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Le récit et la fiction sous l'influence du personnage romanesque : étude de l'ingérence diégétique dans Swim-Two-Birds de Flann O'Brien, La folie et la mort de Ken Bugul et L'hiver de force de Réjean Ducharme

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Le récit et la fiction sous l'influence du personnage

romanesque. Étude de l'ingérence diégétique dans

Swim-Two-Birds de Flann O'Brien, La folie et la mort de

Ken Bugul et L'hiver de force de Réjean Ducharme

Mémoire

Anne-Sophie Boudreau

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Le récit et la fiction sous l’influence du personnage

romanesque

Étude de l’ingérence diégétique dans Swim-Two-Birds de Flann

O’Brien, La folie et la mort de Ken Bugul et L’hiver de force de

Réjean Ducharme

Mémoire

Anne-Sophie Boudreau

Sous la direction de :

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Résumé

Il est généralement admis que le narrateur, cette instance fictive à laquelle l'auteur feint de déléguer la parole, est l'agent de transmission du récit. Mais il s’avère pourtant que certains protagonistes, depuis leur position à l’intérieur de l’histoire, donnent l’impression de reconfigurer la manière dont l'univers fictionnel est évoqué et construit. Par cette stratégie narrative nommée ingérence diégétique, il semble que les personnages, comme animés d’une volonté improbable, sont en mesure d’influer sur certains paramètres de la représentation et de la mise en récit. Cette recherche propose d’observer la manière dont ces êtres de fiction, malgré leur double assujettissement narratorial et auctorial, malgré qu'ils ne soient que construction langagière, sont apparemment mis à contribution dans la constitution du récit pour et par lequel ils existent.

L’introduction propose une première définition du procédé, tandis que le développement permet d’en observer plus spécifiquement les manifestations et les effets. Ce mémoire répertorie et analyse quatre formes d’ingérence diégétique dans trois romans, chacun faisant l’objet d’un chapitre. Le premier concerne l’ingérence diégétique collatérale et la mutinerie métaleptique dans Swim-Two-Birds (Flann O’Brien, 2002 [1939]), le deuxième porte sur l’érosion narrative endogène dans La folie et la mort (Ken Bugul, 2008 [2000]) et le troisième aborde la réappropriation référentielle dans L’hiver de force (Réjean Ducharme, 2013 [1973]). Aussi différents soient-ils, ces romans dégagent une même impression d’insaisissabilité et d’imprévisibilité; en les abordant selon l’angle de l’ingérence diégétique, on constate qu’ils résistent aux représentations et aux interprétations univoques, en plus de témoigner d’une démultiplication des avenues interprétatives et d’une transformation des rapports entre personnage et narration, entre histoire et texte. Si cette analyse permet d’identifier et de saisir une variété d’enjeux associés aux effets du procédé sur les dynamiques des œuvres étudiées, elle offre aussi, dans une plus large mesure, une perspective nouvelle sur la poétique romanesque.

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Table des matières

Résumé ... iii Table des matières ... iv Remerciements ... vii Introduction – Motiver l’instabilité romanesque. L’ingérence diégétique au service d’une crise immanente ... 1

Une première définition de l’ingérence diégétique et de ses effets. Entre contrôle, transformation et redoublement narratif. ... 3 Quelque chose comme un état de la question. L’ingérence diégétique comme modalité d’une

esthétique du flou. ... 6 Justification du corpus et plan du mémoire. ... 9 Chapitre 1 – L’ingérence diégétique collatérale et la mutinerie métaleptique dans Swim-Two-Birds de Flann O’Brien ... 14

1.1. La figure de l’écrivain fictif comme condition à l’ingérence diégétique collatérale : le cas de l’Étudiant. ... 17

1.1.1. Les architectures erratiques. La fabrique du texte em(b)rayée par le personnage. ... 19 1.1.2. Fluctuations formelles et confusion énonciative. Le texte comme espace de médiation entre histoire et récit. ... 23 1.1.3. La conscience fictive en régime performatif. Le personnage en travers et au secours de la cohérence narrative. ... 28 1.2. La fiction qui ne voulait plus être une fiction. La mutinerie métaleptique des personnages du Cygne Rouge. ... 33

1.2.1. Quand je n’est plus un autre. La montée de l’autonomie factice et la réappropriation de soi. ... ... 36 1.2.2. Du droit de passage à la transgression des frontières. L’imposture actantielle dans les espaces fictionnels. ... 40 1.2.3. « Au commencement était le Verbe », ou l’écriture et son pouvoir de création comme instruments de révolte. ... 44 1.3. Conclusion. ... 49 Chapitre 2 – L’érosion narrative endogène dans La folie et la mort de Ken Bugul ... 52

2.1. « Croix de bois, croix de fer ». Influence des perceptions et confusion narrative : le principe de vérité fictionnelle relative. ... 55

2.1.1. Être et ne pas être. Le récit d’événements, entre réalité et fantasme... 58 2.2. Dynamiques de temps et de mouvements dans le récit. La conscience du personnage comme vecteur de transformation. ... 66

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2.2.2. Circularité thématique, circularité figurative. ... 70

2.2.3. Le mouvement d’éternel retour. ... 75

2.3. « Je ne suis pas fou. Pas encore. » Du délire représenté au délire énonciatif. ... 79

2.4. Conclusion. ... 86

Chapitre 3 – La réappropriation référentielle dans L’hiver de force de Réjean Ducharme. ... 89

3.1. Le personnage déphasé et la force de l’errance, ou comment refaire le monde même si on a l’air de rien et qu’on ne va nulle part. ... 94

3.2. Comme une impression de déjà-vu. La donnée référentielle dans la fiction, entre immanence et transcendance. ... 97

3.2.1. Le monde est dans l’œil du personnage qui le regarde. La refiguration de l’espace ... 99

3.2.2. L’errance géographique, ou le lieu à modeler. La reconfiguration de l’espace ... 101

3.3. Dire, dédire et redire. Réformer le discours pour réformer le sens du monde ... 104

3.3.1. Le pouvoir d’évocation de la description : faire l’objet plus vrai que nature... 105

3.3.2. De l’importance du nom et du surnom dans la construction du sens ... 107

3.3.3. Réciter le monde pour apprendre à le lire ... 110

3.4. L’art délicat de tout voir et de ne rien faire ... 113

3.4.1. Recadrer pour éconduire... 114

3.4.2. De l’encombrement au vide narratif. ... 116

3.5. Conclusion ... 120

Conclusion ... 125

Retour sur les quatre types d’ingérence diégétique ... 126

Lire ces romans où s’insère le personnage. Entre adhésion et distanciation ... 128

La résistance du personnage et du récit ... 130

Bibliographie ... 133

Corpus étudié ... 133

Monographies ou parties de monographies citées ... 133

Articles cités ... 135

Mémoires et thèses cités ... 138

Conférences ... 138

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier mon directeur René Audet. Chacune de ses révisions a été aussi éprouvante qu’inspirante; ses commentaires à la fois pointilleux et pertinents m’ont préservée de l’égarement un nombre incalculable de fois. Merci pour les idées, les remises en question et les encouragements. Je remercie aussi le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (CRILCQ), grâce auquel j’ai eu la chance d’occuper un bureau plein de plantes, de dinosaures et de personnes merveilleuses - dont la précieuse Virginie Savard, qui a été pour moi un modèle d’étudiante et de collègue, mais aussi un modèle d’être humain. J'exprime ma gratitude à Élizabeth Plourde, la coordonnatrice du Centre, qui a été d’un secours immense dans les moments de doute et de frustration. Par ailleurs, ce mémoire a été rendu possible grâce support financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH).

