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Sport et imaginaire

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-03194506

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03194506

Submitted on 9 Apr 2021

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To cite this version:

Frédéric Monneyron. Sport et imaginaire. Presses universitaires de la Méditerranée, 204 p., 2013, Sociologie des imaginaires, 978-2-36781-032-4. �hal-03194506�

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Collection « Sociologie des imaginaires »

Directeur de collection Jean-Bruno Renard Comité scientifique

Philippe Joron, Jean-Marc Ramos, Jean-Bruno Renard, Patrick Tacussel, Martine Xiberras

La collection « Sociologie des imaginaires » a pour objectif de publier des ouvrages permettant de comprendre comment les univers symboliques déter-minent des pratiques sociales.

Cette investigation sur les imaginaires sociaux combine deux grands axes. Le premier concerne la phénoménologie de l’action collective et s’intéresse par exemple à la dynamique du mythe ou des idéologies politiques. Le deuxième axe est une étude herméneutique sociographique des images, des symboles et des allégories qui ont pour fonction d’asseoir les représentations du social dans diverses modalités (associations, partis ou communautés d’intérêt).

À partir de ce point de vue, les ouvrages de la collection visent à éclairer et à mieux comprendre les mutations sociales.

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« Sociologie des imaginaires »

Sport et imaginaire

Sous la direction de

Frédéric Monneyron

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Mots-clés

Sport, Imaginaire, Identités, Sociétés, Médias, Littérature

Tous droits réservés, PULM, 

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SOMMAIRE

Frédéric Monneyron

Avant-propos 11

Joël Thomas

Introduction. Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire 13

I

Imaginaires identitaires

27

Grégoire Niehaus

Capoeira : histoire, mythologies et paradis perdu 29 Anne-Marie Mamontoff

Rugby et identité régionale : permanence des valeurs de

l’amateurisme 39

II

Imaginaires sociaux

57

Robin Recours

« You can fly. You belong to the sky. » Le plaisir onirique dans

la pratique des sports d’hiver 59

Antigone Mouchtouris

Le corps de la femme sportive. Entre culture et nature 69 Robin Recours

Richard Virenque : force et fragilité d’un symbole 81

III Imaginaires littéraires

101

Ruggero Campagnoli

Érotisme du vélo 103

Frédéric Monneyron

L’imaginaire du golf 115

Gérard Siary

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IV Imaginaires médiatiques

151 K. Ludwig Pfeiffer

Rituels du sport, images médiatiques et imaginaire 153 William Schnabel

Du sport et de la propagande, ou la persuasion insidieuse 171

Notes sur les contributeurs 193

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Nos remerciements à Martine Xiberras pour sa relecture attentive du manuscrit.

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Avant-propos

Frédéric Monneyron

Le sport est, à l’évidence, depuis un siècle un phénomène social majeur, et depuis une trentaine d’années il est même devenu avec le développe-ment des médias un des spectacles privilégiés et, parfois, un des enjeux les plus importants des sociétés contemporaines, occidentales mais aussi autres. On peut dès lors s’étonner que les études le concernant ne soient pas à la hauteur de son importance économique, sociale et culturelle — ou qu’il ait peu fourni matière par ailleurs à la fiction romanesque ou cinématographique.

Pour apprécier les enjeux d’une recherche, il n’est pas inutile de s’attar-der sur les raisons de son empêchement, ne serait-ce que pour effectuer le geste de renversement nécessaire à son établissement. Et cet ouvrage ne se prive pas, ici et là, de proposer quelques hypothèses, mais, en dehors des débats théoriques et épistémologiques, il cherche avant tout sinon de combler à lui seul un vide, du moins à contribuer à le réduire. Pour cela, plutôt que de s’inscrire dans une sociologie générale ou politique du sport, au demeurant la perspective aujourd’hui la mieux balisée des études sur le sport, il entend se placer en priorité dans une dimension différente, celle d’une sociologie de l’imaginaire qui considère le sport non pas seulement comme des pratiques mais comme un ensemble de représentations. Car non seulement ce sont ces représentations qui constituent le terrain le plus négligé, mais ce sont elles également qui constituent le champ le plus riche, celui par lequel nous rentrons tout d’abord en contact avec l’activité sportive, celui aussi qui dicte nos relations avec elle.

Les différentes contributions de ce livre s’appuient sur les classifications les plus habituelles : sport collectif/sport individuel, sport populaire/sport d’élite, sport d’intérieur/sport d’extérieur, sport de filet, sport d’eau, sport de montagne etc. ; ou convoquent des classifications moins exploitées : sport de contact physique/sport de distance physique, sport/compétition. Mais, ce faisant, elles cherchent surtout à mettre en évidence les imagi-naires particuliers (sociaux, sexuels etc.) que suscitent la pratique de tel

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 Avant-propos

sport, ses présentations directes (dans un stade) ou indirectes (par le biais de la télévision), ainsi que ses représentations culturelles et médiatiques diverses, publicitaires, cinématographiques ou littéraires. Au-delà de la mise en évidence, de la description et de l’interprétation de ces imagi-naires selon les méthodes les mieux éprouvées, elles tentent aussi de s’in-terroger dans une perspective anthropologique sur les mythes, les arché-types et les schèmes qui structurent le champ sportif et de mesurer dans une perspective plus sociologique cette fois leur efficace sociale sur les différents publics concernés.

La distribution des différents chapitres obéit à une structure souple qui a cherché à respecter la chronologie tout en favorisant les regroupements thématiques, à concilier de larges études synthétiques et des analyses plus ponctuelles d’un sport (rugby, ski, cyclisme, golf par exemple) ou d’un sportif (Richard Virenque et Laure Manaudou) en particulier, à équi-librer, enfin, les aires culturelles ainsi que les différentes perspectives cri-tiques. L’ensemble décrit ainsi une trajectoire qui va d’une interrogation sur les imaginaires d’une Antiquité à l’origine, au moins indirectement, du phénomène moderne du sport à une réflexion sur l’imaginaire pro-duit par l’importance de sa domination médiatique actuelle, en passant par des études sur ses fonctions identitaires et sur ses imaginaires sociaux et littéraires. Cette trajectoire reste encore fragmentaire, mais nous espé-rons qu’elle est néanmoins illustrative de ce que peut être une sociologie de l’imaginaire du sport et qu’elle induira d’autres réflexions et d’autres études qui viendront la compléter et l’élargir.

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Introduction.

Les Romains étaient-ils sportifs ?

Étude d’un imaginaire

Joël Thomas

On remarquera, dans notre titre, les précautions prises, à travers le point d’interrogation. C’est que la notion même de sport, appliquée au monde antique, est anachronique. D’abord, le mot lui-même, comme on sait, est d’origine anglaise, et n’apparaît qu’en . Il est vrai qu’il a une étymo-logie empruntée à l’ancien français desport, « amusement », pas si diffé-rent d’ailleurs de la notion de transgression, dont on sait qu’elle est à la base du symbolisme de la fête. La vocation du sport, telle qu’elle émerge dans les pays anglo-saxons, c’est donc d’abord une détente, puis une ému-lation dans un esprit de compétition, le tout au service d’une hygiène de vie, et de valeurs morales. Rien de tel, effectivement, dans l’Antiquité. Et pourtant, c’est à la Grèce que nous devons l’institution qui a donné, dans notre monde, la compétition sportive la plus prestigieuse : les Jeux Olym-piques. Mais nous sommes dans un tout autre système de représentations, dans une Weltanschauung bien différente, et notre objectif, dans les pages qui suivent, sera de reconstituer, autant que faire se peut, l’imaginaire qui présidait aux réunions qui peuvent nous apparaître à caractère sportif ; et d’abord, notre objectif sera d’essayer de reconstituer la genèse qui a présidé à ce type de spectacles.

