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Les miracles et la mort (de Dieu)

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Les miracles et la mort (de Dieu)

ASKANI, Hans-Christoph

ASKANI, Hans-Christoph. Les miracles et la mort (de Dieu). In: Boss, M. & Picon, R. Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle. . Paris : van Dieren, 2003. p. 33-45

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30137

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LES MIRACLES ET LA MORT (DE DIEU)

Hans Christoph Askani 1

Institut protestant de théologie, Paris

I

Paul Tillich, dans sa Dogmatique de 1925, et Franz Rosenzweig, dans L'étoile de la Rédemption de 1921, ont fait, à propos du miracle (des miracles), un constat presque analogue.

Rosenzweig:

Si vraiment le miracle est l'enfant chéri de la foi, alors celle-ci a fort négligé, du moins depuis quelque temps, ses devoirs de mère.

Depuis un siècle au moins, l'enfant n'a été qu'une source de gros ennuis pour la nourrice dépêchée par sa mère, la théologie: c'est trop volontiers qu'elle s'en serait passée, d'une manière ou d'une autre, si seulement- oui, si seulement -une certaine considération pour la mère ne l'avait retenue du vivant de celle-ci. Mais le temps porte conseil. La vieille ne peut vivre éternellement. Et la nourrice saura bien quoi faire du pauvre ver, incapable, par lui-même, de vivre ou de mourir. Elle a d'ailleurs déjà procédé aux préparatifs 2

Tillich:

Le problème du miracle est un des principaux champs de bataille où s'affrontent la culture autonome et les religions. Au fil du temps, toutes les positions imaginables, toutes les médiations, tous les compromis ont été tentés. La recherche historique a relégué la plupart des récits de miracles de la Bible au domaine de la légende et a vu dans le reste de simples phénomènes naturels. En même temps, elle a rattaché ces histoires à la grande tradition de miracles que connaît l'histoire des religions et a ainsi ramené la question du miracle à une question générale de psychologie et d'histoire des religions. En sous-main, on présupposait l'impossibilité du miracle au sens d'une rupture des lois de la nature[ ... ] C'est ainsi que les

notes en page 465

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miracles ont suscité de plus en plus de méfiance,jusqu'à constituer aujourd'hui, pourrait-on dire, un obstacle de premier ordre à l'af- firmation du christianisme 3 •

Il est intéressant de voir que ni Tillich ni n'en restent là. Même si la théologie préférait à leur époque - et peut-être à la nôtre aussi - se passer du miracle, on ne se débarrasse pas si facilement de lui. La réflexion théologique voudrait s'en délivrer, la foi se croit adulte et indépendante -or il est toujours là.

Tillich:

On ne s'est cependant pas résigné à bannir totalement du monde le merveilleux4

Ce dont nous avons besoin, c'est d'authentiques miracles s.

Rosenzweig:

Certes, on pouvait jeter par-dessus bord le passé trop encombré de miracles [ ... ] et s'imaginer que sans ce ballast le nqvire de la foi, déjà dangereusement ébranlé, pourrait toutefois passer encore sans dommage la mer du présent. Mais on ne dit pas si ce qu'on a laissé tomber est effectivement tombé6

On pourrait être tenté de poser la question de savoir pourquoi dans les années vingt la réflexion théologique et- chez Rosen- zweig - philosophique concernant le miracle prit une certaine tournure et commença à s'y intéresser de nouveau « positive- ment», en quelque sorte. Il serait séduisant aussi d'entrer à partir de ce constat dans une comparaison des développements respec- tifs de la problématique chez Rosenzweig et Tillich. Une telle comparaison toutefois ne nous intéresse pas ici. Les observations faites par Tillich et Rosenzweig ne nous préoccuperaient pas vraiment si une certaine ambiguïté par rapport au miracle - une gêne d'un côté et une certaine attirance de l'autre, une volonté de se défaire de lui et une hésitation à s'en passer tout à fait - n'était qu'une caractéristique de telle ou telle période de l'his- toire de la théologie, et non pas un trait spécifique du miracle même et de sa réception. Nous supposons donc que non seule- ment tel ou tel courant de l'histoire de la théologie est concerné, rassuré, réconforté ... par les miracles, et que tel ou tel autre en est gêné, offensé, irrité ... Mais le miracle et les miracles même nous attirent et nous repoussent à la fois.

