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Les présupposés du libéralisme politique : quelle justification? : John Rawls et l'hypothèse herméneutique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Les présupposés du libéralisme politique :

quelle justification ?

John Rawls et l'hypothèse herméneutique

Thèse en cotutelle

Doctorat en philosophie

Ophélie Desmons

Université Laval

Québec, Canada

Philosophiae Doctor (Ph.D.)

et

Université Charles de Gaulle - Lille 3

Lille, France

Thèse de doctorat

(2)
(3)

Résumé

Pour de nombreux architectes du libéralisme politique contemporain, la neutralité constitue une caractéristique définitionnelle du libéralisme politique. Il est pourtant clair que ces nouvelles formulations du libéralisme ne sont pas exemptes de tout présupposé substantiel. Le libéralisme politique de Rawls, par exemple, accorde de la valeur aux notions de liberté, d'égalité et d'équité. Comment la présence de tels présupposés substantiels est-elle conciliable avec la prétention à la neutralité ?

Tel est le problème qui est à l'origine de ce travail de recherche. Pour le résoudre, un vaste travail d'explicitation des présupposés du libéralisme, et plus particulièrement du libéralisme politique de John Rawls, ainsi qu'une étude critique du terme « neutralité » ont été réalisés. Avec Rawls, contre une conception procédurale de la neutralité, je défends la neutralité des justifications et démontre qu'elle constitue la conception de la neutralité la plus plausible. Une justification neutre est définie comme justification fondée sur des conceptions communes, c'est-à-dire partagées.

Se pose alors la question de la justification de ces présupposés substantiels tenus pour communs. J'indique comment, chez Rawls, la question de la justification reçoit une réponse conceptuelle. Rawls résout cette question en soutenant une conception cohérentiste de la justification et en développant un certain nombre de concepts innovants, au premier rang desquels l'équilibre réfléchi, dont je défends une conception extensive.

Si puissants que soient ces outils conceptuels, dans la mesure où les présupposés du libéralisme sont considérés comme étant implicites dans la culture politique publique, ces présupposés semblent néanmoins appeler une autre forme de justification : une justification herméneutique. Si les présupposés du libéralisme sont le résultat d'une interprétation, il faut être capable de rendre raison de cette interprétation.

La deuxième partie de ce travail se met en quête d'une telle justification herméneutique, en se fondant sur l'hypothèse qu'elle est disponible dans les travaux que Rawls consacre à l'histoire de la philosophie : les Lectures on the History of Moral

Philosophy et les Lectures on the History of Political Philosophy.

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(5)

Abstract

Many supporters of political liberalism consider that neutrality is part of the definition of liberalism. Yet, it is obvious that these new forms of liberalism are not free from substantive presuppositions. Rawls's political liberalism, as an example, values freedom, equality and fairness. But how can such substantive commitments be compatible with the claim for neutrality?

This problem is the starting point of this thesis. To solve it, I work to make the presuppositions of liberalism explicit, especially those of Rawls's political liberalism, and I carry out a critical study of the word “neutrality”. With Rawls and against a procedural conception of neutrality, I support a conception of neutrality as justificatory neutrality, which I consider the most believable conception of neutrality. A neutral justification is defined as a justification which is based on shared conceptions.

So, the question to be answered is the question of the justification of these substantive presuppositions, which are taken for shared. I study how Rawls gives a conceptual answer to the question of justification. Rawls answers this question supporting a coherentist conception of justification and developing innovative concepts, such as the concept of reflective equilibrium, of which I support an extensive conception.

However convincing these concepts may be and because Rawls considers that the liberal presuppositions are implicit in the public political culture, it seems to me that these presuppositions call for another form of justification: a hermeneutic justification. If the presuppositions are the final result of an interpretation, this interpretation has to be justified.

The second part of this thesis looks for such a hermeneutic justification. Its main assumption is that such a justification can be found in Rawls's works on the history of philosophy: the Lectures on the History of Moral Philosophy and the Lectures on the

History of Political Philosophy.

(6)
(7)

Table des matières

Résumé...iii

Abstract...v

Table des matières...vii

Remerciements ...xv

Introduction

...1

(1) Interroger le libéralisme politique : neutralité et présupposés...1

(2) La question de la justification et l'hypothèse herméneutique...4

(3) Le matériau du travail herméneutique...8

(4) Organisation de l'argument...12

Première partie. Le libéralisme et ses présupposés : la neutralité

libérale en question

...15

Chapitre 1. Le rôle de la neutralité dans la définition du libéralisme

...17

(1) Libéralisme hégémonique, libéralisme contesté...17

(1.1) Libéralisme hégémonique...17

(1.2) Libéralisme contesté...20

(1.2.1) Des critiques à l'encontre des présupposés du libéralisme...21

(1.2.2) Des critiques à l'encontre des principes normatifs du libéralisme...25

(2) La neutralité, caractéristique définitionnelle du libéralisme...29

(2.1) « Le Libéralisme » de Ronald Dworkin...29

(2.2) Un article fondateur...35

(3) Pourquoi le libéralisme doit-il être neutre ? Quelques arguments...43

(3.1) Ronald Dworkin : le traitement égal...43

(3.2) John Rawls : les difficultés du jugement...44

(4) La neutralité contestée : libéralisme et perfectionnisme...51

Chapitre 2. La neutralité procédurale : une neutralité radicale, une neutralité

impossible ?

...55

(1) La neutralité entendue comme neutralité procédurale...55

(1.1) Définition...55

(1.2) La nécessité d'une procédure ...56

(1.3) La position originelle de Rawls, un exemple de procédure ...59

(1.4) La procédure : une construction à justifier...64

(2) Pourquoi la neutralité procédurale ?...66

(2.1) L'argument de la cohérence...66

(3) La formulation d'une justification procéduralement neutre...69

(3.1) La neutralité procédurale de Charles Larmore...69

(3.2) Jürgen Habermas : une formulation intégrale de la neutralité procédurale....74

(4) L'impossibilité de la neutralité procédurale...78

(4.1) Les arguments de Charles Larmore contre la neutralité procédurale...78

(4.2) L'impossibilité de la neutralité procédurale : la difficulté à trancher la question de la nature des concepts...82

(8)

Chapitre 3. Fonder le libéralisme sur des présupposés substantiels et

prétendre à la neutralité

...87

(1) Des présupposés substantiels au fondement du libéralisme...87

(1.1) Les libéraux renoncent à la neutralité procédurale...87

(1.2) Le rôle fondationnel des présupposés substantiels...89

(2) La polymorphie et la polysémie de la neutralité...91

(2.1) Les difficultés du terme « neutralité »...91

(2.2) Une multiplicité de classifications...93

(2.3) Deux formes de neutralité : forme radicale – forme modérée...95

(2.4) Deux objets pour la neutralité...95

(2.5) Trois sens de la neutralité politique ...97

(2.5.1) La neutralité des conséquences : neutralité des effets et neutralité des influences...98

(2.5.2) La neutralité comme neutralité des buts...105

(2.5.3) La neutralité comme neutralité des justifications...108

(3) Parvenir à une justification neutre...111

(3.1) Le minimalisme moral : parvenir à une justification neutre en recourant à des présupposés minimalement moraux ...111

(3.1.1) Définition...111

(3.1.2) Critique et réfutation du minimalisme moral...115

(3.2) La neutralité morale : parvenir à une justification neutre en recourant à des présupposés neutres...122

(3.2.1) Conception politique et doctrine morale : absence et présence d'une conception du bien...122

(3.2.2) Critiquer la notion de « conception du bien »...124

Chapitre 4. Les présupposés substantiels du libéralisme politique de Rawls :

idées fondamentales, conception politique du bien et conception politique

de la personne

...133

(1) Préambule...133

(2) Intuitions morales et présupposés de la théorie de la justice comme équité...134