Il faut en chercher l’origine dans le monde du sacré. On est donc loin des préoccupations ludiques que nous évoquions à propos de la notion moderne de sport. Les sportifs participant aux Jeux Olympiques accom-plissaient une periodos, une sorte de « tour », tout à fait comparable au tour des sanctuaires que les jeunes citoyens accomplissaient. Dans les deux cas, il s’agissait de prendre la mesure de l’étendue, et du prestige de la nation grecque, et aussi de commémorer le lien entre cette nation et les forces du sacré qui la soutenaient. Le terme de jeux olympiques est d’ailleurs une extension abusive pour désigner l’ensemble de la périodos qui, sous

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 Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire

sa forme complète, conduisait les athlètes dans les stades d’Olympie, puis de Delphes (jeux Pythiques, en l’honneur d’Apollon), à Némée (jeux Néméens, en l’honneur de Zeus) et à Corinthe (jeux Isthmiques, en l’hon-neur de Poséidon). Comme ces jeux avaient lieu tous les quatre ans, le cycle complet de la périodos englobait une période de seize ans. C’était l’objectif des meilleurs : être vainqueur aux quatre jeux, avoir parcouru les cercle des quatre jeux en vainqueur. Cette performance (sans doute rare-ment atteinte : il fallait faire preuve d’une longévité peu banale pour un athlète de haut niveau !) signalait d’abord une valeur individuelle excep-tionnelle, mais c’était aussi un hommage à la nation grecque, en même temps qu’un acte de piété signalé.

La majorité des épreuves a une relation avec l’art militaire. En voici les principales : course à pied, course en armes, lutte, pugilat, pancrace (qui associe lutte et pugilat), pentathlon (qui regroupe cinq disciplines : saut, course, lutte, lancement du disque et pugilat), et course de chars. Toutes peuvent être reliées à l’art militaire. La participation du citoyen aux Jeux, c’est donc d’abord la démonstration d’un athlète guerrier, qui fait la preuve de sa valeur exceptionnelle au service de son pays. Cette dimen-sion quasi-sacrificielle est soulignée par la gratuité de la performance. Le vainqueur reçoit en prix une simple couronne de laurier. Cela accentue la dimension sacrée, et militaire, de la performance, qui n’est entachée d’au-cune vénalité, d’aucun contact impur avec la troisième fonction dumézi-lienne, la fonction économique, alors que l’athlète met son art et ses forces au service des deux premières fonctions : religieuse et militaire.

Mais par ailleurs, les Jeux olympiques sont sous le signe de la paix (c’est le symbole essentiel qu’ils véhiculent aujourd’hui). Pendant leur célébra-tion, des ambassadeurs proclament une trêve sacrée ; toutes les hostilités sont suspendues, et les athlètes bénéficient de l’inviolabilité. Donc, le rap-port des Jeux à la violence est complexe. En fait, l’activité des athlètes est une sorte d’offrande cathartique, destinée à purifier le monde de la vio-lence immanente. Elle est une alchimie transformatrice des forces guer-rières qui sont présentes (il suffit de se rappeler la nature des épreuves sportives) mais qui sont réinvesties au profit de la beauté et de la liberté pacifiée de l’acte sportif dans toute sa pureté.

L’athlète, sorte de moine laïc, n’est donc pas rétribué ; il y va de la pureté de ses actes. Par contre, ne pas être stipendié ne veut pas dire être privé de gloire. Le prestige du vainqueur est immense : on lui élève des statues, il devient un héros dans sa ville natale, et parfois dans tout le pays (comme Milon de Crotone), et les plus illustres poètes, Pindare ou Simonide, ont écrit certaines de leurs plus beaux poèmes en honneur à des athlètes vainqueurs.

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Joël Thomas 

Car l’athlète pratique sa discipline dans l’esprit des arts martiaux : avec un recueillement, une ferveur qui introduisent une dimension de spiri-tualité dans la performance. L’aide des dieux est requise pour accéder à l’exceptionnel ; sans elle, rien ne sera possible. L’exercice du tir à l’arc, dans les Jeux du livre V de l’Énéide, le montre bien : les performances ne cessent de s’élever, jusqu’à celle du vainqueur. Alors Aceste, qui n’a pas encore tiré, envoie sa flèche pour rien, en hommage, vers le ciel ; et elle s’enflamme et disparaît. Nous ne sommes plus dans le sport, mais bien dans un acte quasi-mystique et religieux.

On remarquera enfin que ces jeux ne font, à l’origine, aucune place à ce que nous appelons les sports collectifs, qui semblent bien absents de l’ima-ginaire de l’Antiquité. Le seul exemple de sport collectif que nous avons

pu relever serait peut-être les compétitions des équipes de galères, au Velivre de l’Énéide. Mais ce n’est qu’une apparence. Dans son ouvrage de

référence sur L’Image du corps dans l’œuvre de Virgile (), P. Heuzé sou-ligne que, dans l’Énéide, il ne saurait y avoir, selon la tradition épique, que des combats individuels, et non collectifs. Les compétitions sont racon-tées comme des épreuves individuelles, à travers le regard des capitaines. Toutefois, on notera que, même dans ce contexte, il y a une vraie passion qui lie les participants, par delà les différences sociales et hiérarchiques. C’est une ambiance de jeunesse, d’enthousiasme, d’émulation, de plai-sir de sentir les forces, individuelles et collectives poussées au paroxysme qui anime tout le passage, et les connotations relèvent beaucoup plus de ce que nous définissons comme les enjeux actuels du sport que d’un contexte rituel ou religieux. Enfin, c’est un vrai esprit de corps qui relie les marins à leur capitaine : ils ne font qu’un groupe. Le sens de la gloire à conquérir est d’ailleurs très proche de celui que ces guerriers mettent en jeu dans un contexte militaire : à la fin de la course, le sport ressemble à la guerre. Enfin, Cloanthe gagne parce qu’il est plus pieux que son adver-saire, et qu’il a invoqué les dieux : la dimension religieuse du sport n’est pas négligée. Il faudrait citer tout le passage. Nous nous contenterons de quelques extraits :

Debout sur les poupes, les capitaines resplendissent de loin de pourpre et d’or. Les jeunes équipages se sont couronnés de peuplier, et les épaules

. Avec le temps, la place faite aux sports collectifs n’a guère augmenté : le jeu de balle,

pila, très à la mode sous l’empire, et recommandé par Galien et les médecins romains, est

pratiqué à titre individuel. Seul l’harpastum est un jeu de balle collectif ; mais il ne semble pas avoir atteint un grand niveau de popularité.

. On se couronnait de peuplier dans les jeux funèbres. Mais les couronnes de peuplier sont aussi décernées aux vainqueurs des épreuves gymniques. On retrouve bien une ambi-guïté signifiante entre la dimension religieuse et la dimension purement sportive, qui se superposent en quelque sorte.

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 Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire

nues brillent, baignées d’huile. Ils ont pris place sur les bancs des rameurs et tiennent les avirons à bras tendus. Attentifs, ils guettent le signal. Les cœurs bondissent et semblent se vider de leur sang sous la crainte qui les étreint et sous l’aiguillon passionné de la gloire. Dès que la trompette a lancé ses notes claires, tous, d’un même bond, se sont élancés de leur ligne de départ, et le cri des marins frappe le ciel. Les eaux retournées blanchissent au rythme des bras ramenés en arrière. Ils creusent sur la plaine de la mer des sillons égaux, la fendent et la déchirent de leurs rames et de leurs éperons à trois dents. [...] Les applaudissements, les cris des spectateurs, les vœux des partis enthousiastes se répercutent dans toute la forêt, roulent par toute l’enceinte du rivage, et les collines en renvoient les échos. [...] Il ne reste plus [pour Mnesthée] à devancer que Cloanthe qui touche presque au terme. Mnesthée cherche à l’atteindre et, donnant toutes ses forces, il le presse. Les cris redoublent ; l’enthousiasme des spectateurs anime encore la poursuite. : ; l’airt retentit de leurs clameurs. Cloanthe et ses marins s’indignent à l’idée de perdre une gloire qui leur appartient déjà, un honneur qu’ils ont conquis. Ils achèteraient la victoire de leur vie. Quant aux autres, le succès nourrit leur audace : ils peuvent, parce qu’ils croient pouvoir (possunt, quia posse videntur). Et peut-être les deux vaisseaux sur la même ligne eussent-ils remporté le prix si Cloanthe, les deux mains tendues vers la mer, ne se fût répandu en prières et n’eût invoqué les dieux en leurs promettant des offrandes. [...] Sous les flots pro-fonds, tout le chœur des Néréides et de Phorcus et la vierge Panopée l’ont entendu, et le divin Portunus de sa main puissante pousse lui-même le navire. Plus rapide que le Notus et que la flèche ailée, le navire fuit vers la terre et a pénétré jusqu’au fond du port.

