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Chapitre 3 – La réappropriation référentielle dans L’hiver de force de Réjean Ducharme

3.2. Comme une impression de déjà-vu La donnée référentielle dans la fiction, entre immanence et

3.2.2. L’errance géographique, ou le lieu à modeler La reconfiguration de l’espace

La reconfiguration de l’espace

À la lumière de la présente lecture, il semble bien que, dans L’hiver de force, le couple de protagonistes superpose un réseau sémantique fantasmé à même le cadre réaliste autrement si fidèle au Montréal des années 70. De ce fait, les données représentées se détachent considérablement du modèle empirique présupposé par le lecteur ou la lectrice, celui que les innombrables indices contextuels contribuent à mettre en place. Mais si la manière qu’ont les Ferron de se représenter l’espace change implicitement l’allure attendue du décor fictionnel, il apparaît aussi que la façon singulière dont les protagonistes occupent les lieux personnalise implicitement la configuration des différentes données référentielles.

De façon générale, les rues, les parcs et les commerces indiqués dans L’hiver de force sont autant de données potentiellement reconnaissables ou, du moins, vérifiables, qui devraient normalement permettre au lecteur ou à la lectrice d’élaborer une carte mentale de l’espace représenté. Mais la réappropriation référentielle pratiquée par les Ferron semble faire obstacle à cette tentative de cristalliser l’espace selon l’agencement objectif et logique que suppose pourtant

le régime narratif réaliste. En effet, selon Micheline Cambron, les Ferron ont la capacité apparente de redéfinir l’espace « en termes de distance entre des lieux distincts », puisque la manière dont ils se déplacent d’un endroit à un autre leur accorde une valeur ajoutée. C’est « grâce à ces trajets qu’ils s’approprient l’espace[, du fait qu’ils] rattachent les lieux à des significations propres » (1989 : 166). Aussi, à l’image d’une constellation d’étoiles ou d’un exercice de points à relier, les lieux du récit se conçoivent selon l’interprétation des protagonistes, en fonction du réseau de sens arbitraire qu’ils projettent sur les repères référentiels. Le Montréal de L’hiver de force détient bel et bien son Avenue de l’Esplanade, sa rue Rachel ou son parc Jeanne-Mance, mais la représentation impressive de l’espace rend impossible toute tentative de positionner ces lieux les uns par rapport aux autres. Le récit traverse ces endroits selon des trajectoires vagues ou imprévisibles qui déjouent les attentes associées à une configuration rigoureusement mimétique, comme celle que propose L’hiver de force à pas perdus. Par ailleurs, la stratégie d’ingérence diégétique utilisée par Ducharme a pour effet d’estomper les lieux communs et les clichés que l’on associe généralement à la ville pour laisser poindre une représentation intuitive et personnelle suggérée par les protagonistes. Le désœuvrement et le hasard recouvrent la frénésie et les mouvements de foule, typiques de la métropole; le conventionnel parcours utilitaire allant du point A au point B cède sa place à une cartographie aléatoire, plus intime que géographique. Il est même impossible de se figurer la durée ou la trajectoire exactes des mouvements mis en scène, pas plus que la distance que devraient vraisemblablement parcourir les personnages. En outre, la manière insolite dont les Ferron entrent en relation avec le monde charge ou vide de sens les endroits qu’ils fréquentent autant que les itinéraires qu’ils empruntent : « Nicole marchait en évitant de passer les joints. Moi je marchais en mettant un pied devant l’autre, sans plus. On a pris le métro. Il n’allait nulle part. Il filait jusqu’au bout de rien puis il virait de bord et nous emportait jusqu’à l’autre bout de rien » (HF : 30). Par moments, la réappropriation référentielle opérée par les Ferron suggère un renouvellement spontané de la représentation de l’espace, comme dans cet extrait qui présente leur Catherine adorée sautant dans un lac auparavant sale et gras. Ici, le récit dévoile un peu la mécanique de ce procédé par lequel la manière dont un personnage occupe les lieux produit un effet direct sur leur allure, voire même sur leur sens et leur valeur : « mais elle rit dedans… et c’est un lac gai maintenant; mais elle se roule, saute, barbote, éclabousse… et c’est un lac d’enfants maintenant; mais elle se hisse dans la barque et ses cheveux lâchent tant d’eau que c’est d’eux que le lac de Deux-Montagnes tire sa source maintenant » (HF : 264).