(2.1) Intuition et théorie...134

(2.2) Les présupposés de la théorie de la justice comme équité : des « idées fondamentales »...137

(2.3) Le contextualisme de Rawls...139

(3) Une idée organisatrice fondamentale : la société comme système équitable de coopération...140

(3.1) La société comme système de coopération...141

(3.2) L'équité...142

(4) La seconde idée fondamentale : la conception de la personne...143

(4.1) Fonction et statut de la conception de la personne...143

(4.1.1) Élaborer l'idée de société par l'intermédiaire d'une conception de la personne ...143

(4.1.2) Une conception politique et non métaphysique de la personne...146

(4.2) Contenu de cette idée fondamentale complémentaire...150

(4.2.1) La notion de citoyenneté...150

(4.2.2) La notion de liberté : les trois significations de la liberté...151

(4.2.3) La notion d'égalité...164

(4.3) les facultés morales et non morales. Le raisonnable et le rationnel...167 viii

(9)

(5) Une méthodologie constructiviste...170

(6) Choix des principes de la théorie de la justice comme équité et conception politique du bien...174

(6.1) Choix des principes de justice et intérêts fondamentaux...174

(6.2) Le choix des principes et les biens premiers ...176

(7) Les présupposés de Rawls et le problème de la justification...180

Chapitre 5. Des stratégies de justification

...183

(1) Nécessité de justifier les présupposés ...183

(2) Un partage problématique...185

(2.1) Idées partagées, fait du pluralisme, communauté et société. Des contradictions conceptuelles ?...185

(2.2) L'échec de la stratégie empiriste...186

(2.3) La diversité théorique...187

(3) Justification et philosophie morale...188

(3.1) L'importance de la question de la justification pour Rawls ...188

(3.2) Justification, vérité et objectivité...189

(4) La conception rawlsienne de la justification : cohérentisme contre fondationalisme ...193

(4.1) Le fondationalisme, méthode traditionnelle de justification...193

(4.2) Rawls contre le fondationalisme...196

(4.2.1) Cohérentisme contre fondationalisme...196

(4.2.2) Les fondements du cohérentisme...197

(4.2.3) Un cohérentisme limité...199

(5) Justification et équilibre réfléchi...200

(5.1) Équilibre réfléchi et jugements moraux...201

(5.1.1) Équilibre réfléchi, vérification et description...201

(5.1.2) La mécanique de l'équilibre réfléchi...206

(5.1.3) L'équilibre réfléchi, un idéal...211

(5.1.4) L'équilibre réfléchi comme processus critique ...214

(5.1.5) Équilibre réfléchi et justification comparative...218

(5.2) Équilibre réfléchi, jugements moraux et jugements non moraux...221

(5.2.1) L'éclatement de la justification ?...221

(5.2.2) Justification, psychologie morale et équilibre réfléchi ...223

(6) Les bases d'une justification alternative : une méthode herméneutique ...237

(10)

Deuxième partie. La justification des présupposés : l'hypothèse

herméneutique

...245

Chapitre 6. Pourquoi lire ? La fonction philosophique de l'histoire de la

philosophie

...247

(1) L'hypothèse herméneutique : un bref rappel...247

(2) Les Lectures, un matériau légitime pour l'interprétation de la TJE ? ...249

(2.1) Le statut des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale...249

(2.1.1) Le matériau des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale. Le critère d'écriture...249

(2.1.2) La publication des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale...254

(2.2) Le statut des Lectures on the History of Political Philosophy...258

(2.3) La réception des Lectures...264

(3) L'intérêt philosophique des Lectures : une conception philosophique de l'histoire de la philosophie...265

(3.1) Rawls, un historien de la philosophie ?...265

(3.2) Une approche philosophique de l'histoire de la philosophie : “learn about” et “learn from”...270

(3.2.1) Le rejet d'une conception strictement analytique de la philosophie...271

(3.2.2) La référence kantienne...273

(3.2.3) La référence à Collingwood et le contextualisme modéré ...276

(3.3) Une première confirmation pour l'hypothèse herméneutique...281

(4) La sélection du corpus et la méthodologie des Lectures...284

(4.1) Le corpus des Lectures...284

(4.2) La méthodologie des Lectures...285

(4.3) Problème herméneutique et auto-justification circulaire ? ...286

(4.3.1) Le problème de la projection...286

(4.3.2) La thèse paradoxale de Rawls : focalisation restreinte (narrow focus) et compréhension profonde (depth of understanding)...290

Chapitre 7. Comment lire ? L'herméneutique rawlsienne comme

herméneutique de l'exactitude

...293

(1) L'accusation de projection et le démenti rawlsien...293

(2) Les principes de l'herméneutique rawlsienne...296

(2.1) Deux principes normatifs ...296

(2.2) Le premier principe : une herméneutique contextualiste...297

(2.3) Le second principe : le principe de charité...300

(2.3.1) Le principe de charité, un crédit de sens...301

(2.3.2) L'hypothèse de sens, quelle justification et quelle extension ? ...308

(2.3.3) La place de la critique...310

(2.4) Principes herméneutiques et théorie de la compréhension...312

(3) La théorie rawlsienne de la compréhension : une herméneutique de la fidélité et de l'exactitude...313

(3.1) Comprendre, c'est saisir l'intention de l'auteur...314

(3.2) Rawls et l'école de Cambridge...319

(3.3) Une distinction entre bien comprendre et mal comprendre ...332

(3.4) Comprendre, ce n'est pas comprendre autrement...338

(4) Une herméneutique problématique...341 x

(11)

Chapitre 8. Que fait Rawls ? De la théorie à la pratique

...345

(1) Herméneutique de l'exactitude et lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Un problème de compatibilité...345

(1.1) L'hypothèse d'une contradiction entre la théorie et la pratique...345

(1.2) Une pratique de la projection conceptuelle...346

(1.3) Une pratique de la projection de problématique...353

(1.4) Des indices d'application...356

(2) Ce que fait Rawls : une application nécessairement problématisante des principes ...359

(2.1) Une application simple et systématique du premier principe...359

(2.1.1) La reconstruction systématique du problème de l'auteur ...360

(2.1.2) Une reconstruction systématique du contexte...365

(2.2) L'application du second principe : une application nécessairement problématisante ...372

(2.2.1) Le principe de charité ou une contradiction apparente entre théorie et pratique...372

(2.2.2) Une application nécessairement problématisante du principe de charité ...378

(3) Quels résultats ? Réussir l'application et échouer à apprendre...385

Chapitre 9. Les résultats (1). Défendre une interprétation et atteindre une

compréhension profonde

...387

(1) Le résultat de l'application des principes : construction et défense d'une interprétation raisonnable...388

(1.1) Des résultats modestes...388

(1.2) Une fermeté à réfuter les fausses interprétations...389

(1.3) Coexistence ponctuelle d'une pluralité d'interprétations...391

(1.4) Défendre une interprétation globale...393

(1.5) L'exactitude comme idéal régulateur. Une herméneutique popperienne...397

(2) Atteindre une compréhension profonde...400

(2.1) Focalisation restreinte et compréhension profonde : l'ambition conciliatrice et apparemment paradoxale de Rawls...400

(2.2) Comprendre, ce n'est pas tout comprendre...401

(2.3) La compréhension suffisante...403

(2.4) Comprendre l'essentiel et atteindre les profondeurs...405

(2.4.1) Les résultats des leçons sur Hobbes et des leçons sur Locke...406

(2.4.2) Comprendre l'essentiel...409

(2.4.3) Comprendre les raisons et atteindre les profondeurs...415

(2.5) Mieux comprendre un auteur qu'il ne s'est lui-même compris...419

(2.5.1) Mieux comprendre la doctrine, mieux comprendre la chose...419

(2.5.2) Des présupposés soigneusement choisis...421

(2.5.3) Le résultat des Lectures : Rawls comprend mieux les auteurs qu'ils ne se sont eux-mêmes compris ...423

