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Images et symboles de la «plénitude impossible» dans la poésie d Yves Bonnefoy.

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ΑΡΙΣΤΟΤΕΛΕΙΟ ΠΑΝΕΠΙΣΤΗΜΙΟ ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗΣ

ΔΑΜΑΣΚΟΥ ΕΥΤΥΧΙΑ-ΣΟΦΙΑ

Images et symboles de la « plénitude impossible » dans la poésie d’Yves Bonnefoy.

Μεταπτυχιακή εργασία

που υποβλήθηκε στο Τμήμα Γαλλικής Γλώσσας και Φιλολογίας

της Φιλοσοφικής Σχολής του

Αριστοτελείου Πανεπιστημίου Θεσσαλονίκης

Υπό την επίβλεψη της κας Μαρίας Λιτσαρδάκη

ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ 2010

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L’imagination trouve plus de réalité à ce qui se cache qu’à ce qui se montre.

Gaston Bachelard.

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INTRODUCTION

Née à Tours en 1923, Yves Bonnefoy est classé parmi les poètes les plus importants, ayant exercé une influence significative sur la poésie française du XXe

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4 siècle. Bonnefoy appartient à une génération d’écrivains profondément marqués par les surréalistes et par la période de l’après-guerre : une période de détresse, de faillite du réel et de la parole impuissante qui meurt, une période où le surréel semble la seule issue d’expression. Or, Bonnefoy s’écarte très tôt du courant du surréalisme, préférant à l’image inconsciente que celui-ci prônait, la réalité sensible. Certes, malgré cette rupture, Bonnefoy reconnaît l’importance historique de ce courant dans le développement de la poésie en général1.

Bonnefoy est un écrivain prolifique, dont l’œuvre littéraire ne se limite pas à l’écriture de poèmes, mais elle comprend aussi des essais sur la fonction de la poésie, des critiques littéraires et des traductions. En ce qui concerne son œuvre poétique, celle-ci compte un nombre de recueils important, et plusieurs de ses poèmes ont reçu des critiques dithyrambiques. Plus précisément, ces éloges littéraires portent, surtout, sur les faisceaux des images, sur la pluralité des symboliques qu’elles acceptent, ainsi que sur l’exploration profonde de sujets philosophiques. En particulier, son insistance sur l’omniprésence de la mort dans la vie quotidienne a mené beaucoup de ses critiques à le considérer comme le premier vrai poète existentialiste2. D’ailleurs, le poète lui-même avoue que l’existence était pour lui longtemps « difficile » : métier, banlieue, solitude, et que l’éducation qu’il avait reçue le poussait à ces tâches humbles, ces finalités anonymes, loin de l’égocentrisme qui ouvre à la création poétique souvent les mirages de l’ « infini »3.

En général, les éléments utilisés dans sa poésie sont simples : la pierre, l’arbre, l’air, le feu, l’eau, mais les images qui en émanent sont complexes. Certes, comme le précise Pinson, l’originalité de la poésie d’Yves Bonnefoy réside dans un double primat : « d’une part, celui de l’existence sur le logos, de l’habitation sur la

1« Et ce que j’appréciais, au contraire, dans la poétique surréaliste… c’est qu’elle était suprêmement attentive… à ces mille choses à la fois furtives et insistantes que la poésie antérieure n’avait pas su interroger, même à l’époque du symbolisme, n’avait pas même entrevues. Il y avait là à mes yeux une pratique compensatrice historiquement nécessaire et déjà pleine d’efficace, qu’il s’agissait de penser, d’approfondir » ; Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990, p. 87.

2 J.-C. Pinson introduit les notions de « poésophie » et de « poéthique » pour qualifier l’orientation de la poésie vers la perspective de l’ontologie existentielle qui caractérise l’œuvre de nombreux poètes du XXe siècle et en particulier celle de Bonnefoy ; Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p.137.

3 Entretiens sur la poésie, op. cit., p. 118, cité par D. Leuwers, Yves Bonnefoy, Amsterdam, Rodopi, 1988, p. 11.

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5 formulation, du vivre sur l’écrire ; d’autre part, celui de la recherche du sens sur le plaisir illusoire de la ‘‘dérive des signifiants’’ »4.

Partagé entre un monde écroulé et le refuge de l’inconscient des images, l’écriture de Bonnefoy structure un autre réel à partir de la présence de la poésie qui, pour Bonnefoy est « tout ensemble le télos et l’origine de l’écriture »5. Les images qui jaillissent de cet écartèlement font preuve d’une écriture non seulement engagée au service de la vraie fonction de la poésie, mais aussi d’une écriture riche, susceptible de faire le lecteur voyager et chaque fois suivre un itinéraire différent. Toutes ces raisons expliquent notre vif intérêt d’étudier l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy, sous l’angle de « la plénitude impossible » et à travers les images et leurs symboles.

Comme nous l’avons déjà précisé, Bonnefoy a commencé sa carrière dans le sillage des poètes surréalistes, pour poursuivre un peu plus tard sa route singulière qui mène Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) aux Planches Courbes (2001). Notre parcours se limitera aux quatre recueils poétiques de Bonnefoy publiés en lice dans Poèmes6 : Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), Hier régnant désert (1958), Pierre écrite (1965) et Dans le leurre du seuil (1975).

Plus précisément, son premier recueil de poèmes, Du mouvement et d’immobilité de Douve, est constitué de cinq sections. L’enjeu principal dans ce recueil est de « traverser la mort, c’est-à-dire la prendre à son compte, pour pouvoir accepter la vie »7. Tout le recueil est fondé sur une dialectique entre la vie et la mort et, ainsi, les poèmes sont centrés autour des thèmes afférents, comme la finitude, la décomposition et la naissance de Douve, une figure féminine énigmatique qui reçoit plusieurs significations; celle de l’amante du poète, d’une représentation mythologique de toutes les femmes, la nature ou le poème lui-même8. De plus, « les motifs du Phénix ou de la salamandre [sont] de première importance, illustrant le sacrifice qui permet de dépasser la mort »9. Néanmoins, « à l’égard de l’acceptation et du dépassement de la mort, le recueil se clôt dans le doute, le poète s’interrogeant sur

4 J.-C. Pinson, op.cit., p. 157.

5 J. Jackson, Yves Bonnefoy, Paris, Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 2002, p. 46.

6 Y. Bonnefoy, Poèmes, préface par Jean Starobinski (1982), Paris, Mercure de France, Gallimard, 1978.

7 O. Himy, Yves Bonnefoy, Paris, Ellipses Édition Marketing, 2006, p. 30.

8 « C’était ainsi placer Douve dans son indétermination vacante hors de tout dictionnaire, sous le signe d’une recherche de l’être mortel, y reconnaissant la finitude » ; Entretiens sur la poésie, op.cit., p. 98, cité par P. Née, Yves Bonnefoy, Paris, Association pour la Diffusion de la Pensée Française & Ministère des Affaires étrangères, 2005, p. 29.

9 Ibid.

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6 les capacités à franchir une telle expérience : ‘‘Ô notre force et notre gloire, pourrez- vous/ Trouer la muraille des morts10’’ »11.