Y a-t-il eu un moment où cette ambiguïté fut totalement dépassée, ou un autre où elle n'existait pas encore? Je ne le sais pas. Peut-être ce moment fut-il celui de la pure reconnaissance

après le miracle accompli. Par exemple, quand le peuple

après avoir traversé la mer Rouge à sec, regarde en arrière et voit les vagues de la mer revenir et avaler les chars, les che- vaux et les soldats du il connut sans doute une complète, sans ambiguïté. Mais un certain étonnement dut pro- bablement accompagner l'événement, et un petit choc peut-être aussi. Et cette histoire n'a-t-elle pas une suite qui accueille encore et encore des miracles, de sorte que rien n'est réglé une fois pour toutes?

Ou imaginons Lazare qui sort de son tombeau après quelques jours ... Y a-t-il vraiment face à un miracle une attitude pure, sans réserve? S'il n'en est pas ainsi, à quoi est due l'ambiguïté du miracle: son pouvoir d'attraction d'un côté et son scandale de l'autre? S'agit-il simplement d'une disposition psychologique qui voudrait que tout continue normalement, malgré tout, ou y a-t-il autre chose dans le miracle qui le rend ambivalent?

II

Nous soupçonnons en effet que ladite ambivalence est liée- au- delà du choc psychologique que produit chaque interruption fondamentale - au fait que dans le miracle compréhensibilité et non-compréhensibilité sont intimement imbriquées. Nous, êtres humains, voulons comprendre. C'est normal; le miracle cepen- dant donne à comprendre et à ne pas comprendre.

D'une certaine manière celui qui a vécu un miracle ou celui qui y croit a tout compris; et celui qui ne l'a pas vécu ou qui n'y croit pas n'a rien compris. Nous disons« d'une certaine manière» car d'une autre manière même celui qui l'a vécu et qui y croit n'a fait que commencer à comprendre; et celui qui n'y croit pas, n'a- t-il pas peut-être déjà compris quelque chose quand même? En d'autres termes, la compréhension du miracle est-elle jamais ter- minée, et savons-nous même où elle commence? Autrement dit encore, la non-compréhension du miracle ne fait-elle pas partie de sa compréhension?

Le miracle donne à voir, il donne même éminemment à voir. Mais ne donne-t-il pas peut-être trop à voir?

Le miracle donne à voir ce qui était complètement inattendu et ce qui- de ce fait même- nous saute d'autant plus aux yeux.

Qu'une assemblée de cinq mille personnes soit nourrie avec, au

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départ, cinq pains et deux poissons, est tellement surprenant que celui qui l'a vu ne l'oubliera jamais. Mais d'un autre côté, qu'a- t-il a vu? Qu'un homme mort et déjà enseveli soit ressuscité des morts, est tellement extraordinaire que tous ceux qui l'ont vu n'en douteront Mais d'un autre côté, ont-ils vu l'essentiel?

Et celui qui ne l'a pas vu? Plus c'est extraordinaire, moins ille croira. C'est vrai, plus cela devrait entraîner la foi, plus cela la gêne et y fait obstacle. La visibilité du miracle- disons l'excès de la visibilité du miracle - sépare le croyant et le non-croyant. Le croyant croit parce qu'il voit et il voit parce qu'il croit. Le non- croyant ne croit pas parce qu'il ne voit pas et il ne voit pas parce qu'il ne croit pas. Mais est-ce tout? S'il en était ainsi, l'affaire serait réglée : ou bien on croit ou bien on ne croit pas - tant mieux pour celui qui croit, tant pis (ou tant mieux aussi) pour celui qui ne croit pas.

Mais n'y a-t-il pas dans la croyance aux miracles une tentation aussi pour celui qui ne croit pas- pas encore? Les mira&es n'étaient- ils pas une sorte de preuve justement pour ceux qui ne croyaient pas encore? Et n'y a-t-il pas aussi dans le miracle même- et dans la foi au miracle - une tentation? La tentation de se débarrasser du miracle pour croire d'autant plus directement à Dieu lui- même? Ou la tentation inverse de croire tout bonnement au miracle même et à lui seul? Cette double tentation ramène au fait que le miracle ne donne pas seulement à voir mais aussi à ne pas voir. L'excès de visibilité est porteur d'une invisibilité. Cette invisibilité est inséparable de cette visibilité. Mais aussi cette visi- bilité va indissolublement de pair avec cette invisibilité. De cette manière la différence entre croyance et non-croyance n'est pas relativisée, comme on pourrait le penser, mais déplacée. On a presque l'impression qu'elle est sans cesse déplacée- au sein du miracle et grâce à lui.

