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La neutralité procédurale : une neutralité radicale, une neutralité

La neutralité procédurale: une neutralité

radicale, une neutralité impossible ?

(1) La neutralité entendue comme neutralité

procédurale

(1.1) Définition

Derrière l'idéal de neutralité se logent, en fonction du sens accordé à la neutralité, des exigences très différentes. Il convient donc d'examiner précisément cette polysémie afin de déterminer quel type de neutralité est éventuellement possible et désirable. Dans cette perspective, la première forme de neutralité sur laquelle il faut s'arrêter, c'est la neutralité dite « procédurale » ou « axiologique ». Une définition en est disponible chez Rawls. Il écrit :

La neutralité peut être définie en des sens très différents. On peut, par exemple, la caractériser comme une procédure qui peut être légitimée ou justifiée sans faire appel à des valeurs morales. Ou bien, si cela paraît impossible, dans la mesure où toute justification semble faire référence à certaines valeurs, une procédure neutre pourra être définie comme justifiée par rapport à des valeurs neutres comme l'impartialité, la cohérence dans l'application de principes généraux à des cas qu'on peut raisonnablement traiter comme liés les uns aux autres (comme le principe judiciaire qui consiste à traiter des cas semblables de manière semblable), ou encore la possibilité que les parties en conflit aient une chance égale de faire valoir leurs revendications.

Ces valeurs sont celles qui gouvernent les procédures équitables d'arbitrage des conflits. La définition d'une procédure neutre peut aussi s'appuyer sur les valeurs qui sous-tendent les principes de la discussion libre et rationnelle entre personnes raisonnables et en pleine possession de leurs capacités de penser et de juger, soucieuses en outre de trouver la vérité ou d'atteindre un accord raisonnable qui soit fondé sur la meilleure information disponible93.

Cette définition mérite qu'on s'y arrête. Plusieurs remarques doivent être faites. Tout d'abord, on peut d'emblée constater que la neutralité procédurale est caractérisée par Rawls comme l'un des sens possible de la neutralité ; présentation qui suggère qu'il existe d'autres sens de la neutralité. D'ailleurs, si Rawls présente ici succinctement la neutralité procédurale, c'est pour s'en démarquer immédiatement : « la théorie de la

justice comme équité n'est pas neutre procéduralement »94.

Je reviendrai ultérieurement sur les raisons de cette démarcation. Pour l'heure, j'avancerai l'idée que la neutralité entendue comme neutralité procédurale peut être considérée comme le sens premier de la neutralité : la neutralité procédurale est, dans une perspective logique, le sens premier de la neutralité dans la mesure où il s'agit de la forme la plus radicale de la neutralité. Avec la neutralité entendue comme neutralité procédurale, l'idéal de neutralité prend son extension la plus étendue. Cette version de la neutralité revendique une neutralité totale, ou, si cela est impossible, la neutralité la plus étendue possible.

Mais que signifie être procéduralement neutre ? À quel objet la neutralité procédurale s'applique-t-elle ? Et cette neutralité radicale est-elle plausible ? Pour le savoir, il nous faut revenir à la présentation qu'en propose Rawls. Selon Rawls, une première façon de définir la neutralité est de « la caractériser comme une procédure qui peut être légitimée ou justifiée sans faire appel à des valeurs morales ». Afin de comprendre cette affirmation, il faut d'abord s'attarder sur le terme « procédure ». Il faut comprendre pourquoi, dans le champ de la philosophie politique, l'élaboration d'une procédure s'est imposée comme une nécessité. Il faudra également chercher à comprendre pourquoi et comment la procédure peut et doit elle-même être légitimée.

(1.2) La nécessité d'une procédure

La notion de procédure a une place importante chez nombre de philosophes politiques contemporains. C'est le cas par exemple chez Rawls, et également chez Jürgen Habermas. Le recours à une procédure leur semble s'imposer comme une nécessité et pour l'un comme pour l'autre, l'introduction de la notion de procédure est liée à l'analyse du contexte qui est le nôtre : contexte du pluralisme moral pour Rawls, contexte d'une modernité post-métaphysique pour Habermas. Ainsi, pour chacun de ces deux penseurs, le contexte dans lequel nous nous situons a des conséquences importantes sur la façon dont nous devons concevoir les règles destinées à régir les rapports entre les hommes au sein d'une société. Rawls, par exemple, affirme que dans la mesure où nous nous situons dans un contexte irrémédiablement pluraliste et que, par conséquent, il n'existe plus de doctrine compréhensive unanimement partagée, il n'est

plus possible de s'appuyer sur le bien pour en déduire le juste. De la même façon, l'idée habermassienne selon laquelle notre contexte social et politique est devenu « postmétaphysique » prend acte de ce que Max Weber appelait la « guerre des dieux », c'est-à-dire du fait que la société n'est plus unie par une même conception du bien, mais au contraire traversée par des valeurs irréconciliables.

