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A travail égal, salaire égal Les luttes contre les discriminations de rémunération

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Chapitre 11

A travail égal, salaire égal

Les luttes contre les discriminations de rémunération

L’égalité salariale est une revendication précoce qui traverse le mouvement féministe depuis la fin du XIX

e

siècle, sous des formes différentes selon la conjoncture économique.

Au cours du XX

e

siècle, la part de plus en plus grande des assurances sociales et leur intégration dès 1944 dans la rémunération globale des salariés impliquent qu’elles participent également aux revenus des travailleurs. Il est donc indispensable de les envisager conjointement car leur confrontation offre une vue plus réelle des discriminations salariales entre les sexes.

« A Travail égal, salaire égal » ?

L’égalité salariale entre hommes et femmes pour un travail identique, revendiquée par le POB dès les années 1890, est inscrite dans la partie XIII du Traité de Versailles et interprétée par les féministes comme une victoire de leurs activités de lobby.

1

Mais ce principe à peine inscrit, ni l’OIT ni le BIT ne s’en préoccupe plus durant tout l’entre-deux-guerres ; au contraire, promouvant une politique de protection du travail féminin, ils favorisent l’écart des salaires entre les sexes.

2

Or cette revendication occupe une place particulière parmi les requêtes féministes car elle concrétise clairement, sans ambiguïté, la question de l’égalité économique. S’y opposer,

1

OFFEN, K., European feminisms 1700-1950. A political history, Standford University Press, Stanford, 2000, p. 351; JACQUES, C. et LEFEBVRE, S., « Les modes d’action du CIF. De la création à la seconde guerre mondiale », Des femmes qui changent le monde, GUBIN, E. et VAN MOLLE, L., (dir), Bruxelles, Racine, 2005, p. 101-104.

2

DE CRAENE-VAN DUREN, L., « L’avenir des Travailleuse », Egalité, juin 1932, p. 8.

(2)

c’est admettre que les droits inhérents à l’exercice d’un travail peuvent différer selon le sexe, position intenable pour tout mouvement qui réclame une plus grande démocratisation de la société. Par conséquent, rares sont ceux qui s’opposent frontalement au principe théorique ; ses adversaires empruntent plutôt des voies détournées, sans cesse réaménagées jusqu’à l’aube du XXI

e

siècle. Femmes socialistes et femmes catholiques tiennent des discours parfois semblables dans les termes – mais pas dans les objectifs – et il convient d’en tenir compte pour évaluer correctement le sens des positions féministes.

Les difficultés de l’entre-deux-guerres

Dans les rangs féministes : les variations d’un même principe

Durant la première moitié du XX

e

siècle, toutes les féministes s’opposent aux inégalités de salaire mais les solutions prônées pour réduire les écarts varient fortement dans le temps et selon les personnalités. Avant la Première Guerre, la Ligue du droit des femmes inscrit déjà l’égalité économique dans son programme fondateur (1892) , une égalité réaffirmée avec force vingt ans plus tard lors du second congrès féministe international qu’elle organise à Bruxelles en 1912

3

. Le Féminisme chrétien lui emboîte le pas et, dans une brochure intitulée Pourquoi les chrétiens doivent-ils être féministes ? (1902), Louise Van den Plas revendique un salaire fixé en fonction du travail fourni et non sur base du sexe du travailleur.

A son grand désappointement, la loi de financement et de revalorisation des barèmes des instituteurs et institutrices, votée dans l’immédiat après-guerre, maintient les écarts de salaire

4

. Pourtant l’attitude du Féminisme chrétien n’est pas exempte d’ambiguïté : s’il se prononce pour l’égalité des salaires, c’est uniquement parce que le salaire familial n’est pas encore concrétisé : « le jour où cet idéal sera réalisé, nous trouverons très naturel que la femme isolée soit moins payée que l’homme chef de famille ».

5

Même ambiguïté chez Élise Plasky qui constate que le salaire féminin dans l’industrie est

« toujours, pour un travail égal, de 30 à 40% en dessous du salaire industriel masculin » ; elle en déduit qu’il faut éviter toute concurrence entre les sexes sur le marché du travail puisqu’elle tourne toujours au désavantage des ouvrières. Appuyée par la présidente du CNFB, Marguerite Van De Wiele, elle propose au contraire de revaloriser et de protéger les métiers typiquement féminins : il convient, écrit-elle en 1928, de détourner les jeunes filles de l’usine et de les diriger « vers les métiers féminins du vêtement, qui assurent à la femme une plus grande indépendance, et un salaire suffisant à sa vie matérielle »

6

.

Le Groupement belge pour l’affranchissement de la femme, devenu entre-temps Groupement belge de la porte ouverte (GBPO), se situe à l’opposé. Il adhère à la Charte des

3

Actes du congrès féministes international de Bruxelles 1912, publiés par POPELIN, M., Bruxelles, 1912, p. 4-75.

4

G.R. , « Les griefs de institutrices », Féminisme chrétien, juillet 1919, p. 62-63.

5

Ibidem.

6

« Rapport de la Commission Travail » d’E. PLASKY, AG du CNFB, 31 mai1928 : Mundaneum, F.

Féminisme, CNFB 01.

(3)

droits économiques de la travailleuse, adoptée à Berlin les 15 et 16 juin 1929 par l’ODI, stipulant que « la femme aura droit à un salaire égal pour un travail égal »

7

.

A mesure que la crise économique s’approfondit et que le chômage masculin s’amplifie, les positions respectives deviennent plus complexes. Beaucoup voient dans la limitation du travail des femmes et des étrangers un moyen de résorber le flux croissant de chômeurs. La question du salaire occupe alors une place stratégique dans la panoplie des remèdes mais l’égalité salariale devient une arme qui se retourne contre les travailleuses. En effet, en période de conjoncture difficile, le patronat a tendance à garder ou à recourir à une main- d’œuvre féminine nettement moins chère mais s’il doit la payer au même prix que les hommes, il préfère engager ceux-ci. En affirmant cela en 1935, Louise Van den Plas ne fait qu’exprimer tout haut ce que beaucoup pensent tout bas!

8

Pourtant la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) est plus réservée. Son dirigeant, Henri Pauwels, estime en effet que l’augmentation des salaires féminins aurait sans doute comme conséquence de renvoyer les femmes dans leurs foyers mais sans compensation pour le travail des hommes : le patronat se bornera à embaucher « des gamines ou des gamins travaillant à prix moindre».

9

Ce raisonnement, qui n’est pas sans fondement, ne détourne pas le GBPO de ses positions volontaristes. Durant tout l’entre-deux-guerres, il défend l’idée que « le jour où la femme aura pris à côté de l’homme sa place d’adulte ; le jour où ils auront les mêmes droits, où leurs salaires seront égaux, où la législation et la réglementation du travail seront basées sur la nature du travail et non sur le sexe du travailleur », alors prendra fin cette lutte sans merci du « travailleur masculin contre celle qu’il nomme « une sous-concurrence déloyale » et

« l’assujettissement de la travailleuse ».

10

Le groupement Egalité est sur la même longueur d’onde.

11

Après les grèves de 1936 les syndicats chrétiens et socialistes réclament l’application du principe « A travail égal, salaire égal », du moins pour les salaires les plus bas, mais ils déploient très peu d’énergie pour le voir appliquer. Les syndicats espèrent surtout qu’il favorise l’embauche de travailleurs masculins, au détriment de celle des femmes. Cette attitude est vivement dénoncée par le GBPO ; à diverses reprises il fustige des syndicats qui,

« au nom de la justice … réclament la suppression des privilèges de classe dont ils sont victimes » mais qui se refusent de « renoncer au privilège de sexe dont ils sont bénéficiaires »

12

. C’est d’ailleurs avec une certaine ironie que Louise De Craene constate en 1936 que le congrès de la Centrale des métallurgistes réclame au « moment où ils pensent

7

Réaffirmation de la politique de l’ODI et de la Charte des droits économiques de la travailleuse adoptée pour la première fois à Berlin les 15 et 16 juin 1929, 6

e

congrès de l’ODI, Bruxelles, 26-30 juillet 1948 : Carhif, F. GBPO, 168.

8

VAN den PLAS, L., « Le travail de la femme mariée ». Extrait du numéro du 15 janvier 1935 de Vie économique et sociale, Anvers, p. 9.

9

Ibidem.

10

DE CRAENE-VAN DUREN, L., « L’avenir des Travailleuse », Egalité, juin 1932, p. 8 ; DE CRAENE-VAN DUUREN, L. « Régression », mss d’un article paru dans Egalité, n°27 : Carhif, F. L.

De Craene, 777.

11

Lettre d’Egalité au Premier ministre, 8 mars 1935 : Carhif, F. De Craene, 92.