III À quoi croit celui qui croit au miracle?

L'histoire de la théologie entre apologie et critique du miracle nous a amenés à penser que la question posée par le miracle serait tout simplement: est-ce que tu y crois ou non? Est-ce que tu crois à ce miracle seul ou est-ce que tu n'y crois pas - comme si tout était concentré dans cet événement et le rapport que le

croyant entretient avec lui. Or, cette concentration est une abstraction issue de la volonté de dominer et d'instrumentaliser le miracle: d'en faire un moyen de démonstration ou de salut, ou d'en faire un objet de la critique. Le rapport<< originel» (si j'ose aux miracles fut moins Il est vrai que le miracle nous frappe, nous surprend, mais il ne se concentre pas et il ne nous concentre pas sur lui, sur lui-même. Il nous renvoie à autre chose, il nous renvoie plus loin. Où? À celui qui l'a fait? D'une certaine manière, oui. Mais est-ce tout? Est-ce que le miracle s'arrête là? Ne porte-t-il pas plus loin encore? Non seulement jusqu'à son auteur, mais aussi à son autorité, non seulement à son autorité, mais aussi à son autorisation. D'où vient le miracle? Certes pas de lui-même; mais pas non plus uniquement de celui qui 1' a accompli. Le miracle vien.t de plus loin et nous renvoie plus loin. Ce n'est pas un hasard si une fois qu'un miracle est accompli et vécu, l'affaire n'est pas terminée. Ainsi, le peuple d'Israël en veut encore, la foule nourrie par Jésus revient. Un miracle s'inscrit dans une histoire des miracles et dans une his- toire tout court. Car les êtres humains vivent dans une histoire.

Cela continue. Alors il faut que cela continue. C'est dû aussi au fait qu'un miracle ne donne pas tout. Aucun miracle ne donne tout. Mais la série des miracles, elle non plus, ne donne pas tout.

Chaque miracle et tous les miracles ensemble donnent - et ne donnent pas assez. Il est vrai qu'ils donnent plus que nécessaire, plus que prévu et prévisible; ils donnent trop - et en même temps il ne donnent pas assez. Peut-être le « trop » et le « pas assez» ne sont-ils pas si éloignés l'un de l'autre? Peut-être sont- ils même identiques: trop d'évidence, du coup une évidence qui nous dépasse, que nous ne supportons pas et qui nous incite à demander encore et encore.

Le miracle donne à voir, et en même temps tout ne se donne pas dans ce don; au contraire, plus il donne à voir plus il donne à ne pas voir.

<<Pour la foi, chaque miracle signifie plus qu'il ne montre», écrit P. Beauchamp 7 .Ainsi un miracle renvoie à d'autres miracles, ren- voie à son auteur et à son autorisation, à l'origine de son faire:

d'où vient-il et où va-t-il? Cette question ne s'ajoute pas au miracle tel qu'il est raconté, elle en fait partie intégrante. La

<< mirabilité» du miracle, son caractère merveilleux ne se réduit pas à son événement pur; son caractère merveilleux, c'est aussi

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son auteur, son origine. Dans le cas des miracles néotestamen- taires, non seulement les miracles faits par Jésus sont mer- veilleux (peut-être plus merveilleux que ceux des autres, des démons, etc.), mais encore ces miracles-là sont des miracles de Jésus (leur caractère merveilleux réside en cela) et non setùement ce sont des miracles de Jésus, mais en lui ils sont liés à sa mission, à son envoi, à son évangile, ce sont des miracles du Christ. Ce qu'ils donnent à voir et à croire vient de lui. Et pourtant, cette sphère de la signification et de l'authenticité la plus grande du miracle est ébranlée, elle est même perturbée. Au moment décisif, au moment de la visibilité la plus grande, au seul moment où un miracle aurait dû nécessairement avoir lieu, quand le thauma- turge est confronté à la mort sur la croix il n'a pas lieu. Le thau- maturge ne le demande même pas. Est-ce que cela anéantit les miracles de ce thaumaturge ou est-ce que cela apporte une autre dimension encore, une dimension ultime à ces ll}iracles du Christ; une dimension ultime de l'enjeu entre visibilité et invisi- bilité, entre compréhension et non-compréhension dans ce que le miracle donne?

