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PAR AUGUSTE LECŒUR. l'actuel. collection dirigée par LOUIS GABRIEL-ROBINET FLAMMARION

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l e

P a r t i s a n

PAR

AUGUSTE LECŒUR

l'actuel

collection dirigée par

LOUIS GABRIEL-ROBINET

FLAMMARION

(3)

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© FLAMMARION 1963.

Printed in France.

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NOTE LIMINAIRE

Il n'est pas confortable d'avoir été porté au Pinacle de l'organisation communiste, et de n'y etre plus. Certains s'y accrochent en échange de leur bien-être, au mépris de leur dignité. D'autres, Plus habiles, font éternellement semblant d'en sortir tout en multipliant discrètement les mea culpa aux pieds de leurs maîtres. Mais les uns comme les autres gagnent dans leur « fidélité » aux souteneurs de la Révolution une haute consi- dération auprès de notre monde capitaliste et bourgeois. Qui leur reprocherait d'être édités en compagnie du maréchal (1) ou de penser à l'Aca- démie ?

Auguste Lecœur n'était pas de ceux-là. Honoré, encensé tant qu'il passa pour le « dauphin » de Maurice Thorez, il fut accablé de calomnies et de coups du jour où il se rebella et cessa de plaire. Et les moins acharnés ne furent pas ceux de l'autre bord. Tandis que les communistes le chargeaient opportunément de toutes leurs erreurs passées, nos possédés de la politique, qu'ils (1) Il s'agit du seul maréchal de France actuellement vivant.

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fussent de droite ou de gauche, ne manquèrent pas d'assouvir sur lui, à bon marché, leurs ran- coeurs : les intellectuels éclairés accusèrent cet ancien mineur d'avoir exprimé quelques idées sur l'art au beau temps du jdanovisme ; les éter- nels exclus, n'ayant pu le gagner à leur petit monde, le placèrent rétrospectivement à l'origine de tous leurs malheurs.

Ainsi les uns et les autres trouvèrent-ils la faveur de l'appareil stalinien qui régente toujours le parti communiste français.

La grande force du communisme tient à la faculté d'oubli des hommes. Qui se souvient exac- tement du rôle de la Gauche internationale dans l'assassinat de la République espagnole ? Qui se souvient de l'attitude des communistes français aux premiers temps de l'occupation hitlérienne ? Les crimes de Staline ne sont plus que des erreurs ; les procès truqués de Moscou, de Prague, de Budapest, les camps de Sibérie, la répression hongroise passent dès maintenant pour des

« étapes nécessaires » au cours de l'Histoire.

Qui se souvient de l'attentat d'Hénin-Liétard ? Le lendemain pourtant tous les journaux pu- bliaient en première page la photo d'un homme ensanglanté, laissé pour mort par un commando communiste dans les coulisses d'une salle de pro- vince, pour avoir voulu prendre la parole lors d'une réunion publique. Cet homme, combattant des Brigades internationales en Espagne, organi- sateur de la grève historique des mineurs en mai 1941, haut responsable de la Résistance française,

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plus de dix années député, membre de deux gou- vernements, était Auguste Lecœur. C'était en 1955.

Quelques années ont passé. Auguste Lecœur aujourd'hui raconte sa vie. Ou plutôt évoque ses souvenirs. Sans amertume et sans rancœur. Sans ambition non plus, sinon celle d'être un peu utile au jeune militant qui se lance dans la chose Publique. Son expérience n'est pas moindre. Mais il n'accuse pas : il cherche encore à comprendre et il explique ce qu'il sait. De là le ton détendu, ouvert, de cet ouvrage.

Naïf aussi parfois. A lire certains épisodes anciens, comme la rencontre avec Marty en Espagne (Lecœur avait vingt-cinq ans à l'époque) ou la séance du tribunal militaire français devant lequel il fut condamné en 40, apparaît l'image d'une sorte de « brave soldat Schveik » de la Révolution. Par contre l'analyse politique de ces trente dernières années de l'histoire du monde, présidées par l 'ombre géante de Staline, ne manquera pas d' éclairer certains aspects de l'actualité.

J'ai encouragé Auguste Lecœur à mettre en ordre ces souvenirs. Mon rôle par la suite s'est borné à lui apporter l'aide technique qu'il m'a demandée. J'ai respecté jusqu'au style. La place qui lui était impartie l'a forcé à limiter son sujet: cet essai concerne le monde communiste.

Mais depuis 1955, Lecœur a été mêlé à une autre expérience qui demanderait un second

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volume : la guerre d'Algérie, le « gaullisme » ont trouvé en lui un observateur parfois passionné, engagé même. L'histoire du journal qu'il a fondé, La Nation socialiste, sera un jour à écrire.

Le temps de notre collaboration, nous l'avons passé dans une ferme des confins de la Bresse, proche du Doubs, dans cette région calme et sérieuse où il s'était retiré après ses altercations avec ses anciens camarades et où il vient chaque saison consacrer ses vacances à la pêche. C'est dire que Le Partisan n'est pas un livre à scandale : les seules révélations qu'on y trouvera viennent non de faits équivoques mais de l'analyse attentive des événements et des textes.

Il n'est pas inutile de signaler non plus, pour dater l'ouvrage, que c'est lors du référendum et des élections historiques de 1962 qui ont marqué la fin d'une époque, qu'il fut achevé.

HENRI CAZALS.

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LIVRE PREMIER

LES FRONTS POPULAIRES

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CHAPITRE PREMIER

L'invasion. — Qu'allons-nous manger ? — Les éva- cués. — Une société matriarcale. — Bruay-les- Berdoules. — Pourquoi je ne devins pas boucher. Mes treize ans. — « Habile ! Habile ! » — Les pires ennemis du mineur. — « Des gens plus rouges que les socialistes ». — Paris. — L'exécu- tion de Sacco et de Vanzetti. — Pourquoi j'adhé- rai au parti communiste. — Comment je complétai mon instruction.