12

La travailleuse Traquée, novembre/décembre, 1938, n°20, p. 3.

(4)

être seuls à en profiter », l’application du principe A travail égal, salaire égal, qui devrait selon eux éliminer les femmes des usines !

13

L’ambiguïté socialiste, le maternalisme catholique

Le programme du parti socialiste (Charte de Quaregnon, 1894) affiche la volonté de lutter pour l’égalité des droits économiques, politiques et civiques de la classe ouvrière, sans distinction de race, de sexe et de culte. Mais de nombreux aménagements, souvent au détriment des femmes, y sont rapidement apportés

14

. Deux courants se dessinent en effet au sein du monde socialiste : celui qui assimile le travail féminin à une concurrence déloyale et réclame un salaire masculin plus élevé afin que l’homme puisse entretenir sa famille, et celui qui, dans la lignée d’August Bebel

15

et surtout représenté par les femmes gantoises, n’a de cesse de s’élever contre cette conception inégalitaire. Ces tensions expliquent – sans les justifier– les propos ambigus tenus par certains militant(e)s socialistes, pourtant acquis(es) à la cause féminine

16

.

Après la Grande Guerre, la position du POB demeure toujours aussi fluctuante en dépit de l’influence qu’essaient d’exercer certaines personnalités comme Isabelle Blume. L’idée que l’application de l’égalité salariale entre hommes et femmes est un moyen de lutter contre le chômage masculin commence à rallier de plus en plus de membres dirigeants du POB.

Dans les rangs catholiques en revanche, la question du travail des femmes – et donc de leur salaire – n’est jamais dissociée de leur fonction domestique et familiale. Puisque le travail salarié des femmes est rapidement considéré (dès la fin du XIX

e

s.) comme une des causes des remous sociaux qui agitent la classe ouvrière, il est proscrit. Il n’est toléré que pour les célibataires pour lesquelles Victoire Cappe, fondatrice du mouvement syndical féminin chrétien, réclame, en 1912, un salaire égal au salaire masculin pour un travail égal.

17

Les réflexions sur le salaire pénètrent dans les milieux catholiques sous une formulation détournée qui contamine les discussions de l’entre-deux guerres jusqu’aux années 1950.

Dans un contexte très défavorable au travail féminin et sous l’influence de Mgr Pottier, la formule « A travail égal, salaire égal » se transforme en effet pour devenir A travail de rendement égal, salaire égal. Comme elle s’insère dans une vision différentialiste qui postule la faiblesse « naturelle » des femmes (et donc l’impossibilité pour elles de fournir le même rendement que les hommes), la nouvelle formule légitime en fait les écarts salariaux

18

.

13

DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « Une nouvelle offensive contre le travail des femmes en métallurgie », mss d’un article paru dans la travailleuse traquée, n°8. Carhif, F. De Craene, 777.

14

Compte-rendu du IXe congrès annuel du POB, 1893, Bruxelles, 1893, cité par COENEN, M.-Th., La grève des femmes de la FN en 1966. Une première en Europe, Pol-His, Bruxelles, 1991, p. 24 ; De Vrouw, n°3, 15 septembre 1893, p. 5, cité par COENEN, M.-Th., La grève..., p. 25.

15

COENEN, M.-Th., La grève.., p. . 25.

16

BRUWIER, M., « Le Socialisme et les femmes », 1885-1985. Cent ans de socialisme. Du Parti ouvrier belge au parti socialiste, Mélanges publiés à l’occasion du centenaire du POB par l’institut Emile Vandervelde, Bruxelles, Labor, 1985, p. 309-336.

17

Ons Syndikat, 15 mai 1912, p. 1-2, cité par COENEN, M.-Th., La grève…, p. 30.

18

POTTIER, Mgr, « Le salaire des femmes », La morale catholique et les questions sociales aujourd’hui, Secrétariat des œuvres sociales de l’arrondissement de Charleroi, t.1, Charleroi, 1920, p.

109-114, cité par COENEN, M.-Th., op. .cit., p. 45. Antoine Pottier, prêtre, professeur de théologie

morale au séminaire de Liège, il devient l’un des chefs de file de la démocratie chrétienne à la fin du

19

e

siècle pour en savoir plus voir : JADOULLE, J-L., La pensée de l’abbé Pottier (1849-1923).

(5)

Pourtant après l’échec des tentatives d’interdiction du travail des femmes mariées en 1934, le congrès de la CSC est contraint en 1936 de proclamer le principe de l’égalité des salaires (du moins pour les salaires minima), s’il ne veut pas perdre des adhérent-e-s au profit des syndicats socialistes.

19

Après 1945 : un contexte international favorable

La Conférence nationale du Travail de 1944 reconnaît qu’il faut tendre vers l’égalité de salaire entre femmes et hommes (recommandation n°71) et s’accorde sur un objectif : les salaires des ouvrières doivent atteindre au moins 75% du salaire d’un manœuvre masculin (60% pour les ouvrières qualifiées).

Mais l’avancée ne vient réellement que de la pression des instances internationales, elles- mêmes travaillées par les lobbies féministes. En 1945, la Charte de Nations-Unies énonce le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes

20

. A sa suite, l’OIT et le BIT, puis le Conseil de l’Europe et les Communautés européennes font de même et produisent des instruments juridiques internationaux qui peuvent être utilisés en droit national. En 1948, la Déclaration des droits de l’homme, proclamée par l’ONU, affirme le principe de l’égalité salariale et le Conseil de l’Europe le reprend dans sa Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (4 novembre 1950).

Poussée par l’ECOSOC depuis 1948, l’OIT remet l’application de l’égalité salariale à l’étude, aboutissant ainsi à la convention n°100 et la recommandation n°90, adoptées par la Conférence internationale du Travail en 1951. Si ces textes précisent ce que l’on entend par égalité salariale entre hommes et femmes, et recommandent l’application d’une véritable politique d’égalité économique en faveur des femmes dans tous les états membres, ils omettent de définir la notion même de « travail égal », laissant ainsi la porte ouverte aux multiples interprétations.

Les faibles avancées en Belgique

La Belgique ratifie cette convention un an plus tard (1952). Le 16 février 1953, le ministre du Travail et de la Prévoyance sociale soumet au Conseil national du Travail le texte de la convention et de la recommandation et, le 29 mars 1956, la commission ad hoc se rallie à l’avis du ministre du Travail, le socialiste Léon-Eli Troclet, qui souhaite voir se réduire les écarts salariaux entre hommes et femmes. Dès cette date, la question surgit régulièrement lors des négociations en commission paritaire, et un rapport annuel permet d’avoir une vue correcte de la situation. Selon la féministe Madeleine Ledrus, c’est de cette

Contribution à l’histoire de la démocratie chrétienne en Belgique, UCL, Recueil de travaux d’histoire et de philologie, n°40, Louvain-La-Neuve, Bruxelles, 1991 (particulièrement les p. 167-169 sur la conception de Pottier de la place de la femme dans la société et la famille et la note 329).

19

COENEN, M.-Th., op.cit., p. 47.

20

JACQUES, C. et LEFEBVRE, S., « Dans le sillage de l’ONU. Restructuration et nouveaux modes

d’action de 1945 à nos jours », Des Femmes qui changent le monde. Histoire du CIF, Racine,

Bruxelles, 2005, p. 121-147.

(6)

époque que date une réelle volonté de la part des partenaires sociaux d’aborder ce problème

21

.

Le second jalon est la signature du Traité de Rome instituant la Communauté économique européenne en 1957. Il comporte un article, l’article 119, adopté à l’instigation de la France.

Celle-ci, disposant d’une législation sociale relativement développée, redoute la concurrence de la main-d’œuvre féminine des autres états membres, surtout dans le secteur textile et obtient en conséquence que l’harmonisation des salaires entre les sexes soit réalisée dans la Communauté au 31 décembre 1961. Mais une fois de plus, cette exigence reste un vœu pieux, au point que les ministres des états membres sont obligés de se réunir en toute urgence le 30 décembre 1961 pour aménager l’article 119 et en repousser le terme au 31 décembre 1964.

22

Les rapports montrent en effet une amélioration de la situation dans les pays signataires mais les écarts salariaux sensibles subsistent partout.

En Belgique, la situation n’est guère brillante. Bien que le Traité de Rome ait été ratifié le 2 février 1958 et que des injonctions aient été faites régulièrement aux partenaires sociaux pour leur rappeler la nécessité de respecter les engagements européens

23

, l’égalité des salaires est loin d’être atteinte. Dans ce domaine, le gouvernement ne dispose d’ailleurs que d’une marge de manœuvre très limitée, réduit à une « certaine pression morale »

24

. En effet le droit national ne prévoit aucune disposition en matière d’égalité de rémunération et les salaires sont fixés par les partenaires sociaux dans les conventions collectives.