IV

On peut lire tous les miracles, tous les signes accomplis par Jésus comme une démonstration, comme une révélation de la puis- sance divine et de l'autorité de l'envoyé de Dieu. Cette lecture, qu'on a souvent faite, est surtout présente dans l'Évangile selon Jean. En l'occurrence la croix, la mort de l'envoyé, la mort de Dieu est la grande contradiction, la grande mise en question. Il en est ainsi. Or, cette contradiction, cette mise en question arrive-t-elle tout à coup, tombe-t-elle du ciel ou est-elle pré- parée? Est-elle une fin totalement inopinée ou est-elle une fin qui est dans la ligne de ce qui la précédait?

Pour répondre à cette question nous faisons un détour et regar- dons ce qui a précédé la fin de Jésus: sa vie, son enseignement et ses actes. Quel est le lien entre ce que Jésus prêche et accomplit et sa fm?

P. Beauchamp, que nous avons déjà mentionné, a analysé les para- boles de Jésus en mettant à jour un trait souvent négligé, leur obscurité.

En Mc 4, l'évangéliste introduit l'enseignement de Jésus en disant:

« Et il leur enseignait beaucoup de choses en » 2).

Un peu plus tard il dit même : « Il ne leur pas sans para- boles» (4, 34). Or, cet enseignement en paraboles n'aboutit pas à la pleine compréhension:<< Et ille ur dit :Vous ne comprenez pas cette parabole ! Alors comment comprendrez-vous toutes les autres paraboles? » (4, 13.)

Beauchamp écrit: « La gravité de l'obstacle dressé par le discours des paraboles instaure entre Jésus qui le prononce et ses destina- taires une situation dramatisée à l'extrême 8» Pourquoi cette dramatisation, pourquoi cette non-compréhension? N'est-il pas absurde d'« enseigner » (didaskein) ce qui ne sera pas compris ? En fait, sauf si la non-compréhension n'est pas due à l'enseignement même, mais à ceux qui l'entendent; ou sauf s'il s'agit de quelque chose qui ne peut pas être compris - ou pas encore. Car plus tard Jésus parlera ouvertement (parrêsia ton logon elalei): « Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prê- tres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. Il tenait ouvertement ce langage» (8,3 I sq). C'est la Passion qui est exprimée ouvertement. Cette ouverture ouvre les yeux des disciples aussi par rapport à ce qu'ils n'avaient pas compris jusque là. Les paraboles du Royaume de Dieu « débou- chent sur la croix9» et à la lumière de la croix le« discours para- bolique se transforme en discours de parrêsia10 ».

Nous n'allons pas maintenant nous demander pourquoi la Passion avant qu'elle ne commence n'était pas accessible directement, pourquoi sa compréhension était liée à une non-compréhension profonde et pourquoi le début de la Passion modifie cela radica- lement. Nous soutenons toutefois que la non-compréhension- au sein de la compréhension! - des paraboles non seulement concernait la fin de la vie de Jésus, mais était même dépendante de cette fm. À partir de cette observation nous nous demande- rons seulement si les discours seuls de Jésus préludent- à leur façon - à sa mort ou si ses actes le font aussi? Or, ses actes sont les miracles qu'il accomplit.

Les miracles participent, selon Beauchamp, à la même obscurité que les paraboles. Tous les deux se prêtent« au risque d'écart ou de discordance totale 11 ».«"Ne pas comprendre": ce thème met en parallèle la parabole et le miracle 12 ».En effet, le même sujet de l'aveuglement qui apparaît dans le contexte des paraboles,

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dans Marc (voir Mc 4, 12) revient dans le contexte du miracle:

«Avez-vous le cœur endurci ?Vous avez des yeux: ne voyez-vous pas ?Vous avez des oreilles: n'entendez-vous pas?» (Mc 8, 18) C'estJean qui en parle de la manière la plus claire dans son résumé

qui tire le bilan de l'activité de Jésus sur terre.

« Quoiqu'il eût opéré devant eux tant de signes, ils ne croyaient pas en lui, de sorte que s'accomplît la parole que le prophète Esaïe avait dite: Seigneur, qui a cru ce qu'on nous avait entendu dire? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? Le même Es aïe a indiqué la raison pour laquelle ils ne pouvaient croire :Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leur cœur, pour qu'ils ne voient pas de leurs yeux, que leur cœur ne comprenne pas, qu'ils ne se convertissent pas, et moi je les aurais guéris! Cela, Esaïe le dit parce qu'il a vu sa gloire et qu'il a parlé

de lui>> (Jn 12, 37-41).

