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LE MAROC À PORTÉE DU MILLION D HECTARES IRRIGUÉS

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LE MAROC À PORTÉE DU MILLION D’HECTARES IRRIGUÉS Eléments pour un bilan

Jean-Jacques Pérennès

La Documentation française | « Maghreb - Machrek » 1992/3 N° 137 | pages 25 à 42

ISSN 1241-5294

DOI 10.3917/machr1.137.0025

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Le Maroc à portée du

million d•hectares irrigués Eléments pour un bilan

Jean-Jacques Pérennès*

« Nous avons lancé un défi au temps et à nous-mêmes et avons décidé de réa- liser le million d'hectares irrigués » déclarait le roi Hassan II, le 14 mars 197 4, en inaugurant le barrage de Oued El Makhazine, sur le Loukkos. En pleine flambée du prix des denrées sur le marché mondial, le souverain fixait ainsi pour son pays un objectif ambitieux, à atteindre pour l'an 2000. Tout porte à croire que le Maroc y parviendra dans la décennie en cours. Les bilans les plus récents font état de 850 000 ha irrigués dont 430 000 ha en grands périmètres. La tenue à Casablanca en 1987 du congrès de la prestigieuse Commission internationale des irrigations et du drainage (ICID, créée en 1950 à New Delhi), symbolise la reconnaissance internationale de l'expérience que le Maroc a acquise dans ce domaine, et qu'il commence à exporter dans certains pays africains.

A l'heure des premières évaluations et des premiers bilans, ce résultat suscite déjà des appréciations très contrastées : les planificateurs et les ingénieurs qui ont conduit la politique hydro-agricole marocaine soulignent le capital d'expérience tech- nique accumulé (1 ). En revanche, les économistes et les sociologues sont plus nuan- cés : pour les uns, les gros investissements consacrés par l'État à la mise en valeur des périmètres ont surtout amplifié la stratification sociale dans ces zones et accentué la prolétarisation des régions moins favorisées. D'autres soulignent la forte dépendance technologique et financière à laquelle le pays a dû consentir pour obtenir des résultats aussi spectaculaires. Enfin, la contribution réelle de l'agriculture irriguée à l'indépen- dance alimentaire est elle-même contestée : « Les céréales et les légumineuses mis à part, il n'est pas exagéré de dire qu'on produit ce qu'on ne consomme pas et qu'on consomme ce qu'on ne produit pas », écrit Akesbi, pour qui le résultat majeur de cette politique a été l'intégration accrue du Maroc au marché mondial (2).

II ne s'agit pas là seulement de querelles de spécialistes, car l'enjeu est de taille : quel chemin doivent emprunter des pays qui, comme le Maroc, sont contraints d'intensifier rapidement leur agriculture, sous peine de voir s'aggraver encore une dépendance alimentaire qui menace déjà leur souveraineté (3). A l'heure

* Maison de l'Orient (CNRS - Lyon 2)

(1) Lahlou (0.), << Aménagement hydra-agricole et mise en valeur au Maroc >>, Actes du Je Séminaire du Départemellt des systèmes agraires du CI RAD, Montpellier, 1987, t. 2, p. 321-330 ; << L'hydraulique agricole contemporaine. au Maroc », Hommes, terres et eaux, n° 65-66, mars-juin 1987, 150 p.

(2) Akesbi (N.), << De la dépendance alimentaire à la dégendance financière , l'engrenage »,Afrique et déve/op- peme/11, 1985/3, Dakar, p. 49-50. Du même auteur, << L'Etat marocain, pris entre les impératifs de la régulation et les exigences de l'extraversion », Annuaire de l'Afrique du Nord, 1984, p. 543-586. Point de vue analogue dans Bellout (A.), << Marché mondial, sécurité alimentaire et la politique des grands aménagements hydra-agri- coles», Revue juridique, politique et économique du Maroc, 1er semestre 198l ,. p. 125-145.

(3) Nous avons déjà traité de l'Algérie et de la Tunisie dans cette revue : << La politique hydra-agricole de l'Al- gérie ; données actuelles et principales contraintes », Maghreb-Machrek, n° Il l , janvier-mars 1986, p. 57-76 ;

<< La politique de l'eau en Tunisie », Maghreb-Machrek, n° 120, avril-juin 1988, p. 23-41. Synthèse à l'échelle

du Maghreb à paraître chez Karthala : L'eau, les paysans et l'État au Maghreb.

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où les programmes d'ajustement structurel amènent le Maroc à révi ser ses politiques de développement, il n'est pas superflu de tenter un bilan de la question hydraulique.

- Irriguer,

cc

une ardente obligation

»

Lorsque fut lancée la grande politique barragiste marocaine, dans les années 1970, ce pays, comme ses voisins, voyait se dégrader rapidement sa balance agro-ali- mentaire (4) : les exportations d'agrumes et de primeurs ne parvenaient plus à couvrir la montée exponentielle des importations de denrées aussi stratégiques que les céréales et les oléagineux. Les importations de céréales étaient passées de Il millions de quintaux en 1970 à 30 M en 1980, pour des coûts respectifs de 132 et 1340 mil- lions de dirhams. Le montant total des importations alimentaires bondit, sur cette période, de 953 à 4376 millions de dirhams. En 1985, il atteindra 8880 millions de dirhams. Au-delà de la charge financière, se profilait la menace d'un chantage ali- mentaire (5). Les causes de cette dégradation sont connues : l'explosion démogra- phique qui a fait passer le Maroc de Il ,6 millions d'habitants en 1960 à près de 25 millions en 1990. Même si le taux d'accroissement est tombé de 2,9 % à 2, 7 %, ce pays est encore, en termes de transition démographique, dans la phase dite << d'exu- bérance >>. L'urbanisation a aussi contribué à faire évoluer la demande alimentaire vers des rations plus abondantes et plus diversifiées ; or, le Maroc compte aujour- d'hui près de 45 % de citadins (6), et il est touché par l'évolution générale des modèles de consommation alimentaire (7). La conjonction de ces différents facteurs explique l'explosion des importations alimentaires, dans un pays qui avait jusque là une balance agro-alimentaire excédentaire. La flambée des prix sur le marché mon- dial rendit la situation intenable.

Cela suffit-il à expliquer le choix du million d'hectares irrigués ? Pour le com- prendre, il faut se remettre en mémoire les fortes contraintes naturelles qui pèsent sur l'agriculture marocaine. Ce pays dispose d'une superficie agricole utile de 7,7 mil- lions d'ha, c'est-à-dire fort peu : 0,40 ha par habitant en 1970, mais seulement 0,22 ha à l'horizon 2000. Contrairement à d'autres pays, il n'y a pas ici de terres vierges à conquérir. Plus grave : la terre agricole est parfois menacée par l'urbanisation et l'in- dustrialisation. En outre, la fréquence des pentes et la fragilité des sols rendent l'agri- culture difficile dans des régions comme le Rif ou l'Atlas . La solution réside donc dans l'intensification, dont l'irrigation est un volet privilégié, avec la mécanisation et l'utilisation accrue d'engrais et de produits de traitement.