Les syndicats adoptent pourtant des positions sans équivoque : dès 1946, la toute jeune FGTB (qui succède à la CGTB) se prononce pour l’égalité formelle entre hommes et femmes, incluant l’égalité de rémunération. Elle met sur pied une Commission nationale du travail féminin qui se mobilise pour la défense globale des droits des travailleuses

25

. Les Femmes prévoyantes socialistes et les Femmes socialistes s’associent clairement à ce combat et la revue La femme prévoyante ne manque pas de rappeler les différentes réglementations internationales qui proclament le principe d’égalité des rémunérations

26

. Plusieurs parlementaires socialistes déposent des propositions de loi dans ce sens, sans succès.

27

La CSC, pour sa part, défend une vue plus étroite et revendique « une rémunération équitable du travail féminin ».

28

Elle crée également un Service syndical féminin en 1947 mais la question du salaire féminin n’est pas posée en termes d’égalité stricte mais bien

21

« L’égalité de rémunération en Belgique », note de M. Ledrus, décembre 1961 : Carhif F. CNFB, 45-2.

22

COENEN, M.-Th., op. cit., p. 51-63. ; GUBBELS, R., La grève au féminin. Essai d’analyse du mouvement revendicatif à la fabrique nationale d’armes de guerre, Editions du CERSE, Bruxelles, 1966, p. 11.

23

« L’égalité de rémunération en Belgique », note de M. Ledrus, déc.: Carhif F. CNFB 45-2.

24

COENEN, M.-Th., op.cit., p. 68.

25

« Une délégation de la FGTB conduite par Théo Dejace chez le premier ministre. Elle demande en faveur des femmes : « A travail égal, salaire égal », Le Drapeau Rouge, 12 août 1946 ; « la FGTB définit sa position vis-à-vis du travail féminin », L’Indépendance de Charleroi, 12 août 1946 ;

« Syndicat des employés. Une assemblée des femmes », Syndicats, 11 mars 1950.

26

FARGE, A., « L’OIT à deux fois vingt ans », Femme prévoyante, juin-juillet, 1959, p.20 ; « La CISL et les problèmes des femmes travailleuses », Femme prévoyante, septembre 1961, p. 16 ; TALLOEN, L., « A travail égal, salaire égal », Femme prévoyante, 1

er

décembre 1949.

27

« Pour l’égalité de rémunération des hommes et des femmes », Le Peuple, 22 février 1955 ;

« Egalité de salaires », Le Soir, 20 février 1955.

28

COENEN, M.-Th., La grève…, p. 74.

(7)

relative. Le Congrès de 1949 s’interroge d’ailleurs sur la signification exacte de la formule

« A travail égal, salaire égal ». S’il se prononce en faveur de l’égalité de salaires entre les sexes, il l’assortit de la nécessité d’« assurer aux ménages qui n’ont qu’un seul revenu, un niveau de vie équivalent aux ménages à deux revenus », par le biais d’une politique familiale adéquate

29

. N’abandonnant nullement sa conception d’avant guerre sur la mission familiale de la femme, la CSC, en accord avec la CISC (Confédération internationale des syndicats chrétiens)

30

, poursuit jusqu’en 1966 une politique à double face : l’une visant à améliorer les conditions de travail des femmes et l’autre visant à octroyer aux familles un salaire familial qui permette aux mères de rester au foyer !

31

La CSC revendique, à l’instar de l’ensemble du mouvement familial (Ligues de familles nombreuses, L’Action familiale, Mouvement populaire des familles…etc.), l’application du principe A travail égal, niveau de vie égal, dans un système où seul le père de famille est pourvoyeur des revenus. Pour atteindre cet idéal, elle préconise notamment d’instaurer une allocation pour l’épouse au foyer, et de moduler les allocations familiales au prorata du nombre d’enfants

32

. Les Ligue Ouvrières Féminines Chrétiennes (LOFC) et les Kristelijke Arbeidvrouwen (KAV) s’alignent sur ce programme.

33

La situation n’évolue que lentement au cours des années 1950. Pourtant « les contraintes de l’agenda européen obligent les syndicats à intervenir auprès des commissions paritaires.

Après une année de tractations difficiles, un accord est enfin conclu le 26 décembre 1962. Il prévoit pour les trois années à venir un rapprochement des salaires minima de la main- d’œuvre féminine » sur celui de la main d’œuvre masculine.

34

Mais la lenteur des réformes et les réticences au sein des commissions paritaires freinent considérablement le processus d’harmonisation salariale. Des signes d’impatience forte surgissent parmi les ouvrières : en 1962 une grève sauvage éclate aux ACEC de Charleroi ; elle annonce celle des ouvrières de la Fabrique National (FN) de Herstal en 1966, première grève féminine d’envergure européenne, réclamant l’application immédiate de l’article 119 du traité de Rome.

Une action féministe opiniâtre

Au lendemain de la Seconde Guerre, les associations féministes agissent sur deux niveaux : elles s’inquiètent auprès des autorités belges de la non-application des conventions internationales et signalent ces manquements aux instances internationales par le biais de leur représentation internationale. Elles n’hésitent pas à contredire, s’il le faut, les rapports

29

Op. cit., p. 75.

30

Conférence internationale de la CISC sur les problèmes du travail féminin. Résolutions, Bruxelles le 8 octobre 1960 : Carhif, F. GBPO, 68-13.

31

COENEN, M.-Th., op. cit., p. 76

32

« Le Mouvement populaire des familles tient son troisième congrès fédéral annuel », La Meuse, 19 octobre 1948.

33

Journal de l’Escaut, 14 mars 1946. « Vers un nouveau progrès social. Egalité de salaire entre hommes et femmes », La Cité, 2 juillet 1951.

34

COENEN, M.-Th., op.cit., p. 79.

(8)

officiels envoyés par le gouvernement belge

35

ou plus prosaïquement à pallier l’absence de rapport officiel

36

en utilisant les rapports des ONGs ayant un statut consultatif.

Au niveau national, elles font pression auprès des autorités belges soit à la demande de leurs organisations internationales

37

soit de leur propre initiative, et, en parallèle, elles sensibilisent l’opinion publique. Dans le cas présent, on peut parler véritablement d’une stratégie de présence à long terme. Malgré les échecs successifs qu’elles essuient, elles ne lâchent jamais prise.

Ces actions sont principalement menées par la commission du travail du CNFB et par le GBPO. La première agit comme un bureau d’études : elle réunit les documents et les analyse tandis que le GBPO joue le rôle de lobbyiste et proteste inlassablement tous azimuts. Il est parfois relayé par le Comité de liaison et de vigilance. Si les actions semblent de prime abord de nature différente et issue de groupes différents, on retrouve toujours les mêmes initiatrices: Madeleine Ledrus, Adèle Hauwel, rejointes ponctuellement par Stella Wolff et dès la fin des années 1950 par Emilienne Brunfaut qui établit la jonction avec la FGTB.

38

.

A partir de 1948, le CNFB attache beaucoup d’attention à l’égalité salariale. Grâce à Madeleine Ledrus, alors vice-présidente de la commission du travail, mais surtout fonctionnaire à l’administration de la réglementation, des relations du travail et de l’inspection des lois sociale, le CNFB dispose d’une information de choix, tant nationale qu’internationale

39

. Madeleine Ledrus ne se borne d’ailleurs pas à transmettre des documents, elle oriente véritablement l’action de la commission. Elle est épaulée, voire

« coachée » par la présidente de la Commission Adèle Hauwel dont les positions féministes

35

Lettre du chef de section de la direction de l’organisation internationale et règlement de la paix à la présidente du GBPO, 22 juillet 1949 : Carhif, F. GBPO, 172.

36

Lettre du GBPO au Premier ministre, 24 mars 1949 : Carhif, F. GBPO, 172 ; de l’ODI aux branches affiliées : Rapport destiné à la Conférence internationale du travail. Egalité de rémunération entre la main-d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale, 27 novembre 1950 : Carhif, F. GBPO, 176 ; « Au Conseil international des femmes. Réunion du comité exécutif à Reading », Bulletin du CNFB, n°38, novembre-décembre 1952, p. 3 ; « Rapport de la délégation belge à Helsinki », Bulletin du CNFB, n°48, juillet-août 1954, p. 11-12 ; « 16

e

Assemblée générale du CIF, Istanboul, 22 août -1

er

septembre 1960 », Bulletin du CNFB, n°85, sept/octobre 1960, p. 10 ; « Note sur la situation générale en Belgique » rédigé par le CNFB à l’usage du CIF, 1954 : Carhif, F. CNFB, 45-1.

