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La Dame d'onze heures

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Academic year: 2022

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LE MASQUE Collection de romans d'aventures

créée par ALBERT PIGASSE

La Dame d'onze heures

N

é en 1912, dans les Pyrénées Atlantiques, Pierre Apesteguy est d'abord journaliste au PETIT PARISIEN, notamment. Il devient directeur de production chez GAUMONT entre 1941 et 1945, puis co-directeur de ENZO-FILMS jusqu'en 1951. Il a également obtenu en 1939 le Grand Prix du Roman d'Aventures pour Le Roi des Sables.

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Pi erre Ap esteguy

La Dame d'onze heures

LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES

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P I E R R E APESTEGUY, 1938 ET ÉDITIONS DU MASQUE-HACHETTE LIVRE, 1998.

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, représentation réservés pour tous pays.

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1

Le directeur du Petit Matin m'attendait en gare de Douai. Je l'aperçus tout de suite en descendant du train.

Je le voyais pour la première fois, mais je le reconnus sans hésiter. Les antennes profes- sionnelles. Et puis, Wantz faisait tache parmi les provinciaux qui guettaient l'arrivée du train sous les lumières fades de la véranda.

L'allure dégagée de cet homme coiffé d'un chapeau noir à larges bords, sa haute sil- houette, s'opposaient à la masse triste de la foule. Il dominait les groupes entassés près de la sortie, entre le brouillard de la rue et le receveur des tickets.

Nous allâmes l'un vers l'autre, mains tendues :

— Paul Wantz.

— Charles Pescara.

— Je vous précède.

Curieux personnage, en apparence ni vul- gaire, ni distingué. Il portait de façon hau- taine une tête à la fois ronde et carrée, germanique et gauloise. Des yeux bleus, der- rière des lorgnons à chaînette, ajoutaient à

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son expression austère. Son col glacé, très raide, remontait trop haut. Wantz rendait au passage de nombreux saluts et découvrait ainsi un crâne entièrement chauve qui exagé- rait la hauteur de son front. Je l'imaginais mieux en chaire — professeur de philosophie ou pasteur protestant — que dans la salle de rédaction d'un quotidien du Nord.

— Ma voiture, dit-il en ouvrant une por- tière.

Je pris place à son côté. En démarrant, il s'informa de la santé de mon père. Sa ques- tion, aimable en apparence, mais intéressée dans le fond, appelait deux réponses.

— Il se porte bien, répondis-je.

Et j'ajoutai, pour le satisfaire :

— J'ai le contrat.

Avec la nuit, un crachin épais tombait sur la ville. Tous phares allumés, on n'y voyait pas à trois mètres. Wantz avançait prudem- ment. Soudain, il bloqua les freins.

— C'est un comble ! grogna-t-il. Je me trompe de route !

Il fit une manœuvre, engagea la voiture dans une autre rue. Je le plaisantai :

— Si un Douaisien ne retrouve plus Douai, qu'aurais-je fait, sans vous, pour découvrir le Petit Matin, dans ce grand soir ?

— Nous n'allons pas au journal, répliqua- t-il, mais chez moi. Vous auriez, en effet, diffi- cilement trouvé mon domicile, car j'habite une villa un peu à l'écart... J'aime le calme.

Je réprimai un sourire. Wantz, de toute évi- dence, préférait que je ne connusse point trop vite les locaux de son journal. Il avait rendu visite à mon père, dans le building des

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Champs-Élysées, où nous avons centralisé tous les services de La Clarté, quotidien pari- sien à quatorze éditions de province. En outre, la Société d'Éditions Françaises (SEF), sous l'impulsion personnelle de mon père, contrôlait trente et un quotidiens de province et d'Afrique du Nord. Ma mission à Douai consistait à ajouter un trente-deuxième fleu- ron à la couronne de Gérard Pescara. Mon père, en effet, avait promis à Paul Wantz de

« repêcher son canard » à bout de souffle.

Wantz m'éloignait donc du Petit Matin parce qu'il craignait que la modestie des bureaux m'impressionnât mal. Il se trompait. Ce détail n'avait aucune importance à mes yeux. Il comprit que je l'avais deviné et esquissa un léger retour :

— Si vous passez la nuit à Douai, je vous présenterai demain à mes rédacteurs. L'un d'eux est correspondant local de La Clarté ...

