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CHAPITRE II : L’imaginaire de l’inaccompli

II.2 Images de décomposition

Un autre genre d’images inachevées est celui des images véhiculées par des éléments désignant une dissémination ou une corruption. Pour Finck, « la crise du corps dans Douve libère trois fantasmes obsédants : le démembrement, l’écartèlement et l’interpénétration du corps et de son dehors »134.

Une telle image est reflétée par les vers qui indiquent que Douve amorce sa descente, son chemin lent vers le seuil du royaume des morts :

132 L’Eau et les Rêves, op.cit., p. 147.

133 Ibid.

134M. Finck, op. cit., p. 52.

51 La jambe démeublée où le grand vent pénètre

poussant devant lui des têtes de pluie

Ne vous éclairera qu’au seuil de ce royaume,

Gestes de Douve, gestes déjà plus lents, gestes noirs. (D, p. 49)

Dans ces vers, l’imagination poétique crée des images violentes où Douve commence à se décomposer. En particulier, la preuve de sa décomposition réside dans sa pénétration par le vent, et commence à se manifester par un de ses membres inférieurs, la jambe, qui paraît « démeublée », vide. Pour Bachelard, tout élément présente un côté négatif et un côté positif, un état de douceur et un autre de colère. En particulier, le vent est un élément ambivalent, car il se caractérise en même temps par douceur et violence, pureté et délire135. Tout en présentant la décomposition de Douve par l’image de sa jambe pénétrée par le vent, le poète associe à l’image du vent furieux celle de la pluie, pour créer un univers de catastrophe et mettre ainsi l’accent aux gestes de Douves, auxquels il s’adresse. Ces gestes, par leur lenteur progressive et leur noirceur qui renvoient à l’inertie mortuaire, complètent l’image de décomposition et de mort. Le seuil du « royaume de mort », auquel il se réfère à la strophe précédente du poème, est envisagé comme le point de passage à un état lumineux qui pourtant n’est pas encore accessible.

Un peu plus bas, dans le poème VIII du même recueil, les traits de Douve commencent à nouveau à s’étioler, cette fois d’une façon plus intense :

La musique saugrenue commence dans les mains dans les genoux, puis c’est la tête qui craque, la

musique s’affirme sous les lèvres, sa certitude pénètre le versant souterrain du visage.

A présent se disloquent les menuiseries faciales. A présent l’on procède à l’arrachement de la vue. (D, p. 52)

Toute sonorité dans la nature, que ce soit une musique ou une voix, prend sa source à un élément aquatique136. Or, en l’occurrence, la « musique saugrenue » nous amène très loin de la sonorité nonchalante d’un ruisseau, ce qui est tout à fait normal à cause de l’image de décomposition qui envahit les parties corporelles de Douve, qui «

135 Voir L’Air et les songes, op. cit., p. 265.

136 Voir L’Eau et les rêves, op. cit., p. 209.

52 craquent » et qui « se disloquent ». Par ailleurs, selon Petterson, la musique paraît saturer le corps de Douve, désagréger sa forme et en donner l’impression d’un corps totalement altéré par rapport à son aspect initial. Ainsi, la nouvelle figure que Bonnefoy attribue à Douve résonne d’une musique qui raconte une figure absente ou au moins une présence irreprésentable137. Ce bruit aberrant et particulièrement fracassant crée l’image acoustique d’un édifice qui s’écroule et nous rappelle, en général, le bruit des matières qui s’effondrent, conduits progressivement à leur mort, à leur finitude.

Dans les vers suivants, nous nous trouvons devant une image d’un corps en destruction, assimilé pareillement à un édifice qui s’écroule.

Se détachant

De la paroi qui s’éboule, Se creusant, s’évasant, Se vidant de soi, S’empourprant,

Se gonflant d’une plénitude lointaine. (DLS, p. 266)

La décomposition du corps se fait de façon progressive : il se détache d’une paroi qui est en train de s’ébouler, il se creuse, il s’évase pour vider son contenu, afin de s’empourprer et s’enfler cette fois « d’une plénitude lointaine ». Ainsi, on dirait que ces vers viennent comme écho de l’avant dernière pièce où nous avons rencontré l’image d’écroulement et de destruction de l’édifice. Derrière cette image de décomposition, nous entreverrions un effort de purification de soi, qui pourtant aboutit au néant.

Une dernière image de décomposition est la suivante :

O gerbes du reflet

137 «Music saturates Douve’s body, disintegrates her form, and produces a present in which the subject is freed from its initially objectifying vision. As such, Bonnefoy posited Douve as a wholly other figure capable of expressing a word or sound that does not tell a mimetic story, but calls out to an absent figure or to its own absence, to its own unrepresentable presence» ; Petterson, J., Postwar figures of L'Ephémère: Yves Bonnefoy, Louis-René des Forêts, Jacques Dupin, André du Bouchet, Bucknell University Press, 2000, p. 35.

53 Dans ces vers, deux images sont dominantes : une image de diffusion des reflets de lumière (« O gerbes du reflet ») et une image d’altération de la substance aquatique. Or, l’image de dénaturation surpasse celle de l’éclat. Nous nous trouvons par conséquent face à une image où ces faisceaux de lumière constituent une sorte de seuil dans le bruissement « de l’eau fermée » et une eau qui, bien qu’elle paraisse maçonnée, à savoir compacte et solide, présente des failles qui permettent aux branches et aux fruits de la traverser. L’eau, n’est ainsi point une substance consistante mais, au contraire, elle reçoit des qualités terrestres qui la conduisent à sa décomposition.