37

Rapport de Germaine Cyfer-Diderich sur la réunion d’Helsinki de la commission travail du CIF, juin 1954 : Carhif, F. CNFB, 21-2.

38

Au lendemain de la guerre, le CNFB est très attentif à la nouvelle législation sociale en matière de travail. En novembre 1944, il proteste auprès du ministre du Travail contre le salaire minimal différencié selon le sexe (Moniteur, 8 octobre 1944) : de la baronne Pol Boël au ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, 4/12/1944 : Carhif, F. CNFB, 21-1. Au nom de l’effort de guerre consenti par les femmes, la commission Travail du CNFB estime, dans son rapport de 1945, que « la première forme de cette reconnaissance est l’attribution d’un salaire égal pour un travail égal » et rappelle que les femmes belges ont été appelées « sous l’occupation à remplacer des ouvriers mais jamais elles n’ont obtenu leurs salaires » : Rapport de la Commission du travail du CNFB, 30 mars 1945 : Carhif, F. CNFB, 21-1. A l’occasion du Congrès international de l’ODI à Bruxelles en 1948, organisé par Adèle Hauwel, le GBPO réaffirme son adhésion sans faille à la notion d’égalité salariale entre les sexes pour un même travail ainsi qu’à l’ensemble des droits qui en dérivent en matière de sécurité sociale : Réaffirmation de la politique ODI et de la Charte des droits économiques de la travailleuses adoptées pour la première fois à Berlin les 15 et 16 juin 1929, 6

e

congrès de l’ODI, Bruxelles, 26-30 juillet 1948 : Carhif, F. GBPO, 168.

39

Cf. n°21-7 du fonds du CNFB, Carhif.

(9)

radicales sont bien connues

40

. Bien informée et composée de personnalités compétentes, la commission agit avec efficacité, même si ses membres ne sont pas toujours unanimes. Ainsi, en 1951, certaines souhaitent que le CNFB mène une action auprès du gouvernement belge afin qu’il ratifie la convention n°100 de l’OIT tandis que d’autres sont réticentes, estimant que les termes « travail de valeur égale » sont dangereux. Le CIF se montre également attentiste.

41

Très vite également, les féministes s’en prennent à l’attitude des syndicats. En 1951, Adèle Hauwel les accuse de devenir « un véritable Etat dans l’Etat car toutes leurs décisions occultes ont pratiquement force de loi », alors qu’ils sont « sans responsabilité politique » et par conséquent inaccessibles.

42

Dans ce domaine d’ailleurs, l’information du CNFB est alimentée par des femmes qui occupent des positions politiques ou syndicales de premier plan. En 1959, Jeanne Vandervelde et Emilienne Brunfaut alertent le CNFB à propos des négociations en cours, visant à accorder aux femmes ayant charge de famille une diminution d’horaire sans perte de salaire, ce qui augmente leur salaire horaire et permettrait d’éluder la question de l’égalité salariale. Pour Emilienne Brunfaut, la solution réside dans la création d’équipements sociaux permettant aux travailleuses de se décharger de certaines tâches ménagères. Face aux dérives potentielles, le CNFB réitère sa position de principe en faveur de l’égalité salariale entre les sexes.

43

Il organise plusieurs conférences d’information sur la question au cours des années 50 et 60

44

dont une à la veille de l’échéance prévue dans le Traité de Rome

45

. Des articles sont publiés (plusieurs de la plume d’Emilienne Brunfaut), des lettres sont envoyées aux autorités compétentes. Le moteur de ce combat est sans conteste Emilienne Brunfaut

46

, qui parvient même (non sans difficulté) à obtenir que la télévision diffuse une émission sur la question en 1962. Celle-ci connaît un certain succès, mais surtout fouette la détermination des ouvrières

47

.

Au cours des années 1960, les contraintes de plus en plus fortes imposées par l’application de l’art. 119 du Traité de Rome ponctuent les différentes actions. D’autres associations rejoignent le peloton initial : la Fédération nationale des femmes de carrières libérales et commerciales (BPW), les Soroptimists clubs de Belgique, l’Association belge des femmes chefs d’entreprise.

48

Le lobby européen n’est pas en reste. Yvonne de

40

Conseil national du travail (CNT), Note aux membres de la commission de l’égalité des rémunération, CNT –C5-D.59-1, 14 janvier 1959 : Carhif, F. CNFB, 21-7.

41

Lettre de F. Baetens à M

me

Gmür, Bruxelles, 10 octobre 1951 : Carhif, F. CIF, 516.

42

Lettre d’Adèle Hauwel à Germaine Hannevart, 6 octobre 1951 : Carhif, F. GBPO, 179.

43

PV de la commission Travail du CNFB, 6 juin 1959 : Carhif, F. CNFB, 21-3.

44

CNFB, Conférence d’information, 28 novembre 1961. Egalité de rémunération entre les travailleurs des deux sexes : Carhif, F. CNFB, 21-13.

45

Communiqué de presse du CNFB, Bruxelles 28 novembre 1961 : Carhif, F. CNFB, 21-13; « Le CNFB examine le projet portent sur l’égalité de rémunération entre les travailleurs des deux sexes », La Dernière heure, 30 novembre 1961; « Voor Gelijkschakeling der lonen van man en vrouw », Het Laaste Nieuws, 30 novembre 1961.

46

BRUNFAUT, E., « Vers l’égalisation des salaires par l’art. 119 du traité de Rome », Bulletin du CNFB, n°90, juillet/août 1961, p. 1-3 ; Lettre du CNFB au ministre de l’Emploi et du Travail, 3 juillet 1961. Carhif F. CNFB, 6-4-1.

47

CNFB, PV de la commission Travail, 23 octobre 1962 : Carhif, F. CNFB, 21-5.

48

Fédération nationale des Femmes de carrières libérales et commerciales : Note de la Belgique sur la

situation de fait existant dans le pays en matière d’égalité de rémunération, septembre 1963 : Carhif,

(10)

Wergifosse, secrétaire générale du CNFB et présidente de la commission féminine internationale du Mouvement européen

49

fait pression de manière constante sur les instances européennes pour que le principe d’égalité de rémunération soit appliqué

50

. Le 4 novembre 1964 une réunion d’information est organisée par la commission féminine belge du Mouvement européen au siège de la CEE, en présence des associations féminines et syndicales. Emilienne Brunfaut y expose le rapport du CNFB

51

, qui est désigné comme porte-parole des revendications féminines auprès des autorités belges.

52

Toutes les forces et les relais sont mobilisés. C’est ainsi qu’en 1967, Marlyse Ernst- Henrion rédige un rapport qui critique la réponse du gouvernement belge et des partenaires sociaux à un questionnaire des communautés européennes sur l’égalité des salaires

53

, au nom de la commission féminine du Mouvement européen mais aussi de l’Association belge des femmes juristes. Apportant un regard neuf sur la question, elle suggère de rechercher la solution dans « la mixité des fonctions ». Personne n’ayant réussi à donner un contenu satisfaisant au terme « travail égal », on en est arrivé « à n’accorder d’égalité de rémunération que pour l’exécution de travaux ‘mixtes’, c’est-à-dire identiques et exécutés simultanément par des hommes et des femmes, ce qui, en pratique, est exceptionnel ».

54

Le sociologue Robert Gubbels abonde dans son sens : « la seule véritable égalité de salaire est en effet celle qui découle de la mixité des fonctions. Tout le reste est sans nul doute fort estimable mais ne va pas à l’essentiel ». La conclusion s’impose d’elle-même : l’égalité sera en route le « jour où hommes et femmes feront le même travail, exerceront indifféremment n’importe quel métier… ».

55

Le choc de l’explosion sociale : la grève de la FN en 1966

Bien que ces années soient traversées par des actions opiniâtres des mouvements féminins et féministes, la mémoire collective retient surtout de cette période la grande grève des femmes de la Fabrique National d’armes de Herstal en 1966, explosion sociale sans précédent et première grève européenne, longue de douze semaines, paralysant toute l’entreprise

56

. C’est la première grève qui s’effectue au nom du droit social européen, elle

F. GBPO, 96. ; SLUSE, J., Pourquoi les salaires égaux ne seraient-ils pas imposés par des lois?, édité par l’Union nationale des Soroptimist clubs de Belgique, Gand, 1960.

49

Le Mouvement européen s’est constitué en tant qu’association internationale en 1948 au lendemain du congrès de l’Europe qui s’était tenu à La Haye. Mouvement pluraliste, il est constitué de différents groupements et associations pro-européens. La branche belge est fondée en 1949, présidée par Paul- Henri Spaak et Jean Rey. Voir site du mouvement européen http://www.mouvement-européen.be

50

Motion sur l’égalité des salaires masculins et féminins adoptée par le bureau exécutif international du Mouvement européen, 30 avril 1965 ; résolution de la commission internationale du mouvement européen, octobre 1967 : Carhif, F. GBPO, 266.