— Non, je prendrai le train de 22 heures pour Paris. Nous avons plus de trois heures devant nous. Elles nous suffiront.

Nous franchîmes le pas d'un portail, et au mouvement de la voiture, je compris que nous contournions une pelouse ; les pneus grincèrent sur un gravier humide, et bientôt nous stoppâmes.

Au klaxon de Wantz, un aboiement répon- dit. Un globe électrique s'alluma sous un auvent qui abritait le perron de la villa. La porte d'entrée s'ouvrit, et une vieille servante apparut dans la lumière.

— Bonsoir, Marthe, dit Paul Wantz. Rien pour moi ? Tant mieux ! Vous mettrez deux couverts, s'il vous plaît, et servirez à dîner dans mon bureau.

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J'appréciai le ton affable que Wantz employait avec sa domestique.

— Entrez, me dit-il en s'effaçant ..., et deuxième porte à droite.

Dans le couloir, pas de mobilier : un porte- manteau en bambou, une chaise rustique et, au pied de l'escalier, un palmier stérilisé.

Mais le vaste bureau qui devait occuper, à en juger par ses dimensions, la moitié du rez- de-chaussée, révélait, sinon le luxe, du moins une personnalité déconcertante. Les meubles, tous sombres, le divan noir, les coussins noirs, un harmonium d'ébène surmonté d'un Christ janséniste, exprimaient un penchant certain à la tristesse et à la méditation. Les quatre pieds de l'immense bureau de chêne, très épais, à chapiteaux en têtes de gorgones, à deux faces, soutenaient le corps de la table.

Un petit crâne servait de cendrier. Des mil- liers de volumes recouvraient les murs, de haut en bas, serrés sur d'innombrables rayons. Dans la cheminée, de fortes bûches flambaient, en jetant des lueurs mouvantes sur un portrait de Vinci, suspendu à même la bibliothèque. Des tapis auraient pu réchauf- fer cette atmosphère, mais au contraire, un carrelage blanc et noir achevait de la rendre glaciale.

— Nous dînerons ici, me dit Wantz en pre- nant place dans une cathèdre gothique qui lui tenait lieu de fauteuil. Je m'en excuse, mais la cheminée de la salle à manger est en répa- ration. Nous aurions claqué des dents.

Passant directement aux affaires, je tirai de ma poche un exemplaire du contrat. Wantz se plongea aussitôt dans son examen.

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— Bigre ! fit-il, déjà sur papier timbré !

— Mon père, répondis-je en allumant une cigarette, n'admet jamais qu'une proposi- tion : la sienne.

Il se mordit les lèvres et poursuivit sa lec- ture sans commentaires, mais prit bien son temps et pesa chaque mot. J'eus le loisir de consumer ma cigarette et d'en allumer une autre. En approchant mon fauteuil de l'âtre, je pris plaisir à suivre les jeux de la flamme et des tisons dont nous prive le chauffage central.

— Vous allez griller vif, me dit Wantz en levant les yeux sur moi.

— La brûlure vaudrait le voyage. À Paris, le radiateur est une simple nécessité ! Le feu, ici, a des airs de compagnon... Vous avez signé ?

Il prit sa plume, mais la suspendit aussitôt :

— Vous remercierez M. Pescara. Il a bien respecté nos conventions verbales. L'impor- tant, pour moi, c'est que les paiements de liquidation en cours soient effectués fin cou- rant et que mes appointements datent du mois suivant.

Il apposa sa griffe en page 2.

— Voici, dis-je, en me levant, deux autres exemplaires. Je vous retournerai le vôtre revêtu de la signature de mon père. J'ai main- tenant à vous remettre une lettre d'ordre privé, vous garantissant la livraison de la rotative dès le transfert des actions.

Il prit le message, le lut brièvement, et le mit sous clef.

— Eh bien ! s'écria-t-il en me tendant la main, shake-hand ? Vous voilà propriétaire du Petit Matin !

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— Avec La Clarté, ça fait le trente-troisiè- me ! murmurai-je. Pauvre père ! En étendant sans cesse le champ de son activité, il aug- mente ses heures de travail et sa vie ressem- ble de plus en plus à celle d'un forçat !

