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Edward Hopper, ou l'Annonciation suspendue

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Academic year: 2021

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Submitted on 1 Feb 2014

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Edward Hopper, ou l’Annonciation suspendue

Olivier Rey

To cite this version:

Olivier Rey. Edward Hopper, ou l’Annonciation suspendue. Conférence, 2013, 36, pp.311-357. �halshs-00940568�

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Revue Conférence, n°36, printemps 2013, p. 311-357.

Edward Hopper, ou l’Annonciation suspendue

Olivier REY

Oui, ce sont là des Annonciations sans théologie ni promesse, mais non sans un reste d’espérance.

Yves BONNEFOY1

Les peintures d’Edward Hopper se reconnaissent au premier coup d’œil à l’atmosphère particulière qui en émane. Quelques mots reviennent sans cesse, lorsqu’il s’agit de décrire cette atmosphère : silence, vacuité, solitude, immobilité, inquiétante étrangeté du réel. De tels caractères peuvent, naturellement, être rapportés à la personnalité du peintre – homme de peu de mots, et sujet aux humeurs dépressives. La question essentielle, toutefois, est ailleurs : au-delà du simple choix des sujets, par quels moyens picturaux l’impression de silence, de vacuité, de solitude est-elle engendrée ? Il y a, immédiatement perceptible, la pauvreté en détails au sein de scènes banales appréhendées, de prime abord, comme réalistes – une pauvreté si accusée que le regard ne trouve, sur la toile, aucun endroit familier où se reposer. Par rapport à ce qu’il avait pu observer du monde, et relever dans ses dessins, Hopper « oblitérait » énormément dans son atelier, éliminant impitoyablement de son travail tout ce qui ne faisait « pas partie de ce qui concernait le plus [sa] vision2

». Autre anomalie troublante : le conflit entre une perspective géométrique affirmée et l’absence quasi complète de perspective aérienne. Chez Hopper, la netteté des contours et les contrastes ne varient pas avec la distance, les couleurs ne s’estompent ni ne se refroidissent, les rares détails ne diminuent pas en précision avec l’éloignement. La tension entre la profondeur suggérée par la géométrie, et la planéité suggérée par le traitement de surfaces, rend malaisé au spectateur d’« entrer » dans le tableau. À cela s’ajoute que la perspective géométrique, affirmée comme elle l’est, est tenue pour rigoureuse, alors qu’une analyse précise révèle que tel n’est pas le cas. La difficulté du spectateur à se situer par rapport à ce qu’il voit, et à y participer, s’en trouve encore accentuée3. Le silence, la vacuité, la solitude, l’immobilité ou l’inquiétante étrangeté ne tiennent pas seulement à ce qui est représenté, mais aussi à la désorientation

1

« Edward Hopper : la photosynthèse de l’Être », in Dessin, Couleur et Lumière, Mercure de France, 1995, p. 245.

2 Lettre à Charles H. Sawyer, 29 octobre 1939.

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savamment calculée du spectateur, qui s’éprouve d’autant plus séparé d’une scène qu’il croyait tout d’abord s’y reconnaître sans peine. Toutefois, c’est une autre particularité de la peinture de Hopper, non relevée jusqu’ici, et susceptible d’expliquer, pour partie, les impressions singulières que cette peinture fait éprouver, que nous désirons ici explorer.

L’artiste et critique d’art Brian O’Doherty remarque, dans les pages qu’il a consacrées à Hopper, que les œuvres de celui-ci « postulent une familiarité de reconnaissance qu’elles finissent par décevoir. Souvent, il faut définir négativement son travail, jusqu’à ce qu’un aspect positif force son chemin4

». O’Doherty relève, également, la sensation de déjà vu qui se dégage de ces peintures, sensation d’autant plus insinuante qu’on ne sait dans quel événement passé elle peut trouver son origine. De fait, il y a bien du déjà vu, soigneusement ménagé, dans les toiles de Hopper. Cependant, au lieu de chercher les origines de cette sensation dans les tréfonds de l’inconscient, comme il nous est souvent proposé de le faire, il nous paraît plus judicieux d’interroger notre mémoire visuelle. Quand on l’interrogeait sur la signification de son travail, Hopper éludait. À ceux qui le pressaient de s’expliquer, il répondit un jour : « The whole answer is there on the canvas. I don’t know how I could

explain it any further. » Tout est là, en effet, sous nos yeux ! Dans une combinaison singulière, à la fois simple et déroutante, d’indices contradictoires – d’où résulte ce qu’on appelle, dans le jargon contemporain, un conflit cognitif. Pour nombre de ses peintures, la tension majeure trouve ainsi son origine dans, d’une part, la reprise de quelques modèles archétypiques de la peinture occidentale, d’autre part le décalage d’avec ces modèles, qui vient en entraver la perception consciente. Des formes sont reprises, qui entraînent la « familiarité de reconnaissance » ; mais ces formes se trouvent transposées en des lieux si banals, modernes, prosaïques, que l’interprétation sémantique spontanée de l’œuvre vient entraver la reconnaissance formelle, cantonnée de ce fait à la sensation flottante de déjà vu. De plus, le modèle n’est pas repris tel quel : il subit des modifications – et, en particulier, selon le grand principe hopperien, des soustractions –, qui à la fois le rendent plus difficile à identifier et, en vertu d’une certaine reconnaissance qui persiste malgré tout, contribuent à créer l’impression de manque, de vide, de solitude, de silence qui se dégage de la toile.

Un des modèles picturaux archétypiques les plus sensibles dans la peinture de Hopper est celui de l’Annonciation, telle que celle-ci a pu se trouver représentée ou évoquée dans la peinture européenne à partir du Quattrocento. Le choix d’un point de départ, pour étayer cette assertion de façon aussi concise et convaincante que possible, est délicat, dans la mesure où la thèse ne résulte pas d’une argumentation linéaire, mais émerge de multiples rapprochements qui, en s’additionnant, doivent selon nous la justifier.

Commençons par examiner un tableau intitulé Two on the Aisle (ill. 3) datant de 1927 (à cette époque, quoique déjà âgé de quarante-cinq ans, Hopper était encore au seuil de la

4 Brian O’Doherty, « Edward Hopper’s voice », in American Masters: The Voice and the Myth, New York,

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reconnaissance qui lui sera bientôt accordée). Il nous paraît pertinent, pour comprendre la façon dont cette toile a été conçue, de la comparer à la manière dont Fra (ou Beato) Angelico a peint l’Annonciation – plus précisément les Annonciations dites de Cortone (ill. 1) et du Prado (ill. 2)5