Néanmoins, s'il n'est plus possible dans un tel contexte de dériver le juste du bien, la définition de règles communes demeure nécessaire. En effet, les actions individuelles ne peuvent être laissées à la discrétion des individus eux-mêmes dans la mesure où, puisque les intérêts des individus sont très souvent divergents, cette divergence, qui peut, à n'importe quel moment, se muer en conflit ouvert, est toujours une menace pour la stabilité et l'unité de la société.

On pourra objecter que les forces en présence peuvent s'équilibrer d'elles-mêmes et que ce qu'on peut appeler un modus vivendi finit toujours par se dégager. On répondra néanmoins que cet équilibre est toujours précaire et instable. En effet, si la répartition des forces change, l'équilibre qui s'était formé est immédiatement rompu. On peut donc juger que la stabilité à laquelle on parvient par ce biais demeure insuffisante. De plus, le

modus vivendi n'est rien de plus qu'un rapport de force dans lequel celui qui a l'avantage

de la force parvient à s'imposer temporairement. À ce titre, la règle de celui qui s'impose ne détient aucune forme de légitimité si l'on admet que la force ne fait pas droit. C'est là une seconde insuffisance, sans doute encore plus problématique que la première.

Dès lors, afin de réaliser la stabilité et la justice dans la société, il est nécessaire de trouver une façon de trancher pacifiquement et légitimement les différends entre les individus. Le problème qui se dessine est le suivant : sur quelle base parvenir à ces règles de justice ? Comment élaborer des principes de justice alors qu'on est désormais privé du bien, fondement traditionnel du juste ?

La seule réponse qui semble subsister est la suivante : il faut, pour déterminer des principes de justice, s'en remettre à un accord entre les citoyens. Le juste ne sera plus issu d'une source morale extérieure et préalablement reconnue, mais d'un accord entre ceux-là même qui seront concernés par ces règles. Rawls écrit ainsi :

Comment doit-on déterminer les termes équitables de la coopération ? Sont-ils simplement établis par une autorité extérieure distincte des personnes qui coopèrent ? Par exemple, sont-ils établis par la loi divine ? Ou bien sont-ils reconnus comme

équitables par les personnes qui coopèrent en se référant à un ordre moral indépendant ? [...] La théorie de la justice comme équité reformule la doctrine du contrat social et adopte une variante de la dernière hypothèse, à savoir que les termes équitables de la coopération sociale sont conçus comme résultat d'un accord entre ceux qui coopèrent95.

Puisque nous ne partageons plus, par exemple, la même conception de la loi divine, nous ne pouvons plus nous appuyer sur cette base extérieure pour définir le juste. Dans le contexte du pluralisme moral, nulle autorité extérieure n'est légitime. Il faut renoncer à cette forme d'objectivité morale. Seul un accord entre ceux qui obéiront aux principes de justice peut servir de base à l'élaboration de ces principes96.

Une objection doit néanmoins immédiatement être affrontée et c'est la réponse à cette objection qui introduira la notion de procédure. Il est aisé de mettre en évidence que tout accord, quel qu'il soit, n'aboutit pas nécessairement à des principes justes. Si les conditions de l'accord ne sont pas équitables, si par exemple, certains peuvent exercer des pressions sur d'autres, utiliser la menace, la contrainte ou encore le mensonge afin de se rendre favorables les termes de l'accord, si l'accord est soutiré plutôt qu'accordé rationnellement et en toute connaissance de cause, il ne permet pas d'aboutir à une définition du juste. Il inscrit et confirme plutôt dans le droit la domination qui existait déjà en fait. Il n'est rien d'autre qu'un modus vivendi institutionnalisé et présente les mêmes défauts de stabilité et de légitimité.

C'est ici qu'intervient la notion de procédure. Pour s'assurer que l'accord n'est pas un contrat de dupes, il doit être encadré. L'accord, pour être légitime, doit être conclu dans certaines conditions, qui doivent être scrupuleusement définies. Il faudra par exemple s'assurer que ceux qui concluent l'accord soient placés dans des situations symétriques : si les uns ont d'emblée un avantage sur les autres, l'accord final risque de n'être que le reflet de l'inégalité initiale. Il faut que l'accord soit conclu en suivant certaines règles, ou, pour introduire ce terme clef, dans le respect d'une certaine « procédure ». La procédure, c'est donc d'abord cela : l'ensemble des conditions qui doivent être respectées afin que l'accord sur les principes de justice soit un véritable

95 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 47-48.