Les Allemands entraient dans la ville ; déjà la cour de l'école s'emplissait de chevaux. C'est la Première image que je retrouve, j'avais trois ans.

sœur aînée, qui a trois ans de plus que moi, ne s 'en souvenait pas. Mais, vérifications faites, les choses, historiquement, se sont bien passées ainsi : je n'ai rien inventé.

Les Allemands entraient dans Lens, où nous habitions, rue du Grand-Chemin-de-Loos, à la fosse 12, et ma mère était venue nous chercher à l' école à une heure qui n'était pas habituelle.

Pour comble, elle n'avait pas pris le chemin de notre maison mais nous entraînait plus loin, dans

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une rue voisine. Les Allemands amenaient nos meubles et nos affaires, pêle-mêle. Ma sœur, elle, se souvient que notre ancienne maison était déjà occupée par un groupe d'artillerie qui installait ses canons dans notre jardin.

L'Histoire déjà entrait dans ma vie. C'est par Lens, on le sait, qu'en 1914 passa, venant de Bel- gique, la première invasion qui fut ensuite arrê- tée sur la Marne : la ville, dont trente années plus tard je devais être le maire, fut complète- ment détruite. Toutes ces années de guerre, alors que nous errions de province en province, ma mère chantait une chanson très triste et que j'ai- mais beaucoup ; chaque couplet se terminait ainsi :

O Lens, ô Lens, garde un coin de terre, Car nous serons bientôt de retour.

J'étais né le 4 septembre 1911, à Lille. C'était le fait du hasard : ma famille n'avait jamais quitté le bassin minier. Mais peu de temps avant ma naissance, mon père, qui travaillait aux mines de Bruay, avait été licencié à la suite d'une grève.

Or, à cette époque, pour décourager les mutations de personnel d'une concession à l'autre mais aussi pour se préserver des « meneurs », certaines com- pagnies avaient passé des accords entre elles selon lesquels tout ouvrier venu d'une conces- sion voisine ne pourrait être embauché qu'après avoir quitté son ancienne compagnie depuis trois mois au moins. En attendant d'être admis à Lens, mon père était venu « faire ses trois mois » chez les traminots lillois. C'est à ce moment que je suis né, dans la maternité que l'on peut voir encore derrière le théâtre Sébastopol, à l'angle de la rue Solférino.

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A Lens donc la guerre faisait rage. Notre ancienne maison avait été détruite parmi les pre- mières. De là où nous habitions maintenant, nous regardions le soir les lueurs des explosions et des incendies sur le plateau de Lorette. Mais les Allemands bientôt nous évacuèrent sur la Bel- gique. Je revois les longues files d'hommes et de femmes sur les routes, harnachés de baluchons et de paquets ; les nuits que nous passions dans des granges, serrés les uns contre les autres, les villages nouveaux, les regards hostiles et l'obses- sion permanente : qu'allons-nous manger ? Je revois ma mère qui cherche du pain, qui réclame du pain, le verbe haut, partout où je l'accom- Pagne.

En Belgique, je connus vraiment la faim. Nous étions quatre à nourrir ; les rations que nous allouait le ravitaillement étaient maigres et irré- gulières. Je n'avais pas cinq ans que j'apprenais à battre pour manger. A la ferme où nous étions hébergés, le premier jour, une dispute terrible avait éclaté entre ma mère et les fer- miers, qui refusaient de lui vendre quelques pommes de terre. « Ceux-là, ils mangent des lapins crevés qu'ils ramassent sur le fumier », disait au facteur notre logeuse. Ce qu'elle ne savait pas, c est que, de nuit, mon père était allé étouffer un lapin dans le clapier : au matin, il n'y avait eu qu'à le ramasser. Je me souviens aussi du jour où le fermier avait planté ses pommes de terre.

Elles n'ont jamais poussé : toute la nuit, mes Parents avaient fouillé le champ. Il fallait vivre.

Petit à petit, j'évoque nos jeux, à ma sœur et à moi, et quels jeux ! La guerre, pensez donc ! J'y trouvais d'immenses ressources : pas d'école, du matin au soir la liberté de courir les rues.

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Mais il y avait aussi les conversations entendues à la maison, les visages graves ; les femmes, qui la veille encore vaquaient à leurs occupations tranquilles, je les retrouvais le matin tout de noir vêtues, sanglotant. Les événements s'impri- maient en moi. « Il est bien raisonnable et bien réfléchi pour son âge, votre garçon », disaient à ma mère les voisins. Elle, approuvait, satisfaite.

Fin 1916, les Allemands décidèrent de ne plus assurer notre pitance. Par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, ils nous remirent aux autorités fran- çaises. Nous nous retrouvâmes d'abord à Evian, puis nous fûmes dirigés loin du front, sur Apt, dans le Vaucluse, où notre famille s'augmenta d'une petite sœur. Après les années de disette, c'était le paradis sur terre : les arbres portaient des fruits comme je n'en avais jamais vu ; il suffisait de grappiller au long des chemins.

Les habitants de cette cité paisible qui ont dépassé la cinquantaine doivent se souve- nir de cette invasion. Nous étions plusieurs centaines, et trois années de guerre avaient fait de nous des personnages peu fréquentables. Les autochtones fermaient leurs portes quand nous déambulions dans les rues. Nous servions de croquemitaines ; j'entends encore ce cri d'une res- pectable mère de famille : « Rentre vite, petit, les évacués vont te manger ! »

L'armistice signé, nous nous retrouvâmes en Bretagne, à Saint-Servan, où avait échoué ma grand-mère, avec sa smala d'oncles et de tantes.

