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LE REFUS ISLAMIQUE DE LA MONDIALISATION

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Academic year: 2022

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LE REFUS ISLAMIQUE DE LA MONDIALISATION

Christian Jambet

I

1 1 peut sembler étrange de parler de l'islam, aujourd'hui,

comme d'une totalité compacte et cohérente. Aussi bien par , | la division séculaire de l'islam sunnite et de l'islam chiite que selon la fracture, plus subtile, qui disjoint l'islam légalitaire et l'islam spirituel, il se produit, sans cesse, une multiplication et une fragmentation culturelles auxquelles le dogmatisme intégriste ne par- vient pas à opposer des stratégies efficaces. Mais si pluriel que soit l'islam, depuis ses origines, il suppose toujours un certain nombre de points de réalité, ce qu'il faudrait désigner moins comme des dogmes que comme des foyers générateurs de fidélité. Ces figures de la conscience engendrent et fixent des pratiques, justifient des pouvoirs dont l'autorité traverse l'histoire. Il est vain de parler, ici ou là, d'arriération. Plutôt convient-il d'énoncer que sous ses deux formes les plus générales, celle d'un déisme minimal, celle d'un messianisme militant, l'islam est aujourd'hui la seule religion qui, à l'échelle mondiale, s'impose de façon militante, se propose comme

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avenir de ce même monde. Autant le christianisme est sur la défen- sive, alors que nous lui devons l'émergence du monde moderne, autant l'islam, qui ne peut s'accorder, en son fond, au monde moderne, constitue aujourd'hui, de façon muette ou revendicative, la forme dominante que prend la figure du religieux, du désir religieux à l'échelle planétaire. Il ne s'agit nullement ici de comptabilité ab- straite, ou de faire remarquer que le bouddhisme, par exemple, ou tel autre système de foi compte autant ou plus en telle région du monde. Il s'agit des figures de l'esprit : nous allons nécessairement vers l'approfondissement d'une contradiction qui menace de devenir principale - celle de la mondialisation et du discours de religion, ce discours étant assumé de façon dominante par l'islam, la dernière des religions monothéistes.

Un nouveau déisme

Pourquoi l'islam est-il ainsi, tout ensemble, religion conqué- rante, inscription contemporaine du désir religieux, et refus obstiné de certaines modifications ou transformations nécessaires à ce que l'on nomme, bien vaguement, la mondialisation ? Pour plus de com- modité, envisageons d'abord l'islam sunnite, majoritaire, non dans ses excès fondamentalistes, mais comme esprit de la communauté.

Il tend à se replier sur le rituel et sur l'adhésion aveugle à un ensemble de prescriptions. Celles-ci ont l'avantage de n'exiger qu'un acte de foi abstrait. Sans doute faut-il y voir le secret de l'expansion de l'islam. La foi n'y est plus amour mystique, ou adhésion complexe à un Dieu mystérieux, mais reconnaissance de l'unité insondable et inconnaissable du Dieu révélé dans les Livres saints. Or ce Dieu est un, d'une unité sans faille, tel qu'il n'exige rien d'autre que la simple attestation de sa domination intégrale sur l'ensemble des créatures.

Le scepticisme moderne a gagné les élites musulmanes, mais a eu ce curieux effet non d'affaiblir la position magistrale du Dieu unique, mais de l'épurer, de la simplifier. Dépouillé de ce qui faisait la magnificence et la richesse des mondes angéliques, de l'univers antique repensé en termes arabes, ce Dieu s'identifie de plus en plus à celui que nos Lumières ont accepté : le Dieu du déisme, un Dieu

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abstrait, un Dieu sans chaleur et sans autre vie que sa transcendance affirmée, admise dans sa solitude et son éternité, bref, un Dieu convenant à l'agnosticisme.