Himy considère le recueil suivant, Hier régnant désert, composé de quatre sections, comme « le plus sombre de l’œuvre », à la fois l’expression du doute, du dépassement de la mort mais aussi « la tentation de renoncer à la poétique de la présence, en choisissant la perfection idéale, au détriment de la vie »12. De plus, dans ce recueil, Bonnefoy exprime une sorte de mécontentement à propos de ses poèmes précédents13. Plus précisément, il utilise des images vives, telles que celle du « pont de fer » ou de la « glaise noire », afin d’explorer les inquiétudes sur la mort et la rédemption.

Dans le recueil suivant, Pierre écrite, composé de quatre sections, Bonnefoy se dirige vers des images fécondes, afin de fournir une conception plus concrète de la réalité. Or, dans notre présentation du recueil, nous ne pouvons pas passer sous silence un de ses traits formels, peut-être le plus caractéristique : les poèmes de ce recueil, comme le précise Himy, « ne sont pas alignés à gauche, comme tous les autres poèmes, mais centrés sur la page, et forment de la sorte comme des pierres tombales, des ‘‘pierres écrites’’, inscrivant dans le poème un indéniable rapport de l’écriture à la mort »14. À propos de ce recueil, Audejean fait état d’ « un fleuve qui s’ouvre en estuaire sur la lumière »15, en ajoutant aussi : « les rythmes, les vers sont plus ample […]. Sur la pierre funéraire de Douve, nous relevons les prémisses de la résurrection, d’une guérison »16.

J. Jackson considère que le recueil Dans le leurre du seuil constitue « le grand texte poétique de la maturité »17, ainsi que la « récapitulation, sinon la synthèse de ceux qui l’ont précédé »18. Plus précisément, dans ce recueil Bonnefoy utilise la même vision positive et les mêmes images fécondes, à tel point que Himy le qualifie

10 Y. Bonnefoy, Poèmes, op. cit., p. 113.

11 O. Himy, Yves Bonnefoy, op. cit., p. 31.

12 Ibid.

13À propos de ce recueil, Audejean parle d’une « eau fixée par le merveilleux don du poète [qui] s’est mise à couler » ; « Yves Bonnefoy. Pierre écrite », Esprit, No 337 (avril 1965), p. 792.

14O. Himy, op. cit., p. 34. Néanmoins, il soutient également qu’il faut « envisager ce rapport dans la perspective de l’inscription de la mort dans la vie, c’est-à-dire dans celle de la finitude, et non dans une immortalité à laquelle la parole permettrait d’accéder », ibid.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 793.

17 J. Jackson, op. cit., p. 21

18 Ibid.

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7 d’« apogée du processus de réconciliation avec le monde »19. Les poèmes de ce recueil décrivent un voyage à travers les étapes du doute en soi, de la reconsidération, de la renaissance et de la confirmation. Dans un effort d’interpréter le titre du recueil, Himy explique que pour Bonnefoy, le seuil est « ce moment ou ce lieu où l’on risque de basculer vers un ‘monde-image’, ce moment où l’on est tenté par la beauté, au point de la préférer peut-être au réel, de l’idéaliser et dès lors de perdre la présence initialement visée »20. Et pourquoi ce seuil est un leurre ? Selon Himy, c’est parce que

« nous n’appréhendons le monde que par le biais du langage » et « nous ne pouvons pas échapper au vice inhérent du langage »21.

Avant de procéder à notre analyse, nous tenons à préciser certains points qui tracent son cadre. Tout d’abord, nous devons clarifier la notion de « plénitude ». Dans ses Entretiens sur la Poésie, Bonnefoy donne au poème la définition suivante :

Aussi peu le poème aura-t-il réussi à être le dévoilement de la Présence, autant il a été en son commencement, et demeure – c’est là sa qualité négative, mais qu’il ne faut pas méconnaître – le dégel des mots, la dispersion des notions qui figent le monde, en bref un état naissant de la plénitude impossible : et s’il ne peut s’y tenir, il en dit au moins l’espérance22.

Dans cette définition, Bonnefoy envisage le poème dans sa fonction première de nommer et de créer une « Présence », un monde. C’est cette fonction du poème que le poète recherche avec sa création et avec sa réflexion sur la poésie, mais c’est également un objectif qu’il considère simultanément comme irréalisable, dans le sens que les mots sont incapables, le plus souvent, de réaliser la plénitude de la création.

Désormais l’expression poétique n’atteint que l’état naissant de la plénitude, une plénitude qui reste ainsi impossible. Pour donner poétiquement cette impossibilité d’atteindre la plénitude, Bonnefoy se sert d’images qui oscillent entre le souvenir et l’espoir, « entre deux mondes »23, « entre la vie et la mort, entre la souffrance et l’intransigeance, entre l’amour cherché et l’amour donné »24.

En effet, dans ce mémoire, nous utilisons le terme « plénitude » au sujet des images poétiques pour désigner deux choses : d’une part, l’achèvement d’une image à

19 Yves Bonnefoy, op. cit., p. 35.

20Ibid., p. 36.

21 Ibid.

22 Entretiens sur la poésie, op. cit., p. 216.

23 J. Starobinski, dans le Préface des Poèmes (1982), Paris Mercure de France, 1978.

24 O. Himy, Yves Bonnefoy, op.cit., p. 96.

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8 travers l’atteinte de la fin de son évolution, de sa finitude, et, d’autre part, l’intégrité d’une image en tant qu’entité indemne. Ainsi, lorsque les images renvoient à une présence – non pas strictement dans le sens donné par les critiques, mais dans celui d’existence – transmuée ou bien à une situation inachevée, infinie ou même opposée, nous considérons leur plénitude comme impossible. Et cela parce que dans les deux cas, ces images aboutissent à l’annulation ou la mise en suspens de leur finitude. Par conséquent, les images que nous avons cherchées à analyser sous le prisme de la

« plénitude impossible » sont des images matérielles, à savoir des images nourries des quatre éléments primordiaux.

Une autre précision qui s’impose est celle de la définition de la notion de symbole. Ainsi, selon le Dictionnaire des symboles, « le symbole a précisément cette propriété exceptionnelle de synthétiser dans une expression sensible toutes [l]es influences de l’inconscient et de la conscience, ainsi que des forces instinctives et spirituelles, en conflit ou en voie de s’harmoniser à l’intérieur de chaque homme »25. Pour Bonnefoy, d’ailleurs, le symbole n’est pas seulement « la relation entre un objet et un autre, indiquée à l’aide d’un mot » mais aussi « l’objet que se sont partagé deux personnes pour se reconnaître, plus tard »26.

Poétiquement représenté, le monde n’apparaît plus tel qu’il est, mais travaillé et distordu par l’ombre irréelle des fantasmes (images oniriques) que les mots lui font porter27. Cependant, pour Giguère, afin de « raffermir notre foi en la ‘‘présence réelle’’ de ‘‘cet objet’’ – afin de dénoncer le langage abstrait, la poésie intellectualiste et symboliste, auxquels il oppose la poésie du réel – Bonnefoy en évoque les qualités tangibles : forme, substance, poids et opacité »28. D’ailleurs, dans son essai L’improbable, Bonnefoy précise :

Dans la poésie véritable ne subsistent plus que ces errants du réel, ces éléments sans passé, ni avenir, jamais entièrement engagés dans la situation présente, toujours en avant d’elle et prometteurs d’autre

25 A. Gheerbrant, J. Chevalier, Dictionnaire des symboles, éd. revue et corrigée, Paris, Robert Laffont/

Jupiter, 1982, p. VII.

