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Le rôle de la neutralité dans la définition du libéralisme

Le rôle de la neutralité dans la définition du

libéralisme

(1) Libéralisme hégémonique, libéralisme contesté

(1.1) Libéralisme hégémonique

Le libéralisme occupe une place centrale et même dominante dans le champ de la philosophie politique contemporaine. Si le libéralisme possède des fondateurs illustres tels John Locke ou Adam Smith, on peut considérer qu'après avoir été supplanté par l'utilitarisme, il a connu, dans la seconde partie du XXe siècle, un renouveau

considérable qui l'a replacé sur le devant de la scène. Ce renouveau est lié à la publication par John Rawls, en 1971, de Théorie de la justice. Avec Rawls et le succès de Théorie de la justice, le libéralisme devient en quelque sorte la doctrine de la démocratie constitutionnelle. C'est d'ailleurs l'ambition de Rawls. Estimant que l'utilitarisme est un échec, il cherche, dans Théorie de la justice, à élaborer une théorie capable d'indiquer les principes qui doivent régir le fonctionnement des principales institutions, de façon à ce que soient réalisées les valeurs fondamentales de la démocratie constitutionnelle : la liberté et l'égalité. Sans s'engager dans une analyse détaillée de ces principes, il est nécessaire d'en rappeler le contenu. Rawls écrit ainsi dans l'un de ses derniers ouvrages :

Pour tenter de répondre à notre question, nous nous tournons vers une formulation révisée des deux principes de justice énoncés dans Théorie de la Justice (§11-14). Ils doivent désormais être formulés ainsi :

(a) chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés égales pour tous ; et

(b) les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (principe de différence).

Comme je l’ai indiqué plus haut, le premier principe a priorité sur le second et, au sein du second principe, l’égalité équitable des chances a priorité sur le principe de

différence. Cette priorité signifie qu'en appliquant un principe (ou en vérifiant son application par des tests ponctuels), nous supposons que les principes qui ont priorité sur lui sont pleinement satisfaits23.

Le propos est le suivant : si les institutions fonctionnent de façon telle que les deux principes énoncés sont respectés, alors on a affaire à une société dont on peut dire qu'elle est « bien ordonnée », c'est-à-dire à une société juste.

Dans la perspective d'une analyse rapide, on insistera sur le fait que si les deux principes répondent tous deux à une approche distributive de la justice – il s'agit de savoir quelle est la juste répartition des biens sociaux en entendant le terme en un sens large qui englobe à la fois les droits, les devoirs, les opportunités ou encore les richesses matérielles –, ils portent sur des biens de nature différente et en proposent dès lors une distribution différente. Le premier principe porte sur les droits et les libertés. Il affirme qu'une juste distribution des libertés est une distribution égale et maximale : chaque personne a droit à un même système de libertés et ce système doit être le plus étendu possible, dans la limite de la compatibilité avec la liberté des autres. On pourra par exemple estimer qu'il est juste que chacun jouisse effectivement de la liberté de conscience, sans discrimination de classe, de sexe ou d'origine, et que cette liberté de conscience ne doit être limitée que si son exercice entrave la liberté d'un autre.

Le second principe, quant à lui, porte sur les biens de nature socio-économique. Il est cette fois question de savoir comment répartir ce que Rawls appelle les « fonctions » et les « positions » ainsi que les richesses. Selon Rawls, ces biens n'ont pas à être répartis dans le respect d'une stricte égalité afin que la justice soit réalisée. Il faut au contraire s'écarter de l'égalité arithmétique qui consiste à accorder une part strictement identique à chacun.

Ce second principe est composé de deux volets. Le premier, qui est souvent oublié au profit du seul principe de différence, porte sur les « fonctions » et les « positions ». Il s'agit des différentes fonctions et positions sociales, issues de la division du travail qui a lieu dans une société complexe. Rawls affirme que la société est juste à condition que ces fonctions et positions soient ouvertes à tous, dans des conditions d'égalité équitable des chances. Une société dans laquelle certaines fonctions sociales, par exemple les fonctions de pouvoir, seraient réservées à une certaine frange de la population eu égard à leur naissance, serait nécessairement injuste. S'il en est ainsi,

c'est que, dans ces conditions, certaines fonctions seraient « fermées » à certaines personnes sur la base de critères de naissance. Une société dans laquelle la naissance serait un destin, comme dans le cas d'une société de castes par exemple, devra être appelée société fermée et, à ce titre, elle sera décrétée injuste. Dire que la société doit être ouverte pour être juste, c'est dire que les fonctions et les positions ne doivent pas être distribuées selon un critère moralement arbitraire, telle la naissance. Elles doivent bien plutôt être « ouvertes », c'est-à-dire accessibles à tous, tout au moins du point de vue formel du droit. Chacun, quelle que soit son origine sociale, doit, à don égal, pouvoir en droit accéder à une fonction sociale.