Ainsi l'islam est-il le nouveau déisme. Comme le déisme ancien, il n'exige, du moins dans sa forme sunnite modérée, que peu de choses : cinq prières quotidiennes ; le pèlerinage majeur ; le jeûne rituel, qui noue la communauté à elle-même ; l'aumône, qui se trans- forme en système de répartition des richesses, en régulation écono- mique ; la profession de foi, surtout, qui, nous le disions, est sans mystères - celle qui est accordée à un Dieu sans incarnation, sans Passion, sans résurrection. La croyance, enfin, au jour du Jugement, croyance qui soutient l'acceptation des commandements coraniques.

Rien donc que l'homme moderne ne puisse désirer, s'il veut accom- pagner son existence profane d'un supplément religieux. C'est pour- quoi, en un premier temps, nous pourrions prédire que l'islam est le mieux fait pour s'accorder aux faibles exigences spirituelles du monde athée, pour peu que celui-ci se veuille conserver une figure du divin. Monde athée, le monde des échanges généralisés l'est-il vrai- ment ? Le véritable monde athée, c'était le monde de l'État moderne, le monde forgé par le désir centralisateur napoléonien, supposant que

« la politique, c'est le destin », selon le mot de l'Empereur à Goethe.

Mais l'univers de la mondialisation n'est plus celui de la figure héroïque de l'État, qui supposait encore la validité féconde de la souveraineté et de la guerre, bref, de l'histoire. C'est un monde sans histoire, n'admettant que les simples rapports d'échange entre des monades sans territoire et sans destin. De là qu'il faut à ces petites unités vibratiles que nous sommes devenus quelque âme ou quelque semblant d'âme qui leur fasse accepter l'impératif moral de la mondialisation : sois mortel ! Et l'islam s'offre modestement à cette tâche très humble de fournir un Dieu qui ne console pas mais qui assure l'apparence d'un minimum d'ordre, qui soit le point, hors univers, où cet univers trouve la raison de sa cohérence.

C'est en ce moment où l'islam pourrait connaître son triomphe qu'il se trouve pourtant le plus haut degré de résistance à quelques impératifs majeurs de la mondialisation. Le Dieu abstrait du déisme islamique n'est pas sans réquisit. Bien au contraire, dans l'évasion des données majeures de la culture raffinée de l'islam classique, il faut déchiffrer le renforcement des identités communautaires les plus

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élémentaires. Le déisme classique, né avec les Lumières, fondait une figure de l'individu abstrait, universel, neutre : c'était l'homme natu- rel, l'homme de la religion naturelle. Il n'en va nullement ainsi en islam. Une célèbre tradition affirme que l'homme, Adam, est né en possédant une nature originelle, une fitra conforme à ce que serait la foi d'Abraham, et à celle de Muhammad. L'homme naturel est l'homme prophétique, le khalife de Dieu sur la terre. L'homme natu- rel est l'homme musulman, au sens premier de ce terme : celui qui obéit à la loi divine. La tradition ajoute que c'est ensuite, par perver- sion culturelle ou pédagogique, que cet homme devient juif, chré- tien ou, pire, polythéiste ou incroyant. Faire retour à la nature originelle est donc le devoir unique, mais essentiel requis par le pacte pré-éternel entre l'homme et Dieu. Il s'ensuit l'infaillibilité des pres- criptions légales et, à leur suite, du long cortège des inventions et des déductions produites dans les quatre grandes écoles juridiques de l'islam sunnite, auxquelles ressemble tant le droit chiite qu'il ne s'en distingue que par des traits secondaires. Cette infaillibilité ne décourage pas l'effort de la jurisprudence, par les voies du raisonne- ment analogique, et la raison n'y perd nullement ses droits. Mais c'est à la condition de n'innover en rien, de ne point briser la belle ordonnance des prescriptions fondamentales de la sunna, elles- mêmes fondées sur une perspective « littéraliste » dans la lecture du Coran.

Raidissement

et prolifération des contraintes

Ainsi l'universalité supposée de l'islam, la neutralité de son déisme entrent-ils en conflit avec la légalité même qui les exprime.