26 Entretiens sur la poésie (1972-1990), op. cit., p. 216.

27 Ibid., p. 9

28 R.-G. Giguère, Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, Paris, Librairie A-G Nizet, 1985, p. 27.

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9 chose, que sont le vent, le feu, la terre, les eaux – tout ce que l’univers

propose d’indéfini. Eléments concrets mais universels29.

Pour toutes ces raisons, la démarche que nous allons suivre pour l’étude des images consistera en l’interprétation des rêveries que celles-ci reflètent, appuyée sur l’approche psychanalytique des quatre éléments primordiaux, proposée par Gaston Bachelard.

Selon Bachelard, pour étudier la poésie il faut pénétrer au fond de l’âme et, ainsi, le centre de l’analyse de la poétique devient l’image. En particulier, il écrit :

L’image poétique nouvelle […] devient ainsi, bien simplement, une origine de conscience. Dans les heures de grandes trouvailles, une image poétique peut être le germe d’un monde, le germe d’un univers imaginé devant la rêverie d’un poète30.

La théorie de Bachelard s’appuie sur la théorie des « archétypes » de C. G.

Jung. La lecture de Jung mais aussi des surréalistes l’amène à comprendre l’imaginaire comme l’origine première de la vie psychique. Plus précisément, Jung avait appliqué sa théorie concernant le conscient collectif et les archétypes sur la littérature et avait soutenu que dans une œuvre d’art qui se veut vraiment symbolique, la source des images ne se trouve pas dans le conscient personnel de l’auteur, mais dans l’aire de la mythologie, dont les contenus primitifs constituent un héritage commun pour toute l’humanité. Et c’est dans l’apparition des archétypes que les grandes œuvres littéraires doivent leur capacité d’émouvoir. De plus, dans des nombreuses œuvres, Jung a montré « l’existence d’une dualité profonde de la Psyché humaine. Il a mis cette dualité sous le double signe d’un animus et d’une anima »31. Influencé par la théorie de Jung, Bachelard atteste : « en tout psychisme, que ce soit celui d’un homme ou celui d’une femme, on trouve tantôt coopérant, tantôt se heurtant, un animus et une anima »32, le premier désignant le côté masculin d’un être et la deuxième tout trait de féminité.

29 L’improbable et autres essais, Paris, Gallimard, 1992, p. 125. Certes, pour R.-G. Giguère, ces éléments sont les seuls qui subsistent dans une poésie qui erre véritablement sans cesse dans le monde en quête d’une incarnation possible ; voir op. cit., p.28.

30 La poétique de la rêverie, Paris, P.U.F., 1965, p. 1.

31 Ibid., pp. 17-18.

32 Ibid.

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10 Bachelard croit possible de « fixer, dans le règne de l’imagination, une loi des quatre éléments qui classe les diverses imaginations matérielles suivant qu’elles s’attachent au feu, à l’air, à l’eau ou à la terre »33. Selon Bachelard, en outre, « pour qu’une rêverie se poursuive avec assez de constance pour donner une œuvre écrite, pour qu’elle ne soit pas simplement la vacance d’une heure fugitive, il faut qu’elle trouve sa matière, il faut qu’un élément matériel lui donne sa propre substance, sa propre règle, sa poétique spécifique »34. Et ce sont les archétypes qui assignent leurs voies à toute activité de l’imagination.

En effet, Bachelard définit l’imagination comme « la faculté de déformer les images fournies par la perception, […] la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images »35. D’ailleurs, selon lui, la valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. Pour l’imagination, le monde visible peut être décrit comme une sorte de livre rempli d’images et de signes, une réserve de matières premières qu’elle transforme. Bachelard affirme également : « La psychanalyse peut constituer un outil précieux pour interpréter le sens des images et des rêves »36. Il propose, ainsi, une critique de l’imaginaire centrée sur les quatre éléments que la philosophie présocratique de la nature avait discernés. Chacun de ces quatre éléments est le foyer d’images et d’évocations particulières.

En ce qui concerne la structure de notre mémoire, nous avons jugé très utile de procéder à un classement des images repérées, afin d’en présenter un ensemble cohérent et concis, pour que le lecteur ne soit pas désemparé. Plus précisément, ces images sont partagées entre deux grandes catégories : d’une part, nous avons les images qui s’achèvent à une image opposée, et, d’autre part, nous avons celles qui restent tout simplement inachevées.

Certes, au-delà de cette grande catégorisation, nous avons également procédé à une sorte d’organisation thématique des images, selon la qualité principale de l’élément psychanalytique dominant. Par conséquent, notre mémoire s’articule en deux chapitres. Dans le premier chapitre, les oppositions repérées d’où émanent les images étudiées concernent les couples : lumière-obscurité, transparence-opacité, mouvement-immobilité, renaissance-transition soudaine à la mort et rétrécissement-

33 L’Eau et les Rêve : essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 10.

34Ibid., p. 15.

35 L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943, p. 7-8.

36 La poétique de la rêverie, ibid.

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11 élargissement de l’espace. Dans le deuxième chapitre se déploie l’étude des images qui ne s’accomplissent pas, car elles sont mises en suspens. Ces images qui restent inachevées consistent en des images de décomposition, de progression vers l’infini et l’intemporalité, des images qui progressent vers le vide ou le rien, et, finalement, des images dont l’élément primordial coexiste avec un autre élément primordial ou est remplacé par un autre.

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CHAPITRE I

Poétique de l’opposition et plénitude impossible.

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13 Dans sa Leçon Inaugurale au Collège de France, Bonnefoy fait la déclaration suivante : « J’appellerai image cette impression de réalité enfin pleinement incarnée qui nous vient, paradoxalement, de mots détournés de l’incarnation37 »38. D’ailleurs, d’après lui, l’image poétique présente le même caractère tangible que le monde sensible et elle est liée au rêve et à l’imaginaire39.

Malgré l’apparente simplicité de l’écriture de notre poète, une lecture attentive nous permet de discerner une sorte de jeu de la part du poète avec cette simplicité superficielle et trompeuse, dans le but d’entraîner le lecteur jusqu’au vertige, non celui poursuivi par l’écriture surréaliste40, mais plutôt un vertige doux, permettant le lancement d’une succession d’images41. En particulier, ce vertige est suscité chez le lecteur à travers les oppositions successives décelées par les images poétiques. Le vrai lieu que cherche Bonnefoy dans sa poésie, prend souvent forme suivant l’unité du monde et «si l’expérience de l’unité est le fait de la poésie, c’est que le langage poétique a tendance à unifier […] le système des différences qu’ouvre le langage ordinaire»42. Pour avoir une signification, le langage ordinaire organise alors cette unité « selon des couples de notions contraires qui ne prennent sens que l’un par l’autre. La notion de mouvement, par exemple, ne se laisse pas concevoir que par

37 La notion d’incarnation joue également un rôle important pour l’étude de la poésie de Bonnefoy.

Plus précisément, Giguère entend par « incarnation du réel par le langage poétique » « la correspondance ou rencontre de l’objet ou du monde sensible et du langage » définition qui n’a aucun rapport avec celle donnée par le dogme chrétien, en précisant que « sans le détruire, comme le font le langage abstrait, l’image surréaliste ou toute poésie dite symboliste et intellectualiste, la parole poétique intériorise l’objet, devient en quelque sorte celui-ci et permet, à la fois, la rencontre du monde sensible et de la réalité par le poète » ; Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, op.

cit., p. 21.