(Énéide V, -, passim ; traduction A. Bellessort)

De même qu’il n’y a pas de place pour une pratique collective, il n’y en a pas davantage pour les accessoires du sport, qui sont si important dans nos pratiques contemporaines, et s’inscrivent dans le système de l’ensemble de la performance, pour la susciter ou la démultiplier. Ils sont inexistants, ou d’une simplicité voulue : un disque, un javelot. L’arc sera la limite admise de la sophistication. Pourquoi cela ? Sans doute parce que, globalement, l’Antiquité a rejeté la technique, à la fois parce que l’esclavage rendait superflues les machines et parce que la Weltanschau-ung antique ne pouvait intégrer des inventions, des productions qui ne soient pas dans l’ordre de ce que produisait la Nature : c’est le principe même de la mimesis. La pratique sportive mettait d’abord en évidence le corps humain, dans la plénitude de sa relation au cosmos, dans le paroxysme de ses performances naturelles poussées à la limite, comme une offrande sacrificielle au cosmos. À ce niveau, tout accessoire serait une gêne et une interférence perturbante.

Rome est, pour sa part, l’héritière de la Grèce, mais elle a aussi sa spé-cificité. À l’origine, les Jeux y sont une parade funèbre liée à la mort, et à

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Joël Thomas 

l’hommage rendu à un mort illustre. À ce titre, les Jeux funèbres ont deux tropismes.

Une valeur apotropaïque et symbolique : tous ces corps triomphants sont une sorte d’offrande du jeune, du fort, du vigoureux, au monde des ténèbres et de la mort. Sans doute aussi, elles sont une affirmation de vita-lité, l’assurance que l’énergie de la jeunesse sera toujours plus forte que l’entropie mortifère. Les exercices athlétiques sont donc d’abord essentiel-lement des combats. Leur nom est révélateur : le munus, le devoir dû aux morts. Les Jeux trouvent leur origine dans la tradition selon laquelle les morts des Romains des grandes gentes, des grandes familles, étaient sui-vie de jeux funèbres, eux-mêmes accompagnés de banquets et de distri-butions de vivres. Ces Jeux étaient donc perçus comme une sorte de lieu symbolique de passage, où les hommes étaient confrontés à des forces qui les dépassaient, comme lors de l’épisode, exclusivement guerrier celui-ci, du triomphe. Ce lien se manifeste dans le cadre de toute une Weltanschau-ung, une vision du monde, entre sacré et profane, entre le macrocosme du monde et le microcosme de la cité. La catharsis des jeux sportifs est donc comme un pont entre deux mondes : d’abord, celui des morts et celui des vivants (le munus funèbre est agréable aux morts, il apaise leurs mânes), puis, de façon plus complexe, les jeux vont exprimer la relation symbolique entre les différentes instances constitutives du cosmos. Elle va se construire à travers les figures des protagonistes, mais aussi à tra-vers l’architecture des lieux. Parlons d’abord des protagonistes. La lutte du secutor et du rétiaire est un duel qui est censé représenter symbolique-ment la « guerre » fondatrice entre le feu (la force irrésistible du secutor ; nous savons que l’un d’eux s’appelait Flamma) et l’eau, dans son mouve-ment pur et insaisissable (comme le rétiaire, dont la stratégie est la mobi-lité, l’esquive, la dérobade). À travers leur duel, celui de la force et de la ruse, c’est l’affrontement cosmique immémorial du Yang et du Yin qui est évoqué. Quant aux lieux, ils coïncident avec l’architecture symbolique du Cirque. Il représente le monde en miniature : l’arène, la piste, c’est la terre ; l’euripe, le lac artificiel que l’on pouvait créer, c’est la mer ; la spina, c’est l’axis mundi autour duquel s’oriente le cosmos, et qui partage en deux l’apogée de la course du soleil ; ses deux bornes terminales, autour des-quelles tournent les équipages, représentent l’orient et l’occident, l’est et l’ouest. Il y a douze portes des carceres (d’où sortent les chevaux), comme les douze signes du zodiaque ; enfin, les quatre factiones, les quatre cou-leurs des équipages, représentent les quatre saisons : vert (le printemps), rouge (l’été), bleu (l’automne), et blanc (l’hiver). Les équipages font sept tours de piste (comme les sept planètes). On le voit, c’est toute une symbolique astrale qui préside à l’architecture symbolique du Cirque, et qui en fait un monde en miniature ; chaque course devient alors une

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 Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire

commémoration de la trajectoire vitale, du mouvement identifié à une composante essentielle du vivant ; en courant, les cochers reproduisent le mouvement fondamental, et rejouent le grand drame cosmique.

Mais aussi (et c’est le second tropisme), les textes littéraires nous disent clairement que les pratiquants des Jeux se laissent prendre au plaisir de la performance, à la griserie de cet accord parfait de leur corps et du cos-mos, au sentiment de plénitude que leur apporte la capacité de pousser à sa limite leur corps jeune et athlétique. La beauté est là, bien présente : et les amours entre athlètes sont aussi là pour nous le rappeler. Il n’est, pour en prendre conscience, que de relire l’épisode de la mort tragique de Hya-cinthe, raconté par Ovide, dans les Métamorphoses : Hyacinthe et Apollon se défient au jeu du disque.

Ils se dépouillent de leurs vêtements ; puis, tout brillants du suc de l’huile onctueuse, ils s’apprêtent à se mesurer en lançant un large disque. Le pre-mier, Phébus, après l’avoir balancé dans sa main, l’envoie dans l’air, où il fend de tout son poids les nuées qu’il rencontre sur son passage. Après une longue course, cette lourde masse retombe sur le sol, prouvant à la fois la force et l’adresse du dieu. Alors l’imprudent Hyacinthe, emporté par l’ar-deur du jeu, accourt pour ramasser le disque ; mais la dure surface de la terre, renvoyant le coup qui l’a frappée, le fait rebondir, ô Hyacinthe, sur ton visage. L’enfant a pâli. Le dieu, non moins pâle que lui, reçoit son corps défaillant. (Ovide, Métamorphoses, X, -)

Tout arrive comme un accident stupide. Hyacinthe n’a pas vu venir le rebond du disque lancé par Apollon, dans la joute qui l’opposait au dieu Apollon. Mais pourquoi cette distraction ? Parce qu’il était tellement pris, passionné par le jeu, et le souci de la performance, le désir de faire mieux que le dieu, qu’il a été distrait, et a oublié le danger potentiel du rebond. Le sentiment qui lui a été fatal est bien proche de ce que nous appelle-rions l’amour du sport, dans l’acception moderne du mot. Ainsi, peu à peu, nous assistons à une « laïcisation » des Jeux : la dimension sacrée est oubliée au profit de la dimension ludique qui est générée par l’exercice. Alors, l’aspect sportif va être mis en exergue.

Cela coïncide avec un des traits de l’imaginaire des Romains : Ils ont toujours aimé l’exercice physique, comme loisir, comme hygiène de vie, et comme préparation militaire. Il a fallu attendre Paul Veyne (Le Pain et le cirque, ) pour que soit définitivement tordu le cou à cette idée fausse, mais propagée depuis Juvénal : les Romains sont des oisifs. En fait, leur comportement les met en situation d’être, précocement, des spor-tifs. Déjà, selon Ovide, Romulus et des compagnons s’exerçaient dans la plaine ; et selon la tradition, les Sabines furent enlevées par Romulus et ses compagnons alors qu’elles assistaient à des courses hippiques. Même

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Joël Thomas 

au Paradis décrit par Virgile, les élus font du sport (Énéide, VI, -). Les exemples ne manquent pas d’hommes illustres qui entretenaient tout par-ticulièrement leur forme physique. Une place spéciale est faite à la nata-tion : César était un bon nageur, comme Mao, et il s’entraînait sévèrement (Suétone, César, ). Caton l’Ancien considérait d’ailleurs que cet exercice du corps était l’apanage du citoyen, de l’homme libre, et il ne voulait pas confier cette éducation sportive aux esclaves. Tout cela montre que, pour les Romains, l’éducation, issue de la paideia grecque, est un tout : mens sana in corpore sano ; c’est l’ensemble de l’homme romain qui doit arriver harmonieusement à maturité, dans son corps comme dans son esprit.