D’ailleurs, une telle stratégie d’épaississement du système référentiel, si elle prend surtout acte dans l’énonciation, se voit aussi pratiquée de manière assumée par les figures actantielles. Les Ferron, en leur qualité d’artistes diplômés des Beaux-Arts, ont la manie de corriger ou de bonifier leur quotidien sur leur filler tablet Hilroy. Ils s’amusent à « dessiner, copier, ou imaginer des invraisemblances et trouver les lignes qui les font voir... Nicole fait passer des voiliers sales et déchirés entre les lampadaires de la rue Dunlop, si chic. [André fait] tournoyer flammes et fumées dans le bassin où Cupidon, juché sur une vasque, se fait arroser par cent canards » (HF : 174). Dans leur volonté de faire coïncider ce qu’ils observent et ce qu’ils imaginent, ils élaborent même un dialogue délirant qu’ils apposent sur un échange inaudible entre la Toune et un commis de livraison7. Cette façon qu’ont les Ferron de faire surgir en filigrane

leur propre version de la réalité force une nouvelle poétisation de l’espace. En refusant de se fier au sens premier des décors et des scènes qui s’y déroulent, les Ferron font mine de dénicher une vérité cachée et émouvante dans ces éléments qu’ils perçoivent « comme pour la première fois » (HF : 178). Le système référentiel initial se révèle de ce fait insuffisant à rendre compte d’une réalité beaucoup plus intuitive et complexe que ce qu’il n’y paraît. Lorsque les personnages intègrent au récit des images fantasmées qui leur sont propres, la représentation donne du même coup l’impression de ne se dévoiler pleinement que pour eux.

Dans l’ensemble, cette forme d’ingérence diégétique suggère que le rapport que les personnages entretiennent avec l’espace peut modifier tant sa figuration que sa configuration. Dans ce cas-ci, l’errance physique des Ferron, combinée à leur volonté de décloisonnement, entraîne une adaptation du système référentiel initialement très réaliste, qui se teinte alors d’imaginaire. La mise en scène des données empruntées au réel semble réorganisée de manière aussi ponctuelle qu’inattendue, en raison de ce récit qui suit tantôt les stricts impératifs référentiels, tantôt les inflexions de ces visions partagées par les protagonistes. Dans la mesure où la figure du flâneur revendique le droit d’exister sans autre but que l’existence en elle-même, on constate que les déambulations des personnages ont une visée de résistance. En se réappropriant ainsi le système référentiel, André et Nicole s’opposent aux trajectoires

7 « Quand l’incident a été clos, on en a dessiné les étapes, dans le style cartoons : avec des dialogues en bulles et

tout. “Me voici, votre aimable livreur de chez Simpsons ! – Ils vous exploitent, je gage; ils vous obligent à parler en anglais, leur sale langue, je gage; donnez-moi un bon french kiss pour vous remonter le moral ! – GLURRP ! GLURRRRP ! – Squel sbon spourboire ! Stabarnak ! Je suis content d’être venu ! Allez-vous me faire venir encore ?” » (HF : 175)

standardisées, aux représentations figées et aux lieux communs qui restreignent la saisie d’un monde pourtant riche et plurivoque, pour qui sait regarder. Même si les Ferron se disent dépouillés de tout, la réappropriation référentielle laisse croire qu’ils se comportent comme si l’espace leur appartenait, du moins tant qu’ils s’y trouvent. Ils repeuplent alors ces rues dont ils se sentent dépossédés pour faire surgir l’essence véritable des lieux autant que la leur propre, quitte à se débarrasser en chemin de ce qui les encombre et les dénature : « on est là; c’est tout ce qu’on est. Maintenant, on se prend où on se trouve, et puis c’est tout » (HF : 184).