38 « La présence et l’image », Entretiens sur la poésie (1972- 1990), op.cit., p. 191.

39 À propos du statut des images dans la poésie de Bonnefoy, Z. Samaras explique qu’elles sont dotées d’une énergie ontologique qui vient du fond de l’objet ; elles deviennent icônes au sens pictural et sémiotique du mot» ; « "Ceci est une image": poétique du non et la poésie d'Yves Bonnefoy», Œuvres et critiques, vol. XXI, No 2 (1996), p. 49.

40 À propos de l’influence de Bonnefoy par le courant surréaliste, J.-M. Maulpoix affirme que « dans certains tableaux ou collages […] Bonnefoy poursuit l’expérience de la défaillance du sens et du vertige métaphysique », ajoutant que « l’expérience surréaliste du langage est celle du vertige de la langue »; Introduction à l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy, 2005, disponible sur http://www.maulpoix.net/Oeuvre%20de%20Bonnefoy.htm

41 P. Née se réfère également à la « qualité particulière de fascination, ou de vertige, que peut ressentir le lecteur, s’il est de bonne foi, c’est-à-dire, s’il accepte de jouer le jeu de l’autodéchiffrement de cet autre qu’est l’auteur, qui vient nécessairement précéder toute déconstruction de la part de celui qui le lit » ; Yves Bonnefoy penseur de l’image ou les travaux de Zeuxis, Paris, Gallimard, 2006, p. 53.

42 G. Gasarian, Yves Bonnefoy : la poésie, la présence, Seyssel, Champ Vallon, coll. Champ poétique, 1993, p. 111.

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14 opposition à celle d’immobilité »43. Pourtant, précisons que cela ne veut pas dire que toute opposition entre images est synonyme de la « plénitude impossible ».

La première grande catégorie des images consiste en des images dont l’accomplissement est suspendu à cause d’une opposition entre lumière et obscurité ou bien entre transparence et opacité, à cause également de l’aboutissement à un mouvement inverse ou à une fixation, de la soudaine transition d’un état de renaissance à la mort, d’un rétrécissement ou élargissement de l’espace, et, finalement, d’une opposition entre fraîcheur et impureté.

I.1 Images d’opposition entre lumière et obscurité, entre transparence et opacité.

Selon l’approche bachelardienne, la lumière est une propriété qui caractérise presque tous les éléments primordiaux. Ainsi, dans la nature, la lumière se retrouve au feu, dans l’étincelle des étoiles et des cristaux, ainsi que dans le reflet de l’eau cristalline. Plus précisément, d’après Bachelard, le feu se prête à une réflexion scientifique sur la lumière44. En particulier, la lumière constitue une survalorisation du feu et cela parce qu’elle est « le feu le plus pur »45, répandu « dans toute l’étendue du globe »46.

L’étude des poèmes de Bonnefoy nous permet de considérer que la lumière y joue un rôle prépondérant dans l’expression de la plénitude impossible, surtout à travers les oscillations entre lumière et ombre, entre le transparent et l’opaque. En outre, « l’ombre prend une importance spéciale pour Bonnefoy dans l’évocation d’un

‘‘lieu’’ ‘‘dans le temps’’, ou de ce qu’il appelle le ‘‘hic et nunc d’un destin’’ »47. Effectivement, ces images abondent et sont parsemées dans tous les recueils étudiés.

Pour Bachelard, la lumière douce et brillante des étoiles provoque une des rêveries les plus constantes, les plus régulières : « Tout ce qui brille est un regard »,

43 Ibid.

44 La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 99.

45 Ibid., p. 103.

46 Ibid.

47 R.-G. Giguère, op. cit., p. 27.

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15 dit Bachelard48 et la relation de la lumière avec le regard est immédiatement mise en relief par notre théoricien. Lorsque la lumière du regard de Douve est anéantie, les images de notre poète reflètent la plénitude impossible.

En effet, une image vive et assez fréquente dans les poèmes étudiés est celle de l’empêchement du regard :

Ton visage recule. Quelle brume croissante m’arrache ton regard ? Lente falaise d’ombre, frontière de la mort. (D, p. 50)

Dans ces vers, le poète ne peut pas voir le visage de Douve à cause d’une ambiance brumeuse. Il s’agit d’une image aquatique, où le fleuve prend l’allure d’un rideau de plus en plus opaque (« brume croissante ») qui empêche le contact visuel, pour se transformer, finalement, en une « falaise d’ombre » et en une « frontière », à savoir en des images terrestres, car des quatre éléments, seule la terre peu avoir une limite, annonçant ici le seuil de la mort. Bien que l’image aquatique fasse place à une image terrestre, c’est justement la décroissance de la luminosité du visage de Douve qui prédomine et le refus du contact visuel est celui qui met en suspens l’image initiale.

Dans le poème suivant, l’absorption de Douve par le monde souterrain s’effectue par l’intermédiaire d’une image de décroissance du contact visuel :

Ton visage ce soir éclairé par la terre, Mais je vois tes yeux se corrompre

Et le mot visage n’a plus de sens. (D, p.57)

L’image dominante dans ces vers est celle de la lumière du visage de Douve, et plus précisément, celle de ses yeux qui brillent comme des étoiles, une lumière qui va à l’encontre de l’obscurité du soir. Or, au lieu de devenir encore plus vive par ce contraste avec la nuit, cette lumière est « corrompue », à tel point que le visage entier

« n’a plus de sens ». Selon Petterson :

Lorsque cette figure, ou ce visage est évoqué, la lumière qui se reflète sur lui n’arrive pas à le représenter. Par contre, ce visage se désintègre jusqu’au point de perdre son sens. Bonnefoy cherche à retirer la figure

48 L’Air et les songes, op. cit., p. 210.

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16 du domaine des images qu’il mène là où l’observé se retourne contre

l’observateur, et où l’imaginé se retourne contre celui qui imagine49.

À partir du poème XII du même recueil (D, p. 56), le corps de Douve paraît être empiégé dans une arborescence qui indiscutablement la conduit à la mort :

Je vois Douve étendue. Dans la ville écarlate de l’air, où combattent les branches sur son visage, où des racines trouvent leur chemin dans son corps ̶ elle rayonne une joie stridente d’insectes, une musique affreuse.

Au pas noir de la terre, Douve ravagée, exultante rejoint la lampe noueuse des plateaux.

L’image sonore de ces vers crée une atmosphère complètement négative, avec

« la musique affreuse » et la « joie stridente d’insectes », qui nous introduisent à un univers de mort, préparé déjà par le combat des branches, par les racines des arbres qui conduisent Douve à l’espace souterrain de la mort. Sous une autre optique, les branches « ne sont autres que les racines de l’arbre qui s’étendent en ‘‘rayons’’ qui évoquent à nouveau le soleil et la lumière qu’émet le corps de Douve »50. Certes, pour Gasarian, « la ‘‘lampe noueuse des plateaux’’ est une métaphore de l’arbre dont les racines ‘[trouvant] leur chemin dans son corps’ se nourrissent du cadavre de Douve

»51. L’arbre prend ici la forme symbolique d’une lampe, parce qu’il est « comme une flamme dont la chaleur lumineuse jaillit des ténèbres froides où se décompose la terre

»52. Ainsi, d’une part, les branches qui « combattent » sur son visage ressemblent à des bras qui sont en train d’attraper son corps, afin de le conduire au monde souterrain. D’autre part, les racines s’unissent avec son corps pour l’absorber

49 «When this figure, ‘visage’, or face is evoked the light that shines on it fails to represent it. Rather, the face desintegrates in this light to the point of losing meaning. He seeks to draw out the figure from beneath the realm of images that he pushes to where ‘images can no longer take hold’, to where the observed turns against the observer, and to where the imagined turns against the one who imagines» ; J. Petterson, Postwar figures of L’Ephemere : Yves Bonnefoy, Louis- René des Forets, Jacques Dupin, André du Bouchet, Bucknell University Press, 2000, p. 36. Petterson soutient également: «The immediacy of death collapses the distinction between presence and absence into the mobile mask of death» ; ibid., p.41.