Une autre contrainte très lourde pèse sur l'agriculture marocaine : l'aléa clima- tique. Ce pays subit deux influences contraires : il bénéficie de l'humidité océanique et de la douceur du climat méditerranéen, qui lui valent des hivers doux et arrosés, mais subit aussi les rigueurs du climat saharien, surtout au sud du pays où les vents chauds peuvent brûler les cultures en quelques jours. Une part significative du pays se trouve en-dessous de l'isohyète des 350 mm, limite en-dessous de laquelle seule une agriculture extensive est possible. En dehors de quelques zones très arrosées, l'aridité est une dominante du climat. L'irrégularité typique du climat méditerranéen vaut, de surcroît, au Maroc, une grande irrégularité des précipitations. Aux pluies abondantes de l'hiver succèdent de longs mois de sécheresse. Les oueds écoulent les 4/5èmcs de leur débit de novembre à mars, et connaissent ensuite un étiage intermi-

(4) CIHEAM-IAM , Alimenration et agriculture en Méditerranée, autosuffisance ou dépendance ?, Paris, Publi- sud, 1984, 214 p.

(5) Bourrinet (J.), Flory (M.), L'ordre a/imelllaire mondial, Paris, Economica, 1982.

(6) Tra in (J-F), « Vers un Maghreb des villes en l'an 2000 >>, Maghreb-Machrek, n° 96, avril-juin 1982, p. 5-18.

(7) FAO-IAM , Les consommations et/es politiques alim entaires au Maghreb, Rome, 1986, 241 p.

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nable, au moment où les cultures ont le plus besoin d'eau. Les crues hivernales pro- voquent parfois des catastrophes : jusqu'aux aménagements récents, la plaine du Gharb était régulièrement inondée sur plusieurs milliers d'ha, lorsque I'Ouerrha, affluent du Sebou, charriait les pluies diluviennes tombées sur le Rif. Cette irrégula- rité inter-saisonnière est amplifiée par une irrégularité inter-annuelle, qui fait dire aux paysans que, sur 10 années agricoles, seules trois très bonnes campagnes sont garan- ties et quatre risquent d'être mauvaises. La conscience de l'aléa climatique est ainsi inscrite au plus profond de la mémoire paysanne. De 1980 à 1985, le Maroc a connu cinq années consécutives de sécheresse, qui ont incité certains spécialistes (8) à ten- ter une « histoire régressive » du climat : elle a permis de confirmer l'existence, attes- tée par les anciens, de cycles de sécheresse (9) . Des sécheresses de un à trois ans se reproduisent fréquemment. Pour pratiquer une agriculture régulière et intensive, des aménagements hydra-agricoles sont donc indispensables.

Devant cette omniprésence de l'aléa climatique, les paysans ont mis au point, au fil des siècles, des stratégies subtiles de lutte contre les rigueurs du milieu : stoc- kage prévisionnel, dans les Kasba fortifiées de l'Atlas ou dans les matmora, silos enterrés de la Chaouïa ( 1 0) ; recherche de la complémentarité des terroirs et des acti- vités (élevage ovin sur les parcours, arboriculture sur les piémonts, céréales sur les hautes plaines) ; préférence pour les cultures dont on peut modifier l'objectif selon les données du climat (ainsi l'orge qui peut être utilisé en grain par les hommes et les animaux, si la culture est menée à terme, ou pâturée en vert, en année peu arrosée) ; refus de la spécialisation, et prise en charge par les ruraux eux-mêmes de la com- mercialisation de leurs produits sur le souk (Il). Dans ce système traditionnel, l'irri- gué ne représentait qu'une petite partie de la mise en valeur, qui se faisait surtout en sec. C'est cela qui va changer avec l'époque coloniale.

Raisons et implications d'une priorité à la grande hydraulique

Le Maroc dispose aujourd'hui d'une soixantaine de barrages, de grande taille pour certains, qui peuvent régulariser 9,5 milliards de m3, sur un potentiel régulari- sable en eaux de surface de 12 km3 (12).

surface souterrain total

Tableau n° 1 : Le potentiel en eau du Maroc

potentiel global 22 500

7 500 30 000

potentiel mobilisable 16 000

5 000 21 000

en hm3

potentiel régularisable 12 000

4 500 16 500

source : Direction de l'Hydraulique, Rabat

(8) Stockton (C-W), Reconstruction à long terme de la sécheresse au Maroc, Tucson (Arizona), 1975, 71 p. et

<< Current research progress toward understanding drought >>, Conférence d'Agadir : Sécheresse, gestion des

eaux et production alimentaire, Mohammedia, Impr. Fedala, 1988, p. 21-35.

(9) Par exemple l'Istiksa d'Annaciri, cité par Naciri (M.), « Calamités naturelles et fatalité historique >> , Confé·

renee d 'Agadir, p. 84. Voir aussi Rosenberger (8 .), Triki (H .), « Famines et épidémies au Maroc au XVI- XVIIe siècles >>, Hespéris- Tamuda, Rabat, 1973, p. 109-175 et 1974, p. 5-l 03 .

( 10) Enquête passionnante deR . Montagne,« Un magasin collect if de I'Anti-Atlas, l'agadir des lkounka >>, Hespéris, Paris, Larose, 1929, 266 p. et Rosenberger (8 .), « Réserves de grains et pouvoir dans le Maroc pré- colonial >>, Les techniques de conservation des grains à long term e, Paris, CNRS , 1985.

( Il ) Troin (J-F), Les souks marocains, Aix-en-Provence, Ed isud, 1975.

( 12) Unités de mesure conventionnelles : km3 = milliard de m3 ; hm3 = million m3.

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En effet, du fait du voisinage de l'océan, le pays est copieusement arrosé : sur 150 km3 de précipitations atmosphériques, 30 km3 représentent la pluie utile (préci- pitations moins évapotranspiration) ; 20 km3 sont écoulés par les oueds et 10 km3 s'infiltrent dans les nappes souterraines. Le régime hydrologique des oueds et la configuration du relief et des nappes font qu'on peut escompter mobiliser au maxi- mum 21 km3 et régulariser (c'est-à-dire garantir à l'utilisateur 8 années sur 1 0) 16,5 km3.

A cette abondance relative de la ressource en eau, s'ajoute une heureuse dis- position que l'on qualifie parfois de « dispositif californien » . On désigne ainsi le voi- sinage de reliefs élevés aptes à arrêter et à précipiter en pluie, ou mieux en neige, les vents humides de l'océan, et de vastes plaines, traversées par les oueds qui descen- dent du Rif, du Moyen et du Haut Atlas. Bien entendu, c'est la zone atlantique du pays qui est la mieux desservie : sur 22 360 hm3 de potentiel global, 16 500, près de 75 %, vont vers la zone atlantique.

On voit ainsi se dessiner ce que la colonisation des années 1920 appela le

« Maroc utile » : cette succession de riches plaines arrosées que sont, du nord au sud, la Moulouya, le Loukkos, le Gharb, les Doukkala,, le Tadla, le Haouz, et, der- rière le Haut-Atlas, le Souss-Massa. Les plaines du littoral et les chapelets d'oasis du Draa et du Tafilalet complètent cette riche palette. Le ministère marocain de l'Agriculture estime à l 360 000 ha le total des terres irrigables, dont l million en irrigation moderne et le reste en irrigation d'hiver ou de crue. Quant aux eaux sou- terraines, leur marge disponible fait toujours l'objet d'un débat, certains experts ont amené les responsables de l'hydraulique à compter sur des niveaux élevés de res- sources souterraines, à la limite de la surexploitation (13). C'est sur cette hypothèse qu'est fondée l'actuelle politique d'irrigation de complément des céréales en sec par rampes-pivots. Quoi qu'il en soit, ce pays a des atouts exceptionnels en matière d'ir- rigation.

