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Chapitre 3 – La réappropriation référentielle dans L’hiver de force de Réjean Ducharme

3.3. Dire, dédire et redire Réformer le discours pour réformer le sens du monde

3.3.3. Réciter le monde pour apprendre à le lire

Le récit porte à croire que les Ferron, en proposant de renouveler les descriptions, les définitions ou les appellations de divers éléments du quotidien, qu’il s’agisse d’objets ou de gens, aspirent à en faire surgir une dimension cachée qui ne serait accessible qu’à eux – exactement comme si les mots pouvaient contenir l’essence même des choses, à condition de savoir les interpréter. Les démonstrations précédentes ont d’ailleurs souligné que les personnages présentent une curieuse tendance à refuser les réseaux de sens communément admis et qu’ils préfèrent redéfinir la réalité selon leur propre conception. Il s’avère que la force du langage réside dans sa capacité à porter en creux tout un réseau de significations. Les personnages d’André et Nicole, en redoublant ou en annulant le sens strictement référentiel des mots, prétendent ainsi accéder à la véritable nature du monde et de ses composantes.

Si Leduc-Park, suivant une perspective nihiliste, va jusqu’à considérer qu’aux yeux des Ferron, « le sens de l’existence est de n’avoir pas de sens » (1982 : 54), il semble tout de même que la lecture proposée par Cambron rend mieux compte de la posture attribuée aux personnages de L’hiver de force, qui est celle d’un refus d’une réalité sclérosée, et non pas de la réalité elle-même. Ce phénomène trouve notamment certains échos dans la manière dont les personnages se réapproprient les sujets représentés dans La flore laurentienne. Dans la mesure où ils accordent une

grande importance au pouvoir d’évocation du langage, on constate que les deux protagonistes, coincés au cœur du centre-ville, tentent de se réapproprier une végétation québécoise adulée mais inaccessible par l’intermédiaire de l’œuvre du Frère Marie-Victorin. Avec une rigueur acharnée, les Ferron ressassent le nom des plantes jusqu’à les savoir par cœur – au sens de connaître avec le cœur. En fait, à force de répétition, il semble qu’ils en viennent à isoler l’essence même des sujets désignés. Les personnages prétendent ainsi aller au-delà de la saisie partielle et insuffisante de la stricte appellation scientifique pour accéder au véritable « langage des fleurs » (HF : 68) contenu dans les mots : « On connaît le nom de quelques fleurs et quand on les rencontre c’est comme si c’était elles qui nous reconnaissaient » (HF : 246). En raison de ce rapport intime qu’ils entretiennent avec la flore, la manière dont les Ferron représentent la végétation s’avère souvent plus complexe, plus vive et plus touchante que pour les êtres humains qu’ils rencontrent. Sans aucun doute, André et Nicole préfèrent à ces derniers la compagnie d’un crocus émouvant (HF : 201) ou d’ancolies mélancoliques (HF : 247), qui sont représentés avec une tendresse émouvante qu’on ne retrouve pas ailleurs dans le récit. En fait, pour ces personnages, les gens, contrairement aux fleurs, « sont tellement tous pareils et c’est tellement toujours la même chose qu’[ils se demandent] tout le temps comment ça se fait qu’[ils ont] pu durer si longtemps » (HF : 205). Ils se réfugient alors dans La flore laurentienne, qui détient en ses pages des merveilles de la nature se distinguant non seulement par leur forme et par leur couleur, mais surtout par le sens que recèle leur nom. On constate ainsi que, pour André et Nicole, « toute entreprise où le sens apparaît comme déjà donné [est rebutante] »; mais sans nier totalement la valeur référentielle des données représentées, ces protagonistes « souscrivent implicitement à une éthique exigeante, celle de concilier des normes implicites avec une recherche ouverte du sens » (Cambron, 1989 : 168). Dans le cas de La flore laurentienne, c’est en répétant le nom d’une plante jusqu’à le décharger de sa portée scientifique que les Ferron aspirent à accéder à l’essence véritable contenue dans l’appellation. En se réappropriant le référent, les personnages croient se donner un accès direct à l’être représenté et à sa nature première.