La citation de Jean est d'autant plus intéressante que, d'un côté, elle résume toute la vie publique de Jésus et que, de l'autre, elle fait de manière expresse -à travers Esaïe-le lien avec sa Passion:

ce n'est pas seulement la fin de Jésus qu'ils n'ont pas (encore) comprise, c'est aussi - à cause de sa fin - sa prédication et ses œuvres qu'ils n'ont pas pu comprendre.

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Est-ce que cela veut dire que déjà dans l'enseignement de Jésus et dans ses œuvres -c'est-à-dire ses miracles- sa fin serait présente, de manière cachée? Cela serait plutôt probable pour la prédica- tion de Jésus et plutôt surprenant pour les miracles.

Que se passe-t-il dans les miracles de Jésus? Il guérit, il ressuscite, il nourrit, il libère, il sauve. On a, à juste titre, souligné que Jésus n'accomplit pas n'importe quels miracles, mais que ses miracles anticipent d'une certaine manière le Royaume de Dieu au nom duquel ill es accomplit. On a dit, à juste titre aussi -et cela serait un deuxième niveau de lecture-, que dans les miracles se réali- sent et se révèlent l'autorité et la puissance de celui qui les accomplit; c'est-à-dire la venue du Messie. N'y a-t-il pourtant pas un autre niveau encore qui est très étroitement lié à la récep- tion du miracle? Les miracles sont accueillis avec joie, avec grati- tude, avec foi. Mais en même temps, comme nous venons de le dire, avec non-satisfaction (après quelque temps), soif, envie de plus ... et avec non-compréhension. Le don du miracle semble ne

pas donner assez. Est-ce un hasard? Est-ce dû à la convoitise des humains seulement ou est-ce dû au caractère de ce don lui- même?

Le avons-nous donne plus que nécessaire. Ce qu'il ne serait nécessaire, attendu, non seulement nous surprend, non seulement nous satisfait, mais aussi nous dépasse et nous irrite. C'est en ce sens que nous avons dit que le miracle non seulement donne à voir - ce qu'il fait éminemment -, mais en même temps, dans le même geste, dans le même don, donne à ne pas voir.

Qu'est-ce qui, ici, est à ne pas voir? Quel est ce don-de-ne-pas- voir? Quel est ce plus que nécessaire? Ce plus que nécessaire est la mort!

Revenons un instant à F. Rosenzweig et à L'étoile de la Rédemption.

Après avoir interprété le récit de la création et surtout les paroles de Dieu le Créateur -qui voit après chaque acte créateur que

«c'était bon»-, Rosenzweig revient à la création de l'homme et à cette exclamation surprenante de Dieu:« Dieu vit tout ce qu'il avait fait. Voilà, c'était très bon».« "Très bon", enseignent nos anciens, très bon ... c'est la mort 13»

Ce plus que nécessaire, cet au-delà de notre compréhension au milieu de l'évidence la plus grande, ce don qui donne trop, c'est la mort, l'annonce, l'anticipation de la mort.

Ainsi, c'est la passion du Christ qui fait le lien entre les paraboles de Jésus et ses miracles. C'est vrai, nous avons affaire à des mira- des qui guérissent, qui sauvent, qui nourrissent ... Où est la mort là-dedans, pourrait-on se demander? Nous l'avons située dans un seul élément: le don qui donne trop. Jean explicite cela par rapport au « miracle des pains ». Le << trop », la surabondance se joue ici sur trois plans. D'abord c'est le miracle lui-même qui est toujours trop et qui donne toujours trop. Mais ce<< trop» en l'oc- currence (et c'est le deuxième plan) est repris dans le contenu de ce miracle -comme d'ailleurs dans beaucoup d'autres; il est d'une certaine manière illustré et représenté par ce qui se passe en lui: le peuple a été nourri, nourri abondamment et, néan- moins, ou à cause de cela, il revient. Bien sûr, qui vit a besoin d'être nourri, et pas seulement une fois. Justement ici advient un plus encore : ce pain qui a nourri abondamment n'était pas le vrai pain, il n'a été que ses arrhes et la raison d'être d'un malen- tendu. Quand le peuple revient, Jésus lui parle d'un autre pain,

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d'un pain tout autre - au-delà de toute attente et sion, d'un qui nourrit face à la mort.