96 Rawls écrit ainsi également : « En dehors de la procédure par laquelle les principes de justice sont construits, il n'existe pas de faits moraux. Savoir si certains faits doivent ou non être reconnus comme des raisons en matière de juste et de justice, ou savoir quel poids leur donner, ne peut être tranché que dans le cadre de la procédure de construction elle-même » J. Rawls, (1980 / 1993), p. 78-79. À partir de Libéralisme politique, Rawls modère néanmoins cette inflexion anti-réaliste. Je reviendrai ultérieurement en détail sur ce qu'on peut appeler le constructivisme politique de Rawls, notamment dans le chapitre 4, section (5).

accord.

Pour résumer, on comprend la place centrale occupée par la notion de procédure en philosophie politique contemporaine lorsqu'on a en tête que, premièrement, dans le contexte du pluralisme moral, il est impossible de dériver les principes de justice d'une source morale extérieure et que par conséquent seul un accord entre ceux qui obéiront à ces principes constitue un fondement légitime et que, deuxièmement, pour être légitime, l'accord doit être conclu dans certaines conditions, c'est-à-dire, dans le respect d'une certaine procédure. Mais quelle doit être cette procédure ?

(1.3) La position originelle de Rawls, un exemple de procédure

Il convient tout d'abord de rappeler que le but de la procédure est de parvenir à choisir des principes de justice équitables. Or, selon Rawls, il s'agit là d'un cas de « justice procédurale pure »97 qu'il faut distinguer d'emblée de la « justice procédurale

parfaite » et de la « justice procédurale imparfaite ».

Dans chaque cas de figure, la question est de savoir comment déterminer une procédure qui permettra d'atteindre un résultat équitable. Les cas de justice procédurale parfaite sont des cas simples, dans lesquels on dispose d'un « critère indépendant pour le partage équitable » et dans lesquels on est capable d'élaborer une procédure grâce à laquelle on parviendra à coup sûr à ce résultat équitable. Rawls prend ici l'exemple d'un gâteau qu'il s'agit de se partager équitablement. Si l'on suppose qu'un partage équitable est un partage à part égal, alors on connaît dès le départ le résultat dont on considère qu'il est équitable et qu'on cherchera à atteindre. De plus, il est possible, sur cette base, de trouver une procédure qui permettra d'atteindre ce résultat sans possibilité d'erreur : « la solution évidente consiste à faire partager le gâteau par celui qui se sert en dernier, les autres étant autorisés à se servir avant lui. Il coupera le gâteau à parts égales, car ainsi il s'assure pour lui-même la plus grosse part possible »98.

La justice procédurale parfaite doit être distinguée de la justice procédurale imparfaite. Ici, on connaît également le résultat équitable auquel on veut parvenir, mais il est impossible de construire une procédure permettant d'y accéder à coup sûr. Pour illustrer ce cas, Rawls prend l'exemple de la procédure criminelle. Le résultat juste est

97 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 116. 98 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 117.

connu : « que l'accusé soit déclaré coupable si, et seulement si, il a commis le crime dont on l'accuse »99, mais il est impossible de construire une procédure qui exclurait à

coup sûr l'erreur judiciaire. L'élaboration d'une procédure reste nécessaire. Il faut par exemple faire en sorte que l'accusé ait droit à une défense, que les pièces du dossier soient connues par les deux parties, etc. Néanmoins, les règles de procédures, si précieuses soient-elles pour éviter l'injustice évidente, ne peuvent que réduire au maximum la possibilité de l'erreur. Un coupable pourra par exemple échapper à la condamnation, si les preuves sont insuffisantes.

Mais, selon Rawls, lorsqu'il s'agit d'élaborer des principes de justice, on ne se trouve ni dans cette situation, ni dans la précédente. On se trouve plutôt dans une situation dans laquelle « il n'y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct »100. En effet, on cherche ici à savoir quelle est la juste répartition des droits et

des devoirs ou encore celle des positions sociales et des richesses. On cherche à établir ce qui constitue une distribution juste. C'est donc bien qu'au départ, on l'ignore. Rappelons en effet que dans le contexte du pluralisme moral, on refuse de dériver simplement le juste du bien. On considère qu'il n'y a plus de source morale indépendante.

Dans ce type de cas, qui sont des cas de justice procédurale pure, le but de la procédure est justement d'aboutir à un résultat dont la validité sera garantie par la procédure elle-même. Rawls écrit :

La justice procédurale pure s’exerce quand il n’y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c’est une procédure correcte ou équitable qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu’en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée101.