— Mais quelle passion de son métier ! pro- testa Wantz avec feu. Et il sera le premier, grâce à la SEF, à étendre sur la France le réseau d'une véritable presse Hearst ! Entrez, Marthe, et à table ! ajouta-t-il joyeusement.

Il aida lui-même la servante à porter au coin du feu une table dressée par avance.

Nous nous assîmes face à face, tandis que j'enchaînais :

— À quoi bon, Wantz, la construction d'une telle fortune ? Elle fait le bonheur de centaines d'employés, de milliers d'ouvriers, sans doute. Mais pourquoi mon père est-il le seul à ne pas pouvoir en profiter ? S'il écou- tait mes conseils, il laisserait là ce trust de la presse nationale. Pardonnez à ma franchise, Wantz, mais en ce qui concerne votre affaire, j'ai tout fait pour l'en dissuader.

» Et j'avais presque réussi ! Car, non seule- ment je crains un surmenage fatal à sa santé, mais il est des moments où l'étendue de ses entreprises me donne le vertige.

Nous terminions notre dîner. Marthe, après avoir versé le café et déposé les liqueurs sur la table, demanda l'autorisation d'aller se coucher. La demie de 20 heures sonna comme elle se retirait en nous souhaitant un honnête bonsoir.

— J'ai encore du temps devant moi ! cons- tatai-je.

— A propos, dit Wantz en m'offrant un

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cigare, j'ai oublié de vous demander à votre arrivée si vous aviez fait bon voyage.

— Excellent. D'ailleurs, le trajet est court.

— Deux heures quarante-cinq de Paris.

— J'ai dormi tout le temps.

Il rapprocha de moi le cendrier-crâne.

— J'ai même rêvé que je déraillais. Je n'en suis pas moins arrivé à bon port, ajoutai-je en riant.

— Ne plaisantez pas, fit Wantz le plus sérieusement du monde. Les rêves prémoni- toires sont fréquents. La prémonition ne déclenche pas fatalement l'événement rêvé.

Elle peut être symbolique. J'ai beaucoup pra- tiqué l'occultisme, vous savez, et fait des constatations frappantes. Votre déraillement, vu du côté matériel, peut n'avoir formé d'ima- ges que parce que vous dormiez dans un train. Mais il peut être annonciateur d'un changement brutal dans votre existence.

— Je ne suis pas superstitieux. Ça porte malheur !

— Vous avez tort. On a tôt fait d'appeler superstition la réalité de l'inconnu qui nous guette à chaque pas. La volonté d'échapper aux puissances invisibles qui nous entourent nous incite à ne pas y croire. C'est une forme de l'égoïsme. En protégeant notre amour de la tranquillité, nous avons l'illusion de nous garantir des accidents psychiques. Prenez garde à ces réconforts faciles.

— Vous m'effrayez ! fis-je en riant de plus belle.

— Ne riez pas, dit-il sèchement. C'est au moment où nous croyons le mieux maîtriser

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les forces dont nous nous servons à l'aveu- glette, que leur contrôle nous échappe.

À ce moment précis, l'électricité s'éteignit.

2

Un malaise inexprimable m'envahit. J'es- sayai de le surmonter en attribuant au hasard cette coïncidence entre l'obscurité et les aver- tissements redoutables de Wantz. Mais en vain. Ses paroles m'obsédaient. Leur écho attardé résonnait jusqu'en des profondeurs secrètes, et au diapason de ce cristal étrange vibrait une imprécise menace. Je restai sourd au sens de cette voix, que pourtant mon âme inconsciente discernait bien. Les forces innées de l'instinct et de l'intuition répondaient à ses appels. Et je comprenais maintenant que des événements redoutables s'étaient mis en mar- che au moment précis où la lumière avait disparu.

Un calme absolu régnait dans la pièce. Au fond de l'âtre, la flamme épuisée du dernier tison éclairait à peine la pointe de mes chaus- sures. J'écoutais la respiration régulière de l'autre. Sa présence me pesait. Pourquoi ? Il se taisait, et ce silence me faisait mal. Je cher- chai à tâtons ma tasse de café et ne parvins qu'à la renverser sur le plateau. La porcelaine tinta comme une fausse note. Wantz parla encore :

— Ces pannes d'électricité, grogna-t-il, sont fréquentes l'hiver. Elles durent long-

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temps parfois... Mais vous avez le temps, n'est-ce pas ?