Rien d’étonnant donc à ce que les Jeux, dans leur dimension sportive, n’aient cessé de se développer. Avant la première guerre Punique, il n’y avait que dix jours par an de jeux sportifs (les Ludi Romani et les Ludi Ple-beii, les Jeux Romains et les Jeux Plébéiens). Au ivesiècle apr. J.-C., ces

mêmes jeux sportifs occuperont cent soixante-quinze jours dans le calen-drier... Les plus célèbres sont les Ludi Saeculares et les Ludi Romani (qui avaient lieu du  au  septembre) ; mais on pourrait aussi mentionner les Ludi Apollinares, les Ludi Megalenses, les Ludi Florales...

À partir de là se développe un véritable engouement pour les Jeux. Les hommes politiques l’ont bien compris, qui mettent à profit leurs magis-tratures, en particulier l’édilité, pour offrir aux citoyens des jeux toujours plus magnifiques : bon investissement en vue des élections, quitte à sévè-rement s’endetter... Par ailleurs, dès Auguste, la ville se dote d’équipe-ments susceptibles de répondre à une nouvelle demande. Ce sont les thermes qui vont apparaître comme le cadre privilégié des loisirs à carac-tère sportif : des palestres étaient intégrés à l’ensemble de l’édifice ther-mal. Les gymnases ne se sont pas vraiment implantés ; ils existaient en Grèce, mais ils étaient trop liés à l’idée jugée immorale de promiscuité des corps, de nudité, de mœurs dissolues des Graeculi, des « petits Grecs »... Déjà Cicéron écrit dans les Tusculanes : « Se déshabiller parmi ses conci-toyens, c’est le début de la débauche » (, , ). On comprend donc que les athlètes, qui arrivent à Rome dès le iiesiècle av. J.-C., aient tous été des

professionnels ; on admettait qu’ils se dénudent, car cela faisait partie de leur métier ; mais pour un Quirite, Romain de souche, c’eût été une infa-mie. Du moins, s’il le faisait en public ; car tous les aristocrates avaient des gymnases privés dans leurs villas...

Il y a donc, sous l’Empire, des agones, des jeux dans tout le monde romain ; ils sont désormais offerts par des citoyens riches et philanthropes (ou soucieux d’élection) : les évergètes. Les empereurs eux-mêmes se passionnent pour les jeux. Auguste aimait ce spectacle. Caligula, Néron, en étaient fous. Vitellius commença sa carrière comme lad de Caligula.

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 Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire

Tibère, lui, n’avait que peu d’intérêt pour les Jeux, et César travaillait pen-dant ses présidences de séance... On assiste globalement à une orgie de spectacles sportifs. Poppée en mourut, pour avoir reproché à Néron d’être rentré trop tard des Circenses, des jeux du Cirque. Il en conçut du courroux, et, se souvenant peut-être des spectacles de pancrace, il lui donna des coups de pied dans le ventre ; elle était enceinte, et n’en réchappa point (Suétone, Néron, XXXV).

On constate alors, dans cet engouement même, une dérive : les ama-teurs sont plus des spectaama-teurs que des pratiquants. Cela coïncide, dans le domaine des activités sportives, avec une tendance plus générale au voyeurisme et à l’impuissance, bien repérée par Pétrone dans le Satiricon, et, dans un autre registre, par Tacite dans ses Histoires. Le sport devient un spectacle, plutôt que d’être pratiqué. Le peuple romain qui avait perdu l’habitude de forger sa propre histoire, en tant que soldat-laboureur, civis Romanus, se contentait désormais d’être un homo spectator passif, et d’assister, en habits du dimanche, à une sorte de parodie de combats, qui était comme l’image fossilisée de sa propre gloire passée.

La dimension collective de la pratique des jeux, dont nous relevions l’absence, apparaît alors, mais sous une forme négative et dévaluée : les jeux réunissent des individus hystériques dans une passion commune et quasi-animale, qui les prive du langage articulé (fierté et conquête de la civilisation), et les réduit au cri animal (de haine ou d’ovation), au geste binaire du pouce baissé ou levé (je tue ou je fais vivre). En ceci, les jeux du cirque ne sont que l’écume de cette vague si méprisée des intellec-tuels de l’Antiquité : la foule, entité obscure, pulsionnelle, toujours inquié-tante. Ils sont une nouvelle barbarie, et opposent leur système sommaire à la complexité nuancée qui se manifestait dans les dialogues du théâtre républicain. Les jeux du cirque s’opposent au théâtre antérieur (qui a dis-paru) comme le nouvel homo spectator de l’Empire, passif et pulsionnel, s’oppose au civis Romanus de la République.

On n’est donc pas surpris des réactions négatives qui s’enchaînent alors, et dont la littérature latine nous a laissé le souvenir : le mépris des intel-lectuels pour ce qui n’est à leurs yeux qu’un divertissement grossier, qui met en avant les plaisirs du corps, mais néglige totalement ceux de l’esprit. Sénèque condamne déjà sans appel ces faux sportifs qui ne sont que des oisifs, pris par une sorte de divertissement pascalien :

Il serait trop long de passer en revue ceux dont la vie s’est consumée au jeu d’échecs, à la paume (pila), à cuire au soleil. (De Brevitate Vitae, , )

Martial, lui, pourtant libéral en matière de mœurs, n’a que mépris pour la pratique sportive, où il ne voit que gaspillage de leurs forces par des oisifs :

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Joël Thomas 

Pourquoi gaspiller tes muscles solides à soulever stupidement de la fonte ? La pioche du vigneron exerce bien mieux les hommes. (, )

La réprobation est unanime. Perse dénonce (ce qui n’est pas original) la pratique de l’athlétisme comme une invasion des mœurs grecques ; mais, ce qui est plus intéressant, il critique les sportifs au même titre que les joueurs ou les débauchés : ils sont victimes de leurs passions (Sat., , ). On connaît la lettre célèbre où Pline dit clairement tout le mal qu’il pense des jeux du cirque et de leurs adeptes. Il fustige surtout leur aveuglement :

Tout le temps qui vient de s’écouler, je l’ai passé entre mes tablettes et mes livres, dans le plus délicieux repos. Comment est-ce possible à Rome ? dis-tu. C’étaient les jeux du cirque, genre de spectacle qui ne me séduit pas le moins du monde. Rien de nouveau là dedans, rien de varié, rien qu’il ne soit assez d’avoir vu une seule fois. Aussi suis-je étonné que tant de milliers d’hommes soient pris régulièrement du désir de voir, comme des enfants, des chevaux qui courent, et des cochers debout sur des chars. Si encore on s’intéressait à la vélocité des chevaux, ou à l’habileté des cochers, ce goût pourrait s’expliquer ; mais c’est la casaque qu’on applau-dit, c’est elle qu’on aime, et si en pleine course et au beau milieu de la com-pétition, la première couleur passait au second cocher et la seconde au pre-mier, les vœux et les applaudissements changeraient de camp, et soudain ces fameux cochers, ces fameux chevaux qu’ils reconnaissent, dont ils ne cessent d’acclamer les noms, seraient plantés là. Telle est la faveur, telle et l’importance qu’accordent à une misérable tunique je ne dis pas la foule, plus misérable encore que la tunique, mais certains hommes sérieux.

(Lettres, IX, , -)

La pratique des paris, la présence, autour des stades et des cirques, de toutes sortes de cabarets, lupanars, et lieux clandestins de jeu et de prostitution, contribuaient à renforcer auprès de l’intelligentsia la réputa-tion immorale de ce genre de spectacles... et à accroître son pouvoir de séduction auprès d’une grande part de la foule romaine.

Toutefois, au milieu de ce concert de réprobations, certaines réactions isolées sont moins négatives. Sénèque, que l’on a entendu condamner les jeux, nuance son propos. Dans certaines circonstances, ils peuvent éle-ver les individus à une conscience morale. Leur mérite est alors de per-mettre une transmutation (comme les Jeux olympiques originels). Mais le contexte est assez particulier ; Sénèque relève que des esclaves, des condamnés tombés dans la déchéance peuvent, à l’occasion des Jeux (et plus particulièrement en l’espèce des Jeux du cirque) accéder à des com-portements courageux, héroïques, que les avatars de leur histoire, voire leur nature même, semblaient leur interdire. On connaît l’histoire du Ger-main qui préféra mourir en engageant sa tête dans la roue du chariot qui l’emmenait à l’amphithéâtre :

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 Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire

Il y a quelque temps, un individu que l’on emmenait sur un chariot entouré de gardes pour servir au spectacle du matin, se mit à dodeliner de la tête, comme s’il cédait au sommeil, la laissa pendre de manière à pou-voir l’engager dans les rayons, et attendit ferme sur son banc qu’un tout de roue lui rompît le cou. Le même fourgon qui le conduisait au supplice servit à l’y soustraire. (Ep. ad. Luc., VIII, ,  ; trad. H. Noblot)

Mais il est vrai que l’on est loin des mérites de l’activité sportive en elle-même, et que l’on touche plutôt à une capacité sacrificielle qui n’est pas loin du sens du martyre des Chrétiens. À vrai dire, dans cette dimension, les jeux fonctionnent à l’inverse de ce qu’on attendrait d’eux : une éléva-tion de l’âme. Ils ne font que l’abaisser, mais cette humiliaéléva-tion même peut susciter, chez des âmes bien trempées, un sursaut de fierté.