«Car le pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. C'est moi qui suis le pain de vie; celui qui vient à moi n'aura pas faim; celui qui croit en moi jamais n'aura soif.[ ... ] Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l'éternité. Et le pain que je don- nerai, c'est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie » (Jn6,33l35/51).

« Marc disait: "Le semeur" sème la parole (4, 14). Pour Jean le semeur est la parole, il se sème lui-même[ ... ). Mais, pour Jésus, être semé et tomber en terre, c'est mourir14>>

Là où, à première vue, nous avions affaire à un simple miracle -la multiplication des pains, et peut-être à une signification symbo- lique après coup-, le pain renvoie à l'eucharistie, les douze cor- beilles aux douze apôtres et à toute cette histoire qui va désor- mais commencer. Là, nous serions confrontés à une signification intrinsèque du miracle qui n'est pas symbolisation après coup : signification intrinsèque qui se joue entre deux compréhen- sions; une première qui est confrontée à une deuxième et contre- dite par elle.

«En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n'est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété. Il faut vous mettre à l'œuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de l'homme vous donnera, car c'est lui que le Père, qui est Dieu, a marqué de son sceau» (Jn 6,26-27).

Cette «interprétation» de Jésus ne s'ajoute pas au miracle, elle en fait partie en introduisant au sein de l'accueil du miracle une dimension qui le dépasse radicalement et du coup s'implante en lui. La foule, l'assemblée n'a pas compris, mais en n'ayant pas compris elle est en présence d'un message plus grand et elle est même le destinataire de ce message.

VI

D'habitude on prend les miracles comme des faits accomplis qui nous frappent par leur caractère imprévu, merveilleux, miracu- leux. Si cependant les miracles (comme les paraboles) sont

inscrits dans tout un évangile, ne sommes-nous pas impliqués plus profondément? Revenons une dernière fois à Beauchamp.

Dans une lecture intertextuelle il se demande quel genre litté- raire dans l'Ancien Testament correspondrait à peu près aux

«paraboles et aux miracles du Royaume de Dieu».

« [ ... ] la locution "le mystère du Règne de Dieu" (Mc 4, 11 [cf.

Mt 13, I I et Le 8, 10]) assigne les paraboles à une catégorie de langage reconnue comme proche des apocalypses. Le même apparemment est suggéré par le vocabulaire de Mc 4, 21-2 3 (caché/manifesté[ ... ]) et même par la locution "Entende qui a des oreilles pour entendre" (Mc 4, 9) 15».

Dans les Apocalypses, rencontrons-nous cet élément qui nous a semblé constitutif aussi bien pour les paraboles que pour les miracles: l'élément de la non-compréhension confronté à la compréhension, l'invisibilité qui dépasse la visibilité - dans un

«jeu » qui implique profondément celui qui entend la parabole, celui qui vit et voit le miracle? Il y a en effet dans les Apoca- lypses un élément, un genre, qui correspond à cela: l'énigme.

Elle est présente sous beaucoup de formes : songes, oracles, images etc., et elle est d'une certaine manière plus ancienne que toute forme sous laquelle elle apparaît. Elle appartient au plus profond de l'être humain, et elle confronte cet être humain à l'enjeu de son existence, de lui-même.« Devine ou meurs ~>.

«C'est la vie qui est enjeu, c'est notre tête qui se joue 16» On pourrait dire que c'est quand même exagéré: n'y a-t-il pas des

énigmes pour le plaisir, n'y a-t-il pas des devinettes éloignées de tout sérieux? Sûrement. Mais, répliquerions-nous, dans ces jeux innocents, n'y a-t-il pas une dimension autre, n'y a-t-il pas le souvenir d'un enjeu plus profond et qui atteint jusqu'au fonde- ment de notre être? Devine ou meurs ! » L'exemple grec le plus parlant est la rencontre entre Œdipe et le Sphinx; un des exem- ples bibliques les plus exemplaires est Daniel 2, où Nabuchodo- nosor soumet aux sages un songe à déchiffrer.

«En l'an deux du règne de Nabuchodonosor, Nabuchodonosor eut des songes. Son esprit fut anxieux et son sommeille quitta.