Prenons un exemple simple, qui illustre les difficultés insurmon- tables rencontrées en la tâche de s'élever aux exigences, ou plutôt aux tolérances et aux abstentions nécessaires à l'absence d'esprit de la mondialisation. Celle-ci, disions-nous, veut que les individus soient le plus indifférents qu'il est possible à tout ordre singulier, à toute communauté ; elle achève le programme de la bourgeoisie, en dissolvant tous les liens - famille, patrie, ville ou village, église ou appartenance quelconque. Elle veut l'homme sans qualité. Cela afin

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que les hommes, égaux dans leur équivalence morte, soient échan- geables à l'infini, circulent sans frontière, échangent leurs biens et leurs personnes sans le moindre préjugé moral ou culturel. Cette dis- solution est aussi bien celle du monde de la culture, elle défait l'uni- vers du roman, elle décompose le poème, elle supprime l'imaginaire au profit d'une prose du monde où seuls les corps se conjoignent, brièvement, pour aussitôt se disjoindre, à la façon des atomes de Lucrèce. Mais cette disponibilité universelle exige aussi que les liens provisoires, auxquels personne ne doit plus croire, soient accessibles à tous, que chacun, par exemple, puisse se marier avec quiconque.

Que ce mariage ne vaille pas plus qu'un pacte, cela se vérifie par la lente substitution à l'antique institution du mariage de pactes indiffé- rents au sexe. Mais il convient pourtant que le pacte soit possible, devant la loi et selon des normes souples et tolérantes.

Or la loi coranique stipule que la femme musulmane ne peut épouser un homme qu'il ne soit lui-même musulman. Les enfants seront eux-mêmes, ipso facto, musulmans, selon un droit naturel qui illustre la nature adamique que nous évoquions. Il est clair que l'intégration des communautés musulmanes d'Europe, pour ne par- ler que d'elles, ne se fera qu'à la condition de mariages mixtes, favo- rables à l'élévation graduelle de ces communautés dans l'échelle des biens et des ressources. Mieux, il est nécessaire que le mariage et l'appartenance religieuse des enfants échappent à la loi religieuse, pour que les sociétés musulmanes soient plus dociles à la flexibilité universelle du marché. Nous assistons aujourd'hui à un raidissement, à une attention toujours plus scrupuleuse portée par les musulmans à l'application de telles prescriptions légales, à proportion même de l'abstraction toujours grandissante de leur foi, dépouillée des beautés et des richesses de l'interprétation symbolique. Le statut légal des femmes devient un point vibrant d'intérêt et de résistance. Sans même évoquer la prolifération de contraintes, parfois délirantes, comme on le voit sous le régime des talibans, il est clair que la com- munauté, l'esprit d'une communauté fermée sur elle-même résiste ouvertement à ce que le déisme islamique revendique pourtant d'universalisation.

Si nous nous tournons vers les programmes économiques des mouvements intégristes, tous inspirés des doctrines premières des Frères musulmans, ils énoncent que l'idéal d'équilibre rêvé est celui

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de la petite production artisanale, groupée autour du chef de famille, où nul droit de grève n'atteste la différence du patron et des salariés, où le réseau bancaire doit résister à l'usure, soit au profit par intérêt, bref, où le jeu du crédit est mesuré et contrôlé. Un homme, une femme, une famille, un travail - voilà ce que proposait le Front isla- mique du salut, dans l'illusoire espérance d'échapper aux dangers de la mondialisation des échanges : chômage massif, expansion éco- nomique déréglée, accumulation du capital. Bien sûr, les États isla- miques dotés de richesses, comme ceux du Golfe, ont résolu les contradictions que nous désignons ici, par diverses méthodes de réconciliation entre économie de marché et application stricte de la loi religieuse. Mais il ne s'agit que d'artifices, et l'expansion écono- mique est elle-même suspendue à l'artifice du bouclier militaire amé- ricain et aux richesses en matières premières. Tôt ou tard, la contradiction ne manquera pas d'éclater.