51

Lettre d’information du GBPO, 12 novembre 196 : Carhif, F. A. Hauwel, 628.

52

Lettre du CNFB au ministre de l’Emploi et du Travail Léon Servais, 9 décembre 196 : Carhif, F.

CNFB, 6-4-1.

53

Lettre de l’ABFJ à la présidente de la commission féminine du Mouvement européen, 8 mars 1962, et 10 octobre 1967 : Carhif, F. Orfinger, 1 et 2 ; Rapport sur les questions du travail de la BWP, 28 janvier 1967 : Carhif, F. GBPO, 410.

54

Journal des Tribunaux, n°4636, 30 novembre 1968, p. 673.

55

GUBBELS, R., « Le mythe de l’equal pay et le principe Travail égal », Revue de l’Institut de sociologie, 1969, n°1, p. 65.

56

GUBBELS, R, La grève au féminin. Essai d’analyse du mouvement revendicatif à la Fabrique

nationale d’armes de guerre, éditions du C.E.R.S.E., Bruxelles, 1966 ; VOGEL, E., «Cinquante ans

(11)

frappe l’opinion publique par sa longueur mais aussi par la solidarité des délégations syndicales venues de France, d’Italie, des Pays-Bas. Elle est soutenue par le mouvement associatif féminin et fait naître des comités spécifiques de soutien dont les activités se prolongeront après la grève. C’est, indiscutablement, un jalon dans l’histoire des femmes européennes ; dans son encyclopédie sur Le XX

e

siècle des femmes, l’historienne française Florence Montreynaud écrit : « Le 16 février 1966, l’Europe des femmes existe. Par la colère. Ce jour-là éclate le premier mouvement revendiquant l’application du principe A travail égal salaire égal contenu dans l’article 119 »

57

. Des témoignages sont collectés par les journalistes, des montages audiovisuels sont présentés. Récemment encore, certains ont encore été repris au festival Longueur d’Ondes à Brest en décembre 2006.

Le 16 février 1966, en effet, près de 3.000 ouvrières de la Fabrique nationale d’Armes à Herstal près de Liège se mettent en grève sans préavis. Les syndicats, dont les dirigeants sont tous des hommes, sont débordés. Forcés et contraints, ils doivent bien couvrir le mouvement.

D’emblée, la grève reçoit le soutien des féministes et des associations féminines de masse, les FPS, les LOFC : c’est l’explosion à l’air libre d’années de lutte menées en coulisse

58

. Quelques parlementaires appuient le mouvement, la socialiste Germaine Copée-Gerbinet et la féministe libérale Marguerite Jadot.

59

La juriste Eliane Vogel-Polsky, professeure de droit social à l’ULB, qui avait d’ailleurs exposé la signification de l’article 119 à quelques ouvrières lors d’une formation syndicale peu avant, en décembre 1965, accourt soutenir les grévistes

60

. Des comités divers se créent, comme le Comité A travail égal, salaire égal, composé d’intellectuel-les de gauche. Créé le 21 avril, dans le but d’organiser une manifestation de soutien prévue en mai

61

, il poursuit ses activités jusqu’au début des années 1970, les prolongeant dans diverses luttes en faveur des femmes, comme pour la dépénalisation de l’avortement.

Après de longues et houleuses négociations, la grève de la FN se termine sur un protocole d’accord et les ouvrières reprennent le travail entre le 9 et 11 mai. L’égalité salariale n’est pas obtenue, mais bien une augmentation de salaire et la promesse qu’une commission pour l’égalisation des salaires masculins et féminins se penchera sur le problème

62

.

La grève terminée, les tensions nées au cours de la lutte entre les différents groupes féministes subsistent. C’est surtout la création du comité A travail égal, salaire égal qui suscite les réactions des organisations ouvrières et des associations féminines, qui

de droit du travail », SYLIN M. (éd.), Cinquante ans d’évolution du travail. De la semaine de 5 jours à la directive Bolkestein, Colloque organisé à l’occasion des cinquante ans de l’Institut des sciences du travail de l’ULB, Bruxelles, 2006, p. 41-42.

57

MONTREYNAUD, Fl., Le XX

e

Siècle des femmes, Nathan, Paris, 1999, p. 518.

58

Lettre du CNFB aux grévistes, 4 mars 1966 : Carhif, F. CNFB, 18. ; PV. de la commission travail du CNFB, 1

er

mars 1966 : Carhif, F. GBPO, 407.

59

Retranscription de la Réponse de M. Servais aux interpellations de M

me

Copée-Gerbinet et M.

Timmermans concernant la grève déclenchée par les femmes à la FN. Chambre des représentants séance du 5/4/1966. Carhif, F. Ernst-Henrion, 76 ; Retranscription de l’interpellation de M

me

Jadot au Ministre de l’Emploi et du travail sur les grèves des femmes dans la région de Liège et dans la région de Charleroi, 27 avril 1966 : Carhif, F. GBPO, 68-13.

60

Pour plus de détails : GUBIN, E. avec la coll. de JACQUES, C., Eliane Vogel-Polsky. Une femme de conviction, Institut de l’égalité des hommes et des femmes/Carhif, Bruxelles, 2007, chapitre 3.

61

COENEN, M.-Th., op.cit., p. 199-200.

62

GUBBELS, R., La grève au féminin.., p. 54-57.

(12)

n’acceptent pas la représentation « autoproclamée » des intellectuelles

63

. Le Comité a pourtant mené une action suivie, mobilisant les relais qu’il possède. Dans une lettre du 25 avril 1966, au nom de l’Association belge des femmes juristes (ABFJ)

64

, Régine Orfinger demande au ministre du Travail, Léon Servais (PSC) d’accélérer la mise sur pied d’instruments juridiques contraignants. Peu après le 3 juin 1966, Régine Orfinger, toujours au nom de l’ABFJ mais aussi au nom de la Ligue belge des droits de l’homme, s’associe à Marthe Van de Meulebroek qui représente le Comité A travail égal, salaire égal, pour remettre au président du Sénat, Paul Struye, une pétition « afin d’obtenir que l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes soit assurée en Belgique par des textes légaux ».

65

La pétition est adressée aussi au président de la Chambre, le socialiste Achille Van Acker, et au ministre du Travail social-chrétien Léon Servais, à l’issue de la manifestation organisée par le Comité, le 2 juin 1966.

66

Cette pétition réunit plus de 570 signatures, parmi lesquelles celles de prestigieuses personnalités telles qu’Isabelle Blume, Henri Rolin, Lucia de Brouckère... et bien d’autres.

De son côté, le CNFB étudie les différentes propositions de loi déposées à l’époque (celle de Weyns-De Riemaecker, de Germaine Copée-Gerbinet et de Timmermans), sans en approuver aucune. En octobre 1966, il envisage même de créer une nouvelle commission spéciale « égalité des rémunérations », mais l’idée ne rencontre guère de succès

67

. Divers problèmes sont toutefois mis en évidence : l’absence des femmes au sein des commissions paritaires, les difficultés d’intenter des actions en justice sur la base des différentes conventions internationales car celles-ci ne sont que des programmes, des déclarations d’intention mais pas des mesures d’application immédiate (self-executing)

68

. La nécessité d’introduire dans la législation belge un texte « organisant la protection juridictionnelle du droit à l’égalité de rémunération » prend corps.

Ce n’est pas l’avis d’Eliane Vogel pour qui il importe avant tout de faire reconnaître l’article 119 du Traité de Rome (1957) comme « self executive » c’est-à-dire directement applicable dans les états membres de l’Union. Mais elle est totalement isolée : « En 1967, j’étais encore seule à être convaincue de l’application directe de cet article. J’avais écrit des tas d’articles que j’avais envoyés à tous mes collègues juristes européens mais ils me souriaient, me répondaient aimablement… (que) j’étais vraiment la féministe de service que son féminisme aveuglait ! (…) J’étais folle furieuse»

69

.

L’arrêté royal du 24 octobre 1967 semble pourtant apporter une première victoire ; il confirme le principe A Travail égal, salaire égal et ouvre enfin une possibilité de recours devant les tribunaux pour les travailleuses. Mais c’est une victoire amère car elle

63

« A Salaire égal, appui inégal », Pourquoi pas ?, 9 juin 1966 ; COENEN, M.-Th., op.cit.., p. 202- 203. Le CNFB se désolidarise du Comité A travail égal, salaire égal et organise une manifestation séparée qui dresse un bilan de la crise (20 juin). Le comité de grève lui-même s’offusque de la

« confiscation » de la formule A travail égal, salaire égal par le comité « Mise au point de l’Union des femmes. Juin 1966 : Carhif, F. GBPO, 413.