A Apt, nous recevions d'eux des nouvelles enthou- siastes : ma grand-mère avait pris en gérance une boucherie chevaline, rue des Bas-Sablons, qui, disait-elle, marchait à merveille ; il y avait du travail bien payé pour tout le monde, la vie

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était pour rien. « Pu jamais t'ira à l'fosse ! » annonça ma mère à mon père. C'est en février 1919 que nous débarquâmes à Saint-Servan : pour la première fois, je vis la mer. Pour les affaires, il fallut vite déchanter : la boucherie déjà péri- clitait : « Les chevaux coûtent maintenant trop cher », expliquait ma grand-mère ; il fallait fer- mer boutique. Prévoyante, elle avait demandé le rapatriement général, qui nous fut accordé

dans un temps record.

Je n'ai pas de cette époque de souvenir plus triste que notre arrivée en gare de Marles-les- Mines. Le train ne faisait qu'une très courte halte. Les oncles et les tantes jetaient par la Portière les paquets qui composaient tout notre bagage. Ma grand-mère sur le quai, les réception- nait ; elle interpellait les uns et les autres : droite, clair, au milieu des paquets, on eût dit un capitaine au milieu des carrés de bataille.

Viens goûter la bière, me cria-t-elle, quand tout fut réglé.

Passé le portillon, nous entrâmes à l'estaminet en face : je détestai la bière amère, je regrettais le cidre doux.

Tous étaient mineurs dans la famille ; non seu- lement les hommes, mais mon arrière-grand-mère était descendue au fond. Ma grand-mère, ma mère, ma sœur aînée ont été trieuses — des culs caillo, comme on les appelait dans les corons.

Ma mère était l'aînée de dix enfants ; lorsque, plus tard, ma sœur eut son premier bébé, il y avait dans la famille cinq générations vivantes dans le même temps. C'est ainsi que mon arrièrc- grand-mère, « mémèrc Gourdin », qui nous avait

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tous accueillis dans sa petite maison de la rue de l'Enfer, à Marles-les-Mines, à notre retour de Bre- tagne, pouvait dire à ma grand-mère : « Ma fille, va dire à la fille de ta fille que son fils pleure. » A la maison, c'est la mère qui commandait ; le père n'avait rien à dire. Si parfois il essayait d'in- tervenir, notre mère le coupait en disant: « Ti bo, minche, dors et n'imbète point l'monde ! » (1). Les hommes d'ailleurs n'ont pas joué grand rôle dans cette lignée familiale. Ma grand-mère et ma mère furent ce qu'on appelle des maîtresses-femmes.

Ma grand-mère — « mémère Hennion » —, veuve de bonne heure, ne se remaria pas et éleva ses dix enfants. A cette époque, à l'âge de dix ans, douze ans au plus tard, les enfants quittaient l'école pour la mine. Mes oncles ont tous réussi par la suite à s'en libérer : l'un devint entrepre- neur en bâtiment, un autre a dirigé une brique- terie, un troisième fut B. O. F.

Ma grand-mère ne savait ni lire, ni écrire, mais était douée d'un bon sens et d'une logique impec- cables. Elle connaissait tous les proverbes, toutes les maximes ; au patrimoine commun de la sagesse populaire, elle avait ajouté quelques formules de son cru.

— Où avez-vous appris tout cela, mémère, lui demandai-je un jour, puisque vous n'êtes jamais allée à l'école ?

— Pendant que les autres parlent, j'écoute et je pense, avait-elle répondu. Voilà cinquante ans que je vais à l'école.

C'était la coutume dans notre région que les enfants disent vous à leurs parents et les garçons aux filles : je disais vous à ma sœur. J'ai toujours

(1) Toi, bois, mange, dors, et n'embête pas le monde !

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regretté cette coutume ; la familiarité du tutoie- ment me gêne encore aujourd'hui. A mes débuts dans le parti communiste, elle me choquait.

Ma grand-mère a eu sur moi beaucoup d'in- fluence : elle avait la langue leste, savait com- mander et surtout se faire obéir. Ma mère aussi savait se faire obéir, mais ce n'est pas le langage Qu'elle avait leste, c'était la main. Cela chagrinait ma grand-mère : on voyait son visage se tirer Quand nous recevions une gifle. « Toi, tu ne leur dis jamais : tu vas l'avoir », disait-elle à sa fille.

Ma mère était une femme d'une propreté méti- culeuse. A la maison, on aurait pu manger par terre. Je ne l'ai jamais vue en tenue négligée, pas même en peignoir ; à aucune heure de la journée, n'aurait trouvé une tache sur ses vêtements.

Quand plus tard je travaillai à la mine, et que j' étais du poste du matin, ma mère m'appelait vers les quatre heures et demie-cinq heures. Je descendais à la cuisine; le feu ronflait déjà; sur la table étaient disposés le bol de café, le pain, le beurre; le bassin rempli d'eau fraîche m'attendait sur une petite table sous la glace. « Bonjour, m' man. — Bonjour, min garchon. » Elle était coif- fée, le corsage empesé, la jupe sans un pli, elle me suivait pas à pas, prête à satisfaire mes moindres gestes. Elle attendait, la serviette à la main, tandis que je me passais l'eau sur la figure.

Elle avançait ma chaise, beurrait mon pain, puis vidait l'eau, rinçait le bassin. Nous ne pronon- çions pas une parole : elle n'était pas bavarde, moi non plus.