Néanmoins, conscient de la faiblesse d'un droit d'accès simplement légal et formel, Rawls précise son premier volet en indiquant que les conditions de distribution des fonctions et positions sociales doivent être celles d'une « égalité équitable des chances ». Il faut ici entendre qu'il existe une distinction importante entre des conditions d'égalité des chances et des conditions d'égalité équitable des chances. Les premières garantissent un droit d'accès aux fonctions et positions sociales qui est seulement formel. Les secondes prennent acte du poids des déterminismes sociaux et en encouragent la reconnaissance ainsi qu'une correction au moins partielle. Réaliser des conditions d'égalité équitable des chances, c'est chercher à faire en sorte que le droit formel à l'égalité des chances soit effectif. Dans cette perspective, et conformément à la distinction classique entre égalité et équité, un traitement différent ne sera pas nécessairement un traitement injuste. Au contraire, il sera juste, par exemple, d'accorder plus de moyens éducatifs à ceux qui en ont le plus besoin. Un système scolaire performant devrait ainsi permettre de donner des chances égales à ceux qui sont dotés des mêmes dons et des mêmes désirs de les cultiver mais qui sont issus des milieux sociaux différents, de parvenir aux fonctions et positions sociales pour lesquelles ils ont acquis des compétences.

Rawls cherche enfin à contourner l'objection selon laquelle ce type de système scolaire constitue un idéal dont on constate qu'il n'est pas encore réalisé, si tant est qu'il puisse l'être. Il reconnaît d'ailleurs que la notion de don doit être remise en question, tant il est difficile de distinguer ce qui, chez un enfant par exemple, était toujours déjà là et constituait ainsi un don naturel de ce qui a été acquis sous l'impulsion d'un environnement familial favorable. Rawls pense bien quelques instants à abolir cette institution vectrice de déterminismes lourds sociaux – la famille – mais il y renonce,

constatant qu'il y aurait là une politique coercitive en contradiction totale avec le premier principe. Il complète alors le second principe en lui attribuant un second volet, qu'il appelle le « principe de différence ». L'idée est la suivante : puisque l'équité ne peut être entièrement réalisée en amont, il faut la réaliser a posteriori. Dans cette perspective, une inégalité socio-économique ne sera juste que lorsqu'elle procurera un bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société. On pourra estimer qu'il est juste que les plus riches s'enrichissent, si, et seulement si, cet enrichissement est également profitable aux plus défavorisés. On peut imaginer réaliser ce second volet par l'intermédiaire d'un système de redistribution des richesses a posteriori, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'un impôt redistributeur.

Ce système de principes constitue le pan normatif de la pensée de Rawls. On peut considérer qu'il est tout à fait caractéristique d'une pensée libérale. D'abord, d'un point de vue politique, il accorde une place centrale au respect des libertés individuelles. Celles-ci, au contraire de ce qui était toléré par l'utilitarisme, sont tenues pour inaliénables. Elles ne peuvent être sacrifiées sous prétexte que ce sacrifice serait bénéfique à la société tout entière. Rawls, en mettant l'accent sur l'importance du respect des droits des individus, s'inscrit parfaitement dans la tradition libérale issue de Locke, soucieuse, contre les philosophies de la raison d'État, de limiter les pouvoirs de l'État et de protéger les droits et libertés des individus.

Dans une perspective socio-économique, Rawls s'inscrit dans la tradition libérale qui, contrairement à une lecture néolibérale qui a parfois tendance à l'emporter, remonte à Adam Smith lui-même et perçoit parfaitement les limites de la « main invisible ». Rawls rejette l'option non-interventionniste et estime que pour que la société soit juste, l'État doit intervenir de façon à aplanir les déterminismes sociaux. A ce titre, le libéralisme qu'il défend est souvent qualifié d'« égalitarisme libéral ».

(1.2) Libéralisme contesté

Pourtant, si séduisants que semblent ces principes – ils semblent en effet donner un sens et un contenu véritable aux valeurs de liberté et d'égalité –, ce libéralisme n'est pas sans poser problème et, à ce titre, il est largement discuté et combattu. Cette critique du libéralisme se joue sur deux fronts assez différents. D'une part, ce sont les présupposés du libéralisme qui sont remis en question, d'autre part ses résultats

normatifs.