Cette lecture fut celle des contemporains des Jeux. Mais une analyse objective devrait toutefois nous amener à des conclusions plus nuancées, et moins négatives ; car on peut aussi considérer que les Jeux ont permis une catharsis du peuple romain, sous forme d’un exutoire qui a canalisé sa violence en la limitant aux cirques et aux hippodromes (on pourrait en dire autant des stades, de nos jours), et a évité des épisodes de guerre civile encore plus violents (ce qui n’en excuse en rien, bien entendu, la barbarie). On peut même penser que les Jeux fonctionnent, à leur manière aussi, comme un facteur de cohésion sociale : toutes les conversations rou-laient sur les jeux, les chevaux, les cochers, les factions, la victoire de un tel ou un tel. C’était, à sa manière, un lien, une forme de ciment qui facili-tait le métissage et le dialogue entre groupes ethniques, sociaux, religieux qui, sans cela, auraient été très différents, et se seraient inévitablement heurtés. Ce langage commun du commentaire sportif, pour minimal qu’il fût, créait une complicité entre des personnes d’origine ethnique, de rang social et de milieux très différents. À leur manière, les Jeux ont participé à la paideia.

Donc, l’analyse de la situation en Grèce puis à Rome nous conduit à relever un processus assez semblable dans les deux cas, et une structure d’imaginaire qui s’organiserait en trois temps :

– d’abord, à l’origine, les manifestations athlétiques se situent dans un contexte religieux, militaire et citoyen,

– puis la dimension ludique apparaît, du fait même du potentiel de séduction lié à ces exercices. En quelque sorte, Grecs et Romains, tels Monsieur Jourdain, inventent le sport, bien avant les Anglo-Saxons, – enfin, une forme de facilité et de laisser-aller moral, liée à la

dimen-sion primaire et puldimen-sionnelle de ce genre de spectacles, est sévère-ment condamnée par les intellectuels. On remarquera toutefois que

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Joël Thomas 

la condamnation ne porte plus tellement sur une pratique, mais plu-tôt sur le comportement passif et dégradant des spectateurs de cette pratique, qui est identifié à un marqueur de la décadence qui frappe l’Imperium Romanum.

Une lecture anthropologique à partir des structures de l’imaginaire de G. Durand pourrait nous éclairer. Elle montre clairement que les trois constituants de l’imaginaire, les trois fonctions repérées par G. Durand (diurne « masculin » ; synthétique relationnel ; mystique « féminin ») sont présents dans les sports collectifs contemporains (et en font donc des para-digmes de nos sociétés ; on peut bien, sur ce plan, trouver là la valeur pédagogique et éducative des sports collectifs) : le combat (fonction ), le dépassement de soi (fonction ) et le partage, le sacrifice au groupe (fonction ). Mais on les retrouve déjà de façon intéressante dans

l’ima-ginaire lié à l’activité « sportive » gréco-romaine : l’agôn est dans son prin-cipe « héroïque », et lié à la première fonction. Il arme le processus cos-mique à travers l’affrontement des principes antagonistes, dont les duels, les combats sont un reflet dans le microcosme des hommes. La troisième fonction, « féminine », de sacrifice pour le groupe, n’existe pas en tant que telle, du fait, en particulier, qu’il n’y a pas vraiment, comme on l’a vu, de sports collectifs ; elle est remplacée par la volonté d’atteindre, à travers la perfection de la pratique, à une plénitude et une beauté du geste, de l’acte cosmique, qui est alors communion, fusion avec le cosmos, mime-sis parfaite. Enfin, la pratique même du sport est ascèse, processus lent et difficile d’acquisition de la perfection ; elle s’inscrit dans le temps et dans une modification de l’être ; elle passe par les rythmes qui ponctuent l’exercice sportif ; elle relève donc bien de la deuxième fonction, celle de la métamorphose et de la transformation. La pratique du sport telle que la concevaient les anciens est donc bien « totale », harmonieuse et équili-brée, puisqu’elle vérifie les trois fonctions fondamentales de l’imaginaire. Sur ce plan, Grecs et Romains avaient raison de voir dans le ludus, l’agôn, un microcosme à l’image du cosmos.

Il reste un dernier point que nous voudrions aborder dans notre ana-lyse des différentes formes de l’imaginaire des exercices athlétiques dans l’Antiquité : c’est le cas assez particulier des courses de chars et de che-vaux. Par bien des points, il permet d’établir des similitudes et des conni-vences avec nos propres pratiques, et c’est peut-être la seule discipline où, dans notre analyse comparée entre Anciens et Modernes, les similitudes l’emporteront sur les différences. Mais nous quittons l’exercice du sport

. Cf. J. Thomas, L’Imaginaire de l’Homme romain. Dualité et complexité, Bruxelles, Latomus, , p. .

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 Les Romains étaient-ils sportifs ? Étude d’un imaginaire

pour aborder une autre dimension sociologique : la façon dont le sport est perçu par ses spectateurs.

En Grèce, les jeux gymniques avaient lieu dans le stade, et les jeux hippiques dans l’hippodrome. À Rome, tout fut d’abord regroupé dans un même espace. Puis les courses de chars se développent, suscitent un engouement toujours plus grand, jusqu’à devenir un véritable phéno-mène de société. Elles ont désormais leur lieu propre : le Circus Maximus, immense espace de  mètres de long. Il n’y avait pas de courses de che-vaux montés par des jockeys : on monte à cru, et cette pratique ne s’exerce que dans le contexte de l’acrobatie : les desultores sont des cavaliers-acrobates, qui ouvrent et ferment le programme et qui sont consacrés (toujours la dimension symbolique...) à Lucifer et Hesperus. Les courses étaient donc toujours attelées : biges, triges ou quadriges (la course de qua-driges est la course par excellence, la Formule  de l’époque...). Comme en Formule , les cochers (aurigae ; agitatores) passaient d’abord par les catégories inférieures (biges et triges) avant d’arriver à la course-reine : le quadrige. Les similitudes ne manquent pas avec nos pratiques sportives : les cochers devaient souvent courir pour rejoindre leur équipage (comme c’était la coutume aux  Heures du Mans), et seuls les trois premiers étaient récompensés, anticipant ainsi sur notre moderne tiercé.

Avec ces aurigae, nous touchons à un phénomène qui n’est pas à pro-prement parler sportif, mais qui est généré par le sport : le vedettariat des stars de la profession. Sur ce point, les cochers de Rome ressemblent beau-coup à nos champions de haut niveau. Ils sont l’objet d’un véritable culte ; les grandes dames en sont amoureuses, et ont des aventures avec eux (en Sat. , Juvénal nous raconte l’histoire d’Eppia, femme de sénateur, amou-reuse d’un gladiateur) ; ils ont leur fan club, qui a les mêmes hystéries que de nos jours ; Pline l’Ancien nous rapporte (Histoire Naturelle, , ) que, lors des funérailles de Félix, aurige des rouges, en  av. J.-C., un fan se sui-cida. Sur l’épitaphe d’un jeune de  ans, on trouve cette seule mention : « Il fut supporter des Bleus », comme si cela suffisait à justifier sa vie. Les

fans savaient tout du déroulement de la carrière de leur idole. Une bonne part de la passion suscitée par les aurigae, les cochers-vedettes, peut sans doute s’expliquer par un élément assez trouble : les risques extrêmes qu’ils courent (et qui sont à la hauteur des sommes colossales qu’ils gagnent). Le plus grand danger venait sans doute de ce que les rênes étaient nouées autour de la taille du cocher : comme le char sautait beaucoup, il finis-sait souvent par se retourner, et, empêtré dans ses rênes, l’aurige ne pou-vait se détacher. Tout cela contribuait à créer autour d’eux, comme de nos modernes champions de F, une aura (malsaine ?) venant partielle-ment de ce compagnonnage avec la mort qui accompagnait l’exercice à haut risque de leur profession. L’aurige, comme le torero, comme le pilote

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Joël Thomas 

automobile, c’est celui qui joue avec la limite et avec la mort, dans une danse fascinante:

Gladiateur ou agitator hier, pilote ou torero aujourd’hui, la danse avec la mort est acceptée par toutes ces vedettes, et c’est aussi cela qui explique l’extraordinaire fascination que le public éprouve à leur égard.