Tout petit, elle me couvait comme une mère- poule. Elle n'aurait laissé personne me regarder de travers ; elle me corrigeait, mais n'aurait pas toléré d'un étranger un geste de menace à mon endroit.

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J'avais neuf ans, nous venions de regagner Marles. A cette époque, beaucoup de Polonais venaient travailler dans les mines. Ils arrivaient de leur pays ne sachant pas un mot de français.

Nous allions, avec d'autres gosses de mon âge, les attendre à la gare et nous leur proposions de les conduire aux cantines préparées à leur usage.

Ils acceptaient avec joie et nous donnaient quel- ques sous.

Le directeur des cantines cherchait des femmes de ménage. Je prévins ma mère toujours en quête d'un nouveau travail. Elle décida de se présenter sur-le-champ. Je l'accompagnai. Comme nous arri- vions, le directeur justement sortait ; je courus vers lui avant qu'il ne monte dans sa voiture.

Mais quand il m'aperçut, il devint furieux et se mit à hurler : « Je ne veux plus vous voir dans la cour de la cantine, tas de jeunes voyous ! » Interdit, je restai sur place.

C'est alors que je vis ma mère, à grandes enjam- bées, s'avancer vers le directeur et, à toute volée, le gifler : « Je suis assez grande pour m'occuper de mes enfants, criait-elle, occupez-vous donc des vôtres ! » Et m'entraînant par la main, elle repar- tit sans qu'eût évidemment été abordée la ques- tion des ménages.

« Allons, dépêche-toi ! » Je retrouve encore cette image : à petit trot, sur le chemin défoncé, je réduis la distance qui me sépare de ma mère.

J'admire son adresse à éviter les flaques de boue.

A cette époque, Bruay-les-Mines ( 1 ) mérite bien (1) Aujourd'hui Bruay-en-Artois.

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le surnom de Bruay-les-Berdoules (1) que les habi- tants des cités minières lui ont donné. Ma mère m'entraîne chez un boucher du centre de la ville qui a promis de m'apprendre le métier.

La pluie descend drue d'un ciel bas et noir, si Particulier à cette région du Pas-de-Calais. Pour moi, il fait partie du décor des térils, des cheva- lements, des corons uniformes ; il est à sa place dans le paysage ; le paysage d'ailleurs me semble fait pour lui. Au point que plus tard, quand je verrai pour la première fois, dans le Gard, des puits de mines sous un ciel bleu, au milieu d'une nature fleurie, délicatement modelée, je m'en affli- gerai comme d'une faute de goût.

J 'avais douze ans. J'étais content de quitter l'école, où je ne brillais guère. Ce n'est qu'en 1920, a notre retour dans le Pas-de-Calais, que mes parents avaient décidé de m'envoyer en classe.

Mais les pérégrinations de la guerre avaient donné la bougeotte à ma mère : les années suivantes nous avaient vus successivement à Marles, à ruay, à Houdain, à Haillicourt, à nouveau à Bruay. On juge du goût que je pouvais trouver Pour l'étude au milieu d'un déménagement perpé- tuel ; c'est tout juste si, l'un dans l'autre, j'avais Passé en classe une quinzaine de mois : à peine si je savais lire et écrire.

J' entrais donc en apprentissage. Sur le chemin de la ville, au passage à niveau des Alouettes, un train passait : j'en profitai pour rejoindre ma mère qui une fois encore m'avait distancé. En venant de la fosse 6, où nous habitions un coron dénommé « le cul-de-sac », il fallait, pour gagner le centre de Bruay, longer la fosse 4,

(1) Bruay-la-Boue.

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où un an plus tard j'allais descendre au fond.

La pluie redoublait au moment où nous arri- vâmes à la boucherie. On nous emmena dans la cuisine. Un grand chien noir se précipita sur moi et posa sur mes épaules deux énormes pattes : j'étais tout petit pour mon âge et ne pesais pas lourd ; je tombai à la renverse. Déjà ma mère, furieuse, bondissait et je crus que la scène de la cantine allait recommencer. « C'est fichu », me dis-je, et de ce moment date sans doute la réserve que j'ai toujours eue vis à vis des chiens. Mais la bouchère détendit l'atmosphère en mettant la bête dehors : « Il n'est pas méchant », expli- quait-elle à ma mère. Et la femme de ménage ajouta pour me dérider : « Il s'appelle Plum- Facon-Cocard, dit Cent Kilos. Plum, c'est son nom ; Facon, celui de monsieur ; Cocard, celui de madame. Quant à Cent Kilos, c'est le surnom de celui qui en a fait cadeau à la maison. »

J'avais eu si peur que je n'ai gardé aucun sou- venir de ce dont discutèrent ma mère et mon futur patron, sauf qu'au moment de sortir celui-ci me tapota la joue en me disant : « Entendu pour demain matin huit heures. Ce ne sera pas ouvert.

Tu frapperas au bas de la porte. »

A la boucherie, je ne chômai pas : je faisais la vaisselle, je balayais, lavais la cour, nettoyais les couteaux, les terrines, les fourneaux où l'on cuisait les pâtés ; je faisais aussi les courses, livrais la viande, prenais les commandes. La femme de peine ne venait plus que deux jours par semaine. D'apprentissage il ne fut pas ques- tion, sauf le vendredi matin où je venais une heure plus tôt pour aider à fondre le saindoux.

Au saindoux que mon patron avait lui-même pré- paré, on ajoutait de gros blocs de ce que nous

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appelions « la graisse d'Amérique » et qui était livrée en caisses : un cheval une alouette, en somme. « Il ne faut pas le raconter », m'avait recommandé la femme de peine.