Un merci infini aux membres de ma famille, qui m’ont supportée et aimée sans faillir au cours de toutes ces années de travail. Merci à mes parents pour les becs en pincettes, les coups de gueule et les tapes dans le dos; merci à Jérôme et à Victor, parce que les rires et les engueulades m’ont permis de garder les pieds sur terre quand il le fallait; merci à grand-maman Raymonde pour la confiance, la patience et le soutien financier. Je tiens aussi à formuler un merci tout spécial à ma grand-maman Baril, qui m’a toujours répété combien je travaillais trop; merci de m’avoir transmis ton énergie à l’ouvrage, ta force de caractère et ta tête dure, sans quoi ce mémoire n’aurait sans doute pas vu le jour. Merci d’avoir été fière de moi, jusqu’à la fin.

Je remercie bien sûr mes amies de longue date Joyce, Marie-Claude et Roxane pour m’avoir rappelé l’importance de se donner le temps de vivre, surtout quand les heures semblent manquer. Grâce à elles, je saisis toute l’importance de ne jamais se prendre au sérieux et je me souviens d’allumer la lumière dans les moments les plus sombres.

Enfin, merci à mon amoureux et ami Toby d’avoir été là en tout temps, et plus encore quand il le fallait. Merci pour la route, pour les matins, pour les grosses bouffes et celles sur le pouce; merci pour le soutien, l’écoute, la résilience, l’intelligence et les bêtises. Mais surtout, merci d’avoir compris mieux que moi ce que contenaient mon petit cœur et ma caboche. Merci d’y avoir cru assez fort pour que ça se réalise.

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Introduction

Motiver l’instabilité romanesque

.

L’ingérence diégétique au service d’une crise immanente

Living systems are never in equilibrium. They are inherently unstable. They may seem stable, but they’re not. Everything is moving and changing. In a sense, everything is on the edge of collapse.

- Ian Malcolm, dans Jurassic Park La notion de roman, à laquelle ce mémoire est consacré, pose d’emblée un problème de définition. Bien que le genre soit en constante évolution depuis l’époque lointaine où il désignait toute œuvre écrite en langue romane, auteurs et éditeurs peinent encore à catégoriser cet « art indéfinissable » (Roy, 2011 : 7). De façon générale, le roman façonne des mondes qui existent sans exister vraiment, des mondes qui génèrent leurs propres vérités internes; il convoque à la fois le référent et la représentation, l’illusion et la distanciation. En termes de contenu, il existe à peu près autant de sujets que de publications. Les multiples catégories et sous-catégories freinent d’ailleurs toute tentative d’en établir une conception immuable et unanime. Le genre est en constante mouvance, puisque ses normes esthétiques et structurantes fluctuent selon les courants, les époques ou les approches théoriques.

Mais en dépit de cette ambiguïté ontologique, on suppose couramment que la fiction romanesque est pourvue d’une définition générale qui se passe d’être énoncée. C’est ce qui justifie qu’on lise ici que telle auteure « rejette explicitement le roman » (Havercroft, 2014 : par. 1), là que telle œuvre « se construit en refus de roman » (Demanze, 2014 : par. 1). En outre, le « retour au romanesque » convoqué par Dominique Viart (2014) renvoie nécessairement à un modèle de référence; et lorsque Yves Hersant (1996) associe la chimère à l’art romanesque et la vraisemblance au roman, il base sa réflexion sur le caractère spécifique de l’un et de l’autre. Mais quelle est la nature de ce caractère spécifique ? Quels paramètres constitutifs du genre justifient ces présupposés ?

En cherchant réponse à ces questions, il apparaît que l’imaginaire collectif reconduit une conception archétypale du roman. Il n’existe pas de consensus immuable, explicite ou volontaire pour la décrire en détail, mais certain⋅e⋅s théoricien⋅ne⋅s tentent tout de même d’isoler ses caractéristiques dominantes. Doležel, par exemple, reconnaît l’existence d’une certaine « grammaire narrative », qu’il décrit comme étant l’axe restrictif à partir duquel la littérature

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populaire produit ses variations (1998 : ix); dans le Dictionnaire du littéraire, en référence au roman de grande consommation, on peut lire que « les plus grands succès de la littérature mondiale s’appuient sur des recettes confirmées du genre » (Aron, Saint-Jacques et Viala, 2014 : 681). Aussi, en se référant à l’acceptation la plus largement répandue de la notion de roman, on constate l’existence d’un certain canevas, d’une sorte de format attendu qui rend possibles les écarts à la norme essentiels à l’évolution du genre.

De nos jours, cet archétype se reconnaît essentiellement à sa structure basée sur les schémas narratif et actantiel, à son histoire divertissante riche en événements et en rebondissements. Un tel roman est peuplé de personnages fortement caractérisés, dont la psychologie évolue au fil des aventures, et reconduit de ce fait une série de figures stéréotypiques, comme celles du héros ou du vilain. L’instance en charge de la narration fait généralement preuve de compétence et de fiabilité. Son récit doit être efficace : il répond aux normes génériques, pragmatiques, empiriques et diégétiques de la vraisemblance1, en plus de témoigner d’une certaine linéarité – il n’est pas

exempt de prolepses, d’analepses, de pauses ou d’ellipses, mais sa trame narrative progresse de la situation initiale vers son dénouement. Bien sûr, ces régularités génériques ne sont ni exhaustives, ni absolues; elles contribuent néanmoins à la reconnaissance d’un modèle conventionnel, relativement constant, qui « oriente et détermine dans une large mesure “l’horizon d’attente” du lecteur, et donc la réception de l’œuvre » (Genette, 1982 : 12).

C’est justement par la remise en cause de ces conventions génériques que l’histoire littéraire change et évolue, en raison des écarts à l’usage qui déstabilisent l’horizon d’attente. Les stratégies de résistance aux normes du roman sont fréquentes et prennent une multitude de formes, de telle sorte que sa poétique est en constante mutation2. Tiphaine Samoyault indique même que la

force du genre réside en ce qu’« [u]n roman est un roman à la condition d’exprimer la volonté d’être plus qu’un roman » (1999 : 7). Aussi, parce qu’elles s’opposent aux représentations et aux

1 Un récit vraisemblable est à la fois persuasif et motivé, intelligible et cohérent. Cette notion est intrinsèquement

liée à la perspective du lecteur ou de la lectrice, dans la mesure où ses modalités dépendent entièrement de l’évaluation à laquelle le roman est soumis; la vraisemblance n'est pas contenue dans l’œuvre en elle-même, puisqu’elle réside plutôt dans la perception du destinataire. Même si la nature spécifique de ce qui est vraisemblable varie avec les époques et les courants de pensée, on convient généralement que « le vraisemblable et le nécessaire s’articulent directement à l’exigence mimétique. La fiction procède par mimésis, elle imite les objets réels, tout en construisant de ces objets une représentation qui les place dans des rapports de causalité » (Montalbetti, 2001 : 242).

2 À cet effet, Todorov écrit d’ailleurs ceci : « Que l’œuvre “désobéisse” à son genre ne rend pas celui-ci inexistant;

on est tenté de dire : au contraire […] la transgression, pour exister, comme telle, a besoin d’une loi – qui sera précisément transgressée. On pourrait aller plus loin : la norme ne devient visible – ne vit – que grâce à ses transgressions. » (1971 : 45-46)

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interprétations univoques, les œuvres Swim-Two-Birds de Flann O’Brien3 (2002), La folie et la mort

de Ken Bugul4 (2008) et L’hiver de force de Réjean Ducharme (2013), qui sont à l’étude dans ce

mémoire5, participent toutes du processus de redéfinition des dynamiques romanesques. Ces

récits, qui dégagent une impression d’insaisissabilité et d’imprévisibilité, appartiennent à la catégorie des œuvres qui « paraissent offrir une résistance toujours renaissante, prometteuse, à chaque fois, d’un nouvel ordre à établir » (Ricardou, 1990 : 79-81). Ils transmettent non pas une vision unitaire et statique du monde, mais plutôt une « saisie intuitive du sens non atteint, et, par conséquent, inexprimable de la vie » (Lukács, 1989 : 99). En fait, O’Brien, Bugul et Ducharme accordent une importance significative au caractère mimétique et au pouvoir de suggestion de la fiction. Leurs personnages font converger divers effets de délégation du pouvoir auctorial, de métalepse, de problématisation de la transmission narrative ou de fragilisation du statut de la fiction. Au carrefour de ces pratiques dissidentes largement documentées se trouve un procédé encore inexploré par la critique littéraire, une stratégie narrative par laquelle les figures actantielles semblent s’animer d’elles-mêmes : l’ingérence diégétique.