(1.2.1) Des critiques à l'encontre des présupposés du libéralisme

Certains estiment que les affirmations qui sont présentes en arrière-plan de la théorie libérale posent problème. Pour le comprendre, il faut admettre que le libéralisme, comme toute théorie normative, est fondé sur un certain nombre de présupposés, c'est-à-dire sur un certain nombre d'hypothèses qui sont tenues pour vraies, sans pourtant nécessairement être pleinement vérifiées ni même explicitées. Certains ont par exemple cherché à montrer que les théories libérales reposent sur une conception de la personne et sur une conception du bien, qui, présentes en arrière-plan de la théorie, en constituent les fondements théoriques et en déterminent les résultats normatifs, alors même que parfois elles ne sont ni pleinement explicites ni pleinement assumées. Ceux qui ont formulé cette critique ont également parfois attaqué le libéralisme en démontrant que les présupposés qu'ils avaient débusqués n'étaient in fine pas plausibles.

La conception de la personne qui serait présupposée par le libéralisme a fait l'objet d'attaques récurrentes. Michaël Sandel a été l'un des premiers à proposer un travail systématique sur cette question. Dans Le Libéralisme et les limites de la justice24

ainsi que dans son article intitulé « La République procédurale et le moi désengagé »25,

il cherche à expliciter la conception de la personne sur laquelle se fonde, selon lui, le libéralisme de Rawls et à démontrer que cette conception de la personne n'est pas plausible. Sans entrer dans le détail de cette critique, on peut en dégager les principales lignes de force. L'une des caractéristiques sur lesquelles Sandel insiste, c'est la conception essentiellement volontariste du sujet rawlsien. Sandel montre que chez Rawls, le rapport du sujet à ses fins est conçu sur le mode de la possession volontaire : le sujet choisit les fins qu'il décide d'avoir, c'est-à-dire les buts qu'il décide de se donner. Il écrit : « la conception volontariste de notre qualité d’agent est [...] un élément clef de la théorie rawlsienne »26 et cite Rawls pour appuyer son analyse :

Une personne morale est un sujet ayant des fins qu’il a lui-même choisies et, fondamentalement, il préfère des conditions qui lui permettent de construire un mode de vie exprimant aussi pleinement que possible sa nature d’être rationnel, libre et égal aux autres27.

24 M. Sandel, (1982 / 1999). 25 M. Sandel, (1984 1997).

26 M. Sandel, (1982 / 1999), p. 100.

Sandel souligne le fait que le moi de la théorie libérale est relié à ses fins par un acte de volonté. Les fins sont choisies et dès lors, selon Sandel, détenues sur le mode de la possession. Elles sont vécues sur le mode de l'avoir et non sur le mode de l'être. Or, dans la mesure où ce que je suis ne se confond pas avec ce que j'ai, affirmer ce type de rapport entre le moi et ses fins, c'est affirmer qu'il existe une certaine distance entre eux. Pour utiliser la formule consacrée par Sandel, on peut dire que le moi est antérieur à ses fins : il est ce qu'il est avant de se donner les fins qu'il se donne. Il est dès lors toujours libre de se détacher de ces fins, sans que son moi soit menacé dans son identité. Aucune fin n'est constitutive. Sandel en vient ainsi à l'idée selon laquelle le moi libéral un moi désengagé.

Or, selon Sandel, cette conception de la personne est doublement critiquable. Il affirme que, d'une part, cette conception n'est pas plausible et que, d'autre part, elle entre en contradiction avec les principes tenus pour justes par Rawls, et en particulier avec le principe de différence.

Sandel dénonce tout d'abord l'irréalisme de cette conception volontariste de la personne et affirme qu'il faut lui préférer une conception cognitive et réflexive. L'argument est le suivant : le sujet ne choisit pas ses fins. Il n'est pas relié à ses fins par un pur acte de volonté. L'affirmer, c'est faire fi du fait que le sujet est toujours situé et qu'il n'est jamais parfaitement libre de toute fin, parfaitement désengagé. Le sujet apparaît toujours dans un contexte qui lui préexiste et à ce titre il est toujours déjà relié à des fins dont il hérite. Il écrit :

Pour le sujet dont l'identité est constituée à la lumière de fins qui lui sont déjà données, la qualité d'agent consiste non pas à convoquer une volonté, mais à chercher à se comprendre lui-même. À la différence de l'aptitude au choix, qui permet au sujet d'aller au-delà de lui-même, l'aptitude à la réflexion permet au sujet de tourner ses propres lumières vers l'intérieur de lui-même, de se mettre en quête de ce qui constitue sa nature, de passer en revue ses différents attachements et d'identifier leurs prétentions respectives, de définir les frontières – tantôt en expansion et tantôt plus réduites – entre le moi et les autres, et d'arriver ainsi à une compréhension de lui-même qui soit moins opaque, même si elle n'est jamais parfaitement transparente, à une subjectivité moins fluide, même si celle-ci n'est jamais parfaitement stabilisée, et ainsi d'en arriver, par étapes et tout au long d'une vie, à participer à la constitution de sa propre identité28.