A la fin du mois, ma mère me confia une lettre à l'adresse de mon patron, dans laquelle elle lui demandait combien j'allais gagner. Il lui répondit qu' à mon âge je mangeais beaucoup, qu'il m'ap- Prenait un métier, bref qu'il ne pouvait être ques- tion de salaire. « Tu n'iras plus », trancha ma mère. Un voisin qui assistait à la scène déclara :

« Pour ses croûtes, je veux bien le prendre à la Maison : y ramassera du brin d'quévo (1). »

Ainsi, je ne devins pas boucher. Je n'allai pas non plus ramasser le crottin pour le voisin, mais pour notre propre jardin.

. Il y eut un nouveau déménagement et le grand jour arriva, celui de mes treize ans : je pouvais m' embaucher à la mine. Ma sœur y travaillait depuis deux ans déjà comme trieuse. Je n'avais Pas besoin de ma mère cette fois-là. J'avais même Pris les devants pour les formalités : le vendredi 4 septembre 1924, jour de mon anniversaire, je descendis au fond, au poste de l'après-midi.

Habile, ch'tiot, habile ! (2)

A quelques mètres devant moi, le pâle lumignon de la lampe à benzine qui se balance au bras de compagnon tantôt disparaît, tantôt semble m' attendre.

Habile, habile ! crottin de cheval.

(2) Vite, petit, vite !

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Cette fois le ton est plus sec. Je comprends que le boute-feu (1) auquel le porion (2) m'a confié à l'entrée du quartier commence à s'impatienter.

J'avais été affecté au quartier du porion Mouque. « Tu me demanderas à l'accrochage (3), m'avait-il dit. N'oublie pas mon nom : t'as qu'à pinser à t'bouque (4). » A l'accrochage, alors que tous les ouvriers avaient déjà gagné leur chan- tier, Mouque avait averti le boute-feu : « Y rou- lera avec Yaneck (5). »

— Habile, habile ! A ch'train-là, in va arriver après l'coupe è mi in m'attind pour bucquer (6).

Son grand corps penché en avant, à longues enjambées, il gagnait toujours du terrain. Je cou- rais dans le noir ; briquet et boutlot (7) ballot- taient dans mon jupon (8), me revenant sans cesse sur le ventre, entravant ma marche.

Il y avait à peine une demi-heure que j'étais à la fosse que le mot habile se gravait déjà dans ma tête. De l'ingénieur au galibot, je n'aurais pas imaginé huit jours plus tard que le mineur puisse posséder un vocabulaire plus étendu.

On m'avait dit : « Mouque, c'est un bon type. » Il était porion de l'après-midi et c'est probable- (1) Préposé au chargement et au triage des coups de mine.

(2) Contremaître. Corruption en patois belge du mot

« poireau ». C'est, selon l'expression populaire, « une grosse légume ». (3) Recette du fond. (4) En patois : bouche.

(5) Prénom polonais équivalent de Jean.

(6) Vite, vite ! A ce train-là, on va arriver après la fin du travail et moi, on m'attend pour tirer des coups de mine. (8) Pièce de vêtement aujourd'hui abandonnée. Le mineur (7) Casse-croûte et bidon.

porte maintenant le bleu classique et place son « briquet » dans sa musette.

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ment là que se limitaient ses ambitions. Le porion ne changeait pas d'horaire comme nous, qui étions une semaine du matin, une semaine de l'après-midi. Le porion du matin était en quelque sorte d'un échelon supérieur. Le nôtre, Fontaine, était un « sacqueux » et un gueulard.

Pis encore le maître-porion, qui prononçait habile avec je ne sais combien de b. Nous nous amusions à l'imiter en regagnant l'accrochage après le poste : « Habbbile, habbbile », scandions-nous en choeur. « Din sin lit à s'femme y n'dot savoir

dire que cha (1) », m'avait confié un galibot.

Un jour qu'il avait « manqué à vides » (2) pres- se tout le poste, voici que le chef-porion débouche de la voie en hurlant : cette taille qui d'ordinaire produisait cent à cent-dix berlines de charbon n'en avait produit que trente-cinq et nous étions déjà « après briquet ». Il monta dans la taille, où le bruit des marteaux-piqueurs couvrit instant sa voix. « Habile du carbon ! »

« Habile du carbon ! (3) » beuglait-il à l'adresse du chargeur. Cet homme qui, au jour, était des pl us paisibles — il était vice-président de la societé de gymnastique L'Avenir de Bruay ; excel- lent coulonneux, il soignait ses pigeons avec le soin et la patience d'un sage — devenait mécon- naissable quand il était au fond. Il lançait sa barette (4) dans tous les sens, mordait son béguin (5).

Une autre fois — que s'était-il donc passé encore ce jour-là ? toujours est-il que le moteur à (1) Au lit, à sa femme, ne doit savoir dire que ça.

(2) Manqué de berlines vides.

(3) Vite, du charbon ! Chapeau de protection en cuir.

(5) Petite coiffure de toile.

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couloir était en panne — il s'était agenouillé à l'en- trée de la taille, poussant de gros sanglots, laissant échapper des « habile dont », « habile dont », puis, la rage le reprenant, il frappait de toutes ses forces avec sa crochette (1) sur la colonne des tuyaux d'air comprimé. « Si yavo des carriaux d'vites, criait-il à l'ajusteur, j'démoliro tout (2). » L'ajusteur impassible continuait à réparer, s'écar- tant le plus possible de la trajectoire des postil- lons du chef-porion. Pour moi, ce forcené me plon- geait dans la terreur ; je me faisais le plus petit possible. Précaution inutile : il ne voyait personne.