Une première définition de l’ingérence diégétique et de ses effets. Entre contrôle, transformation et redoublement narratif.

Rien de plus simple qu’un texte unique avec un narrateur unique.

- René Audet, dans La transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain

Généralement, en regard du cadre fictionnel et narratif associé à l’archétype du genre, le roman présente une histoire qui paraît en quelque sorte subordonnée au récit. La tripartition classique maintient les personnages sous l’autorité du narrateur, lui-même soumis à la volonté de l’auteur. C’est donc dire que, selon toute vraisemblance, les acteurs du récit et l’instance narratoriale devraient agir respectivement sur différents niveaux de la fiction, selon un rapport de hiérarchie bien défini. Pourtant, aussi distincts soient-ils, les romans d’O’Brien, de Bugul et de Ducharme

3 Flann O’Brien est en fait le nom utilisé par Brian O’Nolan pour signer Swim-Two-Birds. C’est ce pseudonyme qui

est retenu pour désigner l’auteur dans le cadre de ce mémoire.

4 Il s’agit du nom de plume que se donne Mariètou Mbaye Bileoma. « Ken Bugul », en langue wolof, signifie « celle

dont personne ne veut ».

5 Désormais, tous les renvois à ces éditions seront identifiés par les mentions SB pour Swim-Two-Birds, FM pour

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ont tous la particularité de feindre de déroger à ces dynamiques que présuppose l’horizon d’attente. La présente recherche, suivant une démarche inductive, observe comment ces auteur⋅e⋅s mettent en scène une même stratégie narrative qui renverse les rapports attendus entre l’histoire et le récit grâce au procédé d’ingérence diégétique. Par un effet de perspective, certains personnages semblent intervenir dans la représentation du monde fictionnel, parfois jusqu’à prétendre influer sur la mise en récit. Bien que le narrateur, figure à laquelle l'auteur⋅e délègue la parole, soit reconnu pour être l'agent de la transmission narrative, ces protagonistes donnent l’invraisemblable impression de parvenir à reconfigurer la manière dont l'univers fictionnel est évoqué et construit. De telles figures actantielles, comme animées d’une volonté propre, semblent alors se dégager de l’autorité présumée du narrateur et l’histoire ne se montre plus strictement délimitée par la mise en récit préalable, de sorte que le régime romanesque paraît diverger du récit initialement prévu.

D’une œuvre à l’autre, l’ingérence diégétique peut se manifester d’une multitude de manières, mais elle se reconnaît néanmoins à une série d’effets très spécifiques. D’abord, le procédé laisse croire qu’un personnage, sans jamais quitter sa position intradiégétique, parvient à manipuler les dimensions représentationnelle, énonciatrice ou textuelle de l’œuvre. Il suggère de ce fait une réorientation de la hiérarchie entre l’histoire et le récit, dans la mesure où la première ne se montre plus exclusivement dépendante du second. En outre, les romans qui mettent en scène l’ingérence diégétique présentent tous une tension improbable entre les niveaux actantiel et narratif. Le procédé suppose en effet une concordance provisoire du temps de l’énoncé et du temps de l’énonciation; même si Ricoeur maintient que les événements sur le plan actantiel et l’acte structurant de la narration ne peuvent advenir simultanément dans le cadre de la fiction6, la soi-disant influence du protagoniste sur la mise en récit implique leur adéquation

temporelle. De la même manière, la distinction attendue entre les niveaux de l’histoire et du récit paraît abrogée par l’ingérence d’une ou de plusieurs figures actantielles dans le discours énonciatif. Cette présence coïncidente du personnage sur deux niveaux narratifs distincts contrevient au principe narratologique selon lequel l’instance en charge d'un récit premier tient

6 L’auteur de Temps et récit explique notamment que « le dédoublement entre l’énonciation et l’énoncé se prolonge

dans le dédoublement entre le discours de l’énonciateur (narrateur, auteur fictif) et le discours du personnage ». Aussi, le temps fictif du protagoniste, s’il peut parfois sembler correspondre au présent de la narration, advient malgré tout en léger décalage avec le récit, du fait que « le présent de narration est compris par le lecteur comme postérieur à l’histoire racontée, donc que l’histoire est le passé de la voix narrative » (1991b : 186).

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nécessairement une position extradiégétique, alors que le personnage est de nature intradiégétique7. Comme s’ils constituaient des vases communicants, l’histoire et le récit donnent

par moments l’impression de se télescoper jusqu’à permettre au protagoniste d’agir sur l’une et l’autre tout à la fois.

Le procédé, qui se manifeste lors d’épisodes spécifiques disposés de façon plus ou moins rapprochée au long du récit, modifie progressivement la manière dont les composantes romanesques s’articulent les unes aux autres. Dans la mesure où elle ébranle les rapports de force qui traversent habituellement l’œuvre romanesque, l’ingérence diégétique remet en question les modalités de la capacité d’action du protagoniste ainsi que sa contribution potentielle à la représentation mimétique et référentielle. En fait, dans un premier temps, le procédé fait mine de répondre au fantasme répandu d’avoir affaire à des créatures fictionnelles si convaincantes qu’on les dirait vivantes; pourtant, ces personnages débordent bientôt de ces attentes d’illusion mimétique, puisqu’ils prétendent être assez autonomes pour résister aux lois du récit, voire y contrevenir. Il en résulte une mise en évidence problématique des paramètres constitutifs de la fiction : en exhibant ainsi le caractère factice et construit du roman et de ses rouages, l’ingérence diégétique compromet le bon déroulement du récit et mène le lecteur ou la lectrice à réévaluer constamment son acceptation des êtres et des faits représentés.

Selon les cas de figure, le procédé met en scène des personnages qui peuvent entraîner différents effets sur les systèmes représentationnel et énonciatif. Dans Swim-Two-Birds, La folie et la mort et L’hiver de force, certains acteurs du récit donnent l’impression de contrôler la trame narrative initiale, de la transformer ou encore de la redoubler, suivant un phénomène de reconfiguration qui fait dévier le récit plus ou moins brutalement de sa trajectoire attendue – ces conséquences spécifiques sur les dynamiques romanesques constituent d’ailleurs le cœur des trois chapitres de ce mémoire. Aussi, les romans semblent se déployer selon une ou plusieurs variantes proposées par les figures actantielles depuis l’intérieur même de l’histoire, suivant un scénario qui ne se plie plus tout à fait à l’autorité directe du discours dominant. Cette multiplication des perceptions et des rapports au monde, parce qu’elle va à l’encontre de la stabilité attendue, entraîne une fragilisation de l’équilibre d’ensemble. Selon Ricardou, toutefois,

7 En effet, il est généralement admis que les événements racontés et le discours du narrateur appartiennent à deux

espaces définis au sein du roman et ne peuvent être absolument simultanés – même dans un récit homodiégétique, le narrateur se représente à titre de figure actantielle dans l’histoire qu’il raconte; sa présence dans le récit est donc ultérieure à son acte de raconter (Genette, 1972 : 239).

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le roman peut se défendre contre ces contradictions par un processus de mise en fantaisie qui autorise la coexistence de toutes ces variantes et par laquelle le récit « tend à se produire comme une suite de combinaisons affectant les éléments de la fiction et leurs agencements » (1990 : 112). On reconnaît un phénomène semblable au sein des romans du corpus, dans la mesure où la trame narrative, bien qu’elle soit truffée d’invraisemblances, se donne comme une composition de séquences parallèles ou simultanées, toutes aussi valides.