(12)

Chapitre 10. Les résultats (2). Apprendre quelque chose des auteurs et

justifier les présupposés de la TJE

...429

(1) Apprendre quelque chose sur une doctrine – apprendre quelque chose d'une doctrine : l'hypothèse diachronique...430

(1.1) Un changement de point de vue devenu légitime...430

(1.2) Sentiment d'insatisfaction et problème externe...433

(1.3) Compréhension profonde et apprentissage philosophique : ce qu'on apprend de Hobbes et de Locke...437

(1.4) L'hypothèse diachronique démentie...443

(2) Apprendre quelque chose des doctrines et justifier la TJE : la stratégie synchronique...445

(2.1) Stratégie synchronique et projection...445

(2.2) La méthode de l'équilibre réfléchi. Rappel ...448

(2.3) Les Lectures comme application de la méthode de l'équilibre réfléchi...451

(2.3.1) L'adoption d'une stratégie comparative...451

(2.3.2) Comparaison et justification ponctuelle...454

(3) Les Lectures comme justification de l'ensemble de la TJE...456

(3.1) Structure des doctrines politiques...456

(3.2) La justification des idées normatives fondamentales...459

(3.2.1) Les idées normatives fondamentales de la TJE. Rappel ...459

(3.2.2) La justification de la conception de la société...461

(3.2.3) La justification de la conception de la personne...470

(3.3) La justification des idées non normatives fondamentales...478

(3.4) La justification de la procédure menant aux principes...489

(3.5) La justification des principes de justice...501

Conclusions

...507

(1) Résultats...507

(2) Une lecture charitable de Rawls ?...510

(13)

Bibliographie sélective

...515

(1) John Rawls...515

(1.1) ouvrages de Rawls : ...515

(1.2) Ouvrages généraux sur Rawls ...516

(1.3) Littérature secondaire sur les Lectures...517

(1.4) Littérature secondaire citée par Rawls dans les Lectures et mentionnée dans les chapitres...517

(2) Le libéralisme...518

(2.1) Textes fondamentaux du libéralisme contemporain...518

(2.2) Ouvrages généraux sur le libéralisme ...519

(2.3) Les critiques du libéralisme...520

(2.3.1) La critique communautarienne...520

(2.3.2) La critique libertarienne...521

(2.3.3) La critique marxiste (marxisme analytique)...521

(2.3.4) la critique féministe...522

(3) La question de la neutralité...522

(4) La question de la justification : méta-éthique, cohérentisme, constructivisme, équilibre réfléchi ...523

(5) Conception de la personne et psychologie morale...525

(6) Herméneutique...526

(7) Histoire de la philosophie et épistémologie de l'histoire de la philosophie...527

(8) Classiques de philosophie et ouvrages critiques de référence mentionnés dans les chapitres...528

Index des noms

...531

Index des notions

...533

(14)
(15)

Remerciements

Je tiens en premier lieu à exprimer toute ma reconnaissance envers mes deux directeurs de thèse, Monsieur Patrice Canivez et Monsieur Jocelyn Maclure, pour leur soutien permanent et leurs conseils avisés.

Ce travail m'a amenée à traverser plusieurs fois l'Atlantique et à découvrir des contrées géographiques et philosophiques qui, sans cela, me seraient restées inconnues.

Je remercie, dans le désordre, tous ceux qui, de près ou de loin, ont rendu ce travail possible.

Christian Berner, qui, au détour d'une conversation anodine dont il ne garde peut-être même pas le souvenir, a été à l'origine de ma cotutelle, et qui m'a également amenée à revenir à l'herméneutique.

Patrick Turmel, pour son séminaire de métaéthique lors de mon séjour à l'Université Laval, dont ce travail garde une profonde imprégnation.

Thierry, Nadine et André pour leur précieux soutien logistique à mon arrivée au Québec. Agathe et Eric, les amis français restés au Québec, sans lesquels mon séjour n'aurait pas était aussi surprenant.

Claire et Gweltaz, pour m'avoir permis de venir à bout de problèmes qui me semblaient insurmontables. La pagination en chiffres romains pour la première, le mystère des index pour le second. Xavier, pour ses conseils de philologue.

Patrice Desmons et Daniel Enjalran pour leur relecture attentive et bienveillante. Élise Lacharme pour ses précieuses corrections et son infinie patience.

Mes sœurs, Annabel et Chloë, mon frère Livier. Ma maman, pour son attention indéfectible.

Et enfin Stéphane. Sa contribution à ce que je suis dépasse largement le cadre de ce travail.

(16)
(17)

Introduction

(1) Interroger le libéralisme politique : neutralité et

présupposés

Pourquoi s'intéresser aux présupposés du libéralisme politique ? La première réponse emprunte la forme d'un problème philosophique : le libéralisme politique semble, de prime abord, traversé par des injonctions contradictoires. Le libéralisme politique, tiraillé entre une revendication de neutralité et la présence indéniable de présupposés substantiels, apparaît d'emblée comme une position paradoxale.

L'une des caractéristiques essentielles du libéralisme politique contemporain, c'est la revendication de neutralité. Ronald Dworkin, dans son article fondateur de 1978 intitulé « Le Libéralisme » écrit : « le gouvernement doit demeurer neutre au regard de ce que l'on pourrait appeler la question de la vie bonne »1 et plus loin : « le libéralisme ne repose pas

sur une conception particulière de la personne »2.

John Rawls, dans Libéralisme politique, affirme :

Dans le libéralisme politique, [...] le gouvernement ne peut pas plus agir [...] afin de promouvoir l'excellence humaine ou les valeurs de perfection (comme dans le perfectionnisme), qu'il ne peut agir afin de promouvoir le catholicisme, le protestantisme ou une autre religion3.

Et également :

Si nous considérons la présentation de la théorie de la justice comme équité et que nous notons comment elle est construite, quelles sont les idées et les conceptions qu'elle utilise, aucune doctrine métaphysique particulière de la nature de la personne, distincte d'autres doctrines et s'y opposant, n'apparaît parmi ses prémisses ou semble être requise par ses arguments4.

On retrouve, chez ces deux architectes du libéralisme contemporain, l'affirmation selon laquelle le libéralisme se doit de respecter une double neutralité. Il doit être neutre vis-à-vis

1 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 66. 2 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 84. 3 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 222. 4 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 55, n. 1.

(18)

des conceptions du bien et vis-à-vis des conceptions de la personne. Chez l'un comme chez l'autre ainsi que chez nombre d'autres défenseurs contemporains du libéralisme, cette double neutralité est une caractéristique définitionnelle du libéralisme.

Il devient pourtant clair, lorsqu'on s'intéresse de près à la structure des différentes doctrines libérales, qu'elles reposent sur un certain nombre de présupposés substantiels qui mettent à mal la revendication de neutralité. Les doctrines libérales s'adossent à la reconnaissance d'un certain nombre de valeurs morales ainsi qu'à une conception normative de la personne.