Dans un tel cas de figure, on ignore le résultat qu'on cherche à obtenir. On construit en revanche une procédure qui, si elle est bien construite et si elle est bien appliquée, nous garantira un résultat correct. Ici, la procédure vertueuse, c'est-à-dire la procédure bien construite, est censée transmettre sa vertu au résultat issu de l'application de la procédure.

Pour mieux le comprendre, prenons l'exemple de la recherche de principes de

99 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 117. 100J. Rawls, (1971 / 1986), p. 118. 101J. Rawls, (1971 / 1986), p. 118.

justice. On constate tout d'abord qu'il s'agit bien d'un cas de figure dans lequel on ignore au départ le résultat qu'on cherche à atteindre. On ignore par exemple si, dans une société, toute inégalité est une injustice ou si certaines inégalités, notamment économiques, peuvent ne pas être injustes. Clairement, la réponse à cette question n'est pas évidente. On ne possède pas de critère indépendant du juste. Ce critère est plutôt ce qu'on cherche à obtenir.

Néanmoins, si l'on ignore quelle distribution des droits, des devoirs, des positions sociales et des richesses constitue une distribution juste, on sait en revanche que seul un accord entre les partenaires peut servir de fondement aux principes de justice. De plus, on perçoit que, pour être valide, cet accord doit être réalisé dans certaines conditions. Rawls écrit : « leur accord, comme n'importe quel autre accord valable, doit se faire dans certaines conditions. En particulier, celles-ci [...] ne doivent pas accorder à certaines [personnes] des avantages supérieurs dans la négociation (bargaining advantages) »102. Comme je l'ai déjà souligné, si les partenaires sont dans

des positions asymétriques, si par exemple, certains ont des avantages sur les autres lors des négociations censées aboutir au choix des principes de justice, le résultat de ces négociations sera faussé. Les principes dégagés seront le reflet du rapport de force initial et non des principes justes. Il faut dès lors parvenir à construire une procédure qui nous permette d'aboutir à coup sûr à des principes justes. Pour qu'il en soit ainsi, il faut s'assurer que les conditions de l'accord soient équitables. Il faut s'assurer que les uns n'ont pas l'ascendant sur les autres. Il faut également s'assurer que certains ne pourront pas utiliser leurs connaissances pour tirer les principes dans le sens de leurs intérêts particuliers. Ainsi, la construction de la procédure, c'est la construction d'un point de vue impartial, condition de possibilité d'un accord sur des principes justes.

Dans le vocabulaire de Rawls, ce point de vue impartial, c'est ce qu'il appelle la « position originelle ». Rawls écrit :

L’idée de la position originelle est d’établir une procédure équitable (fair) de telle sorte que tous les principes sur lesquels un accord interviendrait soient justes. [...] Nous devons, d’une façon ou d’une autre, invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d’utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel. C’est pourquoi je pose que les partenaires sont situés derrière un voile d’ignorance. Ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales [...]. Les partenaires ignorent 102J. Rawls, (1993 / 1995), p. 48.

certains types de faits particuliers. Tout d’abord, personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social; personne ne connaît non plus ce qui lui échoit dans la répartition des atouts naturels et des capacités [...]. Chacun ignore sa conception du bien, les particularités de son projet rationnel de vie, ou même les traits particuliers de sa psychologie comme son aversion pour le risque ou sa propension à l’optimisme ou au pessimisme. [...] Dans la mesure du possible, donc, les partenaires ne connaissent, comme fait particulier, que la soumission de leur société aux circonstances de la justice avec tout ce que cela implique. On tient toutefois pour acquise leur connaissance générale de la société humaine. Ils comprennent les affaires politiques et les principes de la théorie économique, ils connaissent la base de l’organisation sociale et les lois de la psychologie humaine. En fait, on suppose que les partenaires connaissent tous les faits généraux qui affectent le choix des principes de la justice103.

La position originelle constitue bien un cas de justice procédurale pure : il s'agit d'élaborer une procédure qui permettra d'aboutir, à coup sûr, à un résultat correct. De plus, on saisit ici le contenu de cette procédure. Les conditions qui doivent être réunies afin de garantir la validité de l'accord sont d'abord et avant tout des conditions d'information. Rawls affirme que, afin que l'accord soit valable, les partenaires qui ont à faire le choix des principes de justice doivent être privés d'un certain nombre d'informations. Ils doivent être privés des informations qui pourraient influencer négativement leur choix et le rendre partial. Ainsi, si je connaissais ma position sociale

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