La préférence accordée aux grands aménagements date de l'époque coloniale, et contraste fort avec la gestion du milieu qui prévalait dans le Maroc précolonial, où des solutions très adaptées à la variété des écosystèmes répondaient de manière ingé- nieuse aux défis du milieu . Grandes ont été les controverses entre historiens sur l'ori- gine des techniques agricoles dans le monde arabe (14). Au Maroc, des inventaires méticuleux ont montré que l'héritage est loin d'être négligeable (15) : puits et norias dans les plaines côtières, dérivation des eaux de crues par des barrages en fascines et des gabions, réseaux enchevêtrés de séguias sur les pentes de l'Atlas, limitation du ruisselement par des banquettes et des cultures étagées, puits à balancier dans les oasis. A y regarder de près, ces solutions brillent moins par leur niveau technique que par la sophistication du fonctionnement social qu'elles supposent. Ainsi le bon fonc- tionnement des tours d'eau dans les oasis suppose une capacité de la société à gérer la répartition de manière cohérente, sinon égalitaire ( 16), et le contrôle de l'eau a été décisif dans les dynamiques d'accumulation ( 17).

(13) Ambroggi (R.), << Eau de développement >>, Conféren ce à l'A cadémie du Royaume du Maroc, mars 1985, 24 p.

( 14) Face à la position très négative de X. De Planhol (Les fondemellls géographiques de l'histoire de l'Islam , Paris, Flammarion, 1968, 442 p.), on lira avec intérêt les travaux de Watson (A-D), Agricultural lnnovation in the Early lslamic World: the diffusion of crops and farming techniques (700- 1 100), Cambridge University Press, 1983, 260 p.

(15) Cf. Bouderbala (N), Chiche (J), Herzenni (A), Pascon (P), La question hydraulique, t. 1 : petite et moyen- ne hydrauliqu e au Maroc, Rabat, 1984, p. 1 19-3 19.

(16) Berque (J.). Les structures sociales du Haut-Atlas, Paris, PUF, 1955, p. 158.

( 17) Pascon (P), << Théorie générale de la di stribution de s eaux et de l'occ upation des te rres dans le Haou z de Marrakech >>, Revue de Géographie du Maroc, n° 18, 1970, p. 3-19 ; Hammoudi (A), << Sainteté, pouvoir et société: T amgrout aux XVIIe et XVIIIe siècles>>, Annales E.S.C., Août 1980, p. 615-641. Sur le Draa, la thèse remarquable de Ouhajou (L.), Espace hydraulique et société ; les systèmes d'irrigation dans la vallée du Draa moyen (Maroc), Montpellier, s.d., 331 p.

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Dans cet héritage hydraulique, les khettaras, ces galeries drainantes ailleurs appelées foggaras ou qanats, tiennent une place exceptionnelle (18). Venue proba- blement du plateau iranien, cette technique spectaculaire consiste à drainer parfois sur des kilomètres l'eau contenue dans des grès humides et à la conduire en pente douce, par un canal souterrain, jusqu'à un jardin ou un palais. Dans la région de Mar- rakech, il en existait encore près de 500 en activité il y a 20 ans, d'une longueur tota- le de 900 km et débitant plus de 5000 )/seconde, drainés depuis les versants de l'At- las (19).

A cette hydraulique très diversifiée et décentralisée, les ingénieurs du Maroc colonial vont préférer des solutions plus lourdes techniquement, et donc moins maî- trisables par les paysans. Les premières années de la colonisation furent marquées par beaucoup de tâtonnements en matière de mise en valeur, qui eurent pour effet des défections parmi les premiers colons (20). Ce n'est qu'à partir de 1920 qu'une doctri- ne de la colonisation agricole apparaît : à la différence de l'Algérie, l'on misa au Maroc sur la grande colonisation, à base de compagnies capitalistes, comme la Com- pagnie du Sebou ou la Compagnie marocaine. Puissamment financés, ces farmers, à la manière du Kansas ou de l'Illinois, investirent peu à peu, dans une ambiance de nouvelle frontière, les plaines riches de l'intérieur que sont le Gharb et le Saïs, le Tadla et le Haouz. Dès 1914, un dahir avait assuré le contrôle de l'État sur les cours d'eau, le juridisme français n'hésitant pas à piétiner le droit coutumier, si subtil en ce domaine. Malgré les concessions aux droits musulman et coutumier faites par le Code des Eaux de 1935, la colonisation avait les mains libres pour restructurer les grandes plaines.

Lorsque le Résident général Steeg arrive d'Algérie en 1925, c'est précédé du titre de « gouverneur de l'eau », car c'est à lui que l'on doit la grande option « barra- giste » algérienne de 1920. Pour drainer les crédits, il crée au Maroc, en 1927, la Caisse de l'Hydraulique agricole et de la colonisation. Mais l'eau, pour quoi faire ? A l'instigation de la Chambre d'Agriculture de Casablanca, les milieux concernés - grands colons et exportateurs - envoient une demi-douzaine de missions en Cali- fornie entre 1929 et 1933. On optera ainsi pour une agriculture très spécialisée, pro- duisant pour l'exportation des produits maraîchers et des agrumes, pour lesquels on crée le label Maroc (à l'instar du Sunkist californien). Pour cela, il faut beaucoup d'eau et l'on réactive un vieux mot d'ordre, souvent repris depuis : << pas une goutte d'eau à la mer » (21 ). Les grandes villes du littoral exigeant de leur côté une alimen- tation en eau potable (AEP), de 1929 à 1937, plusieurs grands barrages-réservoirs sont construits, dont Sidi Saïd Maachou, puis oued Mellah, pour I'AEP et l'électrici- té de Casablanca ; ceux de Kasba Tadla, El Kansera et Lalla Takerkoust déclenche- ront la mise en valeur moderne du Tadla, du périmètre du Beht et du Haouz. Des pionniers comme Corentin Tallec lancent le coton dans le Tadla (22) ; dans le Beht, apparaissent les premiers grands vergers d'agrumes en 1936. Mais cette agriculture innovante, coûteuse, et traumatisante pour le secteur privé marocain (le melk) , car elle implique le remembrement, aura du mal à s'étendre, si bien qu'à la fin du Pro- tectorat, on ne compte guère que 35 800 ha irrigués sur 67 000 ha équipés, répartis en six grands périmètres.

( 18) L'ouvrage de référence reste Goblot (H.), Les qanats, une technique d'acquisition de l'eau, Paris Mouton , 1979, 236 p. Voir aussi Bisson (J .), « Le Sahara maghrébin, nouveau pôle de développement >> in Maghreb Machrek, n° 134, qui décrit ce système d'irrigation.

(19) Pascon (P.), Le Haouz de Marrakech, Rabat, !AV, 1977, 693 p.

(20) Rivet (D.), Lyautey et l'institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), Paris, L'Harmattan, 1998, t. 3.