Rawls, par exemple, reconnaît que son interprétation du libéralisme s'appuie sur « une idée organisatrice fondamentale », à savoir « l'idée de la société comme système équitable de coopération entre des personnes libres et égales que l'on traite comme des membres pleinement coopérants de la société pendant toute leur vie »5. Le libéralisme

de Rawls, la théorie de la justice comme équité (TJE), accorde de la valeur à l'équité, à la liberté ou encore à l'égalité. Il adopte également manifestement une certaine définition de la personne. En ce sens, il ne semble pas neutre vis-à-vis des conceptions du bien ou vis-à-vis des conceptions de la personne. Il y a d'emblée une difficulté à admettre la neutralité du libéralisme dans la mesure où il est fondé sur des valeurs dotées d'un contenu moral et sur une conception de la personne. La question qui se pose alors est la suivante : comment les partisans du libéralisme peuvent-ils conjuguer la revendication de neutralité et l'adhésion à certains présupposés substantiels, c'est-à-dire l'adhésion à un certain nombre de valeurs dotées d'un contenu moral ?

C'est la question qui constitue le point de départ de mon travail de recherche. Pour répondre à cette question, un vaste travail de clarification des présupposés du libéralisme et du sens du terme « neutralité » est nécessaire. C'est le travail qui occupe un large pan de ma première partie. Un travail de ce type présente un intérêt scientifique aussi bien que philosophique.

D'un point de vue scientifique, la question de la compatibilité entre la neutralité et la présence de présupposés substantiels s'inscrit dans une série de débats vigoureux qui se sont déroulés ces quarante dernières années entre les libéraux et certains de leurs adversaires – et notamment ceux qu'on a appelés les « communautariens » – ainsi qu'entre les libéraux eux-mêmes.

(19)

Les adversaires du libéralisme ont parfois dénoncé la dissimulation qui, selon eux, habite le libéralisme. La prétention libérale à la neutralité, entendue en un sens radical, les a conduits à affirmer que les théories libérales, loin de se passer de tout présupposé, sont simplement plus habiles à les dissimuler. Ils se sont alors donnés pour tâche de débusquer et de révéler ces présupposés et, éventuellement, de souligner leur incohérence6.

Indéniablement, ces différents travaux critiques possèdent une force d'explicitation. Ils ont contribué à rendre plus explicites les présupposés du libéralisme, y compris pour les libéraux eux-mêmes. Leur pertinence, en tant qu'ils formulent une critique des présupposés du libéralisme et, a fortiori, en tant que critique radicale du libéralisme, est en revanche discutable. Ils ne sont pas sans attribuer au libéralisme des positions qu'il ne reconnaît pas comme siennes. Ces critiquent accordent, en particulier, au terme « neutralité », un sens que les libéraux eux-mêmes ne lui accordent pas.

C'est que le sens de ce terme n'est pas sans poser problème. C'est là l'objet d'un débat vigoureux entre les libéraux eux-mêmes, débat qui, à la différence du précédent, présente l'avantage de ne pas être fondé sur une série de malentendus. La question se pose de savoir s'il faut attribuer au terme « neutralité » un sens radical et admettre une neutralité procédurale ou axiologique. On se demande également s'il faut admettre une neutralité des effets, une neutralité des influences, une neutralité des buts ou encore une neutralité des justifications7.

Il est donc nécessaire, d'une part, de parvenir à une clarification des présupposés du libéralisme – clarification qui présente notamment l'avantage d'évacuer un certain nombre d'objections traditionnellement adressées au libéralisme –, et d'autre part, de mettre en évidence la conception la plus pertinente de la neutralité.

À cette fin, il me semble judicieux de se concentrer sur la version rawlsienne du libéralisme politique, dont on ne peut nier qu'elle s'est imposée comme l'une des conceptions de référence et qui présente surtout l'avantage d'être un terrain propice à l'étude des présupposés du libéralisme, dans la mesure où Rawls lui-même s'est efforcé d'expliciter ses présupposés. Rawls, en outre, adopte une conception de la neutralité – la

6 Pour des exemples de ce type de démarches, sur lesquels je reviens ultérieurement, M. Sandel, (1982 / 1999) ; P. Neal, (1997), C. Taylor, (1991 / 2005).

7 Pour des exemples de questionnements de ce type, W. Kymlicka, (1989b) ; J. Raz, (1986), p. 114-115 ; J. Rawls, (1993 / 1995), p. 234-252.

(20)

neutralité des justifications – qui, tout en étant pertinente, introduit de nouvelles questions. Le problème politique se transforme alors en un problème herméneutique sur lequel la deuxième partie de mon travail se concentre.

(2) La question de la justification et l'hypothèse

herméneutique

Admettre la neutralité des justifications pose de nouvelles questions. En optant pour la neutralité des justifications, on affirme que l'exigence de neutralité concerne les raisons qui seront avancées lorsqu'on aura à justifier une décision politique fondamentale. On est alors conduit à la question de savoir ce qui définit une justification neutre. Une justification neutre n'est pas une justification qui ne s'appuie sur aucun présupposé substantiel. On peut considérer, comme Rawls, qu'une justification est neutre lorsque les présupposés substantiels sur lesquels elle s'appuie sont communément partagés. S'ils possèdent bien un contenu moral, ils ne relèvent ni d'une conception particulière du bien ni d'une conception particulière de la personne. Ils peuvent être reconnus et adoptés par tous. Ce qui est neutre, c'est ce qui est commun, ou, pour le dire autrement ce qui appartient à la « culture politique publique ».

Toute la question est alors de savoir comment on justifie l'affirmation selon laquelle tel ou tel présupposé, telle conception de la liberté ou telle conception de l'égalité par exemple, appartient bel et bien à la culture politique publique, alors que ce n'est pas le cas de telle autre. Toute la question est de savoir comment on établit qu'une conception est communément partagée, étant entendu que les critères empiriques ne peuvent être les seuls critères opératoires.

Il n'est pas du tout évident que la culture politique publique elle-même suggère une réponse univoque à cette question. Elle constitue plutôt un espace ouvert à une pluralité de conceptions. Dans la culture politique publique d'une démocratie constitutionnelle, comme Rawls le reconnaît d'ailleurs lui-même en forgeant le concept de « fait du pluralisme », différentes conceptions de la liberté ou de l'égalité coexistent. Une conception libertarienne de la liberté, hostile à tout principe de redistribution des richesses, cohabite avec un social-libéralisme. L'égalitarisme radical cohabite avec des positions qui acceptent certains types d'inégalités.

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interprétation de la culture politique. Une doctrine politique retient certaines idées disponibles dans la culture politique publique. Elle sélectionne certaines de ces idées, en leur faisant éventuellement subir des modifications, et en écarte d'autres. La TJE par exemple fait subir une transformation profonde à l'idée de mérite, pourtant présente dans la culture politique publique. Elle rejette l'idée selon laquelle nous devons être considérés comme les propriétaires exclusifs de notre corps, qu'à ce titre, nous sommes également les seuls à posséder des droits sur les fruits de notre travail, et que par conséquent tout impôt exigeant une redistribution de nos gains s'apparente à du travail forcé, idée qui n'est sans doute pas étrangère à notre culture politique publique et que les libertariens, eux, choisissent de retenir et d'adopter comme l'une de leurs idées fondamentales.

C'est ici qu'un problème herméneutique voit le jour. Admettre qu'une doctrine politique propose une interprétation de la culture politique publique, c'est souligner qu'elle doit être capable de répondre de cette interprétation. Elle doit être capable d'expliquer pourquoi c'est cette interprétation qui doit être retenue et non pas une autre. Elle doit être capable de justifier l'interprétation adoptée et de démontrer que l'interprétation qu'elle soutient constitue une interprétation plausible de la culture politique publique et qu'elle est aussi la meilleure interprétation.

Comment produire cette justification ? Là encore, le libéralisme politique développé par Rawls me semble particulièrement bien placé pour répondre à ce type de questionnement. Tout d'abord, Rawls, accorde une place considérable à la question de la justification. À l'occasion de l'élaboration de la TJE, il développe une conception originale de la justification : une conception cohérentiste. Il développe également certain nombre d'outils conceptuels innovants capables de prendre en charge cette question. Le concept d'équilibre réfléchi, qui est l'un de ces outils, possède un rôle central dans le processus de justification.