De fait, l’ingérence diégétique n’implique pas un refus absolu des normes de la vraisemblance et des conventions associées au régime romanesque. Elle opère plutôt par le détournement d’une série d’attentes présupposées par le modèle archétypal et s’inscrit par conséquent dans une logique du décloisonnement et du doute. Les œuvres qui la mettent en scène se caractérisent par une démultiplication des avenues interprétatives et une transformation problématique des rapports entre personnage et narration, entre histoire et texte; elles portent en creux un discours critique sur la figuration du vrai et du faux en littérature, et revendiquent l’assouplissement du processus de représentation entre le livre et le monde.

Quelque chose comme un état de la question.

L’ingérence diégétique comme modalité d’une esthétique du flou.

À ce jour, la notion d’ingérence diégétique n’a pas encore été abordée de front par la théorie littéraire, bien que son application thématique fasse l’objet d’un certain nombre de récits. En fait, il semble même que le procédé, qui ne relève d’aucune époque, courant ou genre spécifiques, ne soit ni récent ni rare. Il est vrai que la présente recherche ne convoque que des exemples tirés des romans Swim-Two-Birds, La folie et la mort et L’hiver de force, mais d’autres œuvres font état d’une forme ou d’une autre d’intervention du personnage dans l’élaboration du monde fictionnel – je signale, à titre d'exemples, Niebla de Miguel de Unamuno (1968) autant que Infinite Jest de David Foster Wallace (1996). Certains textes de théâtre explorent aussi ce phénomène; c’est le cas notamment de la pièce Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello (2003), qui exploite le thème de l’autonomie démesurée des personnages de manière particulièrement explicite.

En dépit de leur singularité, les trois œuvres du corpus réinvestissent toutes la faculté qu’a le roman de se « jou[er] dans l’espace incertain entre présence et absence, insistant sur l’imposture de sa propre signification et la facticité, voire la vacuité de ses positions de parole » (Asselin et St-Onge, 2013 : 8). De façon générale, nombre de théoricien⋅ne⋅s s’intéressent à cette littérature de l’ambiguïté – aucun⋅e, toutefois, n’a encore envisagé qu’un phénomène d’ingérence diégétique

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puisse participer à mettre en place cette poétique de l’indécidable. À ce propos, les travaux de Jean-Louis Hippolyte, qu’il expose dans son ouvrage Fuzzy Fiction (2006), s’avèrent particulièrement pertinents dans le cadre de la présente démarche scientifique. L’ingérence diégétique participe en effet à instaurer une dynamique du flou et de l’incertain au sein des récits étudiés. Au-delà de l’ambiguïté qui affecte le système de représentation et d’énonciation dans le corps même du roman, l’instabilité induite par ce procédé bouscule jusqu’au statut de la fiction. Hippolyte reconnaît que la porosité des frontières diégétiques, la déstabilisation de l’autorité narratoriale ainsi que la présence de protagonistes déphasés et évanescents sont autant de catalyseurs de la nébulosité romanesque; toutefois, sa démarche n’évoque pas la possibilité de combiner ces stratégies narratives, à la croisée desquelles se trouve l’ingérence diégétique. Le procédé convoque pourtant ces modalités vectrices d’imprécision pour amplifier l’impression d’inconstance et suggérer un univers fictionnel inaccompli, en constant changement, qui affirme « [t]he paradoxical coincidence of order and disorder, the seemingly infinite exploration of narrative options, the principle of undifferentiated identity » (Hippolyte, 2006 : 14).

Étant donné l’absence d’un appareil critique concernant la question spécifique de l’ingérence diégétique, cette recherche convoque différentes notions déjà documentées. La réflexion proposée ici aborde notamment les questions de voix ou de mode dont traite la narratologie; elle le fait toutefois dans le but d’établir une distinction entre l’ingérence diégétique et ces modalités narratives associées plus volontiers par Genette (1972) à l’instance en charge du discours8.

Effectivement, dans les exemples tirés du corpus, il n'est question ni d'un simple changement de focalisation ni d'une délégation de la parole, puisque les transformations observées sont un effet de l’actantialité des personnages depuis l’intérieur même de l’histoire et non pas un mouvement dans la narration. Aussi, les travaux de Ricoeur (1991b) sur la configuration de la fiction narrative ou encore ceux de Ricardou (1990) et de Saint-Gelais (2017) sur le rapport prévu entre les dimensions référentielle et littérale du roman soulignent en quoi l’ingérence diégétique contrevient aux attentes du lecteur ou de la lectrice. Les notions d’illusion mimétique, d’adhésion à la fiction et de pacte de lecture sont toutes affectées par ce procédé qui accorde une autonomie factice démesurée aux personnages; à cet effet, les travaux de Todorov (1971), Schaeffer (1999; 2002) ou encore Fortier et Mercier (2011) permettent d’envisager les impacts du procédé sur les

8 À ce propos, notamment, il est intéressant de noter que Göran Nieragden réclame, dans son article « Focalization

and Narration : Theoretical and Terminological Refinements » (2002), que l’on considère davantage la fonction du protagoniste dans l’élaboration d’une théorie de la focalisation.

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régimes fictionnel et énonciatif. En convoquant ces diverses théories reconnues qui fournissent des indications sur l’organisation et la structure qui régissent habituellement la fiction narrative, il devient alors possible de discerner les spécificités de l’ingérence diégétique et d’établir en quoi elle constitue un écart à la norme.

Suivant l’hypothèse d’une intervention simulée du personnage dans le processus de mise en récit, ces notions et ces approches théoriques transitent sans exception par la figure actantielle. L’histoire littéraire dispose d’une panoplie de postures théoriques qui précisent les enjeux associés spécifiquement aux acteurs du récit. Pour les structuralistes (Greimas, 1970), le personnage est une composante narrative qui n'est rien de plus que ce que le texte en dit; les sémioticiens (Barthes, 1977; Hamon, 1972) le perçoivent comme un signe complexe au sein du message textuel; la poétique (Erman, 2006) vise plutôt à définir son ontologie : est-il soumis aux événements ou est-il au contraire à leur origine ? L’approche anthropomorphique étudie quant à elle le personnage selon le rapport mimétique qu’il entretient avec l’idée que l’on se fait de la véritable nature humaine, selon les caractéristiques psychologiques ou comportementales dont il est pourvu par le régime fictionnel (Lotman, 1973). Enfin, des études plus récentes remarquent la grande occurrence de récits qui substituent « au traditionnel être agissant un individu parfois faiblard dans son intentionnalité ou sa psychologie » (Audet et Xanthos, 2014 : 1). Celles-ci se concentrent sur ce protagoniste peu ou pas défini qui occupe la marge plutôt que l’épicentre narratif et dont l’effacement évacue la puissance actantielle caractéristique du héros.

Sans restreindre la présente démarche à l’une ou à l’autre de ces conceptions du personnage, il apparaît néanmoins que l’étude de l’ingérence diégétique implique d’envisager le protagoniste selon une approche conceptuelle concomitante et tendue, à la fois psychologisante et pragmatique. En effet, cette stratégie narrative conçoit l’individu fictif comme représentation mimétiquement convaincante d’un être humain autant que comme donnée narrative et textuelle absolument artificielle. Car comment saisir un être immatériel qui prétend agir et qui n’agit pas tout à la fois ? Comment étudier sa capacité illusoire à influencer le récit en tenant compte tant de son caractère mimétique que de sa nature artificielle ? D’une œuvre à l’autre, Swim-Two-Birds, La folie et la mort et L’hiver de force présentent des personnages au profil incertain, qui témoignent tous à leur manière d’une insatisfaction quant à leurs conditions d’existence. Ce sont des êtres instables et désorientés, confrontés à un monde aliénant qu’ils craignent et qu’ils refusent. En resserrant le rapport conflictuel que les figures actantielles entretiennent avec l’ordre du monde représenté, les auteur⋅e⋅s parviennent à simuler une protestation plus large contre l’ordre du

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discours, voire l’ordre du genre romanesque; un tel contexte de résistance est, semble-t-il, particulièrement favorable à l’application du procédé d’ingérence diégétique.