Le roi ordonna d'appeler les magiciens, les conjureurs, les incan- tateurs et les chaldéens, afm qu'ils exposent au roi ses songes.

[ ... ]"J'en donne ma parole! Si vous ne me faites pas connaître le songe et son interprétation, vous serez mis en pièces, et vos mai- sons seront transformées en cloaques. Et si vous exposez le

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songe et son interprétation, vous recevrez de ma part des cadeaux, des gratifications et beaucoup d'honneurs."» (Dn2,1-21' s-6).

On sait comment Daniel a pu expliquer son songe au roi et de cette façon sauver sa vie et celles des sages. Plus important pour nous est le rapport entre la dimension énigmatique et la mort tel qu'il apparaît ici et tel que nous le présumons pour les paraboles et les miracles de Jésus.

Nous nous sommes intéressés à l'implication de celui qui entend une parabole, qui vit un miracle. En ce qui concerne le miracle, notre préoccupation était de montrer que son opacité -l'événe- ment du miracle réduit à lui-même, qui ne semble s'ouvrir qu'à la seule question quelque peu terne: « tu y crois ou non? »- se déplie en un jeu et enjeu dans lequel compréhension et incom- préhension, visibilité et invisibilité s'enchevêtrent. Ce n'était pas, selon notre interprétation, un hasard. Dans l'incompréhen- sion présente au milieu de la compréhension s'annonce non seu- lement la puissance, non seulement l'autorité, mais aussi la fih du thaumaturge. Sa fin, sa fin pour nous, dépassant tout miracle particulier, était déjà présente -de manière cachée- dans les miracles qu'il avait accomplis. Que cette présence et que l'in- compréhension, qui y était liée, ne furent pas un ajout néglige- able, Jésus lui-même le souligne quand il parle de l'aveuglement de la foule et des disciples. Or, la dimension énigmatique se révélait plus profondément encore liée aux miracles: l'énigme qui nous y donne rendez-vous est une énigme qui concerne notre propre mort. « Devine ou meurs! »Tel est l'enjeu dont il s'agit ici. Il serait pourtant naïf de penser que celui qui devine ne meurt pas. Non! Au contraire, dans la devinette, dans l'énigme, dans le miracle, nous nous trouvons rapprochés de notre propre mort. Au lieu de l'éviter par telle démarche ou telle solution nous touchons dans notre compréhension/incompréhension à sa dimension et elle nous touche de son côté. Il ne s'agit pas ici des devinettes pour enfants, des devinetttes qui connaissent une issue, une solution préparée d'avance, mais des énigmes, des paraboles, des miracles pour adultes. Pour que celui qui trouve la solution ne meure pas, il faudrait que celui qui pose la question, qui expose l'énigme, qui raconte la parabole, qui accomplit le miracle, en connaisse la solution. Or, ce n'est pas le cas. Personne ne connaît la solution de la mort. Même pas Dieu. C'est pour

cela a dû mourir en son Fils. Non, ici il s'agit des <<devi- nettes» ne sont pas données pour être résolues, mais pour être exposées. Celui qui pose l'énigme, qui raconte la parabole, accomplit le miracle n'est pas au-delà mais dedans.« C'est moi qui suis le pain de vie suis le pain vivant descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l'éternité. Et le pain que je donnerai, c'est ma chair[ ... ]» (Jn6,51). «Devine ou meurs!», cela signifie donc autre chose qu'une échappatoire à la mort: cela signifie la voir, la voir comme don, don de trop.

L'enjeu est là et l'enjeu est cela. «Toute énigme met en danger de mort 17 Et, qui plus est, toute énigme est au fond énigme de la mort. Cette énigme de la mort a frôlé les paraboles dites par Jésus et les miracles qu'il a accomplis.

Dans les paraboles et les miracles qui dépassent notre compréhen- sion, au sein de l'évidence qu'ils donnent aussi (et d'abord) nous sommes confrontés à la mort de celui qui est à leur origine et à notre mort à nous.

Notre mort y est d'une certaine manière impliquée, sa mort y est d'une certaine manière annoncée. Dans la différence entre cette implication et cette annonce se joue le « pour nous » de sa mort.

Ce « pour nous>> ne saura pas être communiqué comme une simple information. Il se donne dans une communication qui donne plus et qui nous implique dans un don qui donne trop. Sans ce don et sans ce trop nous ne serions pas impliqués.