Néanmoins, si pertinent que soit ce dispositif conceptuel, il est, en un certain sens, incomplet. Le libéralisme politique développé par Rawls, puisqu'il soutient une conception de la neutralité comme neutralité des justifications, assume ses « soubassements herméneutiques »8 : il assume que ses présupposés fondamentaux 8 J'emprunte cette expression, en la traduisant, à Aaron James qui affirme : “Rawls's method has

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soient le résultat d'une interprétation de la culture politique publique. Or, si telle est la position assumée par Rawls, on peut estimer que la TJE et ses présupposés appellent également une justification herméneutique et non simplement une justification conceptuelle. On pourrait estimer que Rawls, qui affirme que la TJE n'est rien d'autre qu'une interprétation de la culture politique publique, doit montrer comment il produit cette interprétation. Pour justifier son interprétation, il doit démontrer, en s'appuyant sur la culture politique publique elle-même, que son interprétation est la meilleure interprétation. Rawls devrait se saisir de la culture politique publique comme d'un matériau herméneutique, démontrer que les présupposés de la TJE y sont bien implicites et que l'interprétation soutenue par la TJE est une meilleure interprétation de ce matériau que les autres interprétations.

La question est alors de savoir si Rawls produit effectivement ce travail ou s'il n'assume pas jusqu'au bout ses soubassements herméneutiques. Je cherche à montrer – et c'est sans doute là la thèse la plus importante de ce travail de recherche – que contrairement à ce qu'Aaron James suggère, une justification herméneutique des présupposés de la TJE n'est pas introuvable dans l'œuvre de Rawls.

Je propose, pour vérifier cette hypothèse, d'adopter une lecture résolument continuiste de l'œuvre de Rawls, et, plus précisément, de relier le volet explicitement philosophique de l'œuvre de Rawls à son volet apparemment plus historique. Je propose de relier les ouvrages de Rawls qui ont déjà été largement travaillés, commentés et critiqués, comme Théorie de la justice9 ou Libéralisme politique10, au volet historique

qui, sans avoir été parfaitement ignoré, ne me semble pas avoir fait l'objet de l'attention qu'il mérite.

Je pense en effet que les deux volumes que Rawls consacre à l'histoire de la philosophie, les Lectures on the History of Moral Philosophy11 et les Lectures on the

History of Polical Philosophy12, fournissent la justification herméneutique des

présupposés de la TJE et, plus largement, conformément à la conception cohérentiste de Rawls, de la TJE dans son ensemble. Je soutiens que Rawls accorde une fonction proprement philosophique à l'étude de l'histoire de la philosophie. L'histoire de la

“interpretivist” underpinnings”, A. James, (2005), p. 4. 9 J. Rawls, (1971 / 1986).

10 J. Rawls, (1993 / 1995). 11 J. Rawls, (2000a / 2008). 12 J. Rawls, (2008).

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philosophie ne nous permet pas simplement d'apprendre quelque chose sur certaines doctrines du passé. Telle qu'elle est pratiquée par Rawls, elle produit également des connaissances qui sont dotées d'une validité philosophique. Plus précisément, la pratique rawlsienne de l'histoire de la philosophie, combinée aux outils conceptuels qu'il a développés au sein de sa conception de la justification et en particulier à l'équilibre réfléchi, nous permet d'apprendre quelque chose des doctrines passées et produit une justification de la TJE.

Cette thèse doit d'emblée affronter une difficulté, qui peut être formulée comme un problème de matériau. Si l'on suit l'approche rawlsienne, le matériau sur lequel l'interprétation devrait s'appliquer, ce devrait être la culture politique publique. Or, l'histoire de la philosophie, comme Rawls le souligne explicitement, appartient à ce qu'il appelle la culture environnante, qui se distingue clairement de la culture politique publique. Il écrit :

La troisième caractéristique d'une conception politique de la justice est que son contenu est exprimé en utilisant certaines idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une société démocratique. Cette culture politique publique comprend les institutions politiques d'un régime constitutionnel et les traditions publiques de leur interprétation (y compris les traditions du pouvoir judiciaire) ainsi que les textes et documents historiques connus de tous. Des doctrines compréhensives de toutes sortes – religieuses, philosophiques et morales – appartiennent, par contre, à ce que nous pourrions appeler « la culture environnante » de la société civile. Elles en constituent la culture sociale et non pas politique, la culture de la vie quotidienne, de ses nombreuses associations : Églises et Universités, sociétés savantes et scientifiques, clubs et équipes, pour n'en nommer que quelques-unes13.

Les textes qui constituent le matériau des cours de Rawls sur l'histoire de la philosophie morale et politique relèvent de la culture environnante. Selon Rawls, ces textes n'appartiennent pas, à proprement parler, à la culture politique publique. Il est en effet évident que les citoyens des démocraties constitutionnelles n'ont pas tous lu, pour ne citer que ceux-là, le Léviathan, le Second Discours du gouvernement civil, Le Contrat

social, De la liberté ou Le Capital. Rawls considère en outre que ces textes expriment

des doctrines qui ne relèvent pas de la raison publique. Ils expriment des doctrines compréhensives, c'est-à-dire des conceptions qui formulent une conception particulière du bien, conception qui ne pourrait être soutenue par l'ensemble des citoyens en tant qu'ils sont simplement des personnes libres et égales entre elles, rationnelles et

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raisonnables.

Ne faudrait-il donc pas rechercher la justification des présupposés de Rawls dans les textes qui prennent pour matériau la culture politique publique elle-même ?

(3) Le matériau du travail herméneutique

La distinction rawlsienne entre culture politique publique et culture environnante n'invalide pas, à mon avis, l'hypothèse qui est la mienne, à savoir l'idée selon laquelle l'interprétation rawlsienne de l'histoire de la philosophie produit une justification herméneutique de la TJE.

Plusieurs arguments permettent de soutenir cette hypothèse et de lever la difficulté liée à la distinction des matériaux. Tout d'abord, la recherche de textes dans lesquels Rawls produirait une interprétation de la culture politique publique me semble vaine. La culture politique publique, selon Rawls, « comprend les institutions publiques d'un régime constitutionnel et les traditions publiques de leur interprétation (y compris les traditions du pouvoir judiciaire) ainsi que les textes et documents historiques connus de tous »14. Rechercher, dans le corpus rawlsien, une interprétation de la culture

politique publique supposerait de travailler sur des textes dans lesquels Rawls procède à l'interprétation de certaines décisions de la Cour suprême américaine, ou encore à l'interprétation des textes dont il considère qu'ils font partie de la culture politique publique, comme certaines parties de la Déclaration d'indépendance, le Préambule de la Constitution, l'Adresse de Gettysburg de Lincoln, ou encore certains discours des partisans de la lutte pour les droits civiques.

Il existe bien, notamment dans Libéralisme politique, des passages dans lesquels Rawls aborde ces questions. Une section de la sixième leçon a pour objet central la Cour suprême15. La figure de Lincoln est évoquée à plusieurs reprises16. Quelques textes de

Martin Luther King sont même commentés17. Néanmoins, le corpus constitué par

l'ensemble de ces textes est particulièrement mince.

De plus, ce à quoi Rawls procède dans ces textes, ce n'est pas à une interprétation

14 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38.

15 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 280-290. Cette section s'intitule « la Cour suprême comme exemple de la raison publique ».

16 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 18 , p. 72, p. 305-306. 17 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 301, n. 1.