Dans ses travaux9, Letendre associe la résistance du protagoniste à un déplacement de sa

puissance d’agir, suivant une stratégie narrative qui « [consiste] en une resémantisation des formes principales d’un contexte discursif contraignant » (2015 : par. 5). Si ses recherches portent uniquement sur le personnage-narrateur, les exemples d’ingérence diégétique au sein de Swim-Two-Birds, La folie et la mort et L’hiver de force témoignent pourtant d’un phénomène similaire au sein de romans indifféremment homo- et hétérodiégétiques. Il apparaît donc que la restructuration du cadre romanesque n’est pas qu’une affaire de prise en charge de l’énonciation par le je narratorial : l’agentivité du personnage, lorsqu’il feint un déplacement de sa capacité d’action depuis l’histoire jusque dans le régime de représentation et d’énonciation, peut possiblement affecter tous les types de narration. En dépit du fait que la capacité d’action du personnage soit habituellement circonscrite à l’action diégétique, les romans d’O’Brien, Bugul et Ducharme mettent en scène des figures actantielles qui paraissent en mesure de contrôler, de transformer ou de redoubler la façon dont le monde fictionnel est représenté.

Justification du corpus et plan du mémoire.

Dans la mesure où il n’existe encore aucune étude spécifiquement consacrée à l’ingérence diégétique, cette recherche poursuit à la fois un objectif d’identification, de compréhension et de définition du procédé. L’analyse successive de quatre de ses formes au sein de trois romans10

9 Il est à noter que Letendre se consacre spécifiquement au personnage contemporain, puisque l’hypothèse qu’il

soutient dans « La révolte du personnage » (2015) porte sur des romans de François Bon et de Chloé Delaume. Les protagonistes en question sont des êtres dits déphasés, suivant une expression que les chercheurs associent plus volontiers aux régimes romanesques récents. Dans cet article, Letendre prétend en fait que c’est la série de transformations conceptuelles entourant la notion de personnage qui pourrait motiver le déplacement de sa capacité d’action en littérature contemporaine. Il est vrai que la crise du personnage, à l’ère du Nouveau Roman, a motivé diverses tentatives pour effriter, voire anéantir sa présence dans la fiction narrative. Cette période a entraîné la prolifération de figures décalées et évanescentes, dont la littérature conserve encore les marques. Elle regorge désormais de personnages qui résistent à l’action narrative, des êtres sans identité ni volonté propre, dont le malaise existentiel compromet le développement psychologique et actantiel. Selon Letendre, c’est précisément leur difficulté à entrer en relation avec le monde qu’elles habitent qui mènent de telles figures à déplacer les moyens de leur action depuis l’histoire vers l’énonciation.

Toutefois, considérant le rapport étroit entre l’hypothèse de Letendre et la présente recherche, il semble tout à fait justifié d’appliquer sa théorie aux personnages qui opèrent une forme d’ingérence diégétique, qu’ils soient contemporains ou non. Les œuvres du corpus, en dépit de leur époque de publication, mettent toutes en scène un même déplacement de la capacité d’action du protagoniste; aussi, il apparait que cette stratégie narrative ne dépende pas uniquement d’un facteur temporel et contextuel, et qu’elle puisse concerner différents types de récits.

10 À cet effet, la présente étude convoque une terminologie encore inédite, constituée de l’ingérence diégétique

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permet d’établir par induction une première nomenclature de l’ingérence diégétique, à partir de laquelle sont interrogés ses effets sur la dynamique interne des œuvres. L’objectif est de saisir la manière dont le procédé, dans un premier temps, affecte la poétique de ces romans et, dans un deuxième temps, porte en creux un discours critique sur les notions de mise en récit, d’interprétation et de représentation.

Ces romans ont été retenus en raison des manifestations spécifiques d’ingérence diégétique qu’ils mettent en scène. D’un récit à l’autre, la résistance des personnages aux normes de la fiction se fait tantôt assumée, tantôt discrète. Les paramètres remis en cause varient selon les cas et la représentation comme l’énonciation s’en trouvent différemment affectées. Si cette sélection peut paraître hétéroclite, son caractère disparate a pourtant l’avantage de détacher l’analyse du contexte pour observer le procédé de façon isolée, sans considérations d’ordre sociocritique. Ainsi, bien que les romans du corpus soient publiés sur une période d’environ soixante ans, qu’ils proviennent de continents différents et qu’ils abordent des thèmes dissonants, il est possible d’établir entre eux un rapprochement significatif par la présence de quatre formes variées d’un même procédé. Cette déclinaison, qui souligne la diversité du phénomène, élabore une première typologie de l’ingérence diégétique, dont les parties sont présentées de la forme la plus franche à la plus implicite.

Le premier chapitre de ce mémoire est consacré à l’œuvre Swim-Two-Birds de Flann O’Brien. Ce roman convoque deux formes différentes de résistance des figures actantielles aux conventions du récit. Dans chaque cas, c’est la mise en scène de l’écriture qui constitue le fer de lance de la reconfiguration opérée depuis l’intérieur de l’histoire par les protagonistes. La première portion d’analyse concerne exclusivement l’ingérence diégétique collatérale, qui est opérée par le personnage de l’Étudiant à titre d’auteur fictif. Cette forme d’ingérence ne peut advenir qu’au sein d’une situation d’énonciation où l’auteur⋅e réel⋅le délègue la narration à une figure actantielle qui se prétend en charge de la mise en récit; elle est spécifique au roman performatif, selon la définition du terme donnée par Gauvin (2017). La seconde section du chapitre concerne le procédé de mutinerie métaleptique, qui s’applique aux personnages dits « du Cygne Rouge ». S’il est attendu que la figure de l’écrivain fictif suppose la prise en charge de certaines modalités du récit, d’autres personnages tentent à leur tour de reconfigurer la forme et le déroulement de

endogène qui se présente dans La folie et la mort ainsi que de la réappropriation référentielle, qui apparaît quant à elle dans L’hiver de force.

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l’histoire sans toutefois y être autorisés. Ceux-ci résistent ostensiblement à l’auteur qui les crée et s’arrogent temporairement, par la force de la réécriture, le contrôle de l’histoire. Par la métalepse (Genette, 1972; Wagner, 2011), ils enfreignent ouvertement les frontières qui structurent le roman; ils renversent la relation de pouvoir entre l'auteur et son œuvre, cassant du même coup la représentation mimétique de l'acte d'écriture. En acquérant une fonction narratoriale et auctoriale sans se départir de leur statut de personnages, les protagonistes de Swim-Two-Birds sont à la fois créatures et créateurs, et la trame narrative devient un gigantesque ruban de Moebius.

Le deuxième volet de la démonstration est consacré au roman La folie et la mort de Ken Bugul, qui met en scène une forme d’ingérence diégétique plus implicite mais non moins percutante. Ce chapitre aborde la notion d’érosion narrative endogène, un procédé par lequel la perception ou l’expérience individuelle d’un être de fiction se voit absorbée puis validée par la narration, avant d’être partagée à d’autres instances de l’histoire et du récit. C’est le motif de la folie, cette fois, qui laisse croire à une certaine résistance de la part des personnages; celle-ci est tantôt thématique, tantôt énonciative. Le délire des protagonistes semble créer un contexte de déconstruction qui favorise la mise en place d’un nouveau système de saisie du monde, basé sur la vision et l’expérience biaisée de ces figures actantielles. Il en résulte un remaniement du régime véridictoire au sein du roman, dans la mesure où la figuration du vrai et du faux fictionnels ne répond plus aux attentes du lecteur ou de la lectrice. Les travaux de Hippolyte (2006) et de Eco (2015), notamment, permettent de saisir comment le réseau des vérités fictionnelles relatives, qui s’appuie habituellement sur les attentes associées au modèle référentiel, peut être affecté par une telle stratégie. Le roman présente par ailleurs divers épisodes de transformation du régime temporel et des mouvements narratifs, ce qui influe largement sur le schéma événementiel, le système de représentation et l’énonciation Ici, les travaux de Ricoeur sur le principe de synthèse de l’hétérogène et sur le temps narratif (1991a; 1991b; 1991c) ainsi que ceux de Eliade (1975) et de Hamel (2006) sur les régimes de temporalité servent d’ancrages théoriques.