Mais en même temps, d’un mouvement contraire, il arrive aussi que les personnages sabotent délibérément le langage pour le faire correspondre au manque flagrant de signification qu’ils perçoivent dans la réalité représentée. À certains endroits du récit, c’est par la remise en cause des normes constitutives du langage que la réappropriation référentielle prend acte. Plutôt que de reconduire un réseau sémantique vide et assommant, les Ferron opèrent un renouvellement du sens et de la valeur des mots, en questionnant la pertinence d’adhérer

aveuglément aux codes de la société et du discours. Cette visée de réévaluation langagière est énoncée par Nicole dès les premières pages du récit : « - Moi je veux qu’on se couche puis qu’on reste couchés jusqu’à ce qu’on comprenne plus rien. Les gens vont parler puis ça va être du bruit, c’est tout… On va répondre cui-qui-kui comme les oiseaux; ils vont penser qu’on fait des farces mais ça va être pour vrai » (HF : 17). De façon générale, d’ailleurs, L’hiver de force présente plusieurs détournements langagiers, qu’il s’agisse de calembours, de traductions trafiquées, de néologismes, de déconstruction ou de reconstruction de l’orthographe, en raison du fait que les Ferron voient la nécessité de renouveler les codes normalisés : « Et puis chacun son métier. Le leur c’est les “idées”, ce n’est pas le “sens”. Eux c’est des hommes d’actions; nous on est des petits calembourgeois » (HF : 63). S’il est vrai que les effets d’un tel procédé se remarquent surtout à l’échelle du récit, l’extrait suivant présente de manière plus concise l’absurdité à laquelle les personnages tentent de répondre par la réappropriation référentielle sur le plan de l’énonciation. On constate que leur incapacité à secouer l’apathie et le malaise qui les accablent donne lieu à une tentative d’amender la seule chose sur laquelle ils ont encore un certain contrôle, c’est-à-dire la langue elle-même :

On ne voulait pas arrêter avant que ça aboutisse, ne fût-ce qu’à l’Institut Prévost – oh n’importe quoi, même un hôpital ordinaire. On voulait toucher le fond de quelque chose – n’importe quel abîme. On n’a touché le fond de rien, même pas de notre fatigue. […] Avec son doigt, qu’elle mouillait sur sa langue, Nicole dessinant un drôle de mot sur le mur, disons FRISU. FRISU séchait, et séchant s’effaçait. Quand FRISU était disparu, elle remouillait son doigt sur sa langue et dessinait un autre mot bizarre, disons BORUL. On se sentait comme en prison. (HF : 149)

Il s’avère ici que le langage, « plutôt que de dénoter directement le réel, représente davantage un outil pour accéder au sens du réel » (Cambron, 1989 : 168). En réponse à un monde qui est, à leurs yeux, dépourvu de valeur et de signification, les personnages appliquent le même traitement au discours qui le constitue. Aussi, le jargon en apparence dénué de sens offre la possibilité d’une identité nouvelle : en l’absence de normes, les Ferron provoquent en quelque sorte un vide sémantique qui autorise dès lors toutes les projections de sens imaginables, ce qui constitue potentiellement leur seule échappatoire.

En définitive, on constate que par différentes formes de palimpseste, qu’il s’agisse de désigner autrement les objets et les gens ou encore d’adopter le langage des fleurs et des oiseaux, les personnages de L’hiver de force témoignent d’un besoin farouche de se détacher du cadre imposé par la fonction, la dénomination, la définition et l’énonciation. En se réappropriant les mots et le discours, les Ferron prétendent accéder plutôt à la valeur subjective du monde et de

ses composantes. André et Nicole resémantisent et revalorisent les données fictionnelles dans une quête de l’essence véritable des choses qui, d’une part, permet à celles-ci de « renai[tre], naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste » (Baudelaire, 2010 : 25). D’autre part, ce travail de réappropriation des noms et des mots leur permet également d’ajuster le langage pour qu’il corresponde à l’absence de signification qu’ils perçoivent autour d’eux. Dans tous les cas, le refus de la dénotation entraîne une entreprise d’exploration sémantique, de telle sorte que « [l]’écriture n’est pas là pour vouloir dire quelque chose, pour signifier. Elle est là pour interroger, stimuler ce qui va prendre sens. Il faut donc admettre son errance, accepter sa capricieuse aventure » (Gasquy-Resch, 1993 : 38).