Sur le versant chiite de l'islam, la situation se complique encore des traits suivants : la révolution iranienne islamique s'est faite au nom des prérogatives du douzième imam, de l'imam caché, dont le retour messianique est attendu par la communauté chiite comme le jour où l'injustice sera vaincue. Or, dans la situation antérieure, celle de la royauté, ces prérogatives séculières étaient soigneusement réservées au seul imam, et elles étaient donc mises en suspens tout le temps de sa longue et présente occultation. De là un équilibre remarquable, entre le religieux et le politique : l'État royal prenait sur lui d'agir, selon une justice qui était indifférente à la vérité spiri- tuelle du message des imams, suivant lequel aucun régime ne peut être juste en ce monde. Il pouvait donc lancer des programmes de modernisation culturelle et d'expansion économique à grande échelle. De l'autre bord, la religion se concentrait dans les univer- sités religieuses et dans l'enseignement juridique et métaphysique des gradés en science divine. Or lentement, entre le XVIe siècle et la période moderne, le clergé chiite revendiqua d'être le représentant collectif de l'imam caché. L'innovation décisive fut celle de Khomeiny, qui proclama le dogme du « gouvernement du savant en religion » (velâyat-e fâqih) et qui usurpa la position de représentant particulier de l'imam, avec les effets d'homonymie qui permirent qu'on le nommât lui-même « imam », guide, mais aussi doublet et annonce de l'imam caché. Dès lors, l'équilibre était brisé. En outre,

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par un tour théologique singulier, le chiisme, voué dès son origine à être essentiellement un islam spirituel, une gnose et une herméneu- tique du sens caché du Coran, abdiqua cette position et se proclama le plus intransigeant gardien de la légalité littérale. C'est dire que deux ressources majeures sont désormais retirées à l'islam chiite : l'interprétation symbolique du Coran, qui n'est plus que l'apanage des intellectuels, mais qui n'intéresse pas la politique islamique ou la législation, et la neutralité à l'égard d'un pouvoir politique et écono- mique, puisque la royauté n'est plus là pour les endosser ou les pro- mouvoir. Certes, les récentes mesures législatives et la politique du nouveau président de l'Iran tendent à assouplir la dogmatique légali- taire. Mais l'Iran, et avec lui l'espérance messianique de l'islam, demeure sous la tutelle d'un légalisme religieux qui nuit aussi bien à la fusion dans l'univers moderne des échanges qu'à la destination authentique de la spiritualité islamique.

Ces simples exemples illustrent, à notre sens, un conflit capi- tal, qui pourrait bien se traduire, à long terme, par des affrontements radicaux. Bien sûr, il est beau de voir se manifester une résistance à la neutralisation croissante de l'esprit par la mondialisation. Mais l'islam est lui-même victime, en devenant un pur déisme légalitaire, de l'esprit de cette mondialisation, il est la religion de ce monde sans esprit. Quant il y résiste, il résiste à lui-même, et le conflit ne peut être que stérile, s'il n'est relevé par une figure nouvelle, dont nous ne voyons aujourd'hui aucune annonce. Les seuls effets sont les rai- dissements rituels, dont sont victimes ceux-là mêmes que nul espoir n'attend du côté du marché : voués à l'enfermement communautaire ou à la dilution dans la vaste déterritorialisation du marché, ils ont le choix entre la politique criminelle et le scepticisme marchand. Les

« démocraties » s'en accommodent en attendant d'en souffrir.

Christian Jambet*

* Philosophe et orientaliste, il est l'auteur notamment de : l'Ange (en coll. avec Guy Lardreau, Grasset, 1976) ; Apologie de Platon (Grasset, 1976) ; la Logique des Orientaux (le Seuil, 1983) ; la Grande Résurrection d'Alamût (Verdier, 1990) ; Rûmi, Soleil du réel (Imprimerie nationale, 1999).

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