Le troisième et dernier chapitre, qui porte sur L’hiver de force de Réjean Ducharme, analyse la plus insidieuse des formes d’ingérence diégétique relevées dans le cadre de ce mémoire : la réappropriation référentielle. Ce type d’intervention prétendue du personnage dans la mise en récit est parfois si discrète qu’elle risque de passer inaperçue aux yeux du lecteur ou de la lectrice. Sous l’effet d’une telle forme d’ingérence, le récit ne rompt pas ostensiblement avec la vraisemblance et le réalisme initiaux, mais présente néanmoins une superposition insolite d’un régime narratif

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hautement référentiel et de l’imaginaire des personnages. Dans le cas présent, l’errance – spatiale, langagière et narrative – fait en sorte que les Ferron se détachent du modèle de représentation attendu. Lorsqu’il est question du décor fictionnel, les références à L’hiver de force à pas perdus (Lapointe, Readman et Nardout-Lafarge, 2014) permettent de constater l’écart entre la représentation subjective des lieux dans le roman et la référentialité prévue, suivant une amplification discrète du rapport tendu entre le monde représenté et le monde empirique qui lui sert de modèle (Eco, 2015; Ryan, 1992). En ce qui a trait à l’ajustement arbitraire du langage par les personnages, les travaux de Hotte-Pilon et de Pavlovic sont particulièrement pertinents. Enfin, la perspective narrative et la revalorisation des données représentées apparaissent étroitement liés au rapport que les figures actantielles entretiennent avec un certain modèle télévisuel qui leur est si cher (Chassay, 1996). On constate en effet un phénomène de recadrage qui s’accompagne d’une réévaluation du potentiel narratif propre au contenu représenté (Huglo, 2011), ce qui remet en cause l’intérêt même des données référentielles. La représentation objective du réel est progressivement rehaussée par l’imaginaire des Ferron qui, au fil de leurs déambulations, se réapproprient les lieux, les objets et les discours qu'ils réinventent.

D’une œuvre à l’autre, puisqu’elle ébranle les normes génériques encadrant le discours romanesque traditionnel, l’ingérence diégétique suggère un certain renouvellement de l’ordre narratif attendu ou, du moins, un assouplissement des modalités de représentation et d’interprétation. Mais si ses conséquences sur la dynamique interne des œuvres du corpus sont indéniables, le procédé soulève également un lot de questions plus générales quant à l’ontologie du roman et de ses composantes, du fait que « la science a moins pour effet de nous renseigner sur la nature des choses que d’en découvrir de nouvelles » (Renard, 2018 : par. 11). Ainsi, comment le régime romanesque peut-il être reconfiguré par ces êtres fictionnels qu’il met lui-même en scène – d’autant plus qu’ils détiennent une prégnance bien moindre que le texte qui relate leur existence ? Par quelles propriétés subreptices la figure du personnage, cette construction langagière habituellement subordonnée à la structure énonciative, est-elle autorisée à « influence[r] l’acte d’énonciation en même temps qu’elle est créée et validée par lui » ? (Letendre, 2015 : par. 21) Les réflexions proposée au cours des prochaines pages ne prétendent en aucun cas établir de réponse arrêtée et absolue à ces interrogations. Néanmoins, elles permettent de formuler une série d’observations et d’interprétations qui, à défaut de résoudre les grands mystères du genre romanesque, offrent la possibilité d’acquérir un lot de connaissances solides sur le procédé d’ingérence diégétique et ses applications.

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Chapitre 1

L’ingérence diégétique collatérale et la mutinerie

métaleptique dans

Swim-Two-Birds

de Flann O’Brien

Richard Saint-Gelais, lors de la journée d’étude « La narrativité contemporaine attrapée par la réflexivité » organisée à l’Université Laval en avril 2017, rappelait l’intérêt d’orienter la recherche en fonction du double statut de l’œuvre littéraire, soit la tension entre l’histoire et la matérialité du texte. Selon Saint-Gelais, toutefois, nombre de théoriciens manifestent un certain malaise à l’idée de concilier ces deux aspects de la fiction romanesque et tendent plutôt à observer chaque pôle de manière distincte. En effet, bien que cette dualité soit aussi fondamentale que consensuelle, les études observant le schéma narratif et la thématique dans leurs interactions de concert avec le processus de mise en texte se font plutôt rares. Le roman conventionnel encourage d’ailleurs cette tendance : c’est en faisant oublier les mots qui le composent qu’il amplifie l’illusion de représentation, considérant que « l’attention du lecteur ne peut percevoir l’une qu’au détriment [des autres], en [les] effaçant au moins provisoirement » (Ricardou, 1990 : 41). Mais il existe certains dispositifs littéraires, telles la narrativité paratextuelle (Saint-Gelais, 2006) ou la performativité fictionnelle (Gauvin, 2017), qui nécessitent une observation approfondie du rapport entre les dimensions référentielle et discursive. C’est aussi le cas de l’ingérence diégétique, qui réinvestit cette dualité singulière et fragilise l’illusion référentielle dans le roman. En ce sens, le présent chapitre s’intéresse au jeu de tension qui lie les personnages et les mots qui leur donnent corps afin d’observer leur contribution fictive à la mise en récit, mais aussi au texte lui-même.

Il a été rappelé en introduction qu’un narrateur conventionnel, en tant qu’instance énonciatrice, produit le récit surplombant l’histoire; quant au personnage, il évolue plutôt au sein du monde représenté. C’est donc dire que, dans le cadre romanesque, l’énonciation instaure et définit l’univers fictionnel, dans la mesure où elle génère le discours qui le met en scène. Dans Swim-Two-Birds, le premier roman à l’étude, O’Briense sert de l’ingérence diégétique pour transformer cette relation de subordination et laisser croire que certains personnages interviennent dans la construction du récit pour le reconfigurer. Son œuvre présente l’intérêt de réunir deux types d’ingérence diégétique, lesquels intriquent chacun à leur manière les dimensions thématique et textuelle. Pour ce faire, O’Brien construit un monde à plusieurs

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niveaux qu’il place sous la gouverne d’un auteur fictif : les « Souvenirs biographiques1 » de ce dernier

se mêlent aux extraits de son « Manuscrit », dans lequel d’autres protagonistes neutralisent l’instance auctoriale et tentent à leur tour de réécrire leur propre histoire. Dans un premier temps, l’ingérence diégétique collatérale pratiquée par le personnage de l’Étudiant2 survient dans un contexte

énonciatif qui légitimise en quelque sorte la prise en charge du récit par le protagoniste, considérant que celui-ci prétend écrire en temps réel le texte présenté au lecteur ou à la lectrice. Cette première partie de chapitre examine cette fictionnalisation du processus d’écriture afin de saisir comment l’Étudiant en vient à affecter les dimensions structurelle, formelle et événementielle du récit sans contrevenir ouvertement aux règles de la vraisemblance. Dans un deuxième temps, il est question de la mutinerie métaleptique, qui consiste en un détournement subversif du droit de narration par les personnages. En les dotant d’un libre-arbitre factice, O’Brien suggère que ceux détiennent la capacité de renverser la hiérarchie romanesque pour s’imposer en maîtres. La seconde partie de ce chapitre, qui porte sur les personnages « du Cygne Rouge3 », observe comment s’articule la mise en scène thématique de ce principe

d’insubordination. Dans Swim-Two-Birds, cela se traduit par la montée de la mutinerie métaleptique, qui est d’ailleurs la manifestation d’ingérence diégétique la plus directe. Les jeux d’autonomisation ainsi que la transgression des frontières narratives et énonciatives mènent les personnages à renverser l’autorité narrative et s’arroger littéralement son pouvoir de création, jusqu’à réécrire clandestinement le roman.