En 1924, la mécanisation des houillères n'en était qu'à ses débuts. La machine d'extraction de la fosse 4 de Bruay fonctionnait encore à la vapeur, les cordes étaient de chanvre. Au fond, dans les galeries principales, on ne connaissait que la traction animale, tandis que dans les voies secondaires, plus difficiles d'accès, les chevaux étaient remplacés par des « rouleurs ». C'était la fonction à laquelle on m'avait destiné.

Dans de telles conditions d'exploitation, les résultats dépendaient du bon fonctionnement de l'ensemble. Un simple « manque à vide » en un point déterminé pouvait compromettre la pro- duction du poste entier. Chacun des rouages de ce système compliqué devait remplir sa fonction en parfaite coordination.

Mais moi, ce vendredi-là, j'ignorais encore tout de cette situation et les « habile », « habile » du

(1) Genre de piolet.

(2) S'il y avait des vitres, je démolirais tout.

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boute-feu qui me précédait dans les galeries me semblaient un excès de zèle pour le moins déplacé.

Quand même, pour aller plus vite, j'abandonnai le bas-côté de la galerie et m'engageai au milieu des rails de roulage. Je sautai de traverses en tra- verses et bientôt me trouvai à la hauteur de mon guide. Il parut satisfait et me demanda :

C'est ton premier jour ?

Et comme je lui disais que oui, il s'étonna : Un vendredi ! La mère pouvait pas attendre a lundi ?

Fier de moi, je lui expliquai que depuis huit Jours je m'étais occupé seul de mon embauche, que seul j'étais allé aux grands bureaux, à la visite, chez l'ingénieur. Car je voulais descendre au fond le jour même de mes treize ans.

Pour lui prouver que j'étais un débrouillard, je le mis au courant de ma tentative de l'année pré- cédente : j'avais convaincu ma mère qu'une année de plus ou de moins à l'école n'y change- rait rien et que, pour être mineur, point n'était besoin du certificat d'études.

J'ai eu beaucoup de mal à la convaincre. Elle voulait me renvoyer un an à l'école.

— Ta mère avait raison, trancha le boute-feu, t 'aurais dû y aller. T'es incore pu p'tit que les arrou que té va pousser (1).

Et sentencieusement il ajouta :

— Bah ! un vendredi, cha n'durera pas toudi ! (2).

. Je ne croyais rien à ces sornettes et pourtant je ressentis comme un pincement au coeur : s'il

Tu es plus petit que les berlines que tu vas pousser.

Expression populaire qui signifie que les entreprises com mencées un vendredi ne durent pas toujours.

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allait avoir raison ! allai-je me révéler incapable d'être mineur, de la même façon que je n'avais pu devenir garçon boucher ? Je lui en voulus et m'efforçai de ne plus y penser.

— A l'école, continua-t-il, j'étais toujours le premier. Je voulais être géomètre. Mon père est mort. Je suis descendu au fond pour pouvoir mettre la maison à mon nom, éviter ainsi à ma mère, à mes frères et à mes sœurs d'être jetés à la rue... Ah ! si mon père n'était pas mort, j'aurais pu continuer l'école... !

Nous avions quitté maintenant « l'voué de bidet » (1), descendu un treuil et déjà parvenait à mes oreilles le concert des marteaux-piqueurs de la taille au pied de laquelle je devais rouler avec Yaneck, qui avait atteint ses seize ans et qui devait passer chargeur le lendemain après m'avoir initié.

Le parcours à effectuer — du pied de la taille à la tête d'un autre plan incliné — n'était pas long. Mais la voie était en mauvais état ; des bois de soutènement étaient cassés et, à ces passages, les wagonnets frottaient soit au toit soit sur les côtés. Ce n'était pas tout : dans mes attributions figurait aussi le rôle de « porteur de feu ». Quand les lampes de réserve étaient trop vite utilisées

— ce qui arrivait presque tous les jours — c'est pendant le briquet que je devais aller les renou- veler à l'accrochage. Mon coéquipier, qui avait une grande habitude du roulage, me mit rapide- ment au courant ; il m'expliqua comment éviter les frottements : tantôt il fallait passer à toute vitesse, tantôt « constraindre » le wagonnet dans les courbes ou les passages étroits.

(1) Voie centrale où le cheval peut passer.

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A dix heures du soir, quand nous remontâmes a la surface, je connaissais le sens de l'expression

« ne plus avoir ni bras ni jambes ». Arrivé à la maison, je fus incapable de me laver tout seul.

J' étais « blanc et noir, comme une lettre de faire- Part », m'a raconté ma sœur. Ma mère, agenouillée devant le chaudron d'eau chaude, les mains Peines de savon vert, retrouva les gestes qu'elle accomplissait lorsque j'étais tout enfant et dont e lle avait perdu l'habitude.

Il était impossible au mineur de ne pas consi- dérer les compagnies minières et leurs représen- tants directs, du porion à l'ingénieur, maîtres de son salaire, comme ses pires ennemis ; plus encore que les éléments naturels, éboulements, inondations, grisou, ils semblaient ligués contre Pourtant, dans aucune autre branche de l'écono- La solidarité entre mineurs est légendaire ; mie, les rapports entre ouvriers et exploitants n'étaient plus tendus. La façon dont est établi le salaire du mineur à l'origine de toutes les grèves revendicatives du fond. Le « prix à la tâche » dans les diverses industries, quelles que soient les méthodes pra- quees, est fixé pour une longue période : il est Proportionnel à la tâche accomplie par l'ouvrier. Rien de tel dans les mines. Il existait d'abord un salaire minimum, garanti par la compagnie.

A l'époque où je suis descendu, il était de fr 52. Quant au « prix à la tâche », il variait selon les chantiers. Le prix de la berline de charbon servait d'unité de tâche : il était fixé, sur chaque chantier, par un accord entre le chef

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de taille et le chef porion, sous le contrôle de l'in- génieur de la fosse.