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de la culture politique publique qui permettrait de justifier les présupposés de la TJE. Rawls dit bien peu de chose des décisions de la Cour suprême ou des positions de Lincoln et de Martin Luther King. L'essentiel de ce qu'il en dit est lié au concept de raison publique. Dans la section consacrée à la Cour suprême, Rawls cherche à démontrer qu'on peut la considérer comme un exemple de raison publique. Les discours de Lincoln et de Martin Luther King sont analysés de façon à déterminer si l'un et l'autre s'exprimaient dans les termes de la raison publique. Rawls écrit : « j'ai tendance à penser que Lincoln ne violait pas la raison publique telle que je l'ai discutée et telle qu'elle s'appliquait à son époque – le cas de la nôtre est une autre question »18 ou encore : « il

est clair que des doctrines religieuses sous-tendent les opinions de King et qu'elles sont importantes dans ses appels. Elles sont toutefois exprimées en termes généraux, elles appuient pleinement les valeurs constitutionnelles et elles s'accordent avec la raison publique »19.

Finalement, Rawls dit très peu de chose de ce matériau qui constitue, selon ses propres critères, la culture politique publique. Les passages qui évoquent Lincoln et Martin Luther King sont très peu développés. La discussion des quelques textes de King que Rawls cite s'effectue même pour sa totalité en note de bas de page. Rawls, s'il affirme, dans un cas comme dans l'autre, que Lincoln et King se conforment aux exigences de la raison publique, argumente peu sa position.

De plus, aucune comparaison n'est jamais opérée entre les décisions de la Cour suprême et les discours de Lincoln ou de King d'un côté, et les présupposés de la TJE de l'autre. Ce que Rawls dit des uns n'est jamais mis en rapport avec les autres. C'est pourtant bien ce qu'il devrait faire si l'interprétation des premiers devait permettre de justifier les seconds. Rawls devrait montrer en quoi l'interprétation des décisions de la Cour suprême et des discours de Lincoln ou de King fonctionnent comme une justification des présupposés de la TJE. Il devrait montrer que la TJE formule la meilleure interprétation de ce matériau. Or, ce type d'exercice me semble effectivement introuvable dans l'œuvre de Rawls.

C'est, au contraire, ce à quoi Rawls procède lorsqu'il se donne l'histoire de la philosophie pour matériau. L'interprétation qu'il en propose est extrêmement rigoureuse. Elle s'appuie sur une lecture approfondie des textes et sur une connaissance solide de la

18 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 305. 19 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 301, n. 1.

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littérature secondaire. Elle présente également une dimension proprement philosophique et obéit à une logique comparative. Un va-et-vient s'opère entre la doctrine étudiée et la TJE. Rawls produit, en prenant l'histoire de la philosophie pour matériau, une justification de la TJE. C'est bien l'histoire de la philosophie – ou, plus exactement un corpus soigneusement défini de doctrines passées – qui constitue, chez Rawls, le véritable matériau de la justification herméneutique.

On s'en étonne moins lorsqu'on considère que la frontière entre culture politique publique et culture environnante n'est pas si hermétique que l'extrait de Libéralisme

politique précédemment cité pouvait le donner à penser et lorsqu'on porte attention à la

fonction que Rawls accorde à la culture environnante.

Dans l'introduction des Lectures on the History of Political Philosophy, Rawls écrit :

The democratic view, let's say, sees political philosophy as part of the general background culture of a democratic society, although in a few cases classic texts become part of the public political culture. Often cited and referred to, they are part of a public lore and a fund of society's basic political ideas. As such, political philosophy may contribute to the culture of civic society in which its basic ideas and their history are discussed and studied, and in certain cases may enter into a public political discussion as well20.

Et également

The vast majority of works in political philosophy, even if they endure a while, belong to general background culture. However, works regularly cited in Supreme Court cases and in public discussions of fundamental questions may be viewed as belonging to the public political culture, or bordering on it. Indeed a few – such as Locke's Second

Treatise and Mill's On liberty – do seem part of the political culture, at least in the

United States21.

Rawls admet une forme de perméabilité entre la culture politique publique et la culture générale environnante. Il soutient que, si l'on a tendance à penser que les œuvres marquantes de la philosophie politique relèvent de la culture environnante plutôt que de la culture politique publique, certaines de ces œuvres sont parvenues à pénétrer l'espace de la culture politique publique. Selon lui, le Second Traité du gouvernement civil de Locke ou De la liberté de Mill sont si classiques, si souvent discutés et mentionnés, qu'ils peuvent être considérés comme faisant partie de la culture politique publique

20 J. Rawls, (2008), p. 3-4. 21 J. Rawls, (2008), p. 6.

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américaine.

Il n'est pas donc tout à fait évident qu'en choisissant les œuvres marquantes de l'histoire de la philosophie comme matériau pour produire une justification herméneutique de la TJE, Rawls s'éloigne de son programme officiel. Certains textes philosophiques, les thèses qu'ils soutiennent, et même certaines de leurs formulations font bien partie de la culture politique publique. En les interprétant, c'est bien la culture politique publique que Rawls interprète.

De plus, même lorsque leur pénétration dans l'espace de la culture politique publique est plus discutable, même si certaines doctrines du passé relèvent simplement de la culture environnante, leur influence peut demeurer forte. Dans l'introduction des

Lectures on the History of Political Philosophy, Rawls en vient au point suivant :

A political view is a view about political justice and the common good, and about what institutions and policies best promote them. Citizens must somehow acquire and understand these ideas if they are to be capable of making judgments about basic rights and liberties. So lets now ask: What basic conceptions of person and political society, and what ideals of liberty and equality, of justice and citizenship, do citizens initially bring to democratic politics? How do they become attached to those conceptions and ideals, and what ways of thought sustain these attachments? In what way do they learn about government and what view of it do they acquire?

[...] It would seem that a constitutional regime may not endure unless its citizens first enter democratic politics with fundamental conceptions and ideals that endorse and strengthen its basic political institutions. Moreover these institutions are most secure when they in their turn sustain these conceptions and ideals. Yet surely citizens acquire those conceptions and ideals in part, although only in part, from writings in political philosophy, which themselves belong to the general background culture of civic society. They come across them in their conversation and reading, in schools and universities and in professional schools. They see editorials and discussions debating these ideas in newspapers and in journals of opinion22.

Rawls accorde à la culture environnante, et à l'histoire de la philosophie en tant qu'elle constitue une partie de cette culture environnante, un rôle extrêmement important. Le problème que Rawls évoque est un problème de psychologie morale. Il pose la question de savoir comment les citoyens d'une démocratie constitutionnelle acquièrent une motivation à agir qui soit conforme aux exigences de ce régime. Il s'agit d'une question importante dans la mesure où, si les citoyens ne peuvent acquérir ce type de motivations, la démocratie constitutionnelle sera nécessairement un régime instable,

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condamné à l'évanouissement.

Or, selon Rawls, la culture environnante joue un rôle essentiel dans l'acquisition des motivations nécessaires à la stabilité d'une démocratie constitutionnelle. Les citoyens sont en effet d'abord éduqués au sein de cette culture environnante. C'est dans cet espace qu'ils acquièrent d'abord leurs motivations. Rawls attribue donc aux écrits philosophiques qui sont étudiés dans les écoles et dans les universités et qui sont parfois évoqués dans le débat public un rôle considérable dans la formation de la personnalité morale.

Ces considérations peuvent justifier la démarche qui consiste à se saisir de certaines doctrines passées pour en faire ressortir une interprétation cohérente des valeurs de la démocratie constitutionnelle.

(4) Organisation de l'argument

Ce travail s'articule en deux parties distinctes. La première partie est essentiellement consacrée au problème de l'articulation entre la revendication libérale de neutralité et la présence, au sein du libéralisme, de présupposés substantiels.