Je ne répondis rien.

— Je suis, reprit-il en renouant l'odieuse conversation, le correspondant officiel de la Society for Psychical Research des États-Unis, la plus importante entreprise de contrôle scientifique du monde sur les phénomènes de l'occultisme. Depuis dix ans, j'ai étudié sur place toutes les manifestations saisissantes de l'au-delà qui se sont produites en France. Chez nous, il n'est pas question de tables tournantes, d'ectoplasmes et autres sornettes. Nous n'étu- dions que la prémonition, et les phantasmes des vivants et des morts. J'ai été converti à la croyance en ces phénomènes par la mort de mon frère, qui fut tué au Chemin des Dames, en 1915. À 2 heures du matin, la nuit même et à la minute précise de sa mort, une sonnerie interminable réveilla la maison de ma mère.

Intrigués, nous quittâmes nos lits, et nous con- sultâmes le tableau des sonnettes : le timbre venait de la chambre de mon frère. Cette cons- tatation faite, la sonnerie cessa

Un craquement me fit tressaillir : Wantz allumait une cigarette. Allait-il enfin parler d'autre chose ? J'allais le lui demander, mais j'eus honte d'avouer ma faiblesse, et ce misé- rable respect humain arrêta ma prière sur mes lèvres, tandis qu'emporté par sa passion diabolique, il poursuivait :

— Le plus remarquable exemple de prémo- nition que j'aie contrôlé s'est produit à Tou- 1. Tous les faits rapportés par Paul Wantz sont rigoureusement authentiques.

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louse, chez le Dr A... Celui-ci était parfois obligé de se rendre dans une propriété qu'il possédait à Villefranche-de-Lauraguais, à trente-quatre kilomètres de chez lui. En pleine nuit, il entend la sonnerie du télé- phone : il bondit à l'appareil. C'est sa femme qui l'appelle. Elle le supplie de revenir en toute hâte, car leur fillette étouffe d'un mal mystérieux. Il saute dans sa voiture, rallie Toulouse en vitesse, réveille un de ses confrè- res, laryngologiste, et tous deux arrivent juste à temps pour pratiquer la trachéotomie sur l'enfant asphyxiée. Elle est sauvée. La femme du docteur A... demande alors à son mari par quel miracle une intervention aussi providen- tielle a pu se produire : « Puisque tu m'as télé- phoné ! » répond-il. Eh bien, non, elle n'avait pas téléphoné ! Elle s'était débattue avec la poste, mais impossible d'obtenir la communi- cation avec Villefranche, bureau de seconde classe fermé à 20 heures ! Et au moment où, dans son immense désespoir, elle s'accrochait en vain au téléphone muet, son mari alerté par la sonnerie entendit la voix de sa femme l'appeler au secours de sa fille.

— Fantastique ! murmurai-je en crispant mes mains aux bras de mon fauteuil.

— Nullement ! répliqua Wantz. C'est un phénomène prémonitoire doublé d'hallucina- tion auditive, car en réalité le docteur ne cessa de dormir qu'après avoir raccroché le téléphone. Et qui sait, même, s'il l'a jamais décroché ? — Et qui sait, repris-je en donnant libre cours à mes nerfs éprouvés, si la lumière reviendra un jour ?

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— Je vous demande pardon, fit Paul Wantz, très calme, cette fois-ci la panne est sérieuse. Heureusement qu'on peut y remédier.

Il se leva et se dirigea sans hésiter dans les ténèbres. Son ombre me frôla. Au feu d'un briquet, il alluma un flambeau à trois bran- ches dont les bougies à demi consumées rem- plirent la bibliothèque d'une lueur de sanctuaire. Elles n'éclairaient nettement que Léonard de Vinci qui, penché vers nous, avait l'air d'attendre avec curiosité la suite de ces étranges confessions.

— Je vous parlerai aussi, reprit-il, du plus beau phantasme du siècle. Je l'ai contrôlé personnellement. Mon rapport fut publié dans le tome VIII des Proceedings, et Maeter- linck m'a fait l'honneur de rapporter la chose dans le chapitre V de L'Hôte inconnu. C'est l'histoire de miss R.C. Morton.