. Certains parallèles sont susceptibles d’être établis. La femme seule, à droite du tableau de Hopper, est assise comme l’est Marie chez Angelico ; elle porte, comme elle, une robe rouge et un manteau bleu – couleurs reprises dans les frontières qui séparent l’espace où elle se tient de la salle : bleu du rebord de la baignoire, rouge de la moquette du couloir et de la tenture supérieure qui, de plus, reprend sous forme inversée la forme des arcatures qui surplombent la Vierge chez Angelico. Par ailleurs, cette femme seule lit, comme Marie lisait quand l’archange est apparu. La baignoire de théâtre où elle se trouve placée la sépare de la salle de la même façon que l’architecture à colonnes, chez Angelico, sépare Marie de l’espace extérieur – ici parterre d’herbe et de fleurs, là parterre de théâtre. Les deux personnages isolés, en train de s’installer, font quant à eux pendant aux figures d’Adam et Ève qui en haut à gauche, dans les Annonciations d’Angelico, sont chassés de l’Éden. Dans la fosse d’orchestre vide, comme dans le rideau baissé du théâtre (d’une couleur qui n’est pas rappeler celle du ciel dans le coin supérieur gauche des peintures d’Angelico), on peut voir un signe de cet exil. Il est vrai que les musiciens arriveront, que le rideau se lèvera et que le spectacle aura bien lieu : mais nous sommes dans un théâtre, un lieu de divertissement où l’humanité déchue va se nourrir, le temps d’une représentation, d’illusions, de succédanés (les deux personnages se déshabillent partiellement, comme nostalgique du temps où l’homme et la femme pouvaient aller nus, et la femme s’apprête à s’asseoir sur son manteau, vert comme l’herbe du jardin perdu). Par rapport à la peinture d’Angelico, tout élément surnaturel est effacé : la figure de Dieu le Père a disparu, de même que la colombe du Saint-Esprit et Gabriel. Pourtant, comme dans l’Annonciation du Prado (que Hopper avait pu contempler lors de son passage à Madrid, en 1910), une diagonale lumineuse vient se poser sur la tête de la femme. Quant à l’archange absent, sa place est néanmoins marquée : dans la seconde baignoire, vide, séparée de celle où se tient la femme assise par un contrefort qui sépare les espaces tout en les laissant communiquer. Et sur la paroi qui se dresse derrière la seconde baignoire, presque face à la femme absorbée dans sa lecture, et de façon d’autant plus significative que chez Hopper les surfaces sont généralement traitées de façon assez uniforme, on devine le motif de la croix. Sur ce seul exemple, le rapprochement entre Angelico et Hopper peut paraître forcé, invraisemblable, un jeu de l’esprit. S’il est loin de « sauter aux yeux », c’est qu’il ne repose pas sur un parallèle global, une matrice de transposition unique, mais sur une mise en relation élément par élément, pour des raisons disparates : ici la disposition, là des couleurs, ailleurs des formes ou des motifs extra-picturaux. Les proportions générales ne correspondent pas :

5 Angelico a peint une troisième Annonciation, conservée à San Giovanni Valdarno, sans compter les fresques et

les deux cas où l’Annonciation est incluse dans une œuvre plus vaste. Pour des raisons iconographiques, l’attribution à Angelico de l’Annonciation du Prado (peinte initialement pour le couvent San Domenico de Fiesole) peut être discutée, mais cela est sans importance pour le présent propos.

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4

1. FRA ANGELICO, Annonciation, 1433-34

Tempera sur panneau, 175×180 cm, Musée diocésain de Cortone

2. FRA ANGELICO, Annonciation, avant 1435

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3. Two on the Aisle, 1927

Huile sur toile, 102×122 cm, Toledo Museum of Art (Ohio)

4. New York Movie, 1939

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deux spectateurs qui prennent place dans la salle sont beaucoup plus importants, presque centraux, et c’est d’après eux que le tableau est nommé – fait auquel il faut attacher de l’importance car Hopper choisissait très méticuleusement ses titres qui font partie intégrante de l’œuvre. Ici, le titre qui désigne formellement les deux personnages du parterre les marginalise aussi sémantiquement : on the aisle, en anglais, signifie en effet « bas côté », « côté couloir » ; référence aux places latérales, en extrémité de travée, où les deux personnages vont s’asseoir, mais allusion également, peut-être, au fait que ceux-ci se trouvent « mis de côté » – comme Adam et Ève ont été écartés de l’Éden6

.

Même si Hopper était un pondering man, un homme qui méditait longuement ses œuvres avant de se mettre au travail, ce qui rend les coïncidences fortuites peu probables, le parallèle que nous avons essayé d’établir entre Two on the Aisle et les Annonciations d’Angelico reste douteux. Il perd de son arbitraire quand, au lieu de s’appliquer à cette seule peinture, il en concerne plusieurs. Considérons une des toiles les plus remarquables de Hopper, New York Movie (ill. 4), peinte en 1939, soit douze ans après Two on the Aisle. Le dispositif général est comparable7

. Nous sommes cette fois dans un cinéma, avec deux espaces encore plus nettement séparés que dans Two on the Aisle. À gauche, à nouveau, nous devinons deux personnages isolés, un homme et une femme, assis sur des sièges latéraux. À droite l’ouvreuse, dans une pose méditative, vêtue de bleu avec des traces de rouge, debout sur une moquette à ramages qui rappelle le sol marbré de la maison de Marie chez Angelico. Quant aux rideaux rouges entrouverts qui encadrent l’escalier, ils évoquent ceux qui sont placés devant la chambre de la Vierge, à l’arrière-plan, dans l’Annonciation de Cortone. Ajoutons à cela le motif trinitaire, repris dans cette même Annonciation par les deux arcatures trilobées de la maison de Marie (les trois arcs, dans le plan parallèle au tableau, sont bien visibles sur le mur), et également doublement présent chez Hopper : dans la salle, sous la forme des trois plafonniers rougeâtres, au-dessus de l’ouvreuse par l’applique à trois lampes, de même couleur8

. O’Doherty disait, on s’en souvient, que les œuvres de Hopper postulent une familiarité de reconnaissance, qu’elles finissent par décevoir. Il semblerait qu’une certaine prégnance, dans le regard, des grands modèles de la peinture du Quattrocento soit à même d’expliquer, dans les deux tableaux que nous venons d’évoquer, cette double impression. La reprise d’une structure, présente dans nombre de représentations de

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Le tableau est parfois appelé, en français, Deux personnages au parterre, ce qui est une traduction inexacte. À moins qu’on entende « parterre » comme « par terre », « tombés », « déchus » – mais alors, ce qui n’est que connoté dans on the aisle devient trop explicite.

7

Nous pourrions aussi nous référer, ici, à une œuvre comme Hotel Lobby (1943, huile sur toile, 82×103 cm, Indianapolis Museum of Art).

8 On ne saurait considérer de tels éléments comme anecdotiques. New York Movie est un tableau médité dans ses

moindres détails : le Whitney Museum conserve pas moins de 52 feuilles d’études préparatoires pour cette seule peinture, en vue de laquelle Hopper avait effectué des dessins dans quatre salles de cinéma différentes. (Voir Carol Troyen, « Hopper’s Women », in Carol Troyen et al., Edward Hopper, London, Thames & Hudson, 2007.)

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l’Annonciation, suffit à engendrer une forme de familiarité. Mais sitôt que celle-ci serait susceptible de se cristalliser, des éléments s’interposent qui, au sein de ce que l’on était prêt à reconnaître, accusent les différences. Les lieux sont résolument profanes. Gabriel est absent. À la place de l’inouï, du « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi » prononcé par l’archange, l’ouvreuse n’entend que la rumeur en provenance de la salle, la bande sonore d’un film qui se répète de séance en séance. Dans les Annonciations, la colonne centrale est un symbole du Christ, préfigurant son Incarnation – ou plutôt, la manifestant, car c’est le fiat de Marie qui rend l’Incarnation aussitôt effective9

. Chez Fra Angelico, la colonne entre Gabriel et Marie est fine, élancée, et très loin d'empêcher la communication entre les deux espaces : les paroles échangées, écrites en lettre d'or, passent, non pas derrière, mais à travers elle (ce sont celles qu'on trouve dans l'Évangile de Luc, représenté en bas-relief au sommet de la colonne, tenant un phylactère). Chez Hopper, la colonne vaguement salomonique est massive, de mauvais goût en ces lieux, et ne soutient rien, puisque ce rôle est dévolu à l'énorme mur, monstre d'opacité, qu'elle ne fait que flanquer et « décorer ».