64

Rapport de la présidente de l’ABFJ. PV de l’AG statutaire du 23 juin 1967: Carhif F. Orfinger, 2.

65

Note manuscrite (s.d). : Carhif, F. Orfinger, 11.

66

Courrier hebdomadaire du CRISP, n°325-326, 245 juin 1966, p. 4.

67

PV. Commission travail CNFB, 3 octobre 1966 et du 8 novembre 1966 : Carhif, F. GBPO, 407.

68

PV de la commission travail du CNFB 14 juin 1966 : Carhif, F. GBPO 407.

69

« Agir pour le droit des femmes. Entretien avec Eliane Vogel-Polsky », Raisons politiques, Presses

de Science-Po, n°10, 2003/2, 139 et svt.

(13)

s’accompagne d’une série de mesures relatives au travail féminin qui confirme sa réglementation spécifique et conforte la ségrégation sexuée du travail. La lutte est loin d’être terminée. Elle prend cependant une résonance et une ampleur nouvelles par le biais d’affaires liées cette fois à des discriminations dans les avantages liés au travail. Une fois encore, Eliane Vogel est une des figures de proue d’un combat mené principalement sur le plan communautaire. Si la grève de la FN marque les mémoires, l’Affaire Defrenne

70

marque durablement le droit social communautaire par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes, qui reconnaît que l’article 119 est self executing mais aussi qui montre que le combat pour l’égalité des salaires ne peut pas se réduire à la seule rémunération et doit englober tous les revenus dérivés de l’exercice d’un travail salarié.

Nous y reviendrons ultérieurement.

Les droits sociaux dérivés du travail font-ils partie du salaire ?

Depuis l’instauration de la sécurité sociale en 1944, les droits aux allocations de chômage, aux allocations familiales, à la retraite et aux indemnités en cas de maladie sont directement liés à l’exercice d’un travail rémunéré. Cette nouvelle approche sociale modifie profondément le statut même du travail qui procure désormais « non seulement un revenu mais aussi une sécurité face à la maladie, l’accident, la vieillesse et le chômage»

71

.

Durant l’entre-deux-guerres, « il n’est pas encore question de droits dérivés gratuits pour les femmes au foyer ou pour leur conjoint dans les régimes de protection sociale à base d’assurances et de cotisations. Pour les soins de santé, les chefs de famille paient aux sociétés de secours mutuels une deuxième cotisation pour leur femme au foyer. Pour le chômage, les cotisations aux caisses syndicales et les allocations sont forfaitaires, individuelles et dépendent des catégories choisies lors de l’inscription» (du moins jusqu’à l’institution du Fonds national de crise en 1930). « Pour les pensions, les ouvriers qui ont une épouse à charge paient une deuxième cotisation forfaitaire pour que leur femme reçoive à 65 ans une pension en mains propres, ou le cas échéant, une pension de survie. Les employés, par contre, dont la cotisation pour la pension est proportionnelle à la rémunération plafonnée, ont obtenu de mettre gratuitement à charge » de leur régime une modeste pension de survie pour leur conjointe, « tandis qu’en compensation, les employées mariées, qui n’ouvrent pas le droit à une pension de survie, bénéficient de quelques dispositions favorables pour elles- mêmes»

72

. Il y a par conséquent peu de discriminations liées au sexe puisque ces droits sont relativement individualisés. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, vu la quasi absence de discrimination liées aux sexes, les féministes ne se prononcent que rarement sur ces questions durant l’entre-deux-guerres. Par contre, elles se mobilisent face aux nombreuses discriminations produites par le système mis en place après 1944.

70

L’Affaire Defrenne concerne une hôtesse de l’air qui a intenté un procès à la Sabena pour avoir été licenciée, comme c’était l’usage, à l’âge de 40 ans. Ce licenciement impliquait aussi des discriminations fortes en matière de retraite. La Cour de Justice européenne à Luxembourg a, au terme d’une affaire à rebondissements, donné raison à Gabrielle Defrenne, défendue par Eliane Vogel et Marie-Thérèse Cuvelliez (arrêt du 8 avril 1976 ; CJCE, Aff. 43/75, Defrenne contre Sabena).

71

ALALUF M., « Préface. Fins d’époques », VANTEMSCHE G., Le chômage son histoire, son actualité, Bruxelles, Labor, 1999, p. 9.

72

PEEMANS-POULLET, H., « Du ‘salaire familial’ aux allocations familiales. Un aspect de

l’articulation entre politiques familiales et solidarités sociales », Quels fondements pour la sécurité

sociale en Belgique ? (Actes des XIX

e

journées d’études juridiques Jean Dabin, UCL), sous presse.

(14)

En revanche, le système de sécurité sociale mis en place en 1944-1945 produit un nombre important de discriminations liées au sexe des travailleurs car il s’inscrit dans le cadre plus vaste d’un projet de société qui aspire à maintenir un modèle familial traditionnel, bourgeois et patriarcal. C’est pourquoi les « responsables socio-économiques et politiques vont s’efforcer d’obtenir une prise en charge par la sécurité sociale (et la fiscalité) des mères au foyer ou même des femmes au foyer, autrement dit une « socialisation » de la charge économique et sociale de celles-ci »

73

. Dans un tel système la redistribution normalement opérée par la sécurité sociale ne fonctionne évidemment pas de la même manière pour les travailleuses que pour les travailleurs. Les premières paient des cotisations qui ne bénéficient qu’aux femmes non actives, épouses au foyer. La rémunération réelle, liée au travail, est donc moindre pour ces travailleuses que pour les travailleurs ayant une famille à charge . Le droit au chômage ou l’histoire d’une exclusion au féminin

Durant la crise des années 1930, l’indemnisation du chômage devient un enjeu majeur.

Seuls les chômeurs et chômeuses ayant cotisé volontairement à une caisse d’assurance chômage perçoivent une indemnité. Néanmoins, les conditions d’admission à ces caisses et les conditions d’indemnisation sont très défavorables aux femmes et aux jeunes. En outre, plusieurs règlements successifs les excluent peu à peu de ces indemnités

74

. Seules les femmes ayant le statut de « chef de ménage » bénéficient des mêmes allocations que les hommes.

75

Les femmes mariées, chefs de ménage, se voient néanmoins exclues des allocations de chômage par l’A.R. du 31 mai 1933 mais sont réintégrées sept mois plus tard (AR. 29/12/1934). A la fin des années 1930, les chômeuses indemnisées ne représentent statistiquement que 2.37% du nombre total de chômeurs ; ce qui constitue de toute évidence une sous-estimation criante du nombre de femmes sans emploi.

76

Et Louise De Craene de rappeler en 1933 que les indemnités de chômage constituent une « partie du salaire du travailleur … », elles devraient par conséquent « être les mêmes pour les hommes et les femmes, sans qu’aucune condition spéciale ne puisse être imposée aux femmes mariées»

77

.

La discrimination est manifeste et pourtant la mobilisation contre ces mesures est très faible. A la fin des années 1930, les femmes socialistes admettent même n’avoir pas « assez protesté contre cet arrêté-loi qui met la travailleuse mariée hors la loi commune ». De plus, cette éviction freine la syndicalisation des femmes : comment les persuader en effet de s’affilier à un syndicat si leur adhésion ne leur procure que des devoirs et pas d’avantages ?

73

Ibidem.

74

Une circulaire de 1931 supprime le droit pour les femmes mariées chômeuses aux « prorogations d’assistance sur le Fonds national de crise. ». Par la suite, l’arrêté royal du 23 mars 1933 exclut notamment du droit au chômage les femmes mariées chômeuses complètes – qui ont été congédiées sans date de réembauche- et celles qui chôment pendant 6 semaines consécutives : THIBERT, M.

« Crise économique et travail féminine », Revue internationale du travail, vol. XXVII, n°4, avril et n°5, mai 1933, Genève (BIT), 1933, p. 19, (tiré-a-part).

75

« Tribune socialiste. L’assurance-chômage et les femmes », Egalité, n°32, 1937, p. 7-8. ; Moniteur belge, 24 mars 1933, p. 1394-1398.

76

VANTEMSCHE, G., Le chômage en Belgique de 1929 à 1940. Son histoire, son actualité, Labor, Bruxelles, 1994, p. 55-56.

77

Egalité, n°19-20, 1933, p. 9. Voir aussi : Note mss. de Louise De Craene de la résolution 3 de la III

e

conférence de l’ODI, Prague 1933 : Carhif, F. De Craene, 84.

(15)

Les femmes socialistes s’indignent également de l’accusation portée contre les femmes qui utilisent le chômage abusivement, pour « faire tranquillement leur travail de ménagère»

78

.