» Il s'agit d'une maison successivement habitée par un Anglo-Indien, par un vieillard, puis inoccupée pendant quatre ans. Quand la famille du capitaine Morton s'y installe, il n'a jamais, du moins à sa connaissance, été question de revenants. Trois mois après, miss Morton, se trouvant dans sa chambre sur le point de se coucher, entend un bruit près de sa porte, croit que c'est sa mère, ouvre, d'abord ne voit rien, fait quelques pas dans le couloir et aperçoit alors, au coin de l'escalier, une femme de haute taille vêtue de noir. Pour ne pas inquiéter les siens, elle n'en parle à personne qu'à une amie éloignée.

Mais bientôt la même femme vêtue de noir est rencontrée tour à tour par les autres habi-

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tants de la demeure : par une sœur de pas- sage, par le père, par trois autres sœurs, par un petit garçon, par les domestiques, par un voisin, le général A... qui, la voyant tout en pleurs dans le verger, s'imagine que c'est une des filles Morton qui est malade et envoie prendre de ses nouvelles. Il n'est pas jus- qu'aux deux chiens de la maison, qui, plus d'une fois, ne manifestent clairement qu'ils aperçoivent le fantôme.

» Ce fantôme est d'ailleurs inoffensif, il ne dit rien, il ne demande rien. Il erre çà et là, sans but apparent, et quand on l'interpelle, il ne répond pas et s'évade. On s'y habitue, il ne gêne personne et n'inspire aucune terreur. Il est immatériel, on ne peut le toucher, mais il intercepte la lumière. Après enquête, on par- vient à l'identifier ; ce doit être la seconde femme de l'Anglo-Indien. La famille Morton n'a jamais vu cette dame, mais d'après la des- cription qu'on en fait à ceux qui la connurent, il paraît que la ressemblance est certaine. On ignore, du reste, pourquoi elle revient ainsi hanter une maison où elle n'est pas morte.

Il se tut et parut méditer. Les bougies se consumaient. J'étais positivement contracté.

— Bien plus angoissants, reprit-il, sont les cas de prescience de l'imminence du danger...

Qu'allait-il me conter encore ? À bout de nerfs, je l'interrompis :

— Tiens, fis-je brusquement en me retour- nant vers l'harmonium. Vous êtes musicien ?

— Certes ! répondit-il sur un ton pénétré.

Comment ne le serais-je pas ? La musique est la seule expression de l'art qui naisse exclusi- vement dans l'au-delà !

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Il se leva sur ces mots et marcha vivement vers l'instrument :

— C'est un Dupré-solo. Il est merveilleux.

Il l'ouvrit, prit place devant le clavier et attaqua la Cantate en si mineur, de Bach.

L'introduction, avec hautbois et voix céleste, annonce les prémices d'un calme inaccoutumé. J'en eusse éprouvé quelque bienfait, si le déséquilibre que je venais de ressentir ne m'avait mal préparé à la sévérité du contrepoint.

Presque aussitôt d'ailleurs le motif prit une ampleur violente. Les voix multiples se con- fondaient dans les flots d'une puissante har- monie. La musique jouait sur mes nerfs, vibrait sous mon crâne comme sous une voûte. Wantz jouait par cœur, le regard fixé sur le Christ. Il me parut interpréter remar- quablement, mais je ressentais une trop réelle douleur mentale pour m'intéresser à la qua- lité de son jeu.

Je me levai alors et lui posai une main sur l'épaule.

L'harmonium se tut brusquement. Wantz me jeta un regard impassible, mais, au fond de ses yeux, passa une brève lueur.

— Excusez-moi, lui dis-je, mais il est 21 h 15.

— Soit, sourit-il. Vous serez en avance.

— C'est préférable.

Il n'insista pas. Il prit le flambeau, et nous passâmes dans le couloir d'entrée. Il m'aida à remettre mon pardessus, et nous sortîmes.

Un brouillard moins épais couvrait le jardin.

Au zénith, quelques étoiles scintillaient. La fraîcheur me rendit un peu à moi-même.

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Comme nous descendions les premières marches du perron, la sonnette du téléphone retentit.