À l’ambiguïté créée par la reprise d’un schème d’Annonciation que, par ailleurs, certains éléments viennent démentir, s’ajoute une autre équivoque, permanente chez Hopper. D’un côté, la présence sous-jacente d’archétypes d’essence religieuse, même lorsqu’ils restent non identifiés, se laisse pressentir, interdisant de recevoir les tableaux de Hopper comme de simples scènes de genre. Comme l’écrit Yves Bonnefoy, la raison d’être de ces œuvres « est moins d’énumérer les diverses formes sociales d’une déréliction essentielle qu’une recherche au-delà, et peut-être même une découverte. […] Cette peinture à l’évidence métaphysique est aussi, et surtout, une expérience mystique10

». New York Movie justifie entièrement un tel jugement. Au thème de l’Annonciation se superpose, ici, le thème platonicien de la caverne : dans la salle, les spectateurs se repaissent d’images inconsistantes, de simulacres de simulacres, tandis que, à droite, derrière les rideaux, l’escalier indique une issue, une libération possibles. Mais à peine s’est-on dit cela, que le prosaïsme de la scène fait retour : l’escalier ne conduit pas vers les Idées, ou la Rédemption, mais vers le trottoir d’une rue et la banalité du quotidien. L’ouvreuse absorbée dans ses pensées n’est pas une femme en attente de Dieu, mais une personne qui s’ennuie et qui, juchée sur des chaussures à talons et lanières très peu mariales, attend la fin de son service pour vaquer à ses occupations. Hopper, ou les ambiguïtés. Il semblerait qu’il ne cesse de nous interroger. L’Annonciation, l’Incarnation : n’était-ce qu’un rêve, que la modernité sécularisée et son rapport au réel sont venus dissiper, et dont il ne demeure, en nous, que quelques vestiges hors d’usage ? Ou bien, au contraire, la modernité n’est-elle qu’un masque posé sur les choses, un réalisme qui empêche d’accéder au réel ?

9

Le succès de la colonne comme motif christique doit beaucoup à la pensée analogique : la parole du Christ porte l’Église (comme communauté des fidèles et institution) de la même façon que la colonne porte l’église (comme édifice architectural).

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Hopper a des années durant gagné sa vie en tant qu’illustrateur de magazines. Dans ce contexte, il devait représenter des gens heureux de vivre, des couples harmonieux, les joies de la consommation. À plusieurs reprises dans son œuvre de peintre, il a repris le type de scènes qu’on trouve dans ses illustrations, mais dans un esprit radicalement différent : comme si sa peinture révélait la vérité cachée derrière l’illusion publicitaire, la conspiration générale à faire passer la vie moderne pour épanouie, exaltante, comblée. La question, toutefois, que nous adresse la peinture de Hopper tout en la laissant en suspens, est la suivante : le vide de l’existence humaine est-il intrinsèque, sans remède ? Est-on condamné à le subir ou à chercher, avec plus ou moins de succès, à s’oublier dans le divertissement ? Ou bien, est-ce le divertissement qui, dans son hypertrophie moderne, finit par creuser ce vide, en détournant de ce qui serait véritablement à même de le combler ? Dieu n’était-il qu’une illusion, qui s’est évaporée, ou bien est-il toujours présent, sous nos yeux même, qui, simplement, ne savent plus le voir ?

Room in Brooklyn (ill. 5) est peut-être l’un des tableaux qui posent ces questions avec le plus d’acuité. Comme toujours chez Hopper, les éléments sur la toile sont très peu nombreux. Une femme vêtue de bleu, vue de dos, est assise face à une fenêtre, la tête penchée, dans une attitude qui laisse penser qu’elle est en train de lire. Derrière elle, une table recouverte d’une nappe rouge. À sa droite, un guéridon recouvert d’un napperon bleu, surmonté d’un vase blanc contenant un bouquet de fleurs d’un blanc rosé. À travers les vitres, on voit le toit parsemé de cheminées d’un bâtiment ocre, de l’autre côté de la rue, et le ciel bleu. La lumière, dont la source principale est la fenêtre de droite, dessine au sol un rectangle clair, jusqu’à la femme que cette lumière semble solliciter, sans parvenir à attirer son regard. Pourtant, la robe paraît légèrement se soulever dans cette direction, de même que le pan du napperon, comme si l’étoffe bleue était tentée de répondre à l’appel. Au sein de la construction du tableau, qui paraît respecter scrupuleusement les règles de la géométrie, trône une anomalie considérable : le guéridon et ce qu’il porte ne projettent pas d’ombre. Qu’est-ce à dire ? Il semble difficile de trouver un sens à cette étrangeté. Mais pensons, à nouveau, à rapprocher ce tableau de certaines peintures d’Annonciation – nous prendrons ici, à titre d’exemple, une œuvre de Carpaccio (ill. 6). En supposant que les deux œuvres aient un rapport : dans le tableau de Hopper la femme est vue de dos, depuis l’intérieur de l’appartement où elle se trouve, tandis que dans l’Annonciation de Carpaccio, conformément à la tradition, Marie est vue depuis l’extérieur de l’édifice où elle se tient. Le fait que chez Hopper la femme soit située non à droite, mais à gauche du tableau, s’en trouve justifié. Aux deux arcs qui surplombent la Vierge, dans la peinture de Carpaccio, correspondent les deux fenêtres parallèles à la rue, et à l’ouverture face à laquelle se présente Gabriel, et par laquelle entre le rayon envoyé du Ciel, répond la troisième fenêtre, latérale, exposée au soleil. Au rideau rouge qui donne accès à la chambre de la Vierge, et à l’étoffe de même couleur suspendue au mur, correspond la nappe rouge qui couvre la table, quant à la palissade crénelée entourant le jardin de la Vierge elle a son répondant dans le sommet de l’immeuble, hérissé de cheminées, de l’autre côté de la rue.

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5. Room in Brooklyn, 1932

Huile sur toile, 74×68 cm, Museum of Fine Arts, Boston

6. Vittore CARPACCIO, Annonciation, 1504

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Entre l’archange et Marie est placé, chez Carpaccio, un vase contenant une fleur – motif à peine moins courant que la colonne comme symbole de l’Incarnation. Le vase en effet, image de l’accueil, de la réceptivité, évoque le corps virginal et fécond de Marie, « vase d’élection » par excellence, qui donnera naissance au Christ-fleur11

. Les fleurs qu’il contient varient selon les peintures : lis, iris, rose, dans des teintes qui vont du blanc (de la pureté) au rouge (de l’incarnation), en passant par le rose12. Dans Room in Brooklyn, les fleurs dans le vase sont d’un blanc rosé. Soulignons que cette toile est la seule où Hopper ait fait figurer des fleurs, considérées par lui comme un motif pour « femmes peintres13

» : il fallait donc une raison impérieuse pour l’amener à peindre un bouquet. De par les analogies déjà évoquées, cette présence nous semble, sur le fond trinitaire des fenêtres et des croix que leurs montants et la barre horizontale qui les divisent dessinent14

, confirmer la reprise d’une symbolique de l’Annonciation. En ce qui concerne l’absence d’ombre projetée par le guéridon à trois pieds, le vase et le bouquet, deux interprétations sont alors possibles : ou bien cette absence témoigne du caractère illusoire de l’Incarnation, pure projection de la pensée de la femme absorbée dans sa lecture ; ou bien, elle témoigne du caractère surnaturel de l’Incarnation : celle-ci a bien eu lieu mais, quoique visible, tangible, quelque chose en elle relève de l’invisible. Il suffirait que la femme se tourne vers la lumière pour accéder à cet ordre de réalité. Mais elle continue de faire face à la rue, au toit horizontal qui barre l’horizon15.