Dans un premier chapitre, je démontre que la neutralité est conçue par différents architectes du libéralisme contemporain comme une caractéristique définitionnelle du libéralisme politique et j'expose les raisons pour lesquelles il en est ainsi. Dans le deuxième chapitre, j'amorce la question de savoir en quel sens le terme « neutralité » doit être entendu et invalide, en m'appuyant sur une discussion des positions de Jürgen Habermas et de Charles Larmore, une conception radicalement procédurale ou axiologique de la neutralité. Le troisième chapitre poursuit l'enquête portant sur les différents sens du terme « neutralité » et aboutit à la conclusion selon laquelle la neutralité doit être entendue comme neutralité des justifications. J'établis également qu'une justification neutre est une justification qui s'appuie sur des présupposés partagés. Ce qui est neutre, c'est ce qui est commun. Cela m'amène, dans le quatrième chapitre, à expliciter ce qui, dans la formulation rawlsienne du libéralisme, doit être considéré comme commun. J'entreprends, dans ce chapitre, une explicitation des différents présupposés de la TJE. Posant la question de savoir ce qui justifie l'affirmation selon laquelle ces présupposés peuvent être considérés comme communs, j'explore, dans le cinquième chapitre, la conception rawlsienne de la justification. Je

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m'intéresse, en particulier, au cohérentisme de Rawls et à l'un des outils conceptuels qu'il a développé, l'équilibre réfléchi, dont j'estime qu'il joue un rôle central dans le dispositif rawlsien. Cette partie se clôt sur la question de savoir si l'approche rawlsienne n'exige pas également une justification herméneutique et si ce type de justification est disponible dans l'œuvre de Rawls.

Dans une seconde partie, j'entreprends de démontrer que les Lectures on the

History of Moral Philosophy et les Lectures on the History of Polical Philosophy

fournissent la justification herméneutique des présupposés de la TJE et de la TJE dans son entier. Mon sixième chapitre est consacré à la clarification du statut de ces ouvrages, qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Je procède également à une reconstruction de la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie, de façon à établir que Rawls attribue une fonction philosophique à l'étude de l'histoire de la philosophie, ce qui, à mon avis, constitue une première confirmation de l'hypothèse herméneutique. Ce chapitre se clôt sur l'énoncé d'un problème herméneutique : à vouloir trouver une justification de la TJE dans l'étude de doctrines passées, n'y a-t-il pas un risque d'aborder ces doctrines à partir de la TJE, et de projeter les thèses et les concepts de la conception qu'on cherche à justifier sur les doctrines passées, suscitant ainsi une circularité qui ruine toute prétention à la justification ?

Les deux chapitres suivants apportent une réponse à cette question. Dans le septième chapitre, j'explicite l'herméneutique rawlsienne. Je démontre que les principes méthodologiques et herméneutiques reconnus par Rawls s'opposent à la pratique de la projection et sont censés le mettre à l'abri de cet écueil. Dans le huitième chapitre, je réponds à la question de savoir si Rawls applique effectivement les principes méthodologiques et herméneutiques qu'il reconnaît en théorie. Je démontre que la pratique rawlsienne de l'histoire de la philosophie est conforme à ses engagements herméneutiques théoriques.

Les deux derniers chapitres sont consacrés aux résultats auxquels Rawls parvient. Dans le neuvième chapitre, je démontre que Rawls atteint une compréhension profonde des doctrines étudiées, et qu'il parvient même, en un certain sens, à mieux comprendre les auteurs qu'ils ne se sont eux-mêmes compris. Dans le dernier chapitre,

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je démontre comment Rawls parvient à produire une justification de la TJE à partir de l'étude de l'histoire de la philosophie. Le concept d'équilibre réfléchi est alors réintroduit dans la mesure où j'estime que, s'il joue un rôle central dans le dispositif rawlsien de justification conceptuelle, il joue également un rôle central dans la justification herméneutique de la TJE.

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Première partie

Le libéralisme et ses présupposés :

la neutralité libérale en question

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(33)

Chapitre 1

Le rôle de la neutralité dans la définition du

libéralisme

(1) Libéralisme hégémonique, libéralisme contesté

(1.1) Libéralisme hégémonique

Le libéralisme occupe une place centrale et même dominante dans le champ de la philosophie politique contemporaine. Si le libéralisme possède des fondateurs illustres tels John Locke ou Adam Smith, on peut considérer qu'après avoir été supplanté par l'utilitarisme, il a connu, dans la seconde partie du XXe siècle, un renouveau

considérable qui l'a replacé sur le devant de la scène. Ce renouveau est lié à la publication par John Rawls, en 1971, de Théorie de la justice. Avec Rawls et le succès de Théorie de la justice, le libéralisme devient en quelque sorte la doctrine de la démocratie constitutionnelle. C'est d'ailleurs l'ambition de Rawls. Estimant que l'utilitarisme est un échec, il cherche, dans Théorie de la justice, à élaborer une théorie capable d'indiquer les principes qui doivent régir le fonctionnement des principales institutions, de façon à ce que soient réalisées les valeurs fondamentales de la démocratie constitutionnelle : la liberté et l'égalité. Sans s'engager dans une analyse détaillée de ces principes, il est nécessaire d'en rappeler le contenu. Rawls écrit ainsi dans l'un de ses derniers ouvrages :

Pour tenter de répondre à notre question, nous nous tournons vers une formulation révisée des deux principes de justice énoncés dans Théorie de la Justice (§11-14). Ils doivent désormais être formulés ainsi :

(a) chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés égales pour tous ; et

(b) les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (principe de différence).

Comme je l’ai indiqué plus haut, le premier principe a priorité sur le second et, au sein du second principe, l’égalité équitable des chances a priorité sur le principe de

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différence. Cette priorité signifie qu'en appliquant un principe (ou en vérifiant son application par des tests ponctuels), nous supposons que les principes qui ont priorité sur lui sont pleinement satisfaits23.

Le propos est le suivant : si les institutions fonctionnent de façon telle que les deux principes énoncés sont respectés, alors on a affaire à une société dont on peut dire qu'elle est « bien ordonnée », c'est-à-dire à une société juste.

Dans la perspective d'une analyse rapide, on insistera sur le fait que si les deux principes répondent tous deux à une approche distributive de la justice – il s'agit de savoir quelle est la juste répartition des biens sociaux en entendant le terme en un sens large qui englobe à la fois les droits, les devoirs, les opportunités ou encore les richesses matérielles –, ils portent sur des biens de nature différente et en proposent dès lors une distribution différente. Le premier principe porte sur les droits et les libertés. Il affirme qu'une juste distribution des libertés est une distribution égale et maximale : chaque personne a droit à un même système de libertés et ce système doit être le plus étendu possible, dans la limite de la compatibilité avec la liberté des autres. On pourra par exemple estimer qu'il est juste que chacun jouisse effectivement de la liberté de conscience, sans discrimination de classe, de sexe ou d'origine, et que cette liberté de conscience ne doit être limitée que si son exercice entrave la liberté d'un autre.

Le second principe, quant à lui, porte sur les biens de nature socio-économique. Il est cette fois question de savoir comment répartir ce que Rawls appelle les « fonctions » et les « positions » ainsi que les richesses. Selon Rawls, ces biens n'ont pas à être répartis dans le respect d'une stricte égalité afin que la justice soit réalisée. Il faut au contraire s'écarter de l'égalité arithmétique qui consiste à accorder une part strictement identique à chacun.