On comprend que, dans un système de paie- ment comme celui qui était imposé, les prix à la tâche ne pouvaient rester bien longtemps les mêmes. En effet, si l'équipe réalisait trop facile- ment aux yeux de l'ingénieur les normes établies, immédiatement les prix étaient diminués.

Ce n'était pas seulement la composition des équipes qui était à l'origine de l'inégalité des salaires, mais surtout les conditions du travail : dans la mine, le rendement local varie d'une taille à l'autre, et même, dans le cadre d'une seule taille, selon la nature du terrain découvert au fur et à mesure de la progression. Un jour, il était possible à une équipe de bons abatteurs de pro- duire trente berlines ; le lendemain, au même endroit, les mêmes abatteurs ne pouvaient plus ramener que vingt berlines au prix d'efforts décu- plés. A la sortie, le « prix à la tâche » était remis en question. Il fallait se battre à nouveau. A l'époque dont je parle, le conflit était permanent et la haine exacerbée entre mineurs d'une part, porions, chefs porions et ingénieurs de l'autre.

Pourtant l'année 1924 se situait dans une période encore relativement calme. Les difficul- tés commerciales des années précédentes s'atté- nuaient. La consommation française de charbon, qui était de 60 millions de tonnes en 1922, avait atteint 68 millions en 1923. Le prix de la tonne, de 75 fr 01 en 1922, de 76 fr 83 en 1923, devait passer à 82 fr 31 en 1924. Il ne devait dépasser les cent francs — exactement 105 fr 81 — qu'en 1926, en raison des facilités d'écoulement provo- quées par la grande grève des mineurs anglais.

Parallèlement — le lecteur comprendra la rai-

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son de ces précisions chiffrées — le salaire jour- nalier devait passer de 17 fr 52 à la fin de 1922, à 20 fr 10 à la fin de 1923, 23 fr 20 en 1924, pour atteindre 29 francs en 1926. Mais ces augmenta- tions ne firent pas longtemps illusion, le coût de la vie augmentant de son côté dans des propor- tions considérables.

Ces décalages d'échelles allaient contribuer à ouvrir les yeux des mineurs sur l'exploitation dont il s étaient les victimes. Durant l'année 1926, le Prix de la tonne de charbon s'élève dans des pro- portions telles que le coût de la main d'œuvre dans le prix de vente à la tonne s'abaisse de 45,5 %. La situation matérielle des hommes du fond reste aussi misérable. Les revendications deviennent politiques. Les luttes quotidiennes pour un ou deux sous de plus à la berline, le cli- une jeune conscience. d'enfer dans lequel elles se déroulent, forgent Un petit fait illustrera mon état d'esprit à cette Poque. Un porion de la fosse où je travaillais habitait la première maison de notre coron, rue des Alpes. Il était coulonneux lui aussi. Nous l'étions tous dans la région. J'aimais les pigeons, je m' en occupais avec amour. Un jour, je trou- un pigeon étranger parmi les nôtres. L'exa- mi nant la marque d'un tampon portant l'adresse du plus près, je reconnus sous son aile po rion. Je décidai de le garder : « C'est au porion, me disais-je : un exploiteur, un ennemi. » Je ne Pensais pas que les règles de l'honnêteté lui fus- sent applicables. Ce fut mon père qui dut rappor- ter le pigeon.

A la maison, on parlait peu politique, on parlait surtout syndicat ; dans l'entourage de ma famille, on était socialiste ; des oncles nous rendaient

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visite quand des congrès avaient lieu à Lens ou à Bruay. L'un d'eux, militant actif, avait été licen- cié des mines pour ses opinions : il travaillait dans une tuilerie, dans un village du Pas-de-Calais.

Un jour, je l'interrogeai :

— Mais les communistes, qu'est-ce que c'est ?

— Ce sont des gens qui sont plus rouges que les socialistes, me répondit-il.

Dès cet instant, sans rien connaître du pro- gramme ni de l'action des uns et des autres, j'avais choisi « les plus rouges ».

Ma mère n'était pas guérie de sa bougeotte.

Elle avait pourtant de quoi s'occuper avec trois enfants, dont deux travaillaient à la mine. Ce n'était pas suffisant : elle vendait maintenant Le Réveil du Nord. Tous les matins, elle allait cher- cher son paquet de journaux en gare de Bruay ; son secteur couvrait le village d'Haillicourt. Elle rentrait vers les trois ou quatre heures après avoir parcouru, à pied bien entendu, une ving- taine de kilomètres.

En 1924, nous quittâmes Bruay pour la fosse 4 des mines de Lens. Ici le climat était tout diffé- rent. Les mines de Lens avaient été complète- ment détruites par la guerre ; certains puits n'avaient pas été exploités depuis 1915. Le puits où nous arrivions en était encore au stade de la remise en marche. Les bureaux, la lampisterie étaient logés dans des baraquements, le cheva- lement était en bois et nous descendions au fond quatre par quatre dans des cages de fortune. Le charbon extrait était remonté et trié à la fosse 1.

Cette morne existence aurait pu se poursuivre

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longtemps encore si, en 1925, ma mère n'avait vu les choses en grand ; elle en avait assez des Petits déménagements d'une compagnie à l'autre ; cette fois nous quittions « définitivement » le Pas-de-Calais pour Paris, où nous avaient évi- demment précédés ma grand-mère, et quelques oncles et tantes. L'aventure de Saint-Servan se renouvelait. Un an plus tard, tout le monde rega- gnait Lens.

