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Chapitre 3 – La réappropriation référentielle dans L’hiver de force de Réjean Ducharme

3.4. L’art délicat de tout voir et de ne rien faire

3.4.1. Recadrer pour éconduire

Chez Ducharme, le procédé de réappropriation référentielle produit le sentiment diffus mais généralisé que les protagonistes ont la capacité intrinsèque de redéfinir le sens et la valeur des données fictionnelles. Si certains prétendent que le récit, dans la forme et le ton, reprend l’esthétique d’une télévision qui présenterait une émission et encore une autre, il s’avère que le phénomène ne constitue pas qu’un écho de l’obsession des personnages pour les films et les séries télé. Sur le plan du récit, c’est justement leur rapport fragmenté et sélectif au monde qui semble motiver le rétrécissement de la perspective représentationnelle; cela s’accompagne d’une réorientation apparente et ponctuelle du cadrage narratif, qui paraît provoquée par le comportement des Ferron sur le plan actantiel.

En théorie, la logique de progression narrative implique que les descriptions dans le roman se déploient à mesure que la narration les énonce. Schöch (2013 : 4), notamment, indique que leur importance dépend de leur pertinence pour la compréhension ou le développement du récit. Leduc-Park affirme par ailleurs que le discours, dans L’hiver de force, « dispose le récit de façon linéaire, et les événements s’y enchaînent logiquement selon la pratique de l’écriture “traditionnelle” » (1982 : 56-57). Pourtant, il apparaît que le récit déroge par moments aux attentes qui prévoient la juste proportionnalité des descriptions ainsi qu’aux attentes de pertinence et de cohérence internes. On dirait en fait que le contenu narré fluctue selon que les personnages accordent ou non de l’importance aux objets et aux événements. Il en résulte l’impression que les Ferron valident ou écartent certaines données alors même qu’elles sont énoncées9, ce qui suppose invraisemblablement un rapport causal et immédiat entre leur

perception et la mise en place du monde fictif. Par exemple, au moment où les Ferron s’attablent au restaurant, le lecteur ou la lectrice pourrait s’attendre à lire un résumé de leur conversation ou encore une description des autres clients, voire du contenu de leur assiette. En lieu et place, les figures actantielles concentrent leur attention sur le mur d’en face, ce qui produit un surprenant effet de focus narratif :

Mange le hot-dog, mange les patates frites, regarde. La caissière n’est pas derrière sa caisse. Assise à deux tabourets à notre droite, elle mange un steak sur une planche à pain. L’horloge électrique est droit devant nous; c’est une grosse face noire qu’auréole un tube de néon; entre le 5 et le 6 de l’anneau phosphorescent des chiffres, la grande aiguille fait des très petits bonds très espacés qui lui feront rattraper la petite. Sous l’horloge gît accroché un poisson

9 D’ailleurs, comme cela fut mentionné dans le premier chapitre, une telle adéquation des temps contrevient aux

normes élémentaires du temps de la fiction, considérant que « le présent de narration est compris par le lecteur comme postérieur à l’histoire racontée, donc que l’histoire est le passé de la voix narrative » (Ricoeur, 1991b : 186).

blanc aux nageoires grises, trophée de plastique vertigineusement quelconque. Son impersonnalité est si dense qu’il faut que tu regardes dix fois avant de la voir, si profonde que tu cesses de regarder aussitôt de peur qu’elle t’engloutisse. (HF : 36)

Un segment en italique, à la page suivante, indique que cette attention portée aux détails en apparence insignifiants relève en fait d’une prise de position existentielle : « mettons-nous à tout aimer, à ne plus choisir du tout, à accueillir tout, même les poissons fabriqués en série, à embrasser tout d’un cœur égal » (HF : 37). Mais cette volonté assumée des Ferron d’embrasser indifféremment tout ce qui se présente à eux prend bientôt les traits d’une mise en évidence arbitraire des éléments les plus anodins, les plus dénués d’intérêt, ce qui les mène finalement à « ne rien trouver de plus beau que rien du tout » (HF : 67). Ce regard sélectif des personnages donne l’impression de restreindre le champ de l’image rendue au lecteur ou à la lectrice, comme on le constate ici :

Lécher avant de la déposer sur le napperon, pour que ça ne fasse pas de gouttes, la cuiller qui a remué le café. […] Vouloir. Prendre la peine de vouloir. Vouloir ce café. Vouloir la tasse. Vouloir les bavures sur le ventre de la tasse. Les vouloir puis les prendre, puis les reprendre, puis les prendre encore. Puis aussitôt qu’on ne peut plus les vouloir, les oublier : vouloir assez les oublier pour qu’ils cessent d’exister.