— Une seconde, demanda Wantz.

Je l'attendis sur place. Il revint peu après.

— Vite, me dit-il sur un ton agité, on m'ap- pelle à l'imprimerie : un crime de sadique au bord du canal. Il faut refaire la « une ».

Je connais l'exigence de ces imprévus pro- fessionnels.

— Laissez-moi, lui proposai-je, je prendrai un taxi.

— Ah ! rit-il en traversant la pelouse, vous vous croyez à Paris. Le temps de téléphoner et de trouver un chauffard qui veuille bien quitter son lit, il serait minuit !

À la porte du garage il poussa un juron :

— Marthe a gardé la clef ! Il hésita, puis grogna :

— Tant pis pour elle, réveillons-la...

Je le retins par une manche : je ne voulais pas perdre une si bonne occasion de me détendre.

— Écoutez, lui dis-je. Je serais pour ma part enchanté de faire un peu d'exercice.

Combien de temps, à pied, d'ici la gare ?

— Vingt minutes pour un marcheur ordi- naire.

— Parfait, fis-je en consultant ma montre : il est 21 h 25. J'arriverai un quart d'heure à l'avance... Est-ce du même côté que vous ?

— Pas entièrement, murmura-t-il en réflé- chissant. Mais je peux faire avec vous une bonne moitié du chemin. Ensuite, je vous indiquerai... Vous trouverez facilement.

— Je l'espère. J'ai bien trouvé ma route du

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Tchad à El Goléa. Si Dieu le veut, je trouverai celle de la gare de Douai !

Wantz marchait à bonne allure. Au-dessus de nos têtes, le crachin, en couches irréguliè- res, s'effilochait aux branches défeuillées.

Nous contournions la ville en suivant les quartiers endormis, aux rares et pauvres mai- sons, de la minuscule banlieue douaisienne.

Par les soirs d'hiver, les pays du Nord sont figés. Étrange promenade que nous faisions, entre les becs de gaz clairsemés, à travers les couches de brume, sans qu'un aboiement dénonçât notre passage, sans qu'un cri d'oi- seau de nuit exprimât l'inquiétude d'un ermite des peupliers.

À un coin de rue, Wantz s'arrêta :

— Je dois couper court ici. Vous apercevez maintenant des lumières, là-bas : c'est l'Hôtel de Ville. La gare est donc un peu plus sur la droite. En traversant, vous allongeriez. Suivez le boulevard, vous n'aurez qu'à prendre à votre gauche. Je ne sais pas à quelle distance, mais ce n'est guère éloigné.

Je le remerciai, et lui promis de revenir vers la fin du mois, pour l'exécution du contrat. Il me souhaita bon voyage d'un air distrait. Drôle de bonhomme.

Il s'éloigna rapidement. Je suivis le chemin qu'il m'avait indiqué, mais livré maintenant à mes seules pensées, et certain en somme de découvrir la gare, tôt ou tard — un dernier train partait à minuit deux — j'avançai droit devant moi sans rencontrer un seul carrefour, un seul chemin.

L'immense solitude de ce plein air me déli- vrait de Wantz. Ses propos maléfiques m'hor-

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ripilaient. Sans doute, il n'y mettait pas d'intention, et de toute évidence l'occultisme était son élément, mais au diable les phantas- mes et les prémonitions, pour qui ne les fré- quente pas !

A pleins poumons j'aspirais l'air glacé. Je savourais cette désintoxication. En même temps, je commençais à remarquer qu'au voi- sinage de la campagne obscure, les lumières de Douai apparaissaient plus lointaines. Sans doute avais-je dépassé la limite indiquée par Wantz.

Je m'arrêtai bientôt et observai les alen- tours déserts. Réflexion faite, je repartis en sens inverse, et ne tardai pas à distinguer dans la brume la silhouette d'un homme qui venait dans ma direction ; un ouvrier, à en juger par sa casquette, son foulard et son complet de velours sombre. Il fumait la pipe.

Nous allions nous croiser.

— Pardon... fis-je en m'approchant de lui.

Il s'arrêta :

— Qué qu'te veux ? me dit-il avec un accent impossible.

— La route de la gare, s'il vous plaît ? Il poussa un grognement et s'excusa dans son affreux jargon :

— Moué, j'suis point d'ichi.