Sauf moi. La seule idée de retourner au fond m' empêchait de dormir. Ma mère se laissa convaincre. Je pris une chambre à l'hôtel et déci- dai de me débrouiller tout seul, ne doutant pas que d'avoir commencé au fond un vendredi me Porterait chance et que la prédiction du boute-

feu à mes débuts s'accomplirait.

Les premiers temps ne furent pas faciles. En usine, je gagnai 134 francs par semaine. Ma chambre me coûtait 30 francs. A midi, je mangeais au restaurant, le repas me revenait à 5 francs soit 35 francs par semaine. Le soir, j'achetais un mor- ceau de pain, du cervelas ou du boudin et un quart de vin rouge ; avec le café et le pain du matin, mes achats s'élevaient à 2 fr 50, soit chambre et ma nourriture. Il me restait donc 17 fr 50 par semaine. Au total, 82 fr 50 pour ma ans les 50 francs pour m'habiller et me dis- traire.

Un jour d'août 1927, à la sortie de la S. E.V. (1) où je travaillais, des compagnons d'atelier m'in- vitèrent à une réunion chez l'un d'eux, qui habi- de la Convention, à cinq minutes de l' Usine. Une manifestation devait avoir lieu le (1). Société d'Équipement des Véhicules, à la Porte de Versailles.

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soir même pour protester contre l'exécution par les Américains de Sacco et de Vanzetti. On com- mentait l'édition spéciale de L'Humanité, sur la lar- geur de laquelle s'étalait en lettres d'affiche le mot

« ASSASSINS ». Ce journal appelait les travail- leurs parisiens à manifester : « Tous ce soir sur les boulevards », c'était le mot d'ordre.

Mes nouveaux camarades connaissaient les détails de la mort atroce des deux syndicalistes sur la chaise électrique. Accusés d'un crime com- mis plusieurs années auparavant, ils avaient, tout au long d'une interminable procédure, protesté de leur innocence et rien n'avait pu être retenu contre eux. J'étais révolté.

Quand nous arrivâmes sur le boulevard de Strasbourg, la bataille était déjà engagée entre les manifestants et la police. Malgré les charges à cheval, les barrages avaient été rompus. « A la gare de l'Est ! A la gare de l'Est ! » criait-on autour de moi. Et nous foncions sur le service d'ordre, arrachant les grilles des arbres dont nous nous servions comme projectiles. Près du métro Château-d'Eau, la vitrine d'un bottier avait été brisée : des dizaines de paires de chaussures étaient dispersées sur le trottoir. Personne n'y touchait. J'étais content.

Il était minuit passé quand je regagnai mon hôtel. J'avais perdu mes camarades de l'usine. Il y avait eu, ce soir-là, beaucoup de manifestants arrêtés. Parmi eux, mon ami de la rue de la Convention qui travaillait à mes côtés. Le lende- main, il fut relâché. Nous le revîmes cinq minutes dans l'après-midi, encadré par deux contre- maîtres ; il venait reprendre ses outils. Il était licencié.

J'avoue qu'à cette époque j'admettais la réac-

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tion de la police ; j'admettais aussi que les mani- festants arrêtés fussent poursuivis en justice.

Après tout, c'était le jeu. Mais le licenciement de mon camarade me mettait hors de moi : de quel droit un patron pouvait-il prendre une sanc- tion contre un ouvrier pour un acte qui ne regar-

dait ni l'usine ni lui-même ?

Le soir même, j'adhérai au parti communiste.

Mon adhésion au communisme aura eu en fin de compte trois motifs : une définition du com- munisme donnée par un militant socialiste ; exécution par les Américains de Sacco et de anzetti ; enfin, ma première constatation de l'ar- bitraire patronal. Paradoxalement, ce sont les Socialistes, les Américains et les patrons qui m' ont ouvert les portes du parti communiste.

Mes premiers rapports avec mes camarades du Parti furent décevants. Je ne me trouvais rien de commun avec eux : leur sectarisme, leur into- lé rance me surprenaient. Mais ce qui me déplai- sait le plus, c'était leur grossièreté : la plupart buvaient. C'était l'époque où nos adversaires baient : « Tous les communistes ne sont pas des ivrognes, mais tous les ivrognes sont com- unistes. » Dans ma cellule, c'était vrai.

Les sujets dont nous débattions étaient bien différents de ceux qui nous préoccupaient à la mine. Là-bas on parlait surtout des salaires, de la sécurité, des caisses de secours, du logement. Ici, on ne débattait que des « grands problèmes lnternationaux ». Pourtant les discussions sur la Russie me pas- sionnaient : là, le peuple avait pris le pouvoir ; les patrons, les capitalistes avaient été chassés.

En France, les communistes allaient accomplir la même révolution. Voilà qui m'enthousiasmait

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Ce livre est le récit d'une expérience : un jeune mineur, venu des corons du Pas-de-Calais, s'inscrit au parti communiste au soir même de la manifes- tation du peuple de Paris contre l'exécution par les Américains des syndicalistes Sacco et Vanzetti.

C'est en militant, en partisan qu'il va participer aux journées historiques de février 34, aux grandes grèves de 36, à la guerre d'Espagne dans les Bri- gades internationales, à la Résistance, avant même que n'éclate la guerre entre l'U.R.S.S. et l'Alle- magne, à la Libération; puis, en fonctionnaire du parti, aux avatars du monde communiste qui pré- cédèrent la mort de Staline. Peu à peu, l'analyse des événements, la connaissance des mobiles secrets vont lui faire perdre bien des illusions sur la pureté politique, l'infaillibilité soviétique, l'avenir de la Révolution. Si bien qu'un jour il rompra avec ses maîtres qui ne le lui ont pas encore pardonné.

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