(21) L'histoire de cette « invention , de l'agriculture coloniale a été faite magistralement par Swearingen (W- D), Moroccan Mira ges : agrarian dreams and deceptions 1912-1980, Princeton University Press, 1987, 218 p (22) Prefol (P.), Prodige de l'irrigation au Maroc; le développement exemplaire du Tadla 1936-1985, Paris, Nouvelles éditions latines, 1986, 266 p.

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Malgré ce résultat limité, le Protectorat laisse un modèle de mise en valeur que le Maroc indépendant reprendra à son compte, en l'amplifiant : la priorité massive accordée à la grande hydraulique. La relance de la politique barragiste des années 1970 sera préparée par une somme considérable d'études réalisées par l'Office Natio- nal des Irrigations (l'ONI) qui eut en charge ce secteur de 1960 à 1968. Mais cela n'explique pas tout.

- Mobiliser l'eau, un grand dessein du roi Hassan Il

Il n'est pas un grand barrage, au Maroc, qui n'ait été inauguré par le roi Has- san Il. A l'évidence, comme la récupération du Sahara, la politique hydraulique constitue un grand dessein, un objectif personnel du Souverain . L'effort financier consenti est d'une ampleur exceptionnelle : à partir du plan 1968-72, le secteur irri- gué, qui représente moins de 10 % de la SAU du pays, reçoit autant de crédits que toute l'agriculture (tab. 2 et 3).

Tableau no 2 : Les investissements publics pour l'irrigation

en millions de DH 1965-67 1968-72 1973-77 1978-80 1981-85

lnvest. total prévu 2 933 5 100 21 845 13 320 70 620 Invest. total réalisé 2477 6 343 33 463 25 291 55 291

Agriculture 847 1 622 4 105 2 504 8 062

Hydraulique 447 1 667 4 378 2 809 3 971

dont : • équipement 355 671 2 143 1 628 1 071

• barrages 92 996 2 235 1 181 2 900

Invest. Hydraulique/an 149 333 875 936 794

% Hydr./invest total 18% 26% /3% llo/o 7%

% Hydr/ Agriculture 53% 103 % 106 % ll2o/o 49%

sources : Plans de développement, lois de finances

Les cinq années consécutives de sécheresse, entre 1980 et 1985, vont renfor- cer la conviction des partisans de cette option.

D'après les services de l'Hydraulique, le volume actuellement régularisé tour- ne autour de 6,3 km3, soit la moitié du potentiel de surface (23). D'autres ouvrages importants sont en chantier, ou en voie de lancement, comme le fameux barrage de M'Jara, qui doit régulariser le cours impétueux de l'Ouerrha et mobiliser à lui seul 3,8 km3 (ta b. 4 ). L'ensemble du pays est désormais couvert d'aménagements de grande envergure.

(23) Boutayeb (N.), <<Planification et gestion de l'eau au Maroc >> , Conférence d'Agadir, 1985, p. 154.

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Tableau no 3 : Les barrages construits au Maroc de 1956 à 1980 en hm]

Barrages (*) Oued année mobilisé cumul destination

principale**

Nakhla Nakhla 1961 7,1 1 971,3 AEP Tetouan

Safi Sahim 1965 2,0 1 973,3 AEPI Safi

Mohammed V Moulouya 1967 595,8 2 569,1

Ajras Ajras 1969 2,8 2 571,9

Aït Aadel Tessaout 1970 191,0 2 762,9 1 30 000 ha Hassan Addakhil Ziz 1971 362,0 3 124,9 Régularis. crues Mansour Eddahbi Draa 1972 567,0 3 691 ,9 Régularis. crues Y. ben Tachfine Massa 1973 310,0 4 001,9 1 20 000 ha ldriss 1er lnaouène 1973 1 207 ,0 5 208 ,0 Protect. crues S.M. Ben Abdelah Bou Regreg 1974 493,0 5 701 ,9 AEP Rabat-Casa O.EI Makhazine Loukkos 1978 789,0 6 490,9 AEPI 40 000 ha Timi N'Outine Tessaout 1978 4,0 6 494,9

Ibn Batouta Mharhar 1978 41,5 6 536,4 I,AEP Tanger Garde du Loukkos Loukkos 1978 4,0 6 540,4 1

Nekor Nekor 1978 43,0 6 583,4

Nador Nador 1978 2,2 6 585,6

El Massira Oum er Rbia 1979 2 724,0 9 309,6 AEPI 100 000 ha

Tamzaourt Issem 1979 216,0 9 525,6

Sidi Driss Lakhdar 1980 7,0 9 532,6

Total des apports nouveaux 7 568,4

source : Hommes. Terres er Eaux. n° 65-66, p. 107 (24)

*certain s sont connus sous un nom illustre : cf. Moulay Youssef pour Ait Aadel.

** la plupart des barrages ont des fina li tés multiples. On a relevé celle qui prédomine : 1 = Irrigation ; A EPI = eau potable et industrielle ; E = Hydroélectricité

Tableau n° 4 : Barrages en cours de construction

Barrages Oued volume destination

mobilisé (hm3)

Aït Chaouarit Lakhdar 200,0 1, E, AEPI

Ait Y oub + galerie de Matmata lnaouène 80,0 E, 1, AEPI

Aoulouz Souss 110,0

Hachef 185 ,0

Sm ir Sa ir 39,0 A EPI

Garde du Sebou Sebou 40,0 I

M'lara Ouerrha 3 800,0 1, AEPI

(24) Il est regre ttabl e de trouver dan s de nombreux tra va ux univers itaires de s listes non vérifi ées, où sont cons idérés comme réalisés des barrages non con struits (e x. Zouiten (M .), Essai sur la maîtrise des eaux à usage agricole, thèse, Gre noble, 1986, indique M'Jara construit en 1982 (p. 214), alors que le chantie r n'a pas encore démarré faute de financements e n 1990).

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Les barrages marocains

( \ barrages existants

~ barrages programmés

. .-. ·.

barrages en construction capacité des barrages

r \

plus de 1 milliard de m3

"

de 200 millions à 1 milliard

Taghdout r'l moins de 200 millions

Source: TROIN , Le Magreb, hommes et espace, complété par Ch.Danière 200km

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Cette politique soutenue de mobilisation de la ressource a permis de limiter la concurrence sauvage pour l'eau qui sévit, dans les pays voisins, entre la ville, l'in- dustrie et l'agriculture (tab. 5). Mais disposer de l'eau ne suffit pas pour que se géné- ralisent des systèmes de production intensifs. La plupart de ces investissements ont profité « à un nombre très restreint d'agriculteurs » (25), et beaucoup considèrent que l'opération a surtout contribué à accroître les inégalités dans les campagnes maro- caines.