Une fois de plus, je rebroussai chemin. Un coin de rue était proche : j'hésitai à m'y enga- ger, car elle était plongée dans une obscurité totale. On n'en voyait pas la fin. Je me retour- nai vers mon inconnu, mais le brouillard noc- turne nous avait déjà séparés.

J'aperçus enfin une ligne de trottoir qui s'estompait à l'angle de la rue. J'avançai à pas

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lents, afin que mes yeux s'habituassent à cette nuit profonde. Point n'était besoin d'y voir clair pour deviner l'absence complète d'habi- tations sur ma route. L'instinct suffit à voir un milieu dépeuplé. Mes pas quittèrent bien- tôt le sol balisé. Partout des flaques d'eau, des ornières, des tessons de bouteilles. Je heurtais du pied de gros pavés. Je suivais probable- ment une percée à travers un terrain vague...

J'avançais à l'aveuglette.

Soudain, tout près de moi, je distinguai un corps gigantesque. J'allais le heurter. Le vio- lent réflexe qui m'arrêta me donna la sensa- tion d'un coup sur la figure. Or, la sentinelle de l'ombre ne broncha pas. Pour la contour- ner, je fis effort sur moi-même. Puis, devant son immobilité certaine, je m'enhardis à la toucher. Contact dur et glacé... J'allumai une cigarette, et à la lueur de mon briquet, je reconnus une pompe à essence ; et point de garage à proximité. Désemparé, je pris appui contre la chose et réfléchis tout en fumant.

J'hésitais à m'enfoncer plus avant dans ce dédale, lorsque je perçus le bruit d'un train lancé à toute vapeur. J'évaluai son éloigne- ment : une centaine de mètres à peine. Je con- sultai ma montre à cadran lumineux : 22 h 03.

Mon train ! Parti à 22 heures, il passait ici trois minutes plus tard. La gare était donc proche.

Je repartis. La nature du sol s'améliora, la fraîcheur devint plus vive. Enfin, je dus cesser d'avancer : un vide profond s'ouvrait à mes pieds. Je marchai sur des herbes hautes. Et puis un clapotis imperceptible, un reflet glau- que à peine distinct provoquèrent en mon

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esprit une association d'idées. Cet après-midi, dans le train, avant d'arriver en gare, j'avais entrevu un canal sur ma gauche. Sans aucun doute, la voie se trouvait de l'autre côté. Un pont, une écluse quelconque devaient me per- mettre de traverser l'eau.

À dix mètres de moi, une lueur falote appa- rut à hauteur du chemin de halage. Elle se balança deux fois, trois fois. Un pas résonna sur du bois creux.

— On ne saura jamais qui c'est ! fit une voix d'homme.

« Un crime sur le canal », m'avait dit Wantz.

J'armai mon browning, le glissai dans la poche de mon veston et, le doigt sur la gâchette, je m'approchai...

La lueur avait disparu. Mais je distinguai tout de suite une masse sombre à ras de la berge : une péniche.

Je sautai sur le pont. Une vague clarté fil- trait entre les volets du rouf. Les voix alter- nées d'un homme et d'une femme parvenaient jusqu'à moi.

Je frappai aux contrevents.

— Voilà ! cria l'homme.

Un marinier surgit et m'adressa la parole, si vite que je n'eus pas le temps de lui poser de questions.

— Ça fait trois heures qu'on t'attend ! bou- gonna-t-il.

— Pardon, fis-je en reculant d'un pas, vous devez vous tromper. Il m'observa dans l'ombre.

— C'est bien possible, murmura-t-il. Tu n'es donc pas Charles Pescara ?

Je sursautai. Mais non, les fantasmagories de Wantz étaient lointaines.

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La réalité ne valait pas mieux :

— Oui... c'est mon nom.

— Il y a un télégramme pour toi ! C'en était trop ! Flairant le piège, je me tus.

D'autant plus que l'autre ajoutait :

— Impossible de lire ici. Viens avec moi.

Il s'engagea dans l'escalier rapide en criant :

— Maria ? Vite ! Où est le télégramme ? Le monsieur est là !

Dans une pièce étroite, carrée, éclairée au pétrole, une brave femme en jupon rouge s'af- fairait à la lessive.