50 R.-G. Giguère, op. cit., p. 61

51 G. Gasarian, Yves Bonnefoy : la poésie, la présence, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Champ poétique », 1993, p. 47.

52 Ibid.

(17)

17 également à l’intérieur de la terre, accomplissant la fonction de « force térébrante » que Bachelard leur assigne53.

Au cours de sa descente dans l’« espace funèbre », Douve est elle-même comparée à un soleil qui brille dans un espace ténébreux :

Demeure d’un feu sombre où convergent nos

pentes ! Sous ses voûtes je te vois luire, Douve immo- bile, prise dans le filet vertical de la mort.

Douve géniale, renversée : quand au pas des soleils dans l’espace funèbre, elle accède lentement aux étages inférieurs (D, p. 60)

La première strophe comprend des images émanant d’une double opposition : d’une part, l’opposition entre lumière et obscurité, et, d’autre part, celle entre mouvement et immobilité. Or, cette dernière est reléguée au second plan, car les jeux de lumière sont très vifs. En effet, Douve est ici représentée étant transformée en feu ; un feu non lumineux, mais au contraire sombre, tandis que, en même temps, « ses voûtes » désignent un espace bas et confiné qui exclut toute diffusion de la lumière vers le ciel54. Cependant, malgré la lumière limitée, Douve paraît brillante, « prise dans le filet vertical de la mort ». En effet, le feuillage des arbres fonctionne comme un filet, un piège mortel qui attrape le corps lumineux de Douve pour le conduire au monde souterrain55.

Dans les strophes suivantes, le jeu entre les images de vive luminosité aquatique et d’obscurité mortuaire est très sensible :

Sur un fangeux hiver, Douve, j’étendais Ta face lumineuse et basse de forêt.

Tout se défait, pensai-je, tout s’éloigne.

Je te revis violente et riant sans retour, De tes cheveux au soir d’opulentes saisons Dissimuler l’éclat d’un visage livide. (D, p.72)

53 La Terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 324.

54 J.-P. Richard considère que pour Bonnefoy, le feu, en l’occurrence est « l’éclair le plus noir de la négation » ; « Yves Bonnefoy, entre le nombre et la nuit », Critique, nº168, (mai 1961), p. 406.

55 Notre réflexion rejoint sur ce point celle de Richard, selon qui, « le feuillage apparait plutôt comme un abîme […] dans lequel même si l’on croit avancer, on ne fait en réalité que tomber », ibid., p. 398.

(18)

18 Dans la première strophe, le verbe « j’étendais » interprète la volonté du poète de projeter l’image de Douve sur le paysage. Or, cette image se défait avec le paysage et tout s’éloigne, car le paysage-femme reste insaisissable. De plus, dans la deuxième strophe, la chevelure fonctionne comme un écran qui dissimule l’éclat « du visage livide ». En outre, les « opulentes saisons » marquent le bonheur du passé qui se ranime par la mémoire (« je te revis ») mais qui s’éloigne en même temps. En particulier, l’image sombre du paysage fangeux de la première strophe s’interrompt et fait place à une image intense : Douve décomposée est remplacée par une Douve heureuse, vigoureuse, voire opulente. Cependant, cette image de luminosité vigoureuse est provisoire, car elle s’avère superficielle, puisque l’éclat de son visage n’est pas dû à la fraîcheur, ni à la limpidité, mais à une extrême pâleur qui est le signe de luminosité mortuaire, par excellence. Par conséquent, Douve fini par être un « vitre sitôt éteinte » (D, p. 72).

Regarde, diras-tu, cette pierre : Elle porte la présence de la mort.

Lampe secrète c’est elle qui brûle sous nos gestes, Ainsi marchons-nous éclairés. (D, p.93)

Suivant l’approche bachelardienne, la pierre, en tant que signe par excellence de la rêverie pétrifiante, « porte la présence de la mort », vu qu’elle renvoie à une volonté d’immobilité56. Or, ce signe de mort ne garde pas ses qualités, sa grisaille ou sa froideur57, car il se transfigure en une « lampe » qui éclaire, qui brûle. Ainsi, en perdant ses qualités, l’image froide reste inaccomplie.

Le poème suivant élabore de même une image de vigueur : Ta face prendra feu, chassant à travers branches.

Douve sera ton nom au loin parmi les pierres, Douve profonde et noire,

Eau basse irréductible où l’effort se perdra. (D, p.104)

L’image offerte par ces vers est celle de la présence de Douve dont l’impétuosité (« chassant à travers les branches ») se traduit par la luminosité vigoureuse de son visage enflammé. Or, cette vigueur reste précaire, car Douve perd

56 G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1948, p.199.

57 Ibid., p.216

(19)

19 aussitôt son éclat et acquiert des traits de profondeur et d’obscurité, se transformant en une « eau irréductible », à savoir infiniment profonde, interminable.

Par contre, les vers suivants renvoient à une transformation inverse : Il ne t’importe plus que soient cachés

Dans la pierre l’église obscure, dans les arbres

Le visage aveuglé d’un plus rouge soleil (HRD, p. 119)

Dans ces vers, nous avons l’image d’une double cache : d’une part, la pierre et, d’autre part, le feuillage avec les branches des arbres. L’image de cache ne renvoie pas toujours à un sentiment de sécurité, mais elle nous fait également penser à un endroit ténébreux et suffocant, ce qui est le cas dans les vers en question, renvoyant ainsi implicitement à la mort. En effet, la pierre, par sa stérilité, son volume et son poids, s’attache à la mort, elle est le symbole par excellence de la mort vivante58.

Pour ce qui est de l’arbre, nous avons déjà précisé que sa qualité première est d’unir le monde souterrain (la mort) avec la surface de la terre et le ciel (la vie), en d’autres termes, il constitue un moyen de transition entre les deux mondes. Or, en l’occurrence, ces qualités de mort sont réfutées, vu qu’elles sont en opposition avec la rougeur du soleil, dont la lumière intense « aveugle » le visage de Douve. En effet, tout effort d’occultation reste vain, car la lumière surgit, mettant en même temps en suspens la notion initial de la cache et, par extension, de la mort.

Par la suite, l’image de la cache précédente se succède par un autre genre d’obscurité, l’ombre.

(…) Il fera

Dans l’inutilité d’être les quelques pas De l’ombre dont le fer a déchiré les ailes.

