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Images de progression vers le vide ou le néant

CHAPITRE II : L’imaginaire de l’inaccompli

II.3 Images de progression vers le vide ou le néant

Les images que nous allons analyser dans cette partie sont des images qui restent inachevées à cause de leur progression vers quelque chose d’imparfait, que ce soit un vide ou un rien.

Le deuxième poème du recueil Du mouvement et de l’immobilité de Douve commence par ce distique :

L’été vieillissant te gerçait d’un plaisir monotone, nous méprisions l’ivresse imparfaite de vivre. (D, p. 46)

Le vieillissement de l’été et la monotonie du plaisir préparent une négativité.

En effet, l’ivresse, la volonté ardente pour la vie est « imparfaite », à savoir inaccomplie, impossible, provoquant le mépris au lieu de l’adhésion complète, ce qui montre que l’image de vitalité reste inaccomplie.

Par la suite, un enchaînement d’images réfutées démontre la préférence de Bonnefoy pour des images suspendues :

Mais que se taise celle qui veille encor

Sur l’âtre, son visage étant chu dans les flammes, Qui reste encore assise, étant sans corps.

Qui parle pour moi, ses lèvres étant fermées, Qui se lève et m’appelle, étant sans chair,

54 Qui part laissant sa tête dessinée,

Qui rit toujours, en rire étant morte jadis. (D, p.91)

La voix du poème veut que la torche qui « veille encor » se taise et que son visage se perde dans les flammes de l’âtre. De plus, dans le ver suivant, l’image sonore de la parole est annulée, car cette parole est impossible puisque ces « lèvres [sont] fermées ». Pour encore une fois, l’imagination créatrice de notre poète se manifeste à travers des images qui renvoient à la présence d’un corps inexistant et disséminé, « sans chair », à travers également des images qui s’annulent dans le même vers où elles s’expriment.

L’image suivante est une image aérienne, ce qui est assez rare pour la poésie de Bonnefoy, au moins dans les recueils que nous avons étudiés :

Le prédateur Au faîte de son vol, Criant,

Se recourbe sur soi et se déchire.

De son sein divisé par le bec obscur Jaillit le vide. (DLS, p. 268)

Or, pendant que nous suivons le vol d’un prédateur à son faîte, le mouvement ascensionnel du vol s’arrête et l’oiseau paraît tout à coup se recourber sur soi en criant. En arrivant au point culminant de son vol, l’oiseau semble arrêter l’ascension et, « se recourbant sur soi » il mange sa chair et crée un gouffre intérieur, ce vide qui jaillit de son sein dans lequel il se précipite. Par conséquent, le vide que désigne ici l’intérieur du corps montre que ce corps est transformé en abîme. Par extension, le vol ascensionnel est anéanti, laissant, ainsi, cette image dynamique inaccomplie.

Dans son livre La terre et les rêveries de la volonté, Bachelard déploie sa pensée sur la rêverie des métaux et des minéraux. Parmi les éléments de cette rêverie, l’or, bien qu’il soit un métal, ne partage pas les mêmes qualités avec les autres métaux. En particulier, selon Bachelard, les métaux présentent les caractéristiques suivantes : ils sont froids, durs, lourds, anguleux, ils ont tout ce qu’il faut pour être blessants138. Cependant, l’or, par sa couleur jaune et chaude, renvoie à la chaleur du feu et à la luminosité du soleil. De plus, il s’agit d’un métal solide, dense, qui ne se

138 Voir La terre et les rêveries de la volonté, op.cit., p. 226.

55 détériore ni par le temps, ni par la rouille, mais qui surtout ne s’oxyde pas, ce qui n’est pas valable pour l’or présenté dans le distique suivant :

C’est l’or qui est en nous : or sans matière, Or de ne pas durer (DLS, p. 290)

L’or dans ces vers est immatériel, il est vide, et, de ce fait, il ne peut pas durer, donc, c’est un rien. Par conséquent, cette néantisation ne laisse ni l’image de densité, ni celle de solidité s’achever.

Une autre image mise en suspens est offerte dans les vers suivants :

Que sa joie prenne forme : pour retenir L’eau dans sa coupe fugitive ; pour refléter Le feu, qui est le rien ; (DLS, p. 313)

La rétention de l’eau dans une « coupe fugitive » ne serait qu’un effort vain, vu que grâce à sa nature liquide et consistante, l’eau est informe et elle n’est jamais immobile. En même temps, l’image du feu qui ne permet pas à son reflet de réfléchir, parce que c’est un rien, nous révèle une réfutation de la luminosité du feu.

À ce type d’images on peut finalement ajouter celle de coucher de soleil que communiquent les vers suivants:

Oui, par le soir

Quand il remue les cendres de la couleur, Hâtant à mains d’aveugle

La montée de la flamme sans lumière. (DLS, p. 319)

Le soir qui vient remplacer le jour « remue les cendres de la couleur », tout ce qui est resté des couleurs du jour, comme le peintre remue les couleurs dans sa palette avec son pinceau. Ainsi, les cendres renvoient à un feu éteint, celui du soleil qui vient de se coucher et dont la flamme ne pourrait être que très faible, presque inexistante et

« sans lumière ». Ce refus de la luminosité de la flamme peut s’assimiler à la réfutation de son contenu même et, par extension, de son accomplissement.

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