Tableau n° 5 : Répartition sectorielle de la demande en eau

en hm3

1986 2 000* 2 075**

Agriculture 7 500 12 000 23 500

Eau potable 500 1 500 4 500

Industrie 200 300 2 000

Total 8 200 13800 30 000

sources : *Boutayeb ; ** Ambroggi, art. cité

Modernisation de l'agriculture et

redistribution foncière : le poids du Makhzen

Le Protectorat s'était déjà préoccupé de la modernisation de l'agriculture tradi- tionnelle, dans le cadre des Secteurs de modernisation du paysannat (SMP), et la question de la réforme agraire a été posée très tôt après l'Indépendance, avec le sou- tien de la plupart des partis politiques (26). La répartition foncière était alors très inégalitaire, 75 % des familles rurales marocaines disposant, au moment de l'Indépen- dance, de moins de 2 ha. L'ON! prépara en 1963 un projet qui visait à une meilleure répartition de la terre, mais aussi à une évolution des statuts fonciers traditionnels - comme le khamessat ou le guich - qui assuraient le pouvoir des caïds et notables ruraux. Les directives royales du 20 avril 1965 paraissent entériner le projet ( « Il est décidé une réforme agraire assurant une production agricole plus large et permettant au monde rural une participation plus directe au décollage du pays >>) ; mais il ne débouchera, en fait, que sur une expropriation très lente d'une partie des terres de colonisation ( 1 M ha au total), dont l'État et les grandes familles récupèreront vite le meilleur, au travers de sociétés de développement créées sur mesure, la SODEA et la SOGET A. Au bout du compte, sur les terres coloniales redistribuées, 35 % sont repris par l'État, 30 % passent aux mains de propriétaires marocains déjà bien dotés, et 30 % seulement sont attribués à des petits agriculteurs. La réforme agraire n'a finalement été qu 'une « soupape politique, sorte de vanne qu 'on ouvre ou ferme selon la situation politique intérieure >>, comme l'écrit H. Popp (27). Les zones riches, comme les péri- mètres irrigués, sont celles où la concentration foncière est la plus forte (28).

Au lieu d'intégrer au programme de modernisation de l'agriculture un objectif de redistribution, le pouvoir va privilégier la recherche de la rentabilité, pour un petit nombre, dans le cadre du Code des Investissements de 1969. Il en résultera une pau- périsàtion croissante de la masse des ruraux (29).

(25) Ban que Mondiale, Maroc, Rapport sur le développemelll économique et social, Washington , 1981, p. 189 (26) Dresch (J.), Dumont (R.), Berque (J.), Marthelot (J.), Goussault (Y.), Ben Barka (M.), Réfonne agraire au Maghreb, colloque sur les conditions d'une véritable réforme agraire au Maroc, Paris, Maspéro, 1963, 146 p.

(27) Popp (H.), Effets socio-géographiques de la politique des barrages, Rabat, lAY, 1984, p. 63.

(28) Benhadi (A.) << La politique marocaine des barrages >>, Les problèmes agraires au Ma ghreb, Paris, Ed. du CNRS, 1977.

(29) Pascon (P.), Ennaji (M .), Les paysans sans terre au Maroc, Casablanca, Toubkal, 133 p.

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L'intensification accélérée des zones irriguées exigeait-elle que l'on sacrifie la masse rurale ? La réponse est plus politique qu'économique, si l'on en croit le point de vue de Rémy Leveau : alors que l'Indépendance a été en grande partie obtenue par une alliance des mouvements nationalistes et des bourgeoisies urbaines avec le Sul- tan, la monarchie chérifienne s'est ensuite employée à renouer des liens avec les notables ruraux traditionnels, que le Protectorat avait dominés et manipulés à son avantage (30). Au bout du compte, on a sacrifié la modernisation des campagnes à la sécurité politique, eu égard à la structure très spécifique du pouvoir marocain : le poids des notables ruraux (chioukh, moqqademin, caids) est tel dans le Makhzen que toute mesure qui les contrarie (redistribution de terre, mise en cause des droits acquis) fragilise la base du Trône (31 ). Les populations et zones défavorisées feront seulement l'objet de programmes à caractère social, comme les chantiers de plein emploi, pour fournir quelques revenus et limiter l'exode rural. Mais le gros de l'in- vestissement ira aux zones riches, l'ancien « Maroc utile >> , où l'on va tenter d'im- planter une agriculture de type industriel.

- Le schéma séduisant de la grande hydraulique marocaine

L'industrialisation de l'agriculture est un objet de réflexion privilégié des éco- nomistes ruraux , surtout depuis Marx et Kautsky. Au Maroc, comme ailleurs, les périmètres irrigués apparaissent comme le meilleur moyen de moderniser l'agricultu- re, en se fondant plus sur les améliorations techniques que sur les paysans, souvent perçus par les aménageurs comme arriérés et rétifs au progrès (32). Un document- programme de 1975, émanant du ministère de l'Agriculture, rappelait les étapes de la mise en valeur des zones irrigables, et fixait l'objectif, en fin d'aménagement, à 1 070 000 ha, dont 790 000 dans le cadre des Offices régionaux de mise en valeur (ORMV A) (33).

Ces administrations dotées de puissants moyens avaient pris, en 1966, le relais de l'ONI. Au fil des années, 9 ORMVA sont créés (Tadla, Doukkala, Gharb, Haouz, Moulouya, Ouarzazate, Tafilalet, Souss-Massa et Loukkos), sur une superficie totale de 550 000 ha, dont 430 000 en grande hydraulique. Les ingénieurs et techniciens interviennent largement dans la conduite des cultures, et sont présents sur le terrain par le biais des CMV (Centres de Mise en Valeur) qui sont chargés de l'exécution des grands travaux agricoles et de la distribution de l'eau .

Le dispositif comporte la fixation des assolements prioritaires, selon des critères qui ont d'ailleurs évolué (34): jusqu'en 1975, l'accent est mis sur les cultures d'expor- tation censées apporter au pays les devises dont il a besoin. Escomptant des avantages comparatifs, les responsables des périmètres privilégient alors les agrumes et le maraî- chage d'exportation, dans des zones allant du Gharb à Agadir. A partir de 1975, les planificateurs donnèrent la priorité aux productions stratégiques dans l'alimentation : le sucre, le lait et les oléagineux. On va voir alors se développer dans les périmètres

(30) « Pour enrayer une évolution incertaine qui l'aurait réduite à un rôle symbolique en transférant la réalité du pouvoir à un parti dominant, la monarchie a restauré le pouvoir des élites locales qui lui apportent en retour le so ut1 en du monde rura l. » Le veau (R.), Le fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 1976, p. 3.

(3 1) Présentation synthétique du pouvoir makhzé nien dans Cherifi (R.), Le Makh zen politique au Maroc, Casa- blanca, Afrique Orient, 1988, 125 p.

(32) Cf. Etienne (B.), « La paysannerie dan s le discours e t la pratique >>, Problèmes agraires au Maghreb, Pans, Eu. du CNRS , 1977, p. 3-44.

(33) MARA, L'irrigation au Maroc, avril 1975, 114 p.

(34) Analyse g lobale dans Guerraoui (D.), Agriculture et développement économique au Maroc, Paris, Publi- s ud , 1986,23 1 p. et Khyari (Th.), Agriculture au Maroc, Casablanca, Ed. Okad, 1987, 500 p.

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les fourrages irrigués et l'élevage laitier, la betterave et la canne à sucre. C'est à cette époque que sont élaborés le plan sucrier, le plan laitier, le plan oléagineux.

De plus, des contrats de cultures sont passés avec les agriculteurs, qui les obli- gent à respecter les assolements préconisés mais leur garantissent l'écoulement de leur production. Cette intégration, prévue par le Code des investissements, signifie aussi la fourniture des intrants et la réalisation d'une partie des travaux culturaux. La prise en charge par les Offices peut aller très loin lorsqu'il s'agit de cultures dont la conduite est complexe comme la canne à sucre : dans ce cas, traitement, récolte, gros travaux du sol sont réalisés par des entreprises de travaux agricoles et facturés au producteur. Celui-ci devient peu à peu un manœuvre, affecté à la surveillance et à la manutention du matériel d'irrigation.