Les années trente sont des années très dures pour le travail féminin, on l’a vu précédemment. Il est dans l’œil du cyclone et subit de véritables offensives, sous prétexte de diminuer le nombre d’hommes au chômage. Les femmes font directement les frais de la crise économique et voient leur droit au travail considérablement raboté. Pourtant les féministes, GBPO en tête, s’évertuent à démontrer qu’une femme ne prend que très rarement le travail d’un homme en raison de la très forte ségrégation sexuée de l’emploi

79

. En 1936, le Comité mondial des femmes contre le fascisme déplore aussi la tendance des travailleurs à voir dans chaque travailleuse non pas « une camarade » mais « une rivale » et « le chômage aidant, il est simple pour certains politiciens aux aguets d’accréditer l’idée qu’elles prennent la place des hommes ».

80

Sollicité en 1937 par le commissaire royal au chômage, Henri Fuss, pour connaître son avis, le CNFB réaffirme sa position : aucune loi sur l’assurance obligatoire ne peut faire de distinction entre les sexes.

81

.

La Sécurité sociale : un régime peu bienveillant pour les travailleuses

L’instauration du système généralisé de sécurité sociale en 1944 amorce donc le début d’une longue série de discriminations à l’égard des femmes, qui ne sont pas totalement effacées à l’aube du XXI

e

siècle. Si la position des associations féministes est claire et revendique une stricte égalité en matière de droit au chômage pour les femmes, le considérant, à juste titre, comme un volet de la rémunération du travail, des fractures idéologiques semblables à celles que nous avons déjà soulignées précédemment se retrouvent dans les milieux chrétiens et laïques

82

.

D’entrée de jeu, le ton est donné. En 1944, la présidente du CNFB Marthe Boël proteste contre l’arrêté du 14 octobre qui fixe le montant des allocations de chômage en prévoyant qu’il sera inférieur de 6 francs pour les femmes.

83

L’explication semble « aller de soi » : cette différence ne fait que refléter la différence entre les salaires féminins et masculins… c’est le serpent qui se mord la queue !

84

Les discussions relatives à l’indemnisation des chômeuses sont nombreuses, au point qu’il serait fastidieux de les détailler

85

. Mais au travers des mesures prises, une certaine

78

Synthèse de la position des femmes socialistes : « Travail féminin et crise », 2 juin 1935, transmis au CNFB : Carhif, F. CNFB 8-8 ,7-9.

79

« Le travail des femmes », Egalité, n°13, p. 10; DE CRAENE, L., « Contingentement », mss d’un article paru dans la Travailleuse traquée, n°6 : Carhif, F. De Craene, 777; DE CRAENE, L., « Le chômage des femmes », Egalité, n°30-31, p. 11-13.

80

OLGA, H. , « « Interdiction du travail des femmes mariées et résorption du chômage », Femmes dans l’action mondiale, avril 1936.

81

Rapport de la secrétaire générale du CNFB, présentée à l’AG du 1

er

juin 1937 : AGR, F. CNFB, 41.

82

« Travail féminin et chômage », Jeunesses ouvrières, mars 1949.

83

Lettre de Boël au ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, 4, décembre 1944 : Carhif, F.

CNFB, 21-1.

84

Lettre du ministre du Travail et de la Prévoyance sociale à Adèle Hauwel, 20 août 1948 : Carhif F.

GBPO, 167.

85

L’arrêté du régent, paru au Moniteur le 24 mars 1949, oblige les femmes à prester plus de journées

de travail que les hommes pour bénéficier d’une allocations de chômage, de plus les indemnités pour

les travailleurs mariés dont l’épouse est au foyer sont augmentées. L’arrêté du 25 octobre 1949

(Moniteur belge, 31 octobre et 1

er

novembre 1949, p. 10031-10033), précise de manière drastique les

(16)

logique se dessine : on constate une corrélation entre l’augmentation des critères d’exclusion des femmes, la hausse du chômage masculin et le développement d’un discours sur les

« abus » féminins en matière de chômage. L’opinion publique, mais aussi bon nombre de parlementaires, soupçonnent les femmes de détourner leur allocation de chômage pour rester au foyer et d’être ainsi responsables de la hausse des dépenses en matière de chômage

86

. Ce discours légitime la mise en place d’une politique d’exclusion de plus en plus sévère qui présente au moins deux avantages pour les hommes politiques et les employeurs : réduire fortement les chiffres du chômage tout en maintenant une réserve de main-d’œuvre qui, n’ayant aucun revenu de remplacement, accepte de travailler pour de très bas salaires.

Fernande Baetens le souligne avec force ; entre 1953 et 1958, le problème du chômage féminin n’a pas été assaini, il a simplement été ‘résolu’ en « supprimant les indemnités à un grand nombre de chômeuses » !

87

Dans ce domaine précis, les préventions à l’égard des chômeuses sont fortes et les stéréotypes ont la vie dure. C’est comme remplir le tonneau des Danaïdes : les féministes, dont Madeleine Ledrus alors conseiller-adjoint au ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, s’échinent à déconstruire les a priori, mais sans grand succès.

88

Ce discours sur les « abus féminins » apparaît dès 1949 : l’un des commissaires royaux pour la sécurité sociale, Walter Leen, souhaite supprimer les allocations de chômage des femmes mariées, estimant qu’elles en abusent

89

. La pression dans ce sens est telle qu’en 1955, le GBPO fait une mise au point et en appelle à « l’intérêt public et à la justice

conditions qui permettent aux femmes seules avec charge de famille d’être considérées comme des

« chefs de ménage » bénéficiant d’indemnités complètes. L’arrêté du 10 mai 1951 (Moniteur belge, 12 mai 1951, p. 3657-3659) prévoit pour les jeunes femmes âgées de 18 à 21 ans des allocations moindres que celles des jeunes gens du même âge, et une majoration de ces allocations à ceux qui, mariés, ont une épouse au foyer. Pour faire face à la montée des dépenses du chômage, l’arrêté pris par le ministre Van den Daele (CVP) le 26 septembre 1953 (Moniteur belge, 1

er

octobre 1953, p.

6139-6154) exclut de nouvelles catégories de chômeuses, mariées ou vivant en concubinage :

« Informations sociales. Les femmes et les indemnités de chômage », La Dernière Heure, 8, novembre 1949 ; « Le soutien des chômeurs involontaires. Les conditions de l’octroi des allocations de chômage aux femmes », La Libre Belgique, 1

er

novembre 1949 ; Lettre du GBPO au ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, 30 juin 1951 : Carhif, F. A. Hauwel, 233 ; communication du GBPO, 15 juin 1951 : Carhif, F. GBPO, 17 ; VANTHEMSCHE, G., La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé, Bruxelles, De Boeck, 1994, p. 182. Sur les positions des intellectuels catholiques: VANDEBROEK, H., « Gehuwd en werkloosheid in Belgische katholieke intellectuele kringen (1945-1960) », RBHC, XXXIII, 2003, 1-2, p. 215-258 (p. 229-236 pour les mesures discriminatoires en matière de droit au chômage).

86

« Les abus du chômage féminin. Répliques peu convaincantes », La Libre Belgique, 3 août 1953 ;

« La CSC et le chômage des femmes », La Cité, 12 août 1953 ; « Le chômage féminin. Propos de Calibran », Le Peuple, 22 mai 1953 ; « Les abus du secours-chômage. Une motion décevante », La Libre Belgique, 25 septembre 1953.

87

BAETENS, F. , « Justice pour les chômeuses ! », Bulletin du CNFB, n°79, sept/oct. 1959. La baisse du chômage féminin correspond pour la même période à une baisse globale du chômage, qui passe de 8, 1% des assurés en 1954 à 3,7% en 1957 : VANTHEMSCHE, G., La sécurité…, p. 182.

88

LEDRUS, M., « Réflexions sur le chômage féminin en Belgique », Bulletin du CNFB, n°36, juillet/août 1952, p. 5-9 ; HAUWEL A., « Droits des femmes et chômage ou la chèvre émissaire », Bulletin du CNFB, n°34, mars/avril 1952, p. 2-4 ; HAUWEL, A, « Chômage des femmes », Bulletin du CNFB, 44, nov/déc. 1953, p. 1-9.

89

« Le gouvernement Eyskens s’attaque à la Sécurité sociale. Le droit aux allocations pour les

femmes mariées chômeuses est menacé », Le Drapeau rouge, 22 septembre 1949.

(17)

élémentaire » pour que l’on mette fin à tous les abus, mais de manière impartiale, « quel que soit le sexe de leurs auteurs, d’après les mêmes critères et avec les mêmes sanctions»

90

.