11

Selon les mots attribués à saint Bernard : « La fleur [Jésus] a voulu naître d’une fleur [la Vierge] dans une fleur [Nazareth, selon l’étymologie donnée par St. Jérôme], au temps des fleurs [l’Annonciation a lieu au printemps]. » Albert le Grand écrit : « Le Christ-fleur (flos Christus) a fleuri dans la nativité, d’où ces paroles d’Isaïe (11, 1) : “Une fleur s’élèvera de sa racine.” Il a défleuri dans la Passion, quand il n’avait plus ni beauté ni éclat (Isaïe 53, 2). […] Il a refleuri à la Résurrection dans sa nature humaine, là même où il avait défleuri. D’où il est dit : “Ma chair a refleuri” (Ps. 28, 7) » (De laudibus beatæ Mariæ Virginis, livre XII, chap. 4). La comparaison de la Vierge à un vase où fleurit le Christ s’appuie aussi sur une exégèse chrétienne du passage de Jérémie (18, 1-6), où le Seigneur compare son action à l’égard d’Israël à celle du potier qui, lorsqu’un premier vase est manqué, en façonne un second qui est réussi : Ève serait le premier vase, Marie le second.

12 Dans un sermon sur la bienheureuse Vierge Marie, saint Bernard compare Marie à une rose sans épine et,

quant à la couleur : « Marie fut une rose blanche par la virginité, rouge par la charité ; blanche par la chair, rouge par l’esprit ; blanche par la pratique de la vertu, rouge par l’écrasement du vice ; blanche par la purification des passions, rouge par la mortification des appétits charnels ; blanche par l'amour de Dieu, rouge par sa compassion pour le prochain. » Chez Carpaccio, Gabriel tient à la main un lis blanc, et dans le vase pousse un lis rouge.

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Cité par Walter Wells, Silent theater: the art of Edward Hopper, London - New York, Phaidon, 2007, trad. fr. Richard Crevier, Un théâtre silencieux : l’art d’Edward Hopper, Paris, Phaidon, 2007, p. 106. Voir aussi Brian O’Doherty, « Edward Hopper’s voice », in American Masters…, op. cit.

14

La portion de ciel, limitée en bas par le toit de l’immeuble, en haut par les trois stores inégalement tirés, évoque quant à elle les trois croix, de Jésus et des deux larrons, sur le Golgotha.

15 Walter Wells (op. cit., p. 106) rapporte que Hopper a renoncé à représenter le pont de Brooklyn au loin,

comme il en avait d’abord l’intention, sa femme Jo déclarant à ce sujet que « détestant la surcharge, [il] avait omis le pont ». De fait, le motif du pont aurait souligné de façon trop insistante l’interrogation sur le lien qui unit, ou n’unit pas, la femme assise et le guéridon sans ombre.

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L’impression singulière de vide s’enracine dans une forme qui persiste mais qui n’est plus habitée, ni même reconnue.

Le thème de l’Annonciation se retrouve sous d’autres guises dans les tableaux de Hopper. Lors de ses séjours parisiens, au cours de la première décennie du XXesiècle, il avait pu contempler La Dentellière de Vermeer (ill. 7) au Louvre et, au vu de sa production future, on peut mesurer à quel point cette toile a dû retenir son attention. Pas moins de quatre œuvres en sont inspirées : deux gravures – Bay Window, réalisée dans les années 1915-1918, et East

Side Interior en 1922 –, et deux huiles, Girl at Sewing Machine et New York Interior, toutes deux de 1921.

L’influence de la figure de Marie dans la peinture de Vermeer, converti à vingt ans au catholicisme, n’est plus à démontrer. Plusieurs détails, dans La Dentellière, sont des références mariales. Ainsi, le fil blanc et le fil rouge qui s’échappent, au premier plan, de la boîte à ouvrage qui, avec son extérieur rembourré, fait aussi office de coussin de couture. Dans l’Évangile du Pseudo-Matthieu, remaniement au VIesiècle du Protévangile de Jacques et qu’on appelait, jadis, Livre de la naissance de la bienheureuse Vierge Marie et de l’enfance

du Sauveur, il est conté qu’après sa sortie du temple, Marie et cinq de ses compagnes furent employées à la confection des ornements du Temple et qu’un tirage au sort désigna Marie comme celle qui reçut la pourpre et l’écarlate, afin de tisser le voile du Temple. Elle est occupée à cette tâche quand un ange vient lui annoncer qu’elle a trouvé grâce devant Dieu, et qu’elle concevra et enfantera. L’association de Marie au voile du Temple n’est pas très fréquente dans les représentations de l’Annonciation, mais il en existe des exemples, en particulier dans la peinture vénitienne – ainsi dans la peinture de Carpaccio déjà examinée, avec l’étoffe pourpre suspendue au mur derrière Marie –, ou, à l’époque moderne, chez les préraphaélites16

. D’autre part, on peut voir dans le rideau rouge qui, dans beaucoup de peintures d’Annonciation (dont l’Annonciation de Cortone d’Angelico et, à nouveau, celle de Carpaccio), donne accès à l’arrière-plan à la chambre de la Vierge, une façon d’évoquer ce voile du Temple dans la mesure où, au moment de l’Incarnation, Marie devient l’Arche contenant la nouvelle Alliance ; quant au fait que le rideau soit entrouvert, il anticipe la déchirure verticale que, selon les Évangiles synoptiques, subira le voile du Temple au moment de la mort de Jésus. Par ailleurs, se sont développées à partir de l’époque médiévale des légendes assurant que Marie cousit elle-même les langes de l'enfant Jésus et tissa sa seule tunique – une tunique sans couture (comme était sans couture le voile du Temple), qui grandissait avec lui. On saisit alors ce que signifient le fil rouge et le fil blanc dans le tableau de Vermeer : Marie, de servante du Temple qu’elle était, devient mère du Sauveur, et par elle s’opère le passage de l’ancienne Alliance à la nouvelle. Ajoutons que de nombreux récits qui avaient cours, en Flandres en particulier, à l’époque de Vermeer, attribuent à Marie

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12 l’invention de la dentelle17

, élément supplémentaire qui contribue à faire de La Dentellière une figure mariale. Enfin, Daniel Arasse fait remarquer que Vermeer a cadré son tableau de telle sorte que le regard du spectateur, situé plus bas que celui de la dentellière, ne peut apercevoir la dentelle en elle-même18

. Il ne peut en aller autrement si, dans l’esprit de Vermeer, le travail subtil et minutieux de la dentellière est une métaphore du travail, infiniment plus subtil et délicat encore, qui s’accomplit dans les entrailles de la femme qui conçoit un enfant – métaphore appuyée par la forme rebondie, au premier plan, de la boîte à couture, comme un ventre arrondi par la grossesse19

.