La trame hydraulique qui structure l'espace agricole sur les périmètres est au service de cette conduite « rationnelle » des travaux. Conçue dès l'époque de l'ON!, elle vise à faciliter les irrigations, les traitements, les récoltes, en homogénéisant les parcelles. La trame la plus appliquée au Maroc est appelée trame B : chaque bloc d'irrigation (30 à 40 ha recevant environ 30 1/sec.) est découpé en bandes parallèles au canal secondaire et en nombre égal aux cultures entrant dans l'assolement (par exemple betterave, blé, coton, fève, luzerne, canne à sucre). Les exploitations remembrées forment des bandes perpendiculaires à ces soles culturales, leur largeur étant fonction de l'importance de la propriété. Dans une sole de canne à sucre, longue de 400 m., un petit propriétaire n'a parfois que trois ou quatre rangs de canne. L'agro- industrie, enfin, joue un rôle important dans ce processus global (35). Furent mises d'abord en place les unités de conditionnement des produits maraîchers et d'agrumes destinés à l'exportation ; puis les sucreries. Avec un objectif de 200 000 ha de cul- tures sucrières en l'an 2000, le Maroc a construit 13 sucreries, dont trois pour la canne à sucre, soit une capacité de traitement de 3,1 M tonnes de betterave et 1,2 M tonnes de canne. Les laiteries, huileries et autres unités de transformation se sont éga- lement multipliées sur les périmètres.

Un aspect particulier mérite d'être souligné dans cette dynamique : le rôle émi- nent joué par les ingénieurs. Les Offices régionaux de mise en valeur (ORMV A), au personnel souvent pléthorique, sont coiffés par la Direction de l'équipement rural du ministère de l'Agriculture, mais dépendent aussi de la Direction de l'hydraulique du ministère de l'Équipement pour la réalisation des réseaux. Si l'on ajoute les bureaux d'études et les sociétés de service, on se trouve en face d'un grand nombre d'ingé- nieurs spécialisés dans le domaine de la mise en valeur hydra-agricole. Issus d'écoles étrangères comme I'ENGREF française ou des Instituts nationaux, ils forment une véritable corporation, qui a son association (I'ANAFID, Association nationale des améliorations foncières et du drainage), sa revue (Hommes, Terres et Eaux, fondée en 1972), ses groupes de travail (37), ses congrès, et, au bout du compte, sa culture spécifique (38). En raison de leur grande compétence technique, ils ont pesé d'un grand poids dans la conception et la mise en œuvre de la politique hydraulique maro- caine, et, du même coup, fait prévaloir, sur la logique paysanne, une rationalité tech- nicienne, que Pascon qualifiait de « rationalité de la planche à dessin » (39). Prenant

(35) Boulisfane (M .), Système agro-alimentaire et politique de développement au Maroc, thèse d'État, Mont- pellier, 1989, 1029 p.

(36) Boujida (B.), Transfert de technologie et dynamique de l'agro-industrie sucrière au Maroc, thèse 3e cycle, Lyon 2, 1984, 324 p.

(37) Le comité technique de I'ANAFID vie nt, par exemple, de publier un ouvrage fort documenté sur ln ges- tion des périmètres irrigués au Maroc, Rabat, 1990, 228 p.

(38) Cf. l'ouvrage collectif dirigé par E. Longuenesse, Bâtisseurs et bureaucrates, ingénie!trs et société c~u Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Maison de l'Orient, 1990, 436 p., contenant notre contnbut1on consacree au Maroc : << Les ingénieurs et la politique hydro-agricole au Maroc >>, p. 215-230. Il faut mentionner auss1 le rôle joué par les bureaux d'études étrangers, dont certains, comme la Compagnie nationale d'aménagement du Bas Rhône-Languedoc, interviennent beaucoup au Maroc et ce depuis longte mps (la CNABRL a été fondée par des << anciens » de l'hydraulique du Maroc, comme Bauzil).

(39) Pascon (P.}, << Les techniciens entre les bavures et le bricolage », Etudes rurales, idées et enquêtes sur la campagne marocaine, Tanger, SMER, 1980, p. 5.

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souvent à rebours les aspirations des paysans, cette approche étatique de la mise en valeur conduit à beaucoup d'incompréhension réciproque, comme l'a montré l'enquê- te de Fatima Mernissi sur le Gharb (40).

- Bi lan agro-technique de la mise en valeur

Malgré la sophistication du modèle de mise en valeur et l'ampleur des moyens techniques et financiers mis en œuvre pour le réaliser, les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances : le déficit alimentaire persiste pour certaines denrées de base, et, surtout, se pose la question des effets sociaux de la grande hydrau lique sur le monde rural.

La grande hydraulique couvre aujourd'hui près de 450 000 ha sur les zones gérées par les Offices, (sur les 790 000 prévus), le rythme d'équipement s'est ralenti au cours des dernières années, en raison des restrictions financières (tab. 6).

Tableau n° 6 : Superficies irriguées sur les périmètres en 1989 Offices

Moulouya Gharb Doukkala Haouz Tadla Tafilalet Draa Souss-Massa Loukkos Total

Grande hydraulique

64 500 76 750 59 700 30 050 97 050 27 900 26 000 32 750 16 000 431 600

Equipé Petite et moyenne

hydraulique 4 150 15 000

3 000 4 600 12 000 13 500 27 600 37 600 2 800 120 250

* y comp ris les irrigations traditi onnelles de l'Atlas

Total

69 550 9 1 750 62 700 34 650 109 050

41 400 53 600 70 350 18 800 551 850

en ha Irrigué Périmètres +

irrigation traditionnelle

69 550 91 750 62 700 269 050*

114 050 50 000 66 150 104 450

18 800 846 000

source : Direction de l'équipement rural, ministère de l'Agricu ltu re

Avec plus de 550 000 ha irrigués en périmètres, le Maroc a donc attei nt, en 1989, la moitié de l'objectif fixé . Le million d'hectares pourrait être atteint en l'an 2000, si l'on inclut les zones d'irri gation tradition nelles . La petite et moyen ne hydrau- lique (PMH) constitue encore un apport essentiel (tab. 7).

(40) Mernissi (F.), « Les femmes dans une société rura le dépendante : les femmes et le q uotidien dans le Gharb >>, Ma ghreb-Machrek, n° 98 , oct.-déc. 1982, p. 43-44.

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Tableau no 7 : Apport de la PMU aux irrigations en 1989

Eaux pérennes Eaux saisonnières (*)

Grande Hydraulique 431 600

Eaux de crue (*)

--~~---

Total 431 600

( * 1 en fonction de l'hydraulicité de l'année

PMU 180 500 175 000 59 400 414 900

en ha Total 612 lOO

175 000 59 400 846 500

source : DER, 1989

La contribution de ces zones irriguées à la sécurité alimentaire est plus diffici- le à évaluer. Le type de production privilégié sur les périmètres modernes rend leur apport très sélectif, les cultures industrielles valorisant mieux le m3 d'eau que les céréales (tab. 8).