Ces préjugés, leur récurrence et leur persistance, prouvent combien il est pratiquement impossible, dès qu’il est question de droits économiques des femmes, de les considérer sans les mettre immédiatement en relation avec la fonction maternelle ou/et ménagère. Dans ce combat, les fers de lance sont, à nouveau, le GBPO et le CNFB par le biais de sa commission Travail animée par Adèle Hauwel, Madeleine Ledrus et Emilienne Brunfaut. Chacune de ces deux associations exerce son lobbying en envoyant de nombreuses lettres aux ministres compétents et aux parlementaires sympathisants de la cause féminine. Elles sollicitent et obtiennent souvent des entrevues

91

, elles organisent des conférences de presse

92

. A l’occasion de pétitions ou de lettres de protestation collectives, le Comité de vigilance des associations féminines est également présent et mobilise une série d’associations féminines et féministes

93

. D’autres associations féminines ou féministes les rejoignent pour des actions ponctuelles, comme la Fédération belge des femmes universitaires, la Ligue belge des coopératrices, la Fédération belge des femmes de carrières libérales et commerciales, l’Union des femmes coloniales, l’YWCA, l’Association centrale des assistants sociaux, Solidarité, et les Soroptimists auxquels se joignent les Boys-scouts de Belgique

94

. Les arguments le plus souvent convoqués sont l’équité et le droit, et se fondent sur les différents instruments internationaux qui proclament l’égalité économique entre les sexes.

95

Ces moyens préfigurent ainsi l’action de femmes juristes qui, dans les années 1960, empruntent systématiquement une voie judiciaire pour estomper les discriminations.

Certaines parlementaires, comme Jeanne Vandervelde (CNFB et GBPO), forte de sa position de sénatrice, est un précieux relais politique et pose une série de questions parlementaires afin d’infléchir les politiques gouvernementales.

96

C’est aussi le cas du socialiste, Pierre Vermeylen, plusieurs fois ministre depuis 1946, ministre d’Etat en 1966 et allié inconditionnel des féministes

97

. En revanche, Georgette Ciselet, sénatrice libérale et féministe, peut-être influencée par son parti, ne semble guère se désolidariser de la théorie des « abus » : quoi qu’il en soit, elle est quasi absente des débats

98

.

90

HAUWEL, A., « Notre place dans le féminisme… », p. 28.

91

A titre d’exemple, une délégation du Comité de liaison est reçue au Cabinet du Premier ministre le 1

er

avril 1955 : PV de la commission travail du CNFB, 10 mai 1955 : Carhif, F. CNFB, 21-3.

92

Lettre du GBPO au ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, 29 novembre 1949 : Carhif, F.

GBPO, 172 ; voir encore de nombreuses lettres et documents dans F. GBPO, 176, 185 ; F. CNFB, 21- 2, 21-6.

93

Lettre aux membres du Comité de liaison et de vigilance, 6 décembre 1954 : Mundaneum, F.

féminisme, CNFB 58 ; « Un communiqué du comité de liaison et de vigilance », Bulletin du CNFB, n°56, nov/déc. 1955, p. 30.

94

« L’assemblée générale des FPS à Bruxelles-ville », Le Peuple, 2 décembre 1953 ; Lettres des associations féminines au ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, 3 novembre 1955, 5 mai 1955 et 29 juin 1950 : Carhif, F. GBPO 198, 228 et 223.

95

Lettre du GBPO au ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, 29 juin 1950 : Carhif, F. A.

Hauwel, 233.

96

Commission travail du CNFB, compte-rendu de la réunion du 10 novembre 1949 : Carhif, F.

CNFB, 21-2 ; Lettre d’A. Hauwel à J. Vandervelde, 17 décembre 1953 : Carhif, F. GBPO, 191 ; Lettre du comité de liaison et de vigilance à Jeanne Vandervelde, 26 octobre 1955 : Carhif F. GBPO, 198.

97

Rapport à l’AG du 27 mai 1952 du CNFB, Carhif, F. CNFB, 21-2.

98

Lettre d’Adèle Hauwel à Georgette Ciselet, 27 novembre 1950 : Carhif, F. A. Hauwel, 233.

(18)

Dès la fin des années 1940, le Rassemblement des femmes pour la paix (RFP) se mobilise avec force dans la défense des droits des chômeuses

99

. En 1955, le RFP publie une brochure didactique sur les droits des chômeuses

100

; Emilienne Brunfaut, qui en est alors la secrétaire, essaie d’attirer le GPBO dans le sillage du RFP, mais en vain

101

. Rappelons que le RFP est une association crypto-communiste qui, de ce fait, est ostracisé par le mouvement féminin et féministe. Emilienne Brunfaut et Francine Lyna tentent à maintes reprises de rapprocher les points de vue, mais sans succès.

Deux arrêtés mobilisent tout particulièrement les féministes : l’arrêté Van den Daele (26 septembre 1953) qui limite dans le temps, pour les femmes mariées ou en concubinage, le droit aux allocations de chômage

102

, et l’arrêté du 1

er

juillet 1955

103

qui contient de

« nouvelles variétés de ces discriminations »

104

. A la lecture des nouvelles dispositions Adèle Hauwel écrit qu’elle a l’impression « de poursuivre avec les autorités compétentes, un dialogue de sourds ». L’arrêté ministériel du 29 décembre 1958 définissant les critères des femmes chefs de ménage et l’arrêté royal du 27 décembre 1958 maintiennent une série de discriminations tandis que l’allocation du chômeur dont l’épouse reste au foyer continue à être supérieure aux autres et même plus élevée que celle d’une femme chef de ménage…

105

L’affaire Mertens : l’égalité reconnue, immédiatement contournée…

A la fin des années 1960, le CNFB, le GBPO et le Comité A travail égal salaire égal constatent toujours les mêmes inégalités

106

. Pourtant, après des années de luttes insatisfaisantes, l’embellie semble poindre. Un jugement, rendu le 18 juin 1968 par la Commission d’appel du chômage de Bruxelles, reconnaît le principe de l’égalité entre les hommes et des femmes en matière d’assurance-chômage et redonne espoir aux différentes associations féministes

107

. Il s’agit de l’affaire Mertens, plaidée par la juriste Eliane Vogel

108

. La juridiction s’est basée sur l’article 6 de la Constitution pour motiver son jugement. Pour Eliane Vogel, il faut faire le plus de publicité possible à « cette décision révolutionnaire »

99

« En Flandre, des milliers de chômeuse sont frappées par l’arrêté Behogne », Femmes, 02/1950, p.7.

100

Chômeuses. Quels sont vos droits ?, Brochure éditée par le Rassemblement des femmes, [ 1953 ] , 15p. : AVB, F. Nyssens, 10.

101

Lettre d’Emilienne Brunfaut à Germaine Hannevart, 26 décembre 1949 : Carhif, F. GBPO, 172;

Lettre du RPF au GBPO, 15 octobre 1953 et réponse du 20 octobre 1953 : Carhif, F. GBPO, 191.

102

Lettre de protestation du CNFB au ministre, 17 octobre 1953 : Carhif, F. CNFB 21-6; résolution du CNFB : Carhif, F. CNFB, 21-11; Projet de résolution du CNFB 1953 : Carhif, F. CNFB 21-10 Communications du GBPO, 10 octobre 1953 et projet de résolution allocation de chômage des femmes mariées soumise à l’AG du 25 février 1954 : Carhif, F. GBPO , 768. ; Lettre du GBPO au ministre, 5 octobre 1953 : Carhif, F. GBPO, 190, ainsi que d’autres documents présents dans ce même n° de classement.

103

Comité de liaison et de vigilance, projet de lettre concernant les discriminations de sexe en matière, de chômage, 8 février 1955 : Carhif, F. GBPO, 64g.; « La réglementation du chômage féminin », La Dernière Heure, 9 novembre 1955 ; Moniteur belge du 3 juillet 1955, p. 4253-4259.

104

« Encore le chômage des femmes », Bulletin du CNFB, n°55, sept/oct., 1955, p. 11.

105

Communication GBPO, 12 janvier 1959 : Carhif, F. GBPO, 220 ; Moniteur belge, 4/01/1959, p.63- 64 et 1

er

janvier 1959, p. 19-20.

106

Différents documents : Carhif, F. CNFB,21-11 et 6-4-1 et F. GBPO, 417, 415 et 273.

107

Lettre de Nelly Cormeau à Adèle Hauwel, 12 juillet 1968 : Carhif F. GBPO, 417.

108

Des détails sur cette affaire dans GUBIN, E. avec la coll. de JACQUES, C., Eliane Vogel-Polsky.

Une femme de conviction, Institut de l’égalité des hommes et des femmes/Carhif, Bruxelles, 2007,

chapitre 3.

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