L’œuvre de Hopper qui suit de plus près le schéma vermeerien est l’eau-forte East Side

Interior (ill. 8), datée de 1922. La dentellière est devenue une femme qui pique à la machine – selon les transpositions coutumières chez Hopper de thèmes traditionnels dans des décors modernes et banals. Une voiture d’enfant, à droite de la couturière, a remplacé la boîte à couture de la dentellière, signe que Hopper a été sensible à la dimension métaphorique que, par ses convexités et la souplesse de sa surface, prenait la boîte à couture chez Vermeer20

. Par rapport à l’œuvre de celui-ci, Hopper opère deux déplacements dans le temps : l’un d’époque – au travail des dentellières du XVIIesiècle a succédé le travail à la machine à coudre –, l’autre de moment – l’enfant n’est plus à naître, il est déjà né. La colonne, que l’on distingue par la fenêtre vers laquelle la femme tourne son regard, peut être interprétée comme un signe de l’Incarnation, et l’enseigne qui la barre à mi-hauteur comme un signe de la Passion. À moins qu’il ne s’agisse que d’une colonne soutenant un porche et d’une enseigne commerciale, qui se croisent fortuitement, et que la femme ne tourne la tête vers la lumière que parce qu’elle a été distraite par un bruit dans la rue. Pareille ambiguïté est toujours présente chez Hopper, et évidemment calculée.

Walter Wells, dans son imposante monographie, considère que la principale source d’inspiration d’East Side Interior et de Girl at Sewing Machine (ill. 9), une huile réalisée un an plus tôt, est le souvenir de l’incendie survenu dix ans auparavant dans une entreprise de confection new yorkaise. « Cet incendie, qui détruisit trois étages d’un immeuble proche de l’appartement de Hopper, dans Washington Square, tua 146 personnes, dont la plupart étaient des couturières immigrées travaillant derrière des portes fermées à clé. » Pourtant, note Wells, « dans les deux œuvres, malgré l’allusion à l’incendie et à la condition ouvrière, Hopper nia

17

Voir par exemple, à ce sujet, Marlène Albert-Llorca, « Les fils de la Vierge. Broderie et dentelle dans l’éducation des jeunes filles », L’Homme, vol. 133, 1995, p. 99-122.

18 Voir Daniel Arasse, « Vermeer fin et flou », in Histoires de peintures, Denoël, 2004. 19

Dans le psaume 139 figurent ces paroles adressées au Seigneur : « C’est toi qui m’a formé les reins, qui m’a tissé au ventre de ma mère. »

20

Les enfants sont remarquablement absents de l’œuvre de Hopper. Seules deux petites filles apparaissent, minuscules, au pied d’un pignon démesurément haut dans une eau-forte de 1922, The Lonely House. New York

Pavements, une huile de 1924-25, montre au premier plan un landau – mais, comme dans East Side Interior, le nourrisson lui-même n’est pas visible.

(14)

13

7. VERMEER, La Dentellière, 1669-1671

Huile sur toile collée sur panneau, 24,5×21 cm, Musée du Louvre, Paris

8. East Side Interior, 1922

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14

semble que ce n’est pas seulement, ni prioritairement, à la critique sociale qu’il faille songer si l’on veut se donner les meilleures chances de pénétrer l’enjeu de telles œuvres. « C’est l’intérieur qui m’intéressait surtout », a dit Hopper d’East Side Interior. Wells, rapportant le fait, décèle dans ces mots « peut-être plus le signe d’un désir refoulé qu’il ne voulait le reconnaître21

». Quel désir refoulé ? Et si refoulement il y a, où se situe-t-il ? Chez Hopper, ou chez le critique qui, obnubilé par les quelques clés que les concepts psychanalytiques, alliés aux données biographiques, lui fournissent, se refuse à voir ce qui est là, sous ses yeux ? La pourpre du voile du Temple n’est plus évoquée, comme chez Vermeer, par le fil s’échappant de la boîte à ouvrage : c’est le mur entier qui, à l’arrière-plan, dresse sa surface rougeâtre, sur laquelle se détache la robe blanche de la couturière et le tissu clair qu’elle travaille. La fenêtre, elle, dessine une croix, qui projette son ombre à la fois sur la femme – comme lieu de l’Incarnation –, et sur le mur – comme la déchirure qui fend le voile quand expire le Crucifié. On pourrait encore ajouter, sur le rebord de la cheminée, la fiole de cristal, symbole classique en peinture du corps de Marie pénétré par la lumière. Certes, tout ne tombe pas juste, loin de là : l’étoffe claire sous la machine à coudre n’est pas vraiment blanche, la couturière, avec son postérieur imposant, sa robe légère et ses cheveux dénoués cadre mal avec l’imagerie mariale. Mais précisément, une bonne partie de Hopper est là : dans cette reprise scrupuleuse, à certains égards, de motifs d’essence religieuse, accompagnée des soustractions, des décalages, des approximations, de la proïsation qui brouillent la reconnaissance sans l’effacer tout à fait. Deux familiarités – l’une avec une forme traditionnelle de représentation, l’autre avec un décor contemporain ordinaire et une situation triviale – entrent en conflit, et c’est de ce conflit des familiarités que naît, au moins en partie, l’étrangeté de certaines toiles de Hopper. Il en va ainsi avec New York Interior (ill. 10), nouvelle variation sur le même thème. Cette fois, l’étoffe rouge du voile du Temple est présente en bas à gauche du tableau, délaissée, pendant que la femme s’applique à un travail d’aiguille sur un tissu d’un blanc immaculé. Face à elle, l’armature de la porte dessine une croix, tandis que les colonnettes de la cheminée, à droite, vers lesquelles la main qui tire l’aiguille semble faire signe, à l’opposé de l’étoffe rouge, reprennent le symbole christique de nombre d’Annonciations22

. Si une telle lecture, appliquée à un seul tableau, peut sembler douteuse, voire fantaisiste, la mise en série de plusieurs œuvres la justifie, car elle paraît seule à même d’expliquer la récurrence de certains motifs de toile en toile.

21 Voir Walter Wells, op. cit., p. 83-85. 22

Bien entendu, comme précédemment, d’autres éléments viennent déstabiliser cette image ; ainsi la femme paraît-elle occupée à arranger à la hâte un vêtement dont elle a besoin pour aller au bal, l’étoffe rouge est celle du manteau qu’elle endossera avant de coiffer son chapeau et de sortir, la pendule marquant minuit sur la cheminée lui rappelle combien elle est pressée. Tout s’explique, aussi, de cette manière. Il en va ici comme devant un cube dessiné en perspective, que l’on peut voir tantôt en saillance, tantôt en creux. Hopper organise de manière très concertée une oscillation du même genre, mais autrement plus subtile.