On ne sera pas surpris que, dans ce contexte passionnel, ces courses aient suscité autant d’engouement que de haine ; on a retrouvé des tablettes d’exécration, des tabellae defixionum, destinées à jeter un sort sur les cochers adverses, avec des souhaits pour qu’ils tombent, qu’ils meurent...

De même que les clubs de football sont presque plus importants que les joueurs, pour certains supporters, les auriges sont souvent identifiés à leur faction : c’est ce que dénonçait Pline ; on ne voit plus le joueur, mais les couleurs qu’il porte, on se passionne pour une casaque. C’est bien une forme de réification qui a enlevé toute dimension humaine à ces spec-tacles, les a exclus d’une dimension sportive, et rabaissés à des pratiques barbares.

Alors, les Romains étaient-ils sportifs ? Au terme de notre analyse, on pourrait sans doute répondre : oui, ils l’ont été pour le pire et le meilleur. En ceci, leur expérience n’est pas sans analogies avec la nôtre. La pratique du sport a été pendant longtemps une école de civilisation, avant de dégé-nérer, et d’ouvrir la porte à des pulsions collectives ; elles ont tué une pra-tique qui a touché, à Rome, au meilleur et au pire de l’homme. En ceci, le sport a été un paradigme, un marqueur qui nous en dit long sur la crise de société qui a conduit Rome de la République triomphante aux enlisements du Bas-Empire.

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. Cf. F. Monneyron et J. Thomas, L’Automobile. Un imaginaire contemporain, Paris, Imago, , p. -.

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Première partie

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Capoeira : histoire, mythologies et paradis perdu

Grégoire Niehaus

Dans le cadre de la thématique générale de cet ouvrage intitulé : « Sport et imaginaire », nous nous proposons d’étudier la capoeira, « lutte afri-caine apportée au Brésil par les noirs d’Angola» et art martial se situant

aux confluents de la danse et du combat. Les éléments qui nous amènent à nous tourner vers ce sport sont multiples. Premièrement, il a été dési-gné en  par Gétuliò Vargas (président du Brésil de  à  et de  à ) comme « l’unique sport véritablement national». Étudier

la capoeira rompt donc avec la croyance populaire qui veut que le foot-ball soit le sport national du Brésil. Deuxièmement, la mythologie de la capoeira retrace l’histoire du Brésil : elle se base sur des évènements concrets et des personnages existants. Elle mélange le réel et l’imaginaire et diffère totalement des mythologies de l’Europe Antique, qu’elles soient grecques ou romaines, fondées sur des dieux et des demi-dieux. Enfin, elle possède un imaginaire symbolique fort puisqu’elle est considérée par ses pratiquants comme un moyen de révolte contre l’esclavage et un vestige de la culture africaine.

Résumons en quelques lignes l’histoire de l’esclavage au Brésil afin de posséder quelques repères fondateurs sur la mythologie de la capoeira. Le Brésil fut découvert le  avril  par l’amiral Pedro Alvares Cabral. Les Portugais y exploitent tout d’abord le bois appelé « Pau Brasil » d’où provient le nom même de ce pays. Très rapidement, en raison de condi-tions géologiques et climatologiques favorables, les Portugais décident de compenser la faible rentabilité du bois par la canne à sucre qu’ils culti-vaient déjà en Afrique. À partir du xviiiesiècle ils exploitent l’or, puis le

café au xixe. Ces denrées nécessitent énormément de main-d’œuvre que

les colons trouvent en employant la population locale. L’Église négocie le

. R. Bastide, Les religions africaines au Brésil. Contribution à une sociologie des

interpé-nétrations de civilisation, Paris, Presses universitaires de France (reéd. ), , p. .

. N. Capoeira, Le petit manuel de capoeira, Traduit du brésilien par Gilles Cheze. Noisy-sur-École, BUDO éditions, reéd. , , p. .

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 Capoeira : histoire, mythologies et paradis perdu

prix de ces travailleurs à son profit. Mais cette nouvelle forme de domes-tication aboutit à ce que les senhores de engenhocapturent les indiens et

les réduisent en esclavage.

Les « esclaves locaux » sont cependant fragiles et extrêmement sensibles aux épidémies. « Finalement, les maladies contagieuses déciment cette population déjà peu nombreuse : c’est le coup de grâce à partir des années . » Elle finit par être si réduite qu’elle ne suffit plus à la tâche et va

donc, peu à peu, être remplacée par des Africains vendus comme esclaves. On estime que les premiers esclaves venus d’Afrique sont introduits au Brésil entre  et , mais l’autorisation et la règlementation de ce tra-fic se fera en . En , le Brésil est le premier producteur et expor-tateur de sucre ce qui lui permet de participer activement au commerce triangulaire. Pour développer leur main mise sur la production de sucre, les Portugais ont besoin de toujours plus d’esclaves exportés de colonies portugaises situées en Afrique (Bénin, Nigéria, Cameroun, Gabon, Ghana, Congo, Kenya, Zimbabwe et surtout Angola et Mozambique). « Comme les esclaves proviennent de différentes régions d’Afrique, les marchands s’arrangent pour les mélanger, en les divisant, afin de les rendre plus vul-nérables et plus dociles. » Compte tenu de leurs conditions d’existence,

les captifs tentent de s’évader. « Avec le suicide et l’assassinat, la fuite est en effet, pour l’esclave inadapté, l’expression violente de sa révolte inté-rieure. » Les tortures infligées aux évadés que l’on rattrape ne suffisent

pas à stopper ce phénomène et nombreux sont ceux qui continuent de s’enfuir. Les maîtres durcissent alors les sanctions et un grand nombre d’esclaves le paient de leur vie. Entre  et , c’est plus de    Africains qui seront exilés vers les Amériques et le Brésil figure comme l’un des plus grands importateurs d’esclaves noirs. En effet, rien que dans ce pays, « entre  et  millions de personnes sont déportées de régions bien distinctes de l’Afrique». En  la princesse Isabelle abolit l’esclavage

par la loi no, connue sous le nom de « Loi dorée » (Lei aurea).

Les fondements de la capoeira se sont inscrits dans un mode de trans-mission essentiellement oral puisque les esclaves étaient en grande majo-rité illettrés. R. Barthes, dans Mythologies, soutient que le mythe est une « parole ». Il répond alors à la question de savoir si toute parole peut être mythe en spécifiant : « Oui, je le crois, car l’univers est infiniment suggestif.

. Nom donné aux propriétaires de terres et d’esclaves, exploitant la canne à sucre. . K. M. de Queiros Mattoso, Les inégalités socioculturelles au Brésil,XVI e-XX esiècles,

Paris, L’Harmattan, , p. .

. M. Droulers, Brésil : une géohistoire, Paris, PUF, , p. .

. K. M. de Queiros Mattoso, Être esclave au Brésil,XVI e-XIX esiècles, Paris, L’Harmattan,

(reéd. ), , p. .

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Grégoire Niehaus 

Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société, car aucune loi, naturelle ou non, n’interdit de parler des choses. »

Les mythes sont de véritables facteurs d’unité sur lesquels repose et existe chaque sociétés. « Nous concevons le mythe comme une construc-tion imaginaire : récit, représentaconstruc-tion ou idée, visant à saisir l’essence des phénomènes cosmiques et sociaux, en fonction des valeurs intrinsèques à la communauté et dans le but d’assurer la cohésion de celle-ci. » Notons

que le mythe ne cache rien, son rôle n’est pas de faire disparaître un évène-ment, mais de transmettre certains repères en les modifiant par l’intermé-diaire de l’imaginaire. Ainsi, l’histoire que raconte le mythe prévaut sur les éléments qui le compose, c’est ce que nous explique Claude Lévi-Strauss en spécifiant que : « La substance du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la substance, mais dans l’histoire qui est racontée. » Cette caractéristique le lie à l’imaginaire collectif

défi-nit par la capacité d’un groupe à se représenter le monde à l’aide d’un réseau d’associations d’images qui lui confère du sens. C’est pour cela que les mythes répondent à une nécessité fondamentale pour le groupe : emmagasiner des valeurs par le biais d’un récit des origines à partir duquel chaque communauté humaine construit un imaginaire qui lui est propre. Soulignons que le mythe ne s’applique et ne persiste que s’il y a groupe social.