Il saura bien mourir dans la grave lumière Et ce sera parler au nom d’une lumière

Plus heureuse, établie dans l’autre monde obscur. (HRD, p. 124)

L’ombre à travers son fer devient une arme meurtrière qui déchire les ailes de l’oiseau. Selon Bachelard, « l’hostilité est la première valeur imaginaire du métal »59. En particulier, le fer renvoie à la dureté et la froideur, ce qui attribue à cette ombre des qualités pareilles, mais cette fois dans une dimension de mort, étant donné que celle-ci

58 Voir ibid., p. 199.

59 La Terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination de la matière, op. cit., p. 226.

(20)

20 perce les ailes de l’oiseau comme une lame, comme si elle voulait le démunir de tout moyen pour effectuer un vol vers la vie. Par ailleurs, ces vers nous invitent à deux transitions successives : l’oiseau saura mourir dans une lumière grave, c’est-à-dire morne. Or, cette lumière devient provisoirement « plus heureuse », donc plus vive, pour s’établir de nouveau dans un monde obscur.

Dans le poème intitulé « Le jardin » (PE, p. 195), nous rencontrons encore une image qui transforme le poème en un état naissant de plénitude impossible :

Étoiles et vous, craies d’un pur chemin,

Vous palissiez, vous nous preniez le vrai jardin, Tous les chemins du ciel étoilé faisant ombre Sur ce chant naufragé ; sur notre route obscure.

Les vers de ce quatrain véhiculent pareillement une image de lumière, cette fois émanant des étoiles. Les étoiles constituent le symbole par excellence de l’éclat, un éclat céleste, pur, qui ressemble à celui des pierres précieuses60. Dans ces vers, les étoiles fonctionnent comme des signes lumineux qui pourraient être assimilés à de petites lampes qui en tant que « craies d’un pur chemin » tracent une voie, comme si elles servaient de boussole pour ne pas se dérouter, comme si elles étaient des guides61. Or, leur luminosité commence à s’affaiblir, et elles deviennent pâles, assombrissant, de cette façon, les chemins du ciel qu’elles illuminaient, pour finir à une « route obscure ».

Un autre jeu de lumière des étoiles est entrepris par les vers du poème intitulé

« Veneranda » (HRD, p.167) :

Oh, quel feu dans le pain rompu, quelle aube Pure dans les étoiles affaiblies !

Je regarde le jour venir parmi les pierres, Tu es seule dans sa blancheur vêtue de noir.

L’avènement de l’aube fait que la luminosité des étoiles s’affaiblit. Plus la lumière progresse, plus les étoiles prennent l’allure des pierres, ce qui nous permet

60 Voir ibid., p. 273.

61 Le Dictionnaire des symboles de Chevalier et de Gheerbrant introduit les symbolismes des étoiles de la manière suivante : « On retient surtout de l’étoile sa qualité de luminaire, de source de lumière. Leur caractère céleste en fait aussi des symboles de l’esprit et, en particulier, du conflit entre les forces spirituelles, ou de lumière, et les forces matérielles ou des ténèbres. Elles percent l’obscurité, elles sont aussi des phares projetés sur la nuit de l’inconscient » ; op. cit., « étoile ».

(21)

21 d’envisager l’image renversée du ciel qui prend désormais des traits terrestres62. Or, le blanc de la lumière croissante du jour est taché par une présence noire, et, par extension, cette image de blancheur et d’« aube pure », qui aurait pu paraître comme l’avènement d’une plénitude, devient la manifestation d’une tentative échouée.

Dans le poème qui suit nous nous trouvons face à une image qui non seulement ne s’accomplit pas, mais elle reçoit aussi les dimensions d’un oxymore :

Dans ses coffres le rêve a replié Ses étoffes peintes, et l’ombre De ce visage taché

De l’argile rouge des morts.

Tu n’as pas voulu retenir Ces mains étroites qui firent Le signe de solitude

Sur les pentes ocres d’un corps.

Et telle une eau qui se perd

Dans les rougeurs d’une eau sombre, La nuque proche se courbe

Sur la plage où brille la mort. (PE, p. 196)

Commençant par le rêve qui « a replié ses étoffes peintes », le poème nous introduit dans un univers monotone et sombre, où domine l’ombre et l’argile des morts. La couleur rouge, associée aux morts, perd son symbolisme et sa valeur vitale et avec l’ocre du corps déterminent la négativité de la représentation. L’élément aquatique du quatrain est pareillement une eau mortuaire, puisqu’elle est sombre et qu’elle engloutit l’eau féminine du premier vers63. Or, au lieu de s’accomplir, dans ce crescendo négatif, par une image obscure et morne, la rêverie poétique nous conduit à une « plage où brille la mort », où la lumière et le calme heureux du paysage effacent tout aspect négatif de la mort, qui se présente désormais comme un vrai lieu de tranquillité et de repos.

Une autre tentative de naissance de lumière se déploie dans les vers suivants : Le pas des astres mesurant le sol dallé de cette nuit,

Et eux mêlant à tant de feux l’obscurité propre de l’homme. (PE, p. 203)

62 D’ailleurs, pour Bachelard, « les étoiles sont les diamants du ciel. Il y a une terre au firmament ; il y a un ciel dans la terre » ; La terre et la rêverie de la volonté, op.cit., p. 273.

63 Voir L’Eau et les rêves, op. cit., p. 73.

(22)

22 Les astres du ciel se reflètent sur « le sol dallé de cette nuit ». Nous pourrions, donc, considérer que le sol se transforme en l’occurrence en miroir, dans lequel se reflètent « tant de feux » mêlés à « l’obscurité propre de l’homme ». Ainsi, au lieu d’avoir une image d’illumination de la terre par les astres, ou au moins un reflet sur elle, ceux-ci perdent leur éclat qui s’incorpore et s’évapore dans l’obscurité de l’homme.

Le premier quatrain du poème « Sur un éros de bronze » (PE, p. 218) nous dévoile encore une image de lumière :

Tu vieillissais dans les plis De la grisaille divine.

Qui est venu, d’une lampe, Empourprer ton horizon nu ?

L’image poétique des « plis de la grisaille divine » est particulièrement forte et révèle l’obscurité d’un ciel sombre et lourd qui manifeste la difficulté d’être, le malheur, nous rappelant le spleen baudelairien du « ciel bas et lourd [qui] pèse comme un couvercle ». Pour l’imagination créatrice c’est l’expression par excellence d’une existence sans ouverture, sans horizon.

Cependant, la question énoncée dans les deux vers suivants prépare l’introduction de la lumière sous forme de flamme d’une lampe qui vient dissiper la grisaille, afin d’« empourprer » l’horizon, marquant en même temps l’avènement d’une présence. Ainsi, la grisaille, la négativité et le sombre de l’image précédente sont neutralisés par la lumière qui enflamme l’horizon, assurant ainsi un avenir à l’existence.

I.2 Images d’opposition entre mouvement et immobilité.

Pour Bachelard, le vol est une image de l’imagination aérienne64. Comme nous allons voir, l’oscillation entre mouvement et immobilité est très fréquente dans les recueils étudiés. Certes, parfois ce changement dans la cadence du mouvement se

64 Plus précisément, pour Bachelard, « le mouvement de vol donne, tout de suite, en une abstraction foudroyante, une image dynamique parfaite, achevée, totale. La raison de cette rapidité est la perfection, c’est que l’image est dynamiquement belle » ; L’Air et les Songes, op.cit, p. 79.

(23)

23 transforme en une alternance entre affaiblissement et vitalité, qui reflète le diptyque mort-vie65.