Tableau n° 8 : Contribution potentielle du secteur irrigué à la demande alimentaire marocaine

en milliers de tonnes

Produits Prévisions Productions %dela

demande 2000 attendues GH demande

Céréales 8 339,8 493,0 5,9

Légumineuses 226,5

Légumes 3 765,4 1 073 ,0 28,4

Fruits 2 155,3 1 833,0 85,0

Viandes 851,4 119,0 13,9

Lait 1 745,5 496,0 28,4

Huiles 389,4 190,0 48,8

Sucre 1 154,2 540,0 46,8

source : Bellout, art. cité. p. 143

Ces prévisions soulignent le maintien à terme d'une forte dépendance du Maroc par rapport au marché mondial pour des denrées essentielles comme les céréales et les légumineuses. Ceci ne doit pas cacher les progrès importants réalisés dans un certain nombre de cultures :

- les agrumes couvrent environ 70 000 ha, dont les 3/4 sont situés sur des ORMV A. La production dépasse le million de tonnes, dont 600 000 environ sont exportées. Le pays s'est spécialisé dans les variétés tardives, comme la Maroc-Late, pour s'assurer des parts de marché dans la CEE.

- les cultures maraîchères couvrent 145 000 ha, dont 45 000 en primeurs . 40 % se situent sur les ORMV A. Les exportations ont beaucoup décliné depuis les années 1970, surtout en tomates, vu la difficulté de fournir des produits correspon- dant au«. normes requises ; il y a donc augmentation de l'auto-consommation. De sur- croît, le traitement préférentiel accordé par la CEE aux pays tiers méditerranéens s'est peu à peu érodé (41). Au bout du compte, ces productions très onéreuses béné- ficient surtout à ceux qui ont des capitaux suffisants pour investir dans l'ensemble de

(41) Cf. El Ayachi (A.), Dépendance et extraversion alimentaire du Maroc, Rabat, fNSEA, 1983, 222 p. et, plus récent, Taj (K.), Choix technologique et système alimentaire: le cas du Maroc, Paris, L'Harmattan, 1987, 172 p.

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la filière et récupérer la plus-value à l'aval : c'est le cas typique des exploitations capitalistes du Souss (42).

- les cultures sucrières, en revanche, ont connu une progression spectaculaire, sous l'impulsion du Plan sucrier de 1975. L'encadrement technique de la production et des prix incitatifs ont permis d'atteindre plus de 60 000 ha en betterave sucrière, dont 45 000 en irrigué, et près de 20 000 ha en canne à sucre, tout en irrigué. On trouve de la can ne surtout dans le Gharb, la Moulouya et le Loukkos. Avec des ren- dements moyens respectifs de 50 et 70 qx/ha, le pays produit plus de 500 000 t. de sucre par an, soit 80 % environ de sa consommation actuelle. Les sous-produits sont valorisés par l'élevage laitier.

- les fourrages irrigués (luzerne, sorgho, bersim) ont également progressé, pas- sant de 84 000 ha en 1975 à 130 000 en 1987. D'où un accroissement de la produc- tion en lait. Le chiffre de 60 % d'autosuffisance en lait est avancé, mais souvent contesté. L'élevage bovin moderne ne représente de toute façon qu'une petite part du cheptel (43) .

- les oléagineux sont passés de 42 000 à plus de 100 000 ha.

- la production céréalière, quant à elle, continue à couvrir autour de 5 millions d'ha, dont une partie reste chaque année en jachère. Située pour l'essentiel hors zones irriguées , ses rendements restent très tributaires des aléas climatiques. Ainsi, aux années sèches 1980-85 , qui virent l'effondrement de la production, ont succédé des campagnes pléthoriques, les 75 M qx- niveau d'autosuffisance - ayant été atteints en 1987-88. Vu les projections de la demande à l'horizon 2000 et 2025 (80 et 130 M qx), il importe d'accroître les rendements moyens des céréales. Le même problème se pose pour les légumineuses (fèves, lentilles, pois chiches).

L'effort considérable fait pour déve lopper les irrigations a donc donné des résultats sensibles dans plusieurs productions, sans résoudre la question de l'intensi- fication des grandes cultures. C'est pourquoi le ministère de l'Agriculture et le minis- tère de l'Intérieur (q ui a en charge les terTes collectives des tribus) ont lancé un vaste programme d'irrigation de complément des céréales, à partir des nappes souterraines exploitées par rampes-pivots. Cette formu le, testée dans la province de Settat depuis 1982, suscite des critiques portant notamment sur le risque d'épuisement des nappes et de salinisation des sols, le coût, la faib le maîtrise technique par les paysans.

- cc

De l'eau du ciel à l'eau d'État

» :

les fellahs entre l'adhésion et le refus

Un retour sur les traditions hydrauliques marocaines et un parcours de zones méticuleusement jard inées comme les pentes de l'Atlas soulig nent la capacité des fel- lahs à intégrer des techniq ues d' intensification (44). Pourtant, leur adhésion aux sys- tèmes de production intensifs imposés sur les périmètres ne va pas de soi.

Le refus des asso lements préco ni sés a été mis en évidence par des enquêtes réali sées au niveau des exploi tati ons (45 ). Bencherifa résume bien les données du problème à parti r du Souss-Massa (46) : l'implantation d'un périmètre ne se fait pas

(42) Voir les e nquêtes de Popp, Effets socio-géog raphiques .. . , p. 18 1-242 et Frad (M-L), L'investissement privé dan s /'agriculwre (cas du Souss-Massa, Province d'A gadir), Rabat, INA Y, 1988,285 p.

(43) Bourbo uze (A.), L'éle vage dans la montagne marocaine ; organisation de l'espace et utilisation des par- cours par les éleveurs du Haut-Atlas, thèse, INA, Pari s, 1981 , 345 p.

(44) Les trava ux de Luc ie Bole ns ont montré l'étonn ante connaissance du mi lieu qu e leur ont transmis les agro- nomes andalous, << L'eau et l' irrigation d'après les traités d'agronomie andalous au Moye n-Age (X l-XIIe s.) >>, Options Méditerran éennes, n° 16, déc. 1972, p. 69-72 .

(45) L'ouvrage de H. Popp (Effets socio-géograph iques ... ) est, de ce point de vue, une préc ieuse source de ren- se ignements sur le Gharb, la basse Moul ouya et le Loukkos.

(46) Bencherifa (A.), Chtouka et Massa, étude de géog raphie agraire, Thèse Rabat, 1980, 226 p. Contribu- tion du même type, plus récente, sur le Gharb : Belfqih (A. ), Les transformations récentes de l'espace et de la société rurale dan s le Gharb central, thèse de géog raph ie , Tours, 1988, 322 p.

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dans un espace vierge. Même s'il est exploité de façon extensive, il y a déjà là un parcellaire et des pratiques de mise en valeur. Le premier traumatisme, c'est le remembrement exigé par la mise en place de la trame hydraulique. Ce remodelage - le plus souvent autoritaire - du foncier perturbe l'ordre communautaire des finages anciens, diminue le nombre, augmente la taille moyenne des exploitations et instau- re une nouvelle structuration de l'espace. Ainsi, sur Taoussous, un des secteurs remembrés du périmètre du Massa, on est passé de 780 parcelles à 533, et de 5 ha de moyenne par exploitation à 9,6 ha. Vient ensuite l'obligation de se conformer à un plan de culture imposé : sur le Massa, région de céréaliculture et d'élevage extensifs, les bureaux d'étude avaient préconisé l'implantation massive de primeurs pour l'ex- portation (tomates, poivrons), et les fourrages irrigués pour l'élevage laitier intensif.