(16)

15

9. Girl at Sewing Machine, 1921

Huile sur toile, 48×46 cm, Fondation Thyssen Bornemisza, Madrid

10. New York Interior, 1921

(17)

16

C’est un lieu commun que de repérer, dans nombre de femmes pensives de Vermeer, en particulier dans ses lectrices, des figures de l’Annonciation. D’une certaine manière, tout se passe comme si le Livre qui, à partir du XIIIesiècle, a très souvent été placé entre les mains ou sur les genoux de Marie au moment de la visite de Gabriel23

, et la figure de l’archange, se trouvaient condensées dans la lettre qui devient Annonce. Dans La Liseuse à la fenêtre (ill. 11) du peintre de Delft, les éléments sont peu nombreux, mais extrêmement signifiants : la coupe de fruits au premier plan, à moitié renversée, rappelle la Chute ; les deux pans de rideaux, séparés, évoquent l’ouverture du voile qui entourait le Saint des Saints, tandis qu’entre eux apparaît celle qui sera la nouvelle arche d’Alliance, arca Dei, illuminée par la lumière du dehors qui est aussi la lumière divine. La Femme en bleu lisant une lettre (ill. 12), que Hopper avait pu voir à Amsterdam, n’est pas moins éloquente. Par rapport à La Liseuse à

la fenêtre, quelques mois semblent avoir passé (et l’annonce, alors, devient plutôt confirmation) : les rideaux ne sont plus seulement écartés, ils ont disparu, le ventre s’est arrondi, le vêtement a pris la teinte du ciel, au mur est apparue une carte du monde en attente du Sauveur. Une connaissance, même superficielle, de l’œuvre de Hopper permet immédiatement de constater à quel point il a dû profondément méditer de tels modèles pour en nourrir sa propre peinture. Les exemples sont si nombreux qu’on a peine à choisir. Prenons

New York Office, un tableau de 1962 (ill. 13). Même si l’angle de vue, le cadrage et le style pictural sont très différents, la juxtaposition avec les toiles de Vermeer parle d’elle-même. Une femme en bleu, tournée vers la lumière du dehors, lit le mot qu’elle tient entre ses mains. Fidèle à son procédé de soustraction, Hopper a réduit les détails à un strict minimum, en dessous duquel nous ne serions plus en présence que d’un schéma. Pourtant, en sus de deux vagues silhouettes dans le bureau (un homme et une femme, comme un écho du couple de spectateurs en contrepoint de la femme isolée dans Two on the Aisle, New York Movie ou

Hotel Lobby), deux éléments se remarquent : le téléphone au premier plan, comme une ironie moderne par rapport à la lettre, mais aussi les luminaires au plafond, symbole trinitaire. Dans ce tableau, une fois n’est pas coutume, il semble y avoir place pour un espoir.

On peut s’interroger : pourquoi une telle prégnance du thème de l’Annonciation dans la peinture de Hopper – un homme qui ne passait nullement pour religieux, ni préoccupé par des questions religieuses ? Certes il était issu d’une famille (d’origine majoritairement hollandaise) qui, aussi bien du côté paternel que maternel, professait un protestantisme évangélique rigoureux. (Un grand-père de sa mère avait même été à l’origine, en 1854, de la congrégation baptiste de Nyack, la ville natale d’Edward et le lieu de son enfance.) Cependant, en grandissant, Hopper semble avoir vite pris ses distances d’avec le cadre strict dans lequel il avait été élevé. À cela participait son attirance pour la peinture, et son goût

23 Ce qui revient, entre autres, par rapport à l’activité de tissage évoquée par les apocryphes, à « déjudéiser » la

(18)

17 11. VERMEER, La Liseuse à la fenêtre (v. 1657-59, huile sur toile, 83×64 cm, Gemälde-galerie Alte Meister, Dresde)

12. VERMEER, La Femme en bleu

lisant une lettre (v. 1662-65, huile sur toile, 46×39 cm, Rijksmuseum, Amsterdam)

13. New York Office, 1962

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18

particulier pour la culture française. Cela étant, lors de son premier et plus long séjour à Paris, en 1906-1907, son logement était situé rue de Lille, au sein de la mission baptiste : l’émancipation demeurait donc relative. Gail Levin, sa biographe, donne pour signe du scepticisme de Hopper que beaucoup plus tard, on l’entendit approuver la conduite d’un couple qui, après avoir finalement officialisé son alliance par une cérémonie religieuse, entreprit d’élever son premier enfant comme catholique, le deuxième comme protestant et le troisième comme juif. On rapporte aussi que lorsque Hopper se maria avec Josephine Nivison, en 1924, les deux fiancés eurent de la peine à trouver un pasteur disposé à célébrer leur union car, questionné sur sa confession, Edward s’entêtait à répondre seulement : chrétien24

. Ces traits montrent indubitablement une distance par rapport aux religions instituées ; pour autant, ils n’indiquent pas une absence de souci religieux. Du reste, à examiner l’œuvre dans son ensemble, on ne peut manquer d’être frappé par le nombre de fois où apparaissent des églises, principalement dans les aquarelles. Ces églises se présentent souvent tronquées, comme humiliées par des constructions ou des éléments profanes qui les masquent en partie. Peut-être Hopper a-t-il été, sur ce point, influencé par sa femme. Durant l’été 1923 qu’ils ont passé tous deux à peindre à Gloucester, sur la côte du Massachusetts, Jo a représenté une église du quartier portugais avec, au premier plan, un poteau électrique qui vient coiffer la croix au sommet du clocher (ill. 14). Un quart de siècle plus tard, Church in

Eastham (ill. 15) reprend le même type de composition : l’église est reléguée sur le côté, son clocher est coupé par le cadrage et la seule croix visible, au centre, est celle dessinée par le poteau électrique. Dans Adams’ House (ill. 16), seul le sommet du clocher de l’église est visible, se découpant sur le ciel, tandis qu’au premier plan, de part et d’autre du clocher, se dressent une bouche d’incendie et un poteau électrique, qui rappellent par leur forme la colonne de la flagellation et la croix. Dans l’ambiguïté caractéristique de la peinture de Hopper, on ne saurait déterminer si ces évocations sont sérieuses ou ironiques, si elles suggèrent la persistance de la présence chrétienne dans un monde sécularisé, sorti de la religion, ou au contraire son effacement dans les choses, qui ne peuvent plus la rappeler que par accident, sur un mode caricatural25

. Dans Freight Cars (ill. 17), le sens est plus clair : à la verticalité du clocher, à l’arrière-plan, s’oppose le devenir horizontal du monde moderne, représenté au premier plan par la voie ferrée et les wagons de marchandise. Rothko disait détester les diagonales, mais aimer les diagonales de Hopper26

. Ici, la diagonale qui barre la partie gauche du tableau est particulièrement signifiante. L’église se trouve comme biffée.

24

Voir Gail Levin, Edward Hopper: An Intimate Biography, New York, Rizzoli, 2007, p. 12 et 175. Josephine Nivison quant à elle, dont les grands-parents maternels étaient irlandais et la grand-mère paternelle française, avait reçu une éducation catholique.

25 Dans le tableau East Wind Weehawken (1934, huile sur toile, 88×128 cm, Pennsylvania Academy of the Fine

Arts, Philadelphie), le poteau électrique en forme de croix est lui-même masqué, à sa base, par un panneau portant la mention : « For Sale ».

26

“I hate diagonals, but I like Hopper’s diagonals. They’re the only diagonals I like.” Cité par Brian O’Doherty dans « Edward Hopper’s Voice », in American Masters…, op. cit.

(20)

19

14. Jo NIVISON HOPPER

Our Lady of Good Voyage, 1923

Gloucester, aquarelle

15. Church in Eastham, 1948

Aquarelle et crayon sur papier, 55×68 cm, Whitney Museum of American Art, New York

(21)

20

16. Adams’ House, 1928

Aquarelle, 41×64 cm, Wichita Art Museum

17. Freight Cars, Gloucester, 1928

(22)

21

Mais cette biffure n’a rien de joyeux, elle relève d’un constat dont la tonalité est plutôt déprimante.