Ce second principe est composé de deux volets. Le premier, qui est souvent oublié au profit du seul principe de différence, porte sur les « fonctions » et les « positions ». Il s'agit des différentes fonctions et positions sociales, issues de la division du travail qui a lieu dans une société complexe. Rawls affirme que la société est juste à condition que ces fonctions et positions soient ouvertes à tous, dans des conditions d'égalité équitable des chances. Une société dans laquelle certaines fonctions sociales, par exemple les fonctions de pouvoir, seraient réservées à une certaine frange de la population eu égard à leur naissance, serait nécessairement injuste. S'il en est ainsi,

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c'est que, dans ces conditions, certaines fonctions seraient « fermées » à certaines personnes sur la base de critères de naissance. Une société dans laquelle la naissance serait un destin, comme dans le cas d'une société de castes par exemple, devra être appelée société fermée et, à ce titre, elle sera décrétée injuste. Dire que la société doit être ouverte pour être juste, c'est dire que les fonctions et les positions ne doivent pas être distribuées selon un critère moralement arbitraire, telle la naissance. Elles doivent bien plutôt être « ouvertes », c'est-à-dire accessibles à tous, tout au moins du point de vue formel du droit. Chacun, quelle que soit son origine sociale, doit, à don égal, pouvoir en droit accéder à une fonction sociale.

Néanmoins, conscient de la faiblesse d'un droit d'accès simplement légal et formel, Rawls précise son premier volet en indiquant que les conditions de distribution des fonctions et positions sociales doivent être celles d'une « égalité équitable des chances ». Il faut ici entendre qu'il existe une distinction importante entre des conditions d'égalité des chances et des conditions d'égalité équitable des chances. Les premières garantissent un droit d'accès aux fonctions et positions sociales qui est seulement formel. Les secondes prennent acte du poids des déterminismes sociaux et en encouragent la reconnaissance ainsi qu'une correction au moins partielle. Réaliser des conditions d'égalité équitable des chances, c'est chercher à faire en sorte que le droit formel à l'égalité des chances soit effectif. Dans cette perspective, et conformément à la distinction classique entre égalité et équité, un traitement différent ne sera pas nécessairement un traitement injuste. Au contraire, il sera juste, par exemple, d'accorder plus de moyens éducatifs à ceux qui en ont le plus besoin. Un système scolaire performant devrait ainsi permettre de donner des chances égales à ceux qui sont dotés des mêmes dons et des mêmes désirs de les cultiver mais qui sont issus des milieux sociaux différents, de parvenir aux fonctions et positions sociales pour lesquelles ils ont acquis des compétences.

Rawls cherche enfin à contourner l'objection selon laquelle ce type de système scolaire constitue un idéal dont on constate qu'il n'est pas encore réalisé, si tant est qu'il puisse l'être. Il reconnaît d'ailleurs que la notion de don doit être remise en question, tant il est difficile de distinguer ce qui, chez un enfant par exemple, était toujours déjà là et constituait ainsi un don naturel de ce qui a été acquis sous l'impulsion d'un environnement familial favorable. Rawls pense bien quelques instants à abolir cette institution vectrice de déterminismes lourds sociaux – la famille – mais il y renonce,

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constatant qu'il y aurait là une politique coercitive en contradiction totale avec le premier principe. Il complète alors le second principe en lui attribuant un second volet, qu'il appelle le « principe de différence ». L'idée est la suivante : puisque l'équité ne peut être entièrement réalisée en amont, il faut la réaliser a posteriori. Dans cette perspective, une inégalité socio-économique ne sera juste que lorsqu'elle procurera un bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société. On pourra estimer qu'il est juste que les plus riches s'enrichissent, si, et seulement si, cet enrichissement est également profitable aux plus défavorisés. On peut imaginer réaliser ce second volet par l'intermédiaire d'un système de redistribution des richesses a posteriori, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'un impôt redistributeur.

Ce système de principes constitue le pan normatif de la pensée de Rawls. On peut considérer qu'il est tout à fait caractéristique d'une pensée libérale. D'abord, d'un point de vue politique, il accorde une place centrale au respect des libertés individuelles. Celles-ci, au contraire de ce qui était toléré par l'utilitarisme, sont tenues pour inaliénables. Elles ne peuvent être sacrifiées sous prétexte que ce sacrifice serait bénéfique à la société tout entière. Rawls, en mettant l'accent sur l'importance du respect des droits des individus, s'inscrit parfaitement dans la tradition libérale issue de Locke, soucieuse, contre les philosophies de la raison d'État, de limiter les pouvoirs de l'État et de protéger les droits et libertés des individus.

Dans une perspective socio-économique, Rawls s'inscrit dans la tradition libérale qui, contrairement à une lecture néolibérale qui a parfois tendance à l'emporter, remonte à Adam Smith lui-même et perçoit parfaitement les limites de la « main invisible ». Rawls rejette l'option non-interventionniste et estime que pour que la société soit juste, l'État doit intervenir de façon à aplanir les déterminismes sociaux. A ce titre, le libéralisme qu'il défend est souvent qualifié d'« égalitarisme libéral ».

(1.2) Libéralisme contesté

Pourtant, si séduisants que semblent ces principes – ils semblent en effet donner un sens et un contenu véritable aux valeurs de liberté et d'égalité –, ce libéralisme n'est pas sans poser problème et, à ce titre, il est largement discuté et combattu. Cette critique du libéralisme se joue sur deux fronts assez différents. D'une part, ce sont les présupposés du libéralisme qui sont remis en question, d'autre part ses résultats

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normatifs.

(1.2.1) Des critiques à l'encontre des présupposés du libéralisme

Certains estiment que les affirmations qui sont présentes en arrière-plan de la théorie libérale posent problème. Pour le comprendre, il faut admettre que le libéralisme, comme toute théorie normative, est fondé sur un certain nombre de présupposés, c'est-à-dire sur un certain nombre d'hypothèses qui sont tenues pour vraies, sans pourtant nécessairement être pleinement vérifiées ni même explicitées. Certains ont par exemple cherché à montrer que les théories libérales reposent sur une conception de la personne et sur une conception du bien, qui, présentes en arrière-plan de la théorie, en constituent les fondements théoriques et en déterminent les résultats normatifs, alors même que parfois elles ne sont ni pleinement explicites ni pleinement assumées. Ceux qui ont formulé cette critique ont également parfois attaqué le libéralisme en démontrant que les présupposés qu'ils avaient débusqués n'étaient in fine pas plausibles.

La conception de la personne qui serait présupposée par le libéralisme a fait l'objet d'attaques récurrentes. Michaël Sandel a été l'un des premiers à proposer un travail systématique sur cette question. Dans Le Libéralisme et les limites de la justice24

ainsi que dans son article intitulé « La République procédurale et le moi désengagé »25,

il cherche à expliciter la conception de la personne sur laquelle se fonde, selon lui, le libéralisme de Rawls et à démontrer que cette conception de la personne n'est pas plausible. Sans entrer dans le détail de cette critique, on peut en dégager les principales lignes de force. L'une des caractéristiques sur lesquelles Sandel insiste, c'est la conception essentiellement volontariste du sujet rawlsien. Sandel montre que chez Rawls, le rapport du sujet à ses fins est conçu sur le mode de la possession volontaire : le sujet choisit les fins qu'il décide d'avoir, c'est-à-dire les buts qu'il décide de se donner. Il écrit : « la conception volontariste de notre qualité d’agent est [...] un élément clef de la théorie rawlsienne »26 et cite Rawls pour appuyer son analyse :

Une personne morale est un sujet ayant des fins qu’il a lui-même choisies et, fondamentalement, il préfère des conditions qui lui permettent de construire un mode de vie exprimant aussi pleinement que possible sa nature d’être rationnel, libre et égal aux autres27.

24 M. Sandel, (1982 / 1999). 25 M. Sandel, (1984 1997).

26 M. Sandel, (1982 / 1999), p. 100.

Références

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