L’étude de Swim-Two-Birds permet d’entamer la réflexion à propos des effets de l’ingérence diégétique collatérale et de la mutinerie métaleptique sur la poétique romanesque. Est-il possible de considérer le texte comme un espace de négociation tendu entre l’histoire et la narration ? Si tel est le cas, comment l’agir du personnage sur le plan diégétique peut-il affecter le récit, voire l’ordre du discours lui-même ? D’un point de vue empirique, il est bien sûr impossible que le contenu d’un roman puisse en déterminer la forme; mais O’Brien, par l’ingérence diégétique,

1 O’Brien emploie la majuscule et l’italique dans le corps du texte pour identifier les différents niveaux fictionnels

auxquels réfère l’Étudiant; j’utiliserai le même formatage sans non plus faire usage de guillemets lorsque j’en ferai mention.

2 Dans Swim-Two-Birds, le nom de ce personnage n’est pas divulgué. Pour éviter toute confusion induite par son

anonymat, il est désigné ici sous l’appellation de « l’Étudiant ».

3 Il s’agit d’un groupe de protagonistes inventés par l’Étudiant en tant qu’auteur fictif. Ils seront identifiés plus

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produit un effet de trompe-l’œil qui amplifie à l’excès la liberté des figures actantielles. Par un phénomène que Saint-Gelais qualifie de « fausse sortie du cadre de la fiction », l’auteur réel feint que celles-ci échappent à son contrôle. C’est en exhibant et en exploitant les failles du lien qui les unit à la matrice romanesque que les personnages voient s'accroître leur autonomie fictive et provoquent ce qui s’apparente à une reconfiguration du système narratif. Ce phénomène rappelle d’ailleurs ce que Jouve nomme l’effet-repoussoir, puisqu’il s’agit, « pour l’auteur, de définir, au sein même du texte, une dimension proprement fictionnelle au regard de laquelle les personnages semblent vrais » (2014 : 118) – tellement vrais qu’ils savent s’emparer de l’énonciation pour en modifier la teneur dès qu’ils en ont l’occasion.

Sous la mention d’un unique « chapitre 1 », Swim-Two-Birds se présente comme un ramassis de Souvenirs biographiques, d’extraits de Manuscrit, de citations variées et d’autres fragments hétéroclites. L’histoire est racontée par un narrateur homodiégétique, un étudiant irlandais passionné par l’écriture et la bière brune. Celui-ci applique à son roman en chantier quelques-unes de ses opinions littéraires inusitées. Il affirme, entre autres, qu’« [i]l n’est pas démocratique de contraindre les personnages à être bons ou mauvais, pauvres ou riches. Chacun d’eux doit pouvoir prétendre à une vie privée, à la liberté, à un mode de vie décent » (SB : 34). Mais ce Manuscrit, malgré son statut préliminaire de récit enchâssé, acquiert progressivement la même importance fictionnelle que le récit enchâssant de l’Étudiant. Il contient un monde où les personnages de fiction sont des employés engendrés et engagés par les écrivains. Leurs conditions de travail exécrables les poussent à se soulever contre l’un de ces auteurs fictifs, Dermot Trellis, dans une quête d'autonomie grandissante qui les mène à se servir du pouvoir performatif des mots pour s’affranchir. Désireux d’obtenir vengeance, certains protagonistes confient au fils illégitime de Trellis, Orlick (un être hybride né d’un père-écrivain et d’une mère-personnage, à la jonction de deux niveaux de fiction), la mission d’inventer une histoire où l’auteur serait jugé par ses propres créatures. Les rôles s’inversent alors et Trellis, devenu à son tour personnage, se voit infliger les pires supplices dans ce récit palimpseste. Le projet machiavélique d’Orlick, Shanahan, Furriskey et Lamont s’interrompt toutefois lorsque la servante du vieil écrivain, chargée de ranger sa salle de travail, jette au feu les pages du roman auxquels appartiennent initialement les personnages vengeurs. Depuis le niveau fictionnel en amont, elle provoque leur disparition prématurée, mettant fin au récit d’Orlick et redonnant sa liberté à Trellis. Quant à l’Étudiant, une dernière notice biographique indique qu’il réussit ses cours avec brio, à la surprise de son oncle qui le félicite en lui offrant une montre. Enfin, le roman se termine sur une troisième conclusion au propos confus et énigmatique, sorte de divagation narrée par une instance tierce, non identifiée.

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1.1. La figure de l’écrivain fictif comme condition à l’ingérence diégétique collatérale : le cas de l’Étudiant.

Never trust the artist. Trust the tale.

- David Herbert. Lawrence, dans Studies in Classic American Literature

Pour Flann O’Brien lui-même, Swim-Two-Birds « is a very queer affair, unbearably queer, perhaps » (O’Nolan [O’Brien] à Brooks, cité dans Clissman, 1975 : 77). L’œuvre se présente en effet comme un vaste terrain de jeu autoréflexif où sont ébranlées, voire contestées plusieurs conventions littéraires. L’un des principaux vecteurs de subversion des normes réside en ses personnages qui expriment ouvertement leur avis « about fiction, writing, or literature; what they say always speaks to the novel in which they appear » (H. Wendt, 2011 : 2). Cette première section, consacrée au thème de l’écriture, se concentre sur le personnage de l’Étudiant. Elle propose de réévaluer le lien unissant l’auteur fictif au texte auquel il appartient en observant la manière dont la structure, la forme et le fil narratif sont non seulement commentés, mais également remodelés de manière conflictuelle par celui qui se prétend en charge du texte.

L’ingérence diégétique collatérale donne l’impression que l’agir d’un écrivain fictif modifie concrètement l’allure et la teneur du texte qu’il met et qui le met en scène, dans un simulacre de renversement de la cause et de l’effet qui fragilise les frontières fictionnelles, narratives et textuelles. Elle est indissociable du principe du « roman en train de s’écrire », par lequel un auteur réel feint de déléguer la responsabilité énonciative et scripturale à un personnage. Cette technique de narration assez répandue relève, selon Gauvin, de la catégorie des romans dits performatifs, reprenant ainsi une notion aux multiples interprétations étudiée notamment par L. Austin (1970), Searle (1969), Butler (2017) ou encore, en littérature contemporaine, par Letendre (2015), Audet et Savard (2017) ou Ryan (1981). En regard de la terminologie spécifique de Gauvin, qui propose une modélisation de ce que Belleau met en place dans Le romancier fictif, on constate en effet que Swim-Two-Birds s’apparente à ces « récits éclatés, aux frontières indécises entre le réel et la fiction ou entre divers niveaux de réel, se jouant des catégories génériques comme autant de pistes à transgresser [et qui mettent] en scène des figures diffractées d’auteurs ou de romanciers fictifs appliqués à décrire sous forme de projet en gestation le texte que le lecteur a sous les yeux » (2017 : par. 11). Du point de vue narratologique, de telles figures ont la particularité d’être autorisées, semble-t-il, à moduler la teneur de l’énoncé et de l’énonciation. Ayant la charge de l’œuvre en train de s’écrire, l’écrivain fictif se constitue à la fois comme personnage-énonciateur

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et comme personnage-actant : il est une « instance non seulement narrative, mais littéraire [puisqu’il se présente comme un] auteur responsable de la constitution du texte, de sa gestion, de sa présentation, et conscient de sa relation au public » (Genette, 2002 : 305). Un tel protagoniste peut donc étendre son pouvoir d’action du niveau diégétique jusqu’au niveau narratorial et même textuel sans trop déroger aux préceptes de la vraisemblance narrative, puisque le contexte fictionnel motive son intervention dans la mise en récit. En tant qu’auteur fictif de Swim-Two-Birds, il est donc attendu que l’Étudiant soit en position d’autorité par rapport à l’histoire qu’il prétend produire, mais aussi par rapport au texte que le lecteur ou la lectrice tient entre ses mains, du fait que tout roman performatif amplifie la tension entre ses dimensions référentielle et littérale. Toutefois, l’ingérence diégétique collatérale a cela de particulier qu’elle réinvestit cette dualité pour perturber la cohérence, voire la lisibilité du récit : elle crée un effet de mise en concurrence des fonctions actantielle et narrative du personnage-écrivain.