Les agriculteurs vont bouder le maraîchage, accepter assez bien la luzerne qui sou- tient leur élevage et maintenir des soles importantes en céréale-jachère. Au lieu d'ob- tenir une occupation régulière et rationnelle de l'espace, on a finalement un mitage, des îlots clairsemés qui n'obéissent plus à la logique spatiale du projet (47) .

Les causes de refus des assolements sont nombreuses : une organisation du travail contraignante, des problèmes techniques non résolus, un crédit agricole insuf- fisant, des prix trop peu rémunérateurs en regard de la charge supplémentaire de tra- vail, une commercialisation aléatoire, etc. Sur le Massa, beaucoup de petits proprié- taires finiront par louer leur terre à un capitaliste, qui investira dans des serres et fera appel à de la main-d'œuvre saisonnière . Une prise en compte insuffisante de la logique de production des fellahs aboutit donc à des résultats opposés à l'effet recher- ché. De nombreux exemples d'intensification réussie (comme l'enthousiasme pour la betterave sucrière dans les Doukkala) montrent que ceci n'est pas une fatalité.

Le refus de payer l'eau est une autre difficulté symptomatique rencontrée par les Offices. Les principes généraux de la tarification ont été fixés par le Code des investissements de 1969 : en périmètres délimités, la règle est d'associer une taxe for- faitaire à l'ha équipé (sauf pour les petites exploitations), et une redevance propor- tionnelle au volume consommé. L'objectif visé par le législateur est de couvrir le coût de production de l'eau et une part de l'investissement. Ayant à faire face à des charges croissantes, le Maroc a fortement relevé le prix de l'eau agricole : quasi dou- blement en 1980 et accroissement de l'ordre de 65 % en 1984, avec de surcroît prise en compte des coûts de pompage. Les chiffres sont éloquents (tab. 9).

Tableau n° 9 : Evolution du prix de l'eau agricole au Maroc

en dirhamlm3

1969 1980 1984

Périmètres PB(*) pp(*) PB pp PB pp

Doukkala 0,29 0 0,54 0,16-0,5 0,89 0,42-1,5

Gharb 0,29 0 0,58 0,50 0,95 1,34

Haouz 0,29 0 0,45 0,74

Loukkos 0,29 0 0,58 0,5-0,58 0,95 1,3-1,51

Moulouya 0,29 0 0,58 0,36-0,5 0,95 0,94-1,4

Ouarzazate 0,29 0,48 0,78

Souss-Massa 0,29 0 0,58 0,55 0,95 1,42

Tadla 0,29 0 048 0,79

Tafilalet 0,29 0,48 0,78

(*} PB = Prix de base du m3 distribué source : Banque Mondiale

PP = Prix de pompage du m3 distribué

(47) Popp (H.), << Experiences with agricultural development projects in Morocco » , The Maghreb Review, 1987, p. 174.

Monde arabe Maghreb Machrek N° 137 juil.-sept. 1992 études

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Monde arabe Maghreb Machrek N° 137 juil.-sept. 1992 Le Maroc à portée du million d'hectares irrigués

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Ces tarifs ont permis à des Offices qui marchent bien comme celui des Douk- kala de couvrir l'intégralité des coûts d'opération et maintenance. Mais du coup, ces prix, parmi les plus élevés au monde, dissuadent les agriculteurs qui cherchent, par tous les moyens, à ne pas payer. La destruction des compteurs d'irrigation est un de ces moyens. Les aménageurs voient souvent dans ces conduites déviantes des agri- cultueurs de la mauvaise volonté, voire une allergie au progrès technique, alors qu'il y a quelque chose à entendre dans ces conduites protestataires.

La concentration foncière constitue un autre sujet d'insatisfaction des ruraux . Des études réalisées par la Banque Mondiale ont montré combien celle-ci a été forte sur les périmètres. Selon l'enquête menée en 1984 pour élaborer un « plan d'amélio- ration de la grande irrigation », 16 % des agriculteurs détenaient 62 % des superfi- cies. L'arrivée de l'eau dans une zone a eu souvent pour effet une ruée vers la terre qui n'a profité qu'à ceux qui avaient des capitaux, du fait de la flambée des prix du foncier. Le phénomène est inégal selon les périmètres : il a joué fortement sur le Gharb, le Loukkos, le Haouz, et très peu sur les Doukkala où la micro-exploitation s'est bien maintenue. Il reste qu'un des principaux griefs adressés à la politique hydra-agricole marocaine est d'avoir accéléré la dépossession des petits agriculteurs au profit des grands propriétaires et donc de contribuer à la marginalisation rurale. Il y aurait beaucoup à dire, de surcroît, sur la précarité des conditions de vie dans les douar qui manquent toujours d'eau potable et d'électricité, alors que l'on dépense entre 7 et 10 millions de centimes par ha pour l'équipement des réseaux.

- L'hydraulique agricole marocaine à l'heure de l'ajustement structurel

Depuis le début des années 1980, le Maroc connaît des difficultés financières qui menacent la poursuite de son ambitieuse politique hydraulique. La dette extérieu- re est passée de 9,6 à 20,9 milliards de $ entre 1980 et 1987, ce dernier montant représentant 124 % du PNB ( 48). D'où le recours au FMI dès 1982, pour un premier, puis un second programme stand-by, et à la Banque Mondiale pour la mise en place d'un programme d'ajustement structurel. L'agriculture irriguée constitue un des prin- cipaux chapitres de ce programme, pour deux raisons : le coût très élevé des équipe- ments et le caractère budgétivore des Offices.

Le coût exorbitant des grands aménagements est souligné depuis longtemps.

Ceci est d'autant plus sensible sur le budget de la nation que la part en devises, cor- respondant aux équipements et services importés, est grande. L'option dominante sur les grands périmètres marocains est l'irrigation gravitaire : à partir d'un barrage-réser- voir, qui peut être situé plusieurs kilomètres à l'amont, un canal, dit de tête-morte, amène jusqu'aux blocs d'irrigation une eau qui coule grâce à un réseau de canaux semi-circulaires portés, qui desservent toutes les parcelles. Cette solution est préco- nisée quand l'eau est abondante, que les sols sont peu perméables et qu'il est possible d'obtenir des terrains bien plats. L'essentiel des grands périmètres sont équipés selon ce schéma. L'aspersion a toutefois été introduite dans des régions vallonnées et sablonneuses du Loukkos, dans le Souss-Massa où l'eau fait défaut, et dans certains secteurs de la seconde tranche d'irrigation du Gharb. Cette solution sera vite critiquée en raison du coût élevé de l'énergie, qui est passée de 414 DH/ha en 1976 à 1200 DH/ha en 1984. Par ailleurs, les équipements sophistiqués des stations de pompage augmentent le coût en devises. On estime que l'équipement d'un ha irrigué coûte entre 70 000 et 90 000 DH, non compris le coût de la retenue à l'amont. Les études et une part de la réalisation étant confiées à des sociétés étrangères, ceci alourdit la

(48) Chiffres détaillés dans Banque Mondiale, World Debt Tables /989-90, Washington, 1990, p. 258.

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