Au cours des siècles, les origines de la capoeira ont été déformées et aujourd’hui, nous pouvons considérer qu’il existe trois grands mythes d’origines. Celui du n’golo raconte que les esclaves étaient « logés » par les maîtres engenho dans de grandes bâtisses appelées senzalas. Lorsqu’ils tentaient de s’en évader, ne sachant où se cacher, ils étaient vite retrou-vés puis torturés. Ainsi, entre les fuites réussies et les esclaves qui mou-raient sous la violence des coups de fouets, la main d’œuvre diminuait fortement. Pour pallier ce problème, les maîtres décidèrent d’autoriser certaines pratiques culturelles.

Chez les Mucupes, ethnie du sud de l’Angola (colonie portugaise dont un grand nombre d’esclaves fut déporté au Brésil), était pratiquée la danse du zèbre où n’golo. Cette danse avait lieu lors de l’efundula, le rite de pas-sage de l’enfance à la puberté chez les filles. « Elles ne sont alors plus des muficuemes, ou filles, et doivent assumer leur rôle de femme, être prête à se marier et avoir des enfants. » Durant cette fête, les garçons se défiaient

. R. Barthes, Mythologies, Paris, éd. du Seuil, , p. .

. L. Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Lonrai, Éd. Les Belles lettres, , p. . . Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon (reéd. ), , p. . . B. Almeida, Capoeira. Histoire, philosophie et pratique (Traduit par Pierre-Augustin de Baecque et Valérie Gagnon), Paris, Éd. Lusophone et Viamédias, reéd. , , p. .

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 Capoeira : histoire, mythologies et paradis perdu

en effectuant des danses interminables composées de mouvements rappe-lant ceux des animaux dans leur milieu naturel. Le vainqueur avait alors le droit de choisir directement une femme parmi les nouvelles initiées, sans avoir à payer de dot.

Lorsque cette danse fut autorisée dans les senzalas, les esclaves y intégrèrent de nouveaux mouvements, plus propices aux combats. « Les maîtres, constatant que les camps avaient retrouvés une certaines quié-tude, ne se souciaient pas de l’importance que revêtaient ces ébats, trom-pés par le comportement de servitude et l’esthétisme de leurs danses qui cachaient pourtant les prémices d’une rébellion de groupe. »

Les esclaves qui se révoltaient en utilisant les techniques martiales qu’ils avaient dissimulées sous les traits d’une danse, tentaient de se réfugier dans des quilombos. Dans ces grandes villes fortifiées pouvait vivre jus-qu’à trente milles personnes et le n’golo y évolua en véritable combat puis s’effaça progressivement au profit de la capoeira. Ce nouvel art martial permit aux esclaves de se défendre contre les attaques portugaises visant à détruire les quilombos. C’est ainsi que la capoeira acquit ses lettres de noblesse lui permettant de s’inscrire dans l’imaginaire comme une arme servant la lutte contre l’oppression et l’esclavage.

D’autres formes de mythes entourent la capoeira. Ces derniers concernent l’étymologie même de cette discipline. Nous pouvons en retrouver deux, majeurs, qui, cependant, diffèrent totalement l’un de l’autre. Le premier voudrait que « capoeira » signifie : « île à l’herbe cou-pée ». Ce nom proviendrait du Guarany, « langue maternelle de la plupart des indiens du Brésil». Les esclaves en fuite se réfugiaient sur une île

où l’herbe était tellement haute qu’elle leur procurait un excellent camou-flage. Pour s’entraîner et pratiquer leur danse, les ex-esclaves coupaient l’herbe au ras du sol de manière circulaire, ce qui leur offrait une piste de combat imperceptible. « Les indiens qui assistaient à ces rondes acro-batiques leur attribuèrent le nom de Caa-Apuera dont la traduction en Tupi-guarani est “l’île à l’herbe coupée”. »

Le second mythe serait lié à une autre signification du nom de capoeira : « endroit où les poulets sont élevés ; sorte de panier d’osier dans lequel on

enferme les poulets, etc.». Il proviendrait du fait que lorsque les esclaves

se rendaient au marché pour vendre les volailles et les produits d’exploita-tion de leurs maîtres, ils transportaient les poulets dans de grands paniers en osier qu’ils portaient sur leur tête. En attendant de potentiels

ache-. I. C. Magalhaes, B. Leprieur, E. Foret, La Capoeira. Origines et Techniques illustrées, Paris, Éd. Guy Trédaniel, , p. .

. B. Almeida, op. cit., p. .

. I. C. Magalhaes, B. Leprieur, E. Foret, op. cit., p. . . B. Almeida, op. cit., p. .

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Grégoire Niehaus 

teurs, les esclaves formaient des rondes dans lesquelles ils chantaient et dansaient.

Ainsi, le nom capoeira serait issu de deux langages : le guarani et le por-tugais. En guarani, les racines « Caa, Co, Ko » font référence au bois, aux feuilles, à la forêt. En portugais, capão signifie le coq. Le terme capoeira désignerait donc un panier en osier qui servait de cage à poulet. Dans son ouvrage La capoeira, I. Custudio Magalhães évoque cette seconde version étymologique mais souligne qu’elle n’est pas aussi poétique que la première. En effet, selon lui, les grands paniers à poulet s’appelaient capueros. En les voyant danser, « les villageois témoins de leurs manifes-tations leur donnèrent le nom de Capoeiros». La racine capuero

deve-nue capuera dériva encore pour aboutir au nom que l’on connaît actuel-lement : capoeira. Cette version du mythe d’origine de la capoeira n’est pas très connue. Ceci s’explique essentiellement par le fait qu’il ne reflète pas la lutte contre l’esclavage si chère aux capoeiristes et apparaît moins noble que celui du « n’golo » ou de « l’île à l’herbe coupée ». Il ne met pas en avant de symbolique particulière et ne laisse que très peu de place à la remémoration des origines africaines de cette danse.

L’ensemble de ces histoires forme la légende de la capoeira et participe à la dimension mythique de cet art. Ces théories relèvent davantage de l’ima-gination des capoeiristes que de données historiques tangibles. Cepen-dant, comme l’affirme Cl. Lévi-Strauss, « le mythe reste mythe aussi long-temps qu’il est perçu comme tel». Nestor Capoeira relativise l’ensemble

des théories concernant les origines de la capoeira en signifiant qu’elle est « la synthèse, un mélange d’un certain type de luttes, danses, rituels et instruments de musique venus de différentes parties d’Afrique».

À partir du xixe siècle, apparaissent des données plus concrètes sur

la capoeira et ces dernières enrichissent ses différents aspects mytholo-giques. Les esclaves qui la pratiquent ont tendance à sombrer dans la délinquance. Ils se servent de leur maîtrise du combat pour effrayer la population : la capoeira est alors interdite au Brésil et passible d’empri-sonnement. Entre  et , le pays s’allie à l’Argentine et l’Uruguay afin de contraindre à accepter de nouvelles limites territoriales. De nom-breux escadrons de noirs, composés de capoeiristes emprisonnés pour avoir pratiqué leur art, prennent alors part aux combats afin d’aider l’État Brésilien qui leur promet en retour de leur rendre leur liberté une fois la bataille terminée et gagnée. Deux options se présentent alors aux nou-veaux affranchis dont la condition reste précaire. La première était d’uti-liser leurs connaissances dans le combat pour « devenir des mercenaires

. I. C. Magalhães, B. Leprieur, E. Foret, op. cit., p. . . Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. .

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 Capoeira : histoire, mythologies et paradis perdu

au service des seigneurs qui cherchaient à récupérer des sommes d’argent que leur devaient des propriétaires». La seconde était de se regrouper en

bande, l’union faisant la force, et de terroriser la population. Ce cas se ren-contrait surtout à Rio, tandis qu’à Bahia, la capoeira conservait son esprit de jeu. Dans cette dynamique violente, les capoeiristes étaient

égale-ment sollicités au cours d’élections par des politiciens qui les employaient pour mettre la pression sur les électeurs et renverser un gouvernement.