— Bonsoir, me dit-elle poliment.

— Assieds-toi, ajouta l'homme en me ten- dant une chaise.

Je déclinai cette offre.

Sur un buffet, la marinière saisit un papier bleu et me le tendit.

Je le pris vivement, et me penchai sous la lampe, sans cesser de surveiller le couple, à la dérobée.

L'adresse était ainsi conçue : M. Charles Pescara à bord de la péniche La Dame d'Onze Heures

Écluse 113, Canal de la Deule. Douai.

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3

Je pris la chaise qu'on ne m'offrait plus, car je perdais l'équilibre, le sang battait dans ma tête, et je sentais la péniche entrer dans un maelstrôm.

Peu à peu, les choses reprirent leur place.

L'homme et la femme, immobiles, me consi- déraient. Je remarquai la face de vieux loup de mer de ce marinier d'eau douce. Casquette à oreillettes, foulard, pipe et sabots, rien n'y manquait. Il semblait échappé d'une estampe hollandaise.

Gravement, il fumait.

Entre mes doigts, le papier bleu tremblait.

Je le froissai en tout sens, rien que pour l'en- tendre crisser et constater sa réalité.

Je lus et relus l'adresse insolite — mon adresse ! — qui non seulement m'avait pré- cédé en des lieux inconnus, mais m'apprenait même l'endroit où je me trouvais !

Résigné à l'invraisemblable, je décachetai le télégramme et pris connaissance du texte :

Geneviève à toute extrémité, stop, vous réclame à son chevet et vous supplie venir avant que soit trop tard, stop, vous conseille vous hâter.

Signé : Docteur BOËTHOS.

Rien ne pouvait plus m'étonner. L'imprévu est sans doute question d'habitude. Je pensai même, à ce moment, que la démence peut avoir un certain charme.

Je ne connaissais aucune Geneviève, et pas davantage de Dr Boëthos.

(26)

En tout cas eux ne m'ignoraient pas, et j'avais la preuve en main qu'ils en savaient plus long que moi sur mon propre compte...

J'éclatai de rire, mais cette gaieté devait sonner faux, car le marinier s'approcha de moi, et me tapa sur l'épaule :

— Hé, l'ami ! ça ne va pas ? Mauvaise nou- velle ? Maria, passe vite le wanbrechies... et deux gobelets !

Il remplit bord à bord deux verres de geniè- vre, et m'en offrit un.

Je l'avalai d'un trait. L'alcool me brûla la gorge, et j'éprouvai bientôt un réconfort bien- faisant.

— Alors, ça retape ?

Je le considérai sans répondre, me saisis de l'autre verre — le sien — et le vidai aussi.

— Te gêne pas, camarade, y en a encore ! s'esclaffa l'homme.

Ce feu liquide faisait merveille dans mon corps. L'autre cligna de l'œil, remplit à nou- veau les gobelets, et conclut :

— Y a qu'ça de vrai. Et une pipe ! Je jetai un dernier regard sur le texte et sur l'adresse.

— Voyons, dis-je, votre péniche s'appelle bien La Dame d'Onze Heures ?

— Parbleu !

— Mais ce télégramme, qui vous l'a porté ?

— Ben, qui ? T'es fatigué, mon gars ! Un porteur de dépêche, bien sûr ! Un quinquin en casquette, quoi ! Et à bicyclette ! Même que je lui ai fait remarquer que son vélo n'était pas en règle, et qu'il avait point de plaque ! Il m'a répondu que les gendarmes, il n'en craignait rien, pour la bonne raison que...

(27)

Q uelle serait votre réaction si, perdu sur la berge d'un fleuve du nord de la France, le conducteur d'une péniche venait à vous accoster pour vous remettre un télégramme incompréhensible libellé à votre nom ? Si, de plus, la première et seule personne que vous ayez rencontrée à Douai, ville qui vous était jusqu'alors parfaite- ment inconnue, se révélait amateur de phénomènes para- normaux, avouez qu'une certaine angoisse s'emparerait de vous...

Alors imaginez la stupeur de Charles Pescara, homme d'affaires parisien, à la lecture de ce message venu de nulle part...

Un classique des années 40 enfin réédité pour combler tous les amateurs d'intrigues corsées !

(28)

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