Même si Hopper n’était pas un churchgoer, il n’était pas quitte pour autant de la question religieuse en général, ni même des principes et de la sensibilité qu’il devait à son éducation. On pourrait comparer son cas à celui d’un génie littéraire américain du siècle précédent, Herman Melville qui, quant à lui, avait été élevé au sein de l’Église réformée hollandaise de New York27

. Melville se sépara vite du calvinisme de son enfance. Julian Hawthorne (le fils de Nathaniel, dont Melville était l’ami) n’en a pas moins jugé que, malgré « toutes ses aventures sauvages et téméraires, dont seule une petite partie est passée dans ses fascinants ouvrages, il n’avait pas réussi à se débarrasser de sa conscience puritaine. Plus tard, il essaya de desserrer cette étreinte en étudiant la métaphysique allemande, en vain28

». Similairement, à propos de Hopper, Bonnefoy s’interroge : « Peut-il sortir tout à fait de la nappe d’ombre première, celle qu’a rendue si opaque […] la religion qui veut que Dieu vienne à l’âme sans passer par le corps ni la nature, et fait de la sexualité non ce qui unit mais ce qui sépare29

? » Du reste, Hopper reconnaissait lui-même le fait. Le tableau intitulé Two

Puritans, peint en 1945 (ill. 18), montre, derrière une petite palissade et trois troncs d’arbre qui font l’effet de barreaux verticaux, deux maisons d’inégale hauteur séparées par un étroit jardinet : une sorte d’autoportrait de sa femme Jo et de lui-même. Pour Hopper l’introverti, la peinture était un moyen de desserrer l’étau du principe sola scriptura, d’établir un lien avec le monde. Hopper met lui-même ce thème en scène de façon très nette dans une toile tardive comme People in the Sun (ill. 19), qui nous présente une rangée de personnes assises sur des chaises pliantes, face au paysage et au soleil, tandis que derrière eux un homme isolé est absorbé dans sa lecture. D’un côté, une tentative de communion directe avec la nature, de retour au paganisme (un des personnages a le profil de Nietzsche) dont le dispositif général du tableau montre à quel point Hopper le trouve dérisoire, de l’autre une coupure d’avec le monde, au nom des Écritures comme seule source de vérité. La peinture est précisément ce qui, pour Hopper, permet de dépasser jusqu’à un certain point l’alternative.

En même temps, la pertinence de ce moyen ne pouvait cesser d’être interrogée. Afin de prévenir l’idolâtrie, le deuxième commandement du Décalogue interdit la représentation. L’Incarnation a modifié la situation. Non pas qu’auparavant, l’invisible ne pût être accueilli par les sens, non pas que le visible fût incapable de faire signe vers ce qu’il ne montre pas, de témoigner pour l’invisible, de conduire vers lui : l’homme ayant été créé à l’image de Dieu les corps humains sont en effet pneumatophores, les visages spirituels. Mais la Chute a altéré

27

Les existences de Melville et de Hopper s’enchaînent presque exactement : Melville est mort le 28 septembre 1891, et Hopper né le 22 juillet 1892. Hopper a lu Melville, et l’a apprécié. On peut repérer plusieurs allusions à

Moby-Dick dans son œuvre (Five A.M., 1937 ; Ground Swell, 1939 ; The Martha Mc Keen of Wellfleet, 1944).

28

Hawthorne and His Circle, Hamden (Conn.), Archon Books, 1968, p. 32-33.

29

(23)

22

18. Two Puritans, 1945

Huile sur toile, 76×102 cm, collection particulière

19. People in the Sun, 1960

(24)

23

l’image, le lien entre le visible et l’invisible a été non pas rompu mais faussé, jusqu’à ce que le Christ vienne lever le voile du péché et rétablir l’image authentique de Dieu dans l’humanité et la création. Telle est la doctrine chrétienne qui permet de comprendre, à la fois, l’interdit du Décalogue, et la possibilité de la représentation ouverte par l’Incarnation30

. Celle-ci est ce qui permet la peinture figurative. Et l’AnnonCelle-ciation, en tant qu’elle est le moment précis où l’Incarnation s’effectue, n’est donc pas un sujet parmi d’autres pour le peintre : c’est de l’Annonciation que la peinture reçoit sa possibilité et son sens. Cependant, par son essence même, l’Annonciation représente le plus grand défi qui se puisse imaginer pour un peintre. En effet, tout se passe dans un échange de paroles, et dans un consentement. Et ce qui se passe est rien moins que l’entrée de Celui par qui tout a été fait dans la création. La scène est figurable. Mais ce qu’il faut indiquer à travers elle, c’est ce qui est infigurable. Cette antinomie est la forme même de la Révélation. « Celle-ci suppose, d’une part, que s’ouvre un mystère insondable, dépassant toute connaissance ; et, d’autre part, sa révélation incessante, visibilité de l’invisible, représentation possible de ce qui est au-delà de toute image, parole sur l’indicible. Et les deux membres de l’antinomie sont nécessaires pour l’idée de révélation : s’il n’y a pas de mystère et de profondeur, si l’objet de la révélation peut être connu et sondé jusqu’au fond par un acte unilatéral de la cognition, nous avons un savoir et non pas une révélation. Cependant, si le mystère reste inconnu, n’apparaît pas, ne se découvre pas, il n’existe tout simplement pas pour l’homme. L’inaccessibilité du mystère, dans la révélation, est corrélative avec sa connaissance. Le transcendant devient immanent, sans perdre sa nature ; de même qu’inversement, l’immanent pénètre le transcendant, sans le surmonter31

. » D’où la double injonction qui pèse sur la peinture, qui doit toujours signifier, à la fois, « c’est cela », et « ce n’est pas cela ». C’est-à-dire : oui, l’invisible est bel et bien présent dans le visible ; mais d’un autre côté, ce qui est présent dans le visible, c’est l’invisible, qui en tant que tel le demeure. « [L’image] doit toujours re-présenter ce qui fonde l'interdit de la représentation : le refus de toute idolâtrie32

. » Les peintres ont eu recours à des moyens différents, ont recouru à des stratégies subtiles et variées pour répondre à cette exigence33

. Au fil des siècles cependant, la peinture et le rapport à l’image ont évolué, et évolué de telle sorte que, selon l’historien d’art Wolfgang Schöne, à partir de la fin du XVIIIe il serait devenu impossible de relever le défi sous une forme directe – c’est-à-dire en représentant Dieu – de

30

C’est l’iconoclasme lui-même qui devient, alors, une forme perverse d’idolâtrie – l’idolâtrie du geste destructeur, la sacralisation abusive d’un interdit séparé de la situation qui lui donnait sens –, ou une forme de gnosticisme. Voir Fabrice Hadjadj, « Une croix sur le sacré ou ce que le catholicisme fait à l'art », art press 2, n° 9 (mai/juin/juillet 2008), p. 57-66.

31

Serge Boulgakov, L’Icône et sa vénération [1930], trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996.

32

Fabrice Hadjadj, art. cit.

33

Dans Fra Angelico – Dissemblance et figuration (Paris, Flammarion, 1990), Georges Didi-Huberman analyse les multiples procédés qu’Angelico, et plus largement les peintres de la Renaissance italienne, ont élaborés et mis en œuvre pour affronter cette tension.