En théorie, d’une part, tout protagoniste est amené à accomplir différentes actions à l’intérieur de l’histoire – il est un être « agissant », dirait Aristote, un « actant », dirait Greimas. D’autre part, un narrateur compétent doit construire et organiser efficacement le récit. Habituellement, la figure de l’écrivain fictif concilie les fonctions associées à chacun de ces rôles pour pallier le dédoublement conceptuel et maintenir l’unité romanesque. En fait, une œuvre performative autodiégétique idéale, au même titre que l’autobiographie ou l’autofiction, présente

un texte où aucune frontière ne sépare plus le discours du narrateur de celui du personnage; du moins cette combinaison merveilleuse du psycho-récit et du monologue raconté réalise-t-elle la plus complète intégration au tissu de la narration des pensées et des paroles d’autrui : le discours du narrateur y prend en charge le discours du personnage en lui prêtant sa voix, tandis que le narrateur se plie au ton du personnage. (Ricoeur, 1991b : 171)

Au contraire, O’Brien met en scène un auteur fictif qui peine à remplir efficacement toutes ses fonctions inhérentes. Le récit donne alors l’impression d’être tiraillé entre l’expérience fictive du protagoniste et son travail de mise en texte, au point où la première nuit ponctuellement au second. Comme par effet de dissociation, les postures internes de l’Étudiant semblent, par moments, se différencier et même entrer en conflit. Selon toute vraisemblance, un auteur fictif devrait normalement émettre un récit clair et cohérent, étant entendu que « [s]’engager dans le récit ne se limite pas simplement à configurer les événements pour les charger de sens; il faut également que ce message, “communicationnellement” parlant, puisse être transmis » (Audet, 2011 : 50). Pourtant, dans Swim-Two-Birds, le personnage-narrateur manque à ce devoir et met en évidence les failles du récit comme construction et comme artifice. Par l’autonomisation

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excessive des rôles ainsi que par la primauté ponctuelle de la fonction actantielle sur la fonction narrative, l’Étudiant paraît perdre le contrôle du roman dont il prétend pourtant avoir la charge.

1.1.1. Les architectures erratiques.

La fabrique du texte em(b)rayée par le personnage.

Nature des prochains paragraphes : démonstratifs, explicatifs.

Tout d’abord, en ce qui concerne la construction du récit, l’ingérence diégétique collatérale provoque dans Swim-Two-Birds une série de perturbations qui affectent la cohérence du système narratif et textuel dans son ensemble. Certes, tel qu’exposé en introduction, la flexibilité des règles génériques romanesques fait en sorte que le genre ne présente pas de préceptes structurels absolus. Le modèle type habitue néanmoins son lectorat à certains principes téléologiques, au sens où ses parties devraient s’emboîter de façon sinon fluide et homogène, du moins rationnelle; si la forme du récit peut varier, elle appelle tout de même une certaine logique totalisante. Le roman d’O’Brien, toutefois, se dérobe à ces attentes de cohérence interne en raison de diverses stratégies narratives, dont l’ingérence diégétique. Avec ce procédé, l’auteur revendique une architecture plus flexible, moins totalitaire – le terme « architecture » étant entendu ici au sens d’ordonnancement et d’articulation des sections. En effet, dans Swim-Two-Birds, l’œuvre de l’auteur fictif déroge au modèle attendu, d’abord parce qu’il se trouve dans l’incapacité de concilier ses idéaux littéraires et son travail d’écriture, mais aussi parce qu’il transpose dans la mise en récit sa propre difficulté à départager la réalité de l’imaginaire.

L'examen de l’agencement des parties révèle que le personnage de l’Étudiant échoue à concilier sa conception individuelle de la littérature et sa propre pratique scripturale, ce qui entraîne un dysfonctionnement du récit au niveau structurel. Dans Swim-Two-Birds, on constate en effet que les bonnes intentions de l’écrivain fictif produisent un résultat plutôt confus sur le plan de l’énonciation. Ce déséquilibre provient de l’amplification d’un principe mimétique qui devrait normalement contribuer à l’effet de réel, mais qui provoque ici un affaiblissement de la structure narrative. En général, il est attendu du personnage qu’il produise une certaine illusion de vie; le mode d’énonciation du roman performatif joue justement sur cette mise en scène de l’autonomie fictive du protagoniste en simulant que l’histoire dépend même de lui pour être racontée. Aussi, le régime énonciatif de Swim-Two-Birds présuppose que l’Étudiant détient un passé, un présent et un avenir pour mieux laisser croire que son rôle de narrateur n’est qu’une facette d’une existence bien plus vaste. Le travail de rédaction semble de ce fait s’affranchir de la

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volonté de l’auteur réel, comme s’il était plutôt déterminé par l’actantialité propre au personnage. Par cet effet de perspective, O’Brien prétend que les opinions littéraires de l’auteur fictif précèdent leur mise en texte. Mais l’ingérence diégétique collatérale, parce qu’elle noue trop étroitement l’agir du personnage sur le plan diégétique et sur le plan énonciatif, provoque finalement la dissociation de ses fonctions d’actant et de narrateur. Cela se manifeste notamment par une inadéquation problématique entre son désir intime de renouveler la littérature et l’effet concret de ses théories farfelues sur son travail de mise en récit. D’un bout à l’autre du roman, le jeune homme laisse de nombreux indicateurs de sa bonne volonté : il énonce clairement son ambition de produire un récit efficace par ses nombreux commentaires métatextuels4 autant que

par ses discussions rapportées qui suggèrent que ses idées sont mûrement réfléchies, comme si elles le fascinaient déjà bien avant qu’il n’entame sa rédaction. Sur le plan de l’architecture narrative, il soumet sa propre pratique de l’écriture à son ambition de réformer la littérature classique et travaille à reproduire sa conception du récit idéal, tel qu’il le décrit dès la première page de Swim-Two-Birds : « Qu’un livre dût avoir un seul début et une seule fin, voilà contre quoi je m’insurgeais. Un bon livre peut avoir au moins trois incipit en tous points dissemblables, reliés entre eux dans la seule prescience de leur auteur, et du reste plus de cent fins différentes » (SB : 1). Pour faire correspondre son récit et son objectif de démultiplication narrative, le jeune auteur cumule les introductions et les conclusions5; il critique, freine ou fait

bifurquer les séquences selon d’obscurs critères de goût ou de commodité, sans explication ni transition. Mais en dépit de sa bonne volonté initiale, cet assortiment pêle-mêle d’extraits décousus ne constitue pas un récit communicationnellement efficace, au contraire. Aux yeux du lecteur ou de la lectrice, cette façon qu’a le personnage de plaquer son fantasme irréalisable sur son travail de narration donne plutôt l’impression que les entrées sont rédigées et ordonnancées au détriment de la cohérence, de l’achèvement, voire de l’intelligibilité. Dans son excès de zèle, comme pris par « une sorte de fièvre joyeuse » (SB : 82), le personnage rédige ses mémoires et

4 Par exemple, l’Étudiant expose dans une section intitulée « Remarque sur quelques difficultés de construction et de

développement » les raisons pratiques et stylistiques l’ayant poussé à choisir telle avenue narrative au lieu de telle autre et affirme au passage son désir d’éviter « qu’on accusât [son] œuvre d’être quelque peu tirée par les cheveux » (SB : 199).

5 En adéquation avec le désir avoué du personnage de créer une œuvre hétéroclite dirigée par l’auteur⋅e, le roman

s’ouvre sur trois incipits imaginés par l’Étudiant. De la même manière, Swim-Two-Birds se termine sur autant de conclusions : « Conclusion du livre (antépénultième) » (SB : 285), « Conclusion du livre (pénultième) » (SB : 296) et « Ultime conclusion du livre » (SB : 297).

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