C'est peut-être la raison pour laquelle le miracle -malgré son caractère superflu et gênant- revient toujours. Quand on le laisse tomber, il n'est pas du tout sûr qu'il tombe vraiment.

Hans-Christoph ASKANI Professeur de théologie systématique, Institut protestant de théologie, Faculté de Paris

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NOTES

NOTES DE CHRISTIAN INDERMÜHLE

Paul Valéry,« Le cimetière marin>>, Poésies, Paris, Gallimard (NRF Poésie), 2001, p. 100.

Paul VALÉRY, Poésie perdue. Les poèmes en prose des Cahiers, Paris, Gallimard (NRF Poésie), 2ooo, p. 99sq.

Ibid., p. 100.

4 Ibid., p. 136sq.

5 Ibid., p. 143·

6 Paul VALÉRY,<< Le cimetière marin>>, p.101.

Paul VALÉRY, Poésie perdue, p. 134.

8 Ibid., p. 100.

Ibid., p.137.

10 Paul VALÉRY,« Le cimetière marin >>,p. 100.

11 Paul VALÉRY, Poésie perdue, p.134.

12 Ibid., p. 149.

13 Ibid., p. 143.

14 Ibid., p. 158.

15 Ibid., p.133.

16 Ibid., p.158sq.

17 Ibid., p. 134.

18 Ibid., p. 133.

19 Ibid., p. 161.

20 Ibid., p. 162.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 166.

24 Ibid., p. 130.

25 Ibid., p. 135.

NOTES DE HANS-CHRISTOPH ASKANI

Je remercie mon ami Philippe Le Moigne 4 Ibid., p. 245. « Doch ertrug man es nicht qui a eu la gentillesse de relire ce texte ganz, das Wunderbare ganz a us derWelt et d'en corriger la rédaction française. zu bannen. >>(éd. ail., p. 242sq) Franz RoSENZWEIG, L'étoile de la Rédem- 5 Ibid., p. 250 (éd. ali. p. 247).

ption, traduit de l'allemand par A. Dercz- 6 RosENZWEIG, op. cit., p. 123, cf. éd. ail., an ski et].-L. Schlegel, Paris, Seui1,1982, p.111: «aber es war nicht gesagt, daB Introduction à la Deuxième partie, das, was man fallen lieB, auch wirklich- p.115, cf. texte allemand: Der Stern der fiel.>>« mais il n'est pas dit que ce qu'on Erliisung, Ges. Schrlften Il (1976), p.103. laissa tomber tomba effectivement.>>

3 Paul TILLICH, Dogmatique. Cours donné à (Trad. Askani.)

Marbourg en 1925, traduit de l'allemand Article« Miracle>>, dans: Dictionnaire cri- par P. Asse lin et L. Pelletier, Paris/ tique de théologie, Paris, PUF, p. 733- Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/ 736, p. 735.

Les Presses de l'Université Laval,1997, 8 P. Beauchamp,« Paraboles de Jésus, vie p. 244. cf. texte ali.: P. Tillich, Dogmatik. de Jésus. L'encadrement évangélique et MarburgerVorlesung von 1925, Düssel- scripturaire des paraboles>>, in coll.

do rf, Patmos,1986, p. 242. « ACFEB >>,Les Paraboles, Perspectives La dernière observation de Tillich se nouvelles, LeDiv, p.135, 151-170,152.

trouve elle aussi chez Rosenzweig: 9 Ibid., p.163.

« Jusqu'alors le miracle avait été réelle- 10 Ibid., p.164.

ment l'enfant chéri de la foi. L'inter- 11 Ibid., p.156.

prétation rationaliste du miracle est 12 Ibid., p.157.

l'aveu qu'il ne l'est plus et que la foi 13 Franz Rosenzweig, op. cit., p.186.

commence à rougir de son enfant. Elle 14 Beauchamp, op.cit., p.161sq.

préférerait exhiber le moins possible de 15 Ibid., p.166.

miraculeux, et non plus le maximum de 16 Ibid., p.166. Beauchamp cite A. Jolies, miraculeux. Le soutien d'autrefois est Formes simples, Paris, Seuil, 1972.

devenu une charge. On cherche à s'en 17 Ibid., p.156 note 5 (Beauchamp cite le débarrasser. >>(op. cit., p.121, cf. éd. ali., «Groupe d'Entrevernes>>).

p.109sq).

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