Plus précisément, la première partie Du mouvement et de l’immobilité de Douve intitulée « Théâtre », commence par une excellente image de mobilité qui, pourtant reste inachevée :

Je te voyais courir sur des terrasses, Je te voyais lutter contre le vent, Le froid saignait sur tes lèvres.

Et je t’ai vue te rompre et jouir d’être morte ô plus belle Que la foudre, quand elle tache les vitres blanches de ton sang. (D, p. 45)

Dans cette ouverture du recueil Du mouvement et de l’immobilité de Douve, les vers nous révèlent l’image impétueuse d’un fleuve, appelé Douve, qui se dirige ardemment (« courir », « lutter contre ») vers la mort66. Pourtant, le fleuve dans son parcours rapide et accéléré commence à recevoir des dimensions humaines. En effet, selon Giguère, les termes « terrasses », « lèvres », « foudre », « sang » et « vitres blanches » accentuent la réalité de personnage67. En particulier, pour ce qui est des lèvres, d’un côté elles constituent un signe de sexualité féminine qui apparemment s’unit dans le même corps avec la force, une caractéristique purement masculine.

D’un autre côté, les lèvres servent de moyen d’infiltration de la mort dans le corps de Douve, une mort qui s’enfonce « brutalement dans la bouche afin de blesser l’intériorité de l’être »68.

65 La notion de la mort est très présente dans les préoccupations de Bonnefoy dès 1946. Plus précisément, dans sa poésie, la mort « sert de passage à une vie ‘autre’ que celle que nous connaissons à consonance spirituelle et chrétienne » ; R.-G. Giguère, Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, op. cit., p. 12. Cette notion évoquée si souvent par les images poétiques dans l’œuvre de Bonnefoy, « apparaît comme le destin inéluctable de l’homme, une réalité incontournable, mais aussi d’autre part comme l’envers de la vie qui garde toute sa force » et constitue le point de départ pour une quête poétique du réel ; Seilhean, A., « Le miroir poétique et la quête originelle », dans Actes du Colloque international Yves Bonnefoy, poétique et ontologie, op. cit., p. 56. Cependant, pour Himy, « si Bonnefoy propose la mort comme voie d’accès à la vérité, c’est parce qu’il considère qu’il n’est pas d’autre vérité que notre finitude : il faut donc accepter la mort pour comprendre ce que nous sommes, des êtres de chair et de souffrance, et non pas des idéalités abstraites » ; Yves Bonnefoy, op. cit., p. 92.

66 À propos de cette introduction, S. Canadas dressant son éloge sur Bonnefoy, considère que ces vers sont « comme le grain, le germe qui contient tout : le thème et l’expérience d’une fuite en avant, d’un

‘‘zwang’’, d’une effraction spatiale » ; « Arcadies, ou comment habiter la terre en poète », dans Actes du colloque international Yves Bonnefoy, Poétique et ontologie, op. cit., p. 29.

67 Voir G. Giguère, Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, op. cit., p. 56.

68 M. Finck, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, Paris, Jose Corti, 1989, p. 51.

(24)

24 Le sang constitue une autre dimension humaine de Douve. Avec la vitre qu’il tache, la pâleur qu’il dénonce et le froid qu’il prend pour complice, il dresse progressivement un piège mortel. Pour Bachelard, le sang constitue une eau mortuaire, car le sang n’est jamais heureux69. Or, l’importance de ce liquide charnel tient à l’affirmation de la précarité du monde due à sa vocation mortelle70. Certains critiques comme J.-P. Richard et J. Thélot, envisagent l’apparition du sang dans ces strophes plutôt comme un lieu de tension absolue où luira brusquement une flamme71 ou bien un surgissement de l’intérieur72. En ce qui concerne les « vitres blanches » tachées par le sang, elles renvoient à la rêverie pétrifiante et, en particulier, à une image de vitrification73 de l’eau, tandis que la couleur blanche nous fait rêver la blancheur d’un corps féminin nu74.

Dans ces vers, Douve court, elle lutte contre le vent, ce qui signifie qu’elle perd sa féminité, devient impétueuse et exprime une force par laquelle elle acquiert des traits de virilité75. Or, ces traits, une fois constatés, disparaissent et l’image du corps virile reste en suspens, car l’image suivante renvoie plutôt à une figure féminine, celle qui est représentée par les « vitres blanches » et les « lèvres » de Douve.

69 Voir Bachelard, L’Eau et les rêves, op. cit., p. 73.

70 De sa part, Giguère pense, à propos du symbolisme de cette image de sang répandu sur les vitres, qu’il s’agit d’une « victoire de la vie sur la mort » ; Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, op. cit. p. 57. Ajoutons sur ce point la remarque de J. Jackson à propos de la joie excessive de Douve d’être morte, qui la qualifie comme une « sauvagerie presque dionysiaque », Yves Bonnefoy, op. cit., p. 15.

71 Voir, J.-P. Richard, « Yves Bonnefoy, entre le nombre et la nuit », op. cit., p. 275. Cependant, dans une publication ultérieure, Richard affirme à propos de l’image du sang dans ces vers : « le sang possède une appartenance souterraine ; comme le vent, il aime à palpiter, voler, jaillir. […] Le sang surgit en un accident de la durée, au terme d’une crise, comme le dénouement d’un traumatisme », ibid., p. 396.

72 En effet, pour Thélot, « la métaphore verbale ‘‘saignait’’ a le sens d’un surgissement, d’une violence.

[…] Elle dit l’imprévisible trouée du sang (de la mort) dans la vie libre et courageuse (‘‘courir’’,

‘‘lutter’’) mais aussi une remontée soudaine de l’intérieur de l’être », Poétique d’Yves Bonnefoy, Genève, Droz, 1983, p. 232.

73 Voir G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 210.

74 Voir G. Bachelard, L’Eau et les rêves, op. cit., p.45. Néanmoins, il serait très intéressant d’ajouter la réflexion de J.-P. Richard concernant la symbolique des vitre et du blanc. Ainsi, selon lui, les vitres constituent un espace « associé au cauchemar de congélation et de paralysie », une des étapes de l’agonie, cette « expérience initiatique de la mort » ; ibid., p. 395. Le blanc, en outre, est associé « au malaise du palissement », encore une des étapes de l’agonie, ibid.

75 Selon Richard, le vent est « rêvé comme la forme hostile de l’absence, comme le mode inamical de la neutralité » ; ibid., p. 394. Il ajoute également que cette attaque du vent aura une valeur de délivrance, vu que « nous secouant […] [il] y lave aussi nos déguisements et camouflages » ; ibid., p.

395.

(25)

25 Enfin, un autre aspect du mouvement de l’eau est que, selon Bachelard, l’eau qui coule est synonyme de la fraîcheur76 et le théoricien précise également que la fraîcheur est un attribut de la jouvence et, en particulier, d’une renaissance plutôt intérieure, mentale. Dans ces vers l’écoulement du fleuve impétueux ne nous permet de rêver d’aucune fraîcheur, et par conséquent, de ne sentir aucune renaissance intérieure. Par contre, la fraîcheur cède sa place au froid, qui en tant que complice de la mort, accompagne Douve dans son parcours.

Plutôt le lierre, disais-tu, l’attachement du lierre

aux pierres de sa nuit : présence sans issue, visage sans racine.