(25)

24 manière convaincante34

. Là gît peut-être une des raisons du mouvement qui s’est développé vers l’abstraction, tel en tout cas qu’un artiste comme Mark Rothko a pu l’incarner. Hopper – pour qui Rothko avait une grande estime – a exploré une autre voie. À force de se dépouiller, son réalisme fait signe vers un au-delà. Marqué qu’il est par le protestantisme et la théologie négative, Hopper porte la tension entre figuration (« c’est cela ») et dissemblance (« ce n’est pas cela ») à son paroxysme – au risque d’une figuration prête à retomber dans la pure immanence (« ce n’est que cela », dans la banalité de ses scènes), ou d’une disparition quasi complète de la figuration, dans certaines toiles où il ne reste plus que le jeu des zones géométriques claires et foncées découpées par la lumière qui entre dans une pièce vide. Ainsi, en particulier, dans des toiles comme Rooms by the Sea ou Sun in an Empty Room (ill. 20). Dans ce dernier tableau, Gail Levin et Walter Wells ont certainement raison de voir dans le grand et le petit rectangle lumineux sur le mur une évocation de Hopper et de sa femme (qui mesuraient respectivement 1,95 m et 1,53 m). Le décrochement du mur, qui sépare les deux figures par un coin d’ombre, exprime tout ce qui a pu tenir au cours de leur existence commune les deux époux éloignés l’un de l’autre ; ils n’en sont pas moins tous deux issus de la même lumière, qui les tient fondamentalement unis – ainsi la large tache de lumière au sol qui joint les deux rectangles verticaux35

. On pourra noter, en outre, que comme dans nombre de peintures de Hopper une apparente précision géométrique n’empêche pas des incohérences dans le report des ombres : ainsi, ici, la barre de la fenêtre ne laisse aucune trace sur le mur. C’est l’un des procédés employés par Hopper pour dissocier la lumière, comme phénomène physique, de la lumière comme principe métaphysique – pour signifier son « c’est cela » en même temps que son « ce n’est pas cela »36

. On rapporte souvent une de ses (rares) phrases, selon laquelle tout ce qui l’a jamais intéressé fut de peindre la lumière du soleil sur le mur d’une maison. Certes. Mais dans la mesure où la lumière du soleil sur le mur d’une maison n’est pas seulement la lumière du soleil sur le mur d’une maison.

Pour terminer, nous voudrions évoquer un dernier tableau de Hopper, un de ses plus célèbres et plus souvent reproduits : Gas Station (ill. 21), peint en 1940. Sur la façon dont Hopper a procédé pour élaborer sa toile, Wells apporte d’intéressantes précisions. « Le

34

Wolfgang Schöne, « Die Bildgeschichte der christlichen Gottesgestalten in der abendländischen Kunst », in G. Howe éd., Das Gottesbild im Abendland, Witten/Berlin, Eckart, 1957, p. 7-56. Pour une présentation et une discussion de la thèse de Schöne, voir François Bœspflug, « Peut-on parler d’une mort de Dieu dans l’art », in

Mort de Dieu, fin de l’art, Daniel Payot dir., Paris, Cerf, 1991.

35

Voir Gail Levin, op. cit., p. 562, et Walter Wells, op. cit., p. 187.

36

Un autre de ces procédés est la présence, dans un certain nombre de peintures, d’un tableau dans le tableau. Mais alors que chez beaucoup de peintres, le tableau représenté est plus ou moins identifiable, au moins dans son sujet et ses grandes lignes, chez Hopper le tableau dans le tableau est généralement complètement illisible, comme reflétant l’infigurable au sein du figurable, le mystère au cœur du visible.

(26)

25

20. Sun in an Empty Room, 1963

Huile sur toile, 74×102 cm, collection particulière

21. Gas Station, 1940

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26

modèle de Hopper était à portée de main : c’était la station service Socony Mobilgas de Jimmy De Lory, à Truro. Il en existe une photographie qui permet de constater une fois de plus que les modèles de Hopper n’étaient qu’un point de départ. Les modifications apportées à la station-service sont révélatrices de certaines de ses méthodes. La ligne du toit du petit bâtiment de service est simplifiée. Tout a été retiré sur la façade – les bacs à fleurs, les plantations, les petites enseignes et autre lettrage propre à l’endroit, les grandes baies vitrées, la porte même. Les ouvertures demeurent, mais privées de détails, réduites à de simples passages lumineux. […] Ce qui paraît être de prime abord une troisième pompe à essence est, en réalité, une grande pompe à air que Hopper a retiré de son emplacement initial sur le côté du petit bâtiment pour la placer entre les pompes à essence37

. » Pourquoi ce déplacement de la pompe à air ? Wells se contente de relever le fait. Il ne pense pas à l’épisode rapporté en Genèse 18, quand Abraham est assis à l’entrée de sa tente, près du chêne de Mambré, et que le Seigneur lui apparaît. « Ayant levé les yeux, voilà qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la Tente à leur rencontre et se prosterna à terre. Il dit : “Monseigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter. Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous l’arbre38. » Puis Abraham court vers la tente et demande à Sara de préparer des galettes. Il revient nourrir les trois hommes. « Il se tenait debout près d’eux, et ils mangèrent. » L’exégèse chrétienne prise particulièrement ce passage, première manifestation de Dieu en Trinité. Une façon d’évoquer la Trinité en peinture est de se rapporter à cet épisode, appelé Hospitalité (ou xénophilie) d’Abraham, sujet de nombreuses icônes dont celle d’Andreï Roublev. C’est ce modèle qui inspire la peinture de Hopper. Les trois pompes, quasi identiques et surmontée chacune d’un disque lumineux en forme d’auréole, et le pompiste, figurent les trois hommes qui s’arrêtent devant la tente, et Abraham qui leur apporte boisson et nourriture. Le petit bâtiment, simplifié en conséquence, et prenant les allures d’un sanctuaire miniature (surmonté d’une croix d’orientation, peinte si finement qu’elle en est à peine perceptible) correspond à la tente elle-même, et l’enseigne de la station service au chêne de Mambré, très stylisé dans les icônes. Encore une fois, à ne considérer que ce seul tableau, notre lecture pourrait paraître insuffisamment motivée. À considérer l’œuvre dans son ensemble, elle nous paraît justifiée.

Après avoir mangé, les hommes demandent à Abraham où est Sara, sa femme. « Il répondit : “Elle est dans la tente.” L’hôte dit : “Je reviendrai vers toi l’an prochain ; alors, ta femme Sara aura un fils. » Sara rit, car elle se sait trop vieille pour enfanter. Mais le Seigneur réplique : « Y a-t-il rien de trop merveilleux pour le Seigneur ? » Marie, à l’Annonce de Gabriel, ne rit pas ; mais elle objecte qu’elle ne connaît pas d’homme. À quoi l’archange répond : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son

37

Walter Wells, op. cit., p. 218.

38

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27

ombre. » L’engendrement d’Isaac par Abraham est le premier qui soit mentionné au début de l’Évangile de Matthieu, qui s’ouvre sur la généalogie de Joseph, époux de Marie. Avec Gas

Station, Hopper pense donc encore à l’Annonciation – non pas directement, mais à travers l’annonce d’une naissance qui, quarante et une générations plus tard, conduit à l’Annonciation. Bien entendu, Gas Station est aussi une station service au bord d’une route déserte, dont l’employé, à la nuit tombante, manipule un présentoir entre la pompe à air et la pompe à essence.

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