Vouloir ! Vouloir tout le temps ! […] Regarder tout notre temps ! En regarder chaque particule et accomplir sur chacune notre devoir de décider de la vouloir ou de la jeter ! (HF : 60)

Dans cet extrait, les protagonistes énoncent leur volonté de déterminer les paramètres constitutifs de leur existence en même temps qu’ils exposent la mécanique du recadrage narratif affectant globalement le récit. La représentation se déploie selon un mouvement très visuel qui s’apparente à un effet de zoom ou de point de mire. Il semble en fait que l’ambition des Ferron d’accorder une attention égale à ce qui les entoure entraîne paradoxalement une restriction de la perspective narrative. Ce procédé a le double effet de mettre de l’avant certains éléments et d’ignorer ce qui se trouve en périphérie, puisque le fait de donner une image aussi limitée de l’horloge, du poisson ou de la tasse exclut nécessairement le reste du décor fictionnel. Le récit est de ce fait soumis à divers effets de contraction ou de dilatation de la représentation, suivant une logique impressive qui répond au strict intérêt des Ferron. Curieusement, le régime narratif semble ainsi donner raison à ces personnages qui, depuis leur position intradiégétique, prétendent que leur conscience et leur volonté auraient le pouvoir de moduler la réalité, comme en témoigne l’extrait cité plus haut. Comme si leur perception surdéterminait la valeur, la forme et l’agencement prévus10 des données référentielles, la narration transite ponctuellement d’un

10 Au contraire de ce qui advient dans Swim-Two-Birds lorsque l’Étudiant réoriente la trame narrative à cause de

élément à l’autre, sans pour autant motiver de telles inconstances dans l’économie du récit. Cela mine d’ailleurs la capacité d’André à raconter, puisque « justifier la présence d’une description, c’est aussi, de la part du narrateur, faire preuve de compétence narrative » (Schöch, 2013 : 5). Aucune règle de pertinence ne motive ces spécificités : au contraire, les descriptions, plutôt que de permettre un meilleur entendement du récit, deviennent autant de prétextes à redéfinir le potentiel narratif des objets représentés. Ainsi, n’en déplaise aux critiques d’art, la véritable beauté ne réside pas dans les toiles ou les films acclamés, ni même dans les cendriers ouvragés. Elle se cache plutôt dans les bouteilles d’alcool d’un bar chatoyant :

Des liqueurs violettes, gris perle; des flacons à incrustations, à cabochons; des alcools pragois, turcs; on avait les yeux plus grands que la panse, les dents dans les babines. Il y avait du White Sails. […] On s’est coulés dans les deux meilleurs fauteuils (on avait le choix, tout le monde traînait par terre) puis on s’est mis à se mêler de notre précieuse affaire. J’en prenais une gorgée puis je la passais à Nicole par-dessus le cendrier d’art qui nous séparait. (HF : 88)

De même, le sentiment d’immensité vertigineuse ne s’atteint pas en explorant le monde, mais plutôt en plongeant dans les gouttelettes d’eau qui perlent sur le carrelage : « Les gouttes qui constellent [les jambes lisses de Nicole] glissent douces jusqu’au prélart, roulent grossir les îles où baignent ses pieds. Une goutte s’attache au bout de son nez; après un grand effort pour briller comme un pendant d’oreille, elle tombe, s’écrase sur le bord du poêle » (HF : 48-49). La beauté émouvante de la nature sauvage peut tenir tout entière dans une fleur qui pousse en pleine ville : « En fouillant dans le parc Lyndon-Johnson [pour trouver un autre plant de pissenlit, nos regards sont tombés] sur un crocus, tout pâle, tout seul, tout bas, tout recueilli dans ses voiles transparents autour de ses sexes plus délicats que des antennes de papillon » (HF : 201). Et c’est ainsi, par l’accumulation de gestes ténus de réappropriation référentielle, par la mise en avant répétée de ces minuscules détails autrement insignifiants, que les personnages prétendent décentrer l’attention du récit pour renouveler le sens du monde.