(D, p. 46)

L’image du lierre, est un admirable exemple de la dialectique entre la mort et la vie, car cette plante mystérieuse évoque l’immobilité dans le mouvement ou la mort dans la vie. D’ailleurs, comme précise Giguère, « ce végétal attaché à un mur paraît sans vie mais ceci est trompeur puisque la sève qui court dans ces rameaux lui donne la vie »77. D’un autre point de vue, cette plante attachée aux pierres montre une quête de sûreté et reçoit les dimensions d’une base solide, dont la stabilité est synonyme de l’immobilité. Or, cette immobilité empêche la progression vers la finitude de l’être, en l’occurrence de Douve, un être qui demeure sans fin (« sans issue ») et de même sans source (« sans racine »). D’ailleurs, pour Bachelard, le fleuve a un cours,78 image qui se met en contradiction avec l’image d’immobilité à laquelle renvoie l’attachement du lierre aux pierres, un attachement qui, selon Giguère, suggère « la quiétude du plaisir monotone »79.

Dans le poème VI du même recueil (D, p. 50), Douve paraît perdre son élan :

Quelle pâleur te frappe, rivière souterraine, quelle artère en toi se rompt, où l’écho retentit de ta chute ?

Ton visage recule. Quelle brume croissante m’arrache ton regard ? Lente falaise d’ombre, frontière de la mort.

76 Voir G. Bachelard, L’Eau et les rêves, op. cit., p. 42.

77 Giguère, op. cit., p. 91

78 Voir G. Bachelard, L’Eau et les rêves, op. cit., p. 173

79Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, op. cit., p. 58.

(26)

26 La première strophe évoque d’une façon très vive et représentative une image de mort. L’adjectif « souterraine », attribué à la rivière ainsi qu’à l’« artère » qui se rompt en elle, nous prédispose face à l’image de sang. Le fleuve qui courait et traversait des terrasses dans les vers précédents, s’est transformée en un fleuve de sang engagé dans un parcours descendant vers l’intérieur de la terre et, par extension, vers la mort80.

Pour Giguère, « l’idée de la vie dans la mort se trouve très habilement reprise ici par le poète dans l’action du sang, ‘rivière souterraine’, une source de vie invertie en agent de mort »81. Néanmoins, par la suite, la chute du fleuve et le parcours descendant de son intégration par le monde souterrain sont renversés ; en effet, le fleuve commence à s’évaporer, créant, ainsi, une brume qui se multiplie (« brume croissante »), une brume qui devient de plus en plus dense et opaque, empêchant même toute possibilité de contact visuel (« arrache ton regard »).

En somme, nous constatons que le fleuve non seulement perd sa nature aquatique pour aboutir à une substance terrestre comme nous avons déjà mentionné, mais elle perd également son élan, car d’une « brume croissante » à savoir une brume qui augmente, qui progresse, il devient une « lente falaise ».

Des vers du poème suivant jaillit une image exemplaire de mouvement réfuté : Blessée confuse dans les feuilles,

Mais prise par le sang de pistes qui se perdent, Complice encor du vivre.

[…]

O dressant dans l’air dur soudain comme une roche Un beau geste de houille. (D, p. 51)

En effet, le parcours de Douve s’arrête, car elle se trouve « blessée » et même

« confuse dans les feuilles » des arbres, comme si ceux-ci voulaient lui tendre un piège mortel. Or, son mouvement n’aboutit pas à l’immobilité, puisque c’est le lancement de Douve dans l’air qui intervient. Ainsi, au dernier distique du poème,

80Pour Giguère, « l’idée de la vie dans la mort se trouve très habilement reprise ici par le poète dans l’action du sang, ‘‘rivière souterraine’’, une source de vie invertie en agent de mort ». Le sang représente pour elle « cet élément ambigu composé de globules blancs et rouges qui sont porteuses de vie et de mort », ibid., p. 59.

81 Ibid.

(27)

27 nous nous trouvons devant une image où le corps du fleuve s’érige comme un rocher.

En particulier, selon Bachelard, le rocher donne une impression de surgissement et c’est comme si la terre voulait montrer sa force82. Certes, pour bien des rêveurs, « le lourd rocher est la pierre tombale naturelle »83. Cependant, dans ce dernier distique, bien qu’inscrit dans un contexte mortuaire, le rocher ne fait guère penser à un tombeau naturel, mais il nous laisse plutôt imaginer son mouvement inversé. Ainsi, sa propriété de s’enraciner profondément dans le sol et de se dresser haut dans le ciel, transforme le mouvement descendant du fleuve à l’intérieur de la terre, en mouvement ascensionnel vers le ciel, mettant, de cette façon, en suspens l’image de la descente de Douve, dont le renversement aboutit, à une image opposée84.

Bref, dans ces vers, le corps du fleuve se trouve pris dans le piège des feuilles des arbres qui le conduiraient à la mort, en l’absorbant à l’intérieur de la terre.

Cependant, cette image de mort n’aboutit pas à une finitude, mais elle est réfutée, car le corps reste « complice encor du vivre », comme s’il donnait une lutte pour vivre, laissant, ainsi, une image inaccomplie.

Dans le poème VI de la partie intitulée « Seul témoin » (D, p. 72), Douve acquiert de nouveau des traits de vivacité dans le début du poème, mais par la suite tout change :

O plus noire et déserte! Enfin je te vis morte, Inapaisable éclair que le néant supporte, Vitre sitôt éteinte, et d’obscure maison.

Douve est, dans les vers du poème qui précèdent notre citation, « furtive », sa nature aquatique prend l’allure d’un feu et fait « le bruit de l’orage ». Dans ces vers, à travers l’image de la maison obscure et de la vitre éteinte l’imagination poétique traduit l’anéantissement de la lumière et malgré l’éclair qui jette sa lumière dans le néant, toute l’atmosphère reflète la mort.

82 Voir G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 180.

83 Ibid., p. 183.

84 Ajoutons sur ce point la précision fournie par Thélot à propos de cette image de similitude (‘dur comme une roche’) : « tout se passe ici comme si le rôle dernier de la similitude était de révoquer l’altération, la subversion du réel inventées par l’image, pour retourner à une situation partageable, ordinaire, apaisante », op. cit., p. 236. En outre, sous un autre prisme, Giguère considère que « le ‘‘cri’’

est ici ce ‘‘jet rocheux’’, ‘‘beau geste de houille’’ et ‘‘filet vertical de la mort’’ et qu’il renvoie à la fois aux termes antithétiques du titre, mouvement et immobilité, en tant que ‘mouvement’ vertical du

‘‘geste de houille’’ et du ‘‘feu’’ et, ‘‘immobilité’’ de ‘‘l’air dur… comme une roche’’ et ‘‘du filet de la mort’’ », op. cit., p. 55.

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Ajoutons pour finir qu’en marge de la poétique symbolique de nature hellénique de Hölderlin s’ouvre une porte sur une expérience du surnaturel comme

Así, la agonía incesante renovada de Douve revela la necesaria acepta- ción de la ausencia, es decir de la imperfección y de la finitud como condi- ción primordial para la revelación

Il utilise à cette fin ce que j’appelle des « vers-cadres », c’est-à-dire des morceaux de vers traduits de son modèle (marqués en gras dans la citation 20) –

si nombre de colloques ont étudié l’œuvre d’yves Bonnefoy d’un point de vue littéraire – dont un précédent au centre culturel inter- national de cerisy-la-salle en 1983 –,