Selon Sandel, c'est par une démarche réflexive, c'est-à-dire par une démarche à l'occasion de laquelle il rentre à l'intérieur de lui-même pour parvenir à une connaissance de soi, que le sujet en vient à déterminer son identité. Sandel pense avoir

ainsi démontré que la conception libérale du sujet est fondée sur une psychologie morale irréaliste. Le sujet ne se constitue pas et ne peut se constituer comme les libéraux le prétendent.

Pour clore sa démonstration, Sandel cherche à montrer que les principes de justice dont Rawls affirme qu'ils seraient choisis dans la position originelle, et en particulier le principe de différence, qui affirme qu'une redistribution des richesses a

posteriori est une condition de réalisation de la justice, ne sont pas compatibles avec la

conception libérale et volontariste de la personne. Selon Sandel, le principe de différence qui affirme que des inégalités économiques ne sont acceptables que si elles profitent également aux plus défavorisés, ne peut reposer sur la conception de la personne présente en arrière-plan de la théorie rawlsienne. Ce principe ne peut en effet, selon Sandel, être acceptable que si l'on déconstruit la notion de mérite individuel. Il faut, comme Rawls semble bien le faire, accepter l'idée selon laquelle les individus ne méritent pas leurs dons naturels ou leur naissance privilégiée et qu'à ce titre, il est juste que leurs effets bénéfiques ne leur reviennent pas de droit mais qu'il y ait plutôt une redistribution a posteriori des richesses. Sandel écrit :

Au lieu de transformer le contexte dans lequel j'exerce mes talents, le principe de différence transforme le fondement moral sur lequel je dois m'appuyer pour revendiquer les avantages qui en découlent. Je ne peux plus en effet me considérer comme le seul propriétaire de mes propres ressources naturelles, ni comme le destinataire privilégié des avantages qu'elles apportent29.

Il cite également un passage de Théorie de la justice afin d'indiquer que Rawls assume cette position :

Le principe de différence représente en réalité un accord pour considérer la répartition des talents naturels comme un atout pour toute la collectivité, dans une certaine mesure, et pour partager l'accroissement des avantages socio-économiques que cette répartition permet par le jeu des complémentarités30.

Sandel souligne le fait que le principe de différence ne se légitime que sur la base de la reconnaissance d'une conception des talents individuels comme « atouts pour toute la collectivité ». Mais, selon Sandel, cette conception doit elle-même être justifiée : il faut pour ce faire démontrer que les talents des individus ne sont pas l'effet de leur propre mérite, mais des effets de la collectivité. Or, Sandel affirme qu'une telle démonstration n'est possible qu'en recourant à une conception intersubjective du sujet qui entre en

29 M. Sandel, (1982 / 1999), p. 115. 30 J. Rawls, (1971), p. 101.

contradiction avec l'individualisme méthodologique de Rawls. Sandel pense ainsi démontrer que les principes de justice proposés par Rawls ne peuvent être fondés sur sa conception individualiste de la personne et qu'ils exigent une conception de la personne à laquelle Rawls se refuse.

Un deuxième présupposé libéral a lui aussi été très souvent attaqué. Il s'agit de la conception du bien dont on a estimé qu'elle constitue un arrière-fond du libéralisme. Patrick Neal, dans son article intitulé « Une théorie libérale du bien ? »31, formule ce

type de critique. Neal contourne l'affirmation libérale de neutralité vis-à-vis des conceptions du bien. Selon lui, le libéralisme repose sur une conceptualisation de ce que signifie avoir une conception du bien, qui constitue la métathéorie libérale du bien. Il écrit :

Comment alors le libéral échoue-t-il à être neutre par rapport à la question du bien ? D’une manière très spéciale – car bien que le libéralisme soit neutre vis-à-vis des

conceptions du bien, il a une conceptualisation vraiment différente de ce que cela

signifie avoir une conception du bien. Au niveau de second ordre des conceptions individuelles du bien, nous pouvons dire que le libéralisme défend et contient le principe de neutralité. Mais il n’y a rien de neutre à propos de la conceptualisation de premier ordre des conceptions du bien qui prévaut dans la théorie libérale. Le

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