3 2 REVUE DES DEUX MONDES.

vos revolvers... J'avais peur... et j ' a i jeté toutes les cartouches à la mer !...

— Pauvre innocente ! répondit-il. Je l'ai rechargé !...

et tiens !...

Une de ses mains sortit de dessous son drap, s'ouvrit;

Une poignée de cartouches tombèrent sur le lit.

— Prends encore ça ! fit-il. E t tire !... tire !... t a n t qu'il en restera un, de ces gredins !... Vise au ventre, vise à là tête..., n'aie pas peur du sang... Conduis-toi en soldat..., comme ta mère, t u entends, Ketty ?... quand les Indiens sont arrivés et qu'elle a fait le coup de feu jusqu'au bout !...

— Mais, père, dit-elle, Paddy est là !...

— Paddy ! Toujours Paddy !... rugit-il. Je ne veux pas entendre parler de Paddy !

Il avait fait un suprême effort pour se soulever à moitié sur sa couche. Il retomba, épuisé.

VIII

Ketty et moi, nous étions montés sur la plate-forme. Nous attendions depuis des heures. Ils ne se pressaient pas d'ar- river. Ils ne tenaient sans doute pas à se trouver dans le champ de tir de David Forbes. Ils ne se risqueraient que la nuit venue. Elle vint. Ketty alluma le phare. Je m'étais assis par terré, comme à l'affût. J'avais le fusil à la main, la poignée de cartouches devant moi. Je ne quittais pas des yeux cet endroit de la balustrade où l'échelle aboutissait. K e t t y était assise, elle, au haut du petit escalier. Je n'apercevais d'elle, dans l'ombre, que la tache blanche de ses mains posées sur ses genoux et la tache plus pâle encore de son visage. Pas de lune, cette nuit-là. Mais des étoiles énormes, qui brillaient comme des soleils. La mer baissait. Tout autour du phare, les rochers s'étaient découverts. Les trois hommes ne pou- vaient plus tarder. Il devait être neuf heures. Le steam-boat de Savannah commencerait à apercevoir la lueur du phare vers onze heures. Ils arrivèrent à dix heures. Je les entendis accoster, marcher sur les goémons glissants. L'un d'eux lâcha un sourd juron. Ils attrapèrent l'échelle.

— Pad ! fit Ketty. Que Dieu nous garde !

" Je distinguais mal le haut de l'échelle. Lé premier des

(29)

LE PHARE DE HAZARD. 33 trois hommes m'aperçut avant que je l'eusse aperçu moi-même et il dut me prendre pour David Forbes. Il tira. La balle me.

siffla aux oreilles, s'aplatit derrière moi. J'étais accroupi.

Je me levai, me dirigeai vers l'échelle. Ketty, au passage, essaya de m'arrêter.

— Vous êtes fou ! me dit-elle. Ils vont vous tuer !

Je ne répondis pas. Un second coup de feu claqua, qui fit sauter une vitre de la lanterne. J'arrivai à l'échelle. L'homme, ses deux coups de feu lâchés, avait redescendu quelques échelons. Je l'entendis recharger son arme. Au jugé, de haut en bas, je tirai. Je vis l'homme lâcher l'échelle, tomber.

Il s'écrasa sur les rochers, sans un cri. Je tirai de nouveau.

Celui-là poussa un hurlement de douleur et de rage, fit mine de grimper les quelques échelons qui le séparaient de moi.

Je pris mon couteau, pour le recevoir. Puis il tomba à son tour.

Le troisième, pendant que je rechargeais mon fusil, descendit précipitamment l'échelle et, d'en bas, il me canarda. Chose curieuse, son compagnon, à bout portant, m'avait raté. Lui, il dut tirer comme on décharge son fusil en l'air en rentrant de la chasse et sa balle m'enleva la moitié de l'oreille gauche.

Il en est résulté par la suite que j ' a i dû rabattre mes cheveux de ce côté. Je tirai à mon tour et fus moins heureux que lui.

Je l'entendis courir dans les rochers, s'affaler, se relever, sauter dans la barque. On ne le rattrapa que huit jours plus tard, à Jacksonville.

Les assaillants repoussés, il ne fallait tout de même pas s'endormir. Il fallait au moins attendre que le steam-boat se fût engagé dans la passe. L'homme qui venait de m'échapper ramènerait peut-être du renfort. Je saignais beaucoup, avec mon oreille. Ketty descendit, me rapporta de l'eau et des linges. Elle me pansa, avec des mains si douces que je n'en regrettais plus mon oreille. J'étais revenu m'asseoir par terre, le dos contre la balustrade. Ketty me dit :

— Dormez, Pad. Vous devez être las. Je ferai le guet, et, si j'entends quelque chose, je vous réveillerai.

Elle s'assit près de moi, coucha ma tête sur son épaule.

Nous restâmes ainsi trois minutes. Puis la position dut lui paraître incommode. Alors, elle s'allongea à demi sur le sol, coucha sa tête sur mon genou, et, vingt secondes après, elle était tombée dans le plus profond, dans le plus heureux

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34 REVUE DES D E U X MONDES.

sommeil. C'était sa façon de faire le guet. Des heures cou- lèrent. J'entendis enfin un coup de sifflet et le steam-bçat passa, à un demi-mille du phare. Il devait y avoir une fête à bord, quelque chose comme un bal. Un cornet à piston jouait une polka.

Je m'endormis à mon tour,

Les premiers feux de l'aurore nous réveillèrent tous deux en même temps. Nous nous levâmes. La mer était haute.

Il ne restait plus aucune trace, aucun souvenir de ce qui s'était passé pendant la nuit. Nous descendîmes. Davîd Forbes, sur sa couchette, était tourné contre le mur.

— Père, lui dit Ketty, ils étaient trois, et vous pensez bien que, moi, je n'aurais jamais pu en venir à bout !... C'est Paddy qui s'en est chargé... Il en a tué deux, et le troisième s'est sauvé... Paddy a été blessé...

— Où ? demanda-t-il.

— A l'oreille...

— A l'oreille ! fit-il. Les idiots !...

E t ce furent ses dernières paroles. Il mourut quelques minutes après. Je n'avais jamais rencontré une telle persis- tance dans la haine. Ketty en fut elle-même si affectée et elle en garda, à l'égard de son père, une telle rancune, qu'elle ne voulut jamais qu'aucun de nos sept enfants fût prénommé David. Or il n'y a pas t a n t de prénoms possibles dans le calendrier. On en arrive assez vite à des prénoms bizarres»

Un de nos garçons, l'avocat, 6'appelle Jonas. Ne lui parlez jamais de baleine, il vous étranglerait.

JEAN MAETETI

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