Compte tenu de ces dérives, la république du Brésil prit la mesure d’inter-dire à nouveau la pratique de la capoeira en . Elle fut ainsi fortement réprimée à Rio où elle disparut presque totalement, mais elle continua d’être pratiquée à Bahia, dans des terrains vagues, à l’abri des regards et en toute marginalité.

Nous pouvons constater une ambivalence dans les données historiques qui viennent d’être énoncées. En effet, dans un premier temps la capoeira va servir le Brésil en lui permettant de remporter la bataille du Paranà. Cette dernière aura tellement d’importance pour les capoeiristes que de nombreux chants lui seront consacrés et animeront les rodas. À l’opposé,

la criminalité qu’occasionne la capoeira va attirer les foudres de l’État qui en interdira la pratique. C’est alors que Bahia deviendra garante de sa sub-sistance, rapprochant sa pratique des conditions dans lesquelles elle avait évoluée dans les senzalas, c’est-à-dire, à l’abri des regards. Certains voient dans ces éléments une nouvelle forme de répression de la culture noire. C’est de cette dynamique que les capoeiristes vont se servir pour inscrire dans sa mythologie le fait qu’elle aura été réprimée tout au long de son existence.

L’un des plus grands tournants historiques de cette discipline s’opère en , date à laquelle Maître Bimbaouvre la première école de capoeira

payante à Bahia. Cet exploit fut rendu possible grâce à l’administration Vargas qui, pour s’assurer du soutien du peuple, relâche la pression du gouvernement sur les expressions de la culture populaire dont la capoeira fait partie. L’académie de Maître Bimba est alors fréquentée uniquement par des blancs issus de la bourgeoisie brésilienne.

. I. C. Magalhães, B. Leprieur, E. Foret, op. cit., p. .

. La notion de jeu est primordiale dans la capoeira ce qui, dans l’esprit, la diffère de nombreux sports occidentaux.

. Cette dernière donnée n’a cependant jamais été prouvée mais, les professeurs y font régulièrement référence pour illustrer le terme de malandro (voyou). Cette donnée est une contribution supplémentaire aux mythes de la capoeira.

. La roda est un cercle formé par les participant dans lequel se déroule la capoeira. Si elle est en forme de cercle c’est pour faire référence au deuxième mythe que nous avons vu, dans lequel les esclaves coupés l’herbe en cercle pour ne pas être retrouvé par leurs « maîtres ».

(36)

Grégoire Niehaus 

En , Maître Pastinhaouvre à son tour une école de capoeira Angola.

Cet établissement est un lieu de rencontre où philosophes, peintres et écri-vains viennent observer et pratiquer la capoeira dite « traditionnelle ». Le jeu Angola renvoie à l’histoire du Brésil, de l’esclavage et peut être perçu sous l’angle d’un imaginaire perdu dans le sens où ce nom fait directe-ment référence à l’Afrique et au n’golo originaire d’Angola. S’il a prévalu sur d’autres, c’est essentiellement parce que les esclaves angolais ont été les derniers à être déportés au Brésil. Ils ont été à la fois victimes de la dernière vague esclavagiste vers ce pays et y sont ceux importés en plus grand nombre. La communauté noire venue d’Angola était donc forte-ment représentée au Brésil. L’emploi de ce nom évoque ainsi dans l’ima-ginaire individuel ou collectif l’influence de l’Afrique dans la société brési-lienne et l’attachement de cette forme de capoeira à la tradition. Ce nom symbolise le lien avec les racines africaines tant recherchées dans cette dis-cipline. Qui plus est, il permet de distinguer deux formes de jeu complète-ment opposées. La capoeira Angola est assez lente, sans figure aérienne. Elle se joue au plus près du sol si bien que les capoeiristes considèrent ce dernier comme leur partenaire privilégié. La tradition y est omnipré-sente tout comme le culte aux anciens. Ceci à la différence de la capoeira Régional, créée par maître Bimba, qui est plus spectaculaire et accroba-tique. Cette dernière semble davantage convenir aux Occidentaux qui ne pratiquent presque exclusivement que cette forme de jeu.

Pour conclure, nous pouvons dire que le mythe est « un système

de communication, c’est un message». Toute société possède ses

propres mythes. Ils sont facteurs de repères et unissent un groupe social. A. Marcovich affirme que « c’est dans le récit des mythes fondateurs que se construit, pour une grande part au moins, l’identité d’un groupe

social, d’une nation». Nous pouvons nous rendre compte que dans

ceux liés à la capoeira c’est l’identité de la culture noire qui cherche à être mise en exergue, culture qui se retrouve dans les fondements même de la nation brésilienne. La capoeira peut donc être envisagée comme un symbole et « la symbolisation est un mode de désignation qui recouvre simultanément le processus de représentation et le système de signification».

. Autre figure emblématique de la capoeira.

. La capoeira Angola est un style de jeu spécifique qui se confronte au style Régional inventé par Bimba.

. R. Barthes, op. cit., p. .

. A. Marcovich, À quoi rêvent les sociétés, Paris, Odile Jacob, , p. .

. C.-G. Dubois, « Image, signe, symbole », in J. Thomas (dir.), Introduction aux

(37)

 Capoeira : histoire, mythologies et paradis perdu

Les mythes, et plus généralement l’imaginaire, ont pour caractéristique première de s’opposer au réel. C’est un espace de liberté qui permet de se figurer le monde selon ses propres convictions et ses propres significa-tions. Pour illustrer cette puissance de l’imaginaire, nous pouvons nous référer à des données historiques qui viennent contredire les faits relatés dans ces mythes fondateurs.

Commençons par signaler que l’autorisation par les maîtres de prati-quer des danses dans les senzalas fut tardive et non, comme le raconte le mythe, au commencement de la traite des nègres. De plus, la pratique même du n’golo dans la senzala est à mettre entre parenthèses. Les Afri-cains, réduits en esclavage, étaient complètement démunis : le système de dot n’était donc plus pratiqué. Dans ce cas, pourquoi continuer à effectuer ce rite ? De plus, comme nous le savons, les esclaves étaient mélangés et cette coutume n’était pas commune à toutes les ethnies. Enfin, les esclaves étaient enchainés dans les senzalas et ne pouvaient donc pas faire tous les mouvements qu’exigeait cette danse. Ainsi, il est difficilement concevable que le n’golo soit à l’origine de la capoeira. L’aspect mythologique liant la capoeira aux quilombos fut vivement critiqué par les spécialistes du Bré-sil qui spécifient : « historiquement, la capoeira a toujours été un phéno-mène urbain et il n’existe aucun document illustrant son utilisation dans les quilombos ou ailleurs en dehors des villes». Il est aussi troublant de

relever que la capoeira n’existe qu’au Brésil alors que des esclaves prove-nant des mêmes colonies africaines de possession portugaise ont été dis-persés aux États-Unis ou aux Caraïbes. Pour autant, il n’y a pas de trace de cet art dans ces pays. On ne peut donc dire que la capoeira est née de la culture africaine sans apport d’une composante extérieure. Enfin, la réa-lité faisant de la capoeira un instrument de révolte est difficilement envi-sageable. En effet, de quelle manière un art martial peut rivaliser contre des balles et des épées ? « Les esclaves en fuite auraient eu plus de chance avec des lances et des flèches qu’à mains nues».

Le mythe étymologique de « l’île à l’herbe coupée », a également été for-tement contesté. En effet, il est difficilement concevable que les esclaves en fuite, compte tenu de leur valeur financière, aient pu se réfugier à la nage sur une île peuplée seulement d’indiens, sans que leurs maîtres ne s’en aperçoivent, et surtout, sans que ces derniers n’entreprennent d’aller les chercher. Nous savons cependant qu’il existait bien une île sur laquelle les esclaves étaient envoyés, mais elle était connue des maîtres puisqu’elle était une sorte de prison où les esclaves les plus récalcitrants à la disci-pline imposée étaient « enfermés ». Cette mise à l’écart n’était donc pas

. B. Almeida, op. cit., p. . . Ibid.

Figure

TABLEAU I TABLEAU II TABLEAU III
TABLEAU IV (SUITE)
Figure 1. — Les éléments qui caractérisent les trois champions

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