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Le tricentenaire de Berger-Levrault

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Academic year: 2022

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AU LONG DES ANS..

L É O N BOUSSARD

Le tricentenaire de Berger-Levrault

La firme Berger-Levrault, dont les travaux d'imprimerie et d'édition sont connus dans le monde entier, vient de fêter son tricentenaire à Strasbourg, à Nancy et à Paris. Les fêtes, exposi- tions, célébrations et démonstrations qui ont eu lieu à ce sujet étaient fort originales et intéressantes, parce qu'elles permettaient non seulement d'évoquer toutes les péripéties du passage de l'arti- sanat à l'industrie scientifique moderne, mais aussi de comprendre l'évolution d'une famille, l'histoire et les rapports de deux grands pays, la France et l'Allemagne, de deux grandes régions, l'Alsace et la Lorraine, de l'Europe aussi, où deux grandes villes comme Strasbourg et Nancy tiennent depuis très longtemps un rôle de premier plan.

Dans le chef-lieu de la Meurthe-et-Moselle on trouve un des plus beaux musées du monde, dont les plus riches trésors sont probablement le drapeau aux armoiries de France et de Pologne, et aux trois couronnes (celles de France et de Pologne, et celle du ciel) du plus méconnu et du plus décrié des rois de France Henri III, des gravures de Callot consacrées à la vie populaire en Italie, aux gueux, aux bohémiens, et quelques peintures de Georges de La Tour qui fut si longtemps si peu connu. O n peut aussi y consta- ter ce qu'est une grande compagnie qui, de nos jours, emploie 850 personnes et possède deux usines, 30 claviers, des tonnes de plomb, 400 millions de caractères, des milliers d'hectares de papier d'imprimerie, des chaînes de brochage, des lieues de films et de bandes magnétiques, 7 photocomposeuses dont des Lumitypes et la Digiset 40 T 2 a tube cathodique qui produit 5 millions de carac- tères à l'heure (un bon typographe ne peut que difficilement, dans le même temps, composer 10.000 caractères), des assembleuses, des fondeuses plomb, des rotatives à haute performance typo et offset, 8 laboratoires de photogravure, des autobobines en conti-

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Lettre de F. Buloz, directeur de /a flerae des Deux Mondes demandant à Mme Levrault d'avancer 500 F. à Alfred de Musset en résidence à Baden et mo-

mentanément démuni en raison de « sa légèreté accoutumée »

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nu, des milliers de microfiches pour l'informatique éditoriale, des encarteuses-piqueuses, 30.000 m2 de bureaux et ateliers, des millions de livres en noir et en couleur produits chaque année et plus de cent millions de chiffre d'affaires hors taxe.

L'imprimerie et l'édition sont entrées dans une ère nouvelle depuis qu'en 1950, aux Etats-Unis, deux ingénieurs français, Higonnet et Moyroud, ont construit une machine qui écartait l'as- semblage matériel de caractères de plomb, lui substituant la repro- duction de leur image par photographie sur film sensible.

Et maintenant cette image n'est plus photographiée mais dessinée par faisceau d'électrons sur un écran cathodique. Il n'y a plus stockage de caractères en casse ou sur disque de verre. Ces caractères sont mémorisés sous forme digitale dans des mémoires magnétiques, la manipulation des textes étant faite par les programmes de l'ordinateur.

La ligne de démarcation entre le possible et l'imaginable est de plus en plus ténue.

Comment ne pas penser à ce que disait Paul Eluard :

<r Et soudain voici que l'objet virtuel Naît de l'objet réel,

Qu'il devient réel à son tour » ?

Mais comment aussi ne pas faire un retour au passé, aux premières années de l'imprimerie, au temps des incunables, des gravures sur bois, des casses, des composteurs, des interlignes, des formes et des balles ou tampons-chiffons encrés, des platines, des presses à barreaux et des frisquettes, c'est-à-dire des cadres de papier ou de parchemin qui servaient à éviter de maculer les marges des pages ?

Un tel retour n'est pas sans intérêt, voire sans réconfort au moment où l'on nous parle d'une nouvelle branche de l'informati- que, l'infographie interactive, du logiciel graphique et de la mise eh œuvre des consoles graphiques !

En tout état de cause, il n'y a ni travail ni progrès pour l'hom- me sans une alliance constante entre la main et l'esprit.

Ce n'est peut-être pas Johannes Gensfleich, dit Gutenberg, ancien tailleur de pierres précieuses et fabricant de miroirs, qui découvrit l'art secret et tenant du merveilleux d'imprimer avec des caractères mobiles. Les nombreux procès qu'il perdit de son vivant sont des arguments qui ne sont pas sans valeur pour ceux qui contestent une réputation qu'ils prétendent usurpée. Gérard de Nerval, prodigieux rêveur éveillé, mais chercheur infatigable en bien des domaines, attribuait l'invention des caractères mobiles à un imagier de Haarlem, Laurent Coster. Selon certains, le véritable premier imprimeur serait Johan Mentelin, un Sélestadien, qui vivait à Strasbourg et y fut inhumé dans la cathédrale, où l'on peut lire sur sa pierre tombale cette bien curieuse épitaphe :

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AU LONG DES ANS... 449 t C'est ici que je repose, moi, Jean Menteiin, qui, par la grâce de Dieu, ai le premier invente' à Strasbourg les caractères de l'imprimerie et fait parvenir cet art, qui doit se perpétuer jusqu'à la fin du monde, à un tel degré que maintenant un homme peut écrire en un jour autant qu'autrefois dans une année. Or il serait juste qu'on en rendit grâce à Dieu et sans vanité à moi-même ; mais comme cet hommage pourrait n'être rendu d'une manière convenable, Dieu lui-même y a pourvu et a voulu que, pour prix de mon invention, l'édifice de cette cathédrale me servît de mausolée. »

Ce qui est indiscutable, c'est que Strasbourg fut pendant long- temps la ville de l'imprimerie, que les premiers imprimeurs de Heidelberg et Naples étaient strasbourgebis, et que la plus belle définition et description qu'on ait jamais faite de l'art de l'impri- merie se trouve dans le préambule du Règlement de police sur les Imprimeurs et Libraires de par les Préteurs, Consuls et Magistrats de la Ville de Strasbourg, daté de 1727 :

ir Parmi les avantages dont la Société est redevable à l'industrie humai- ne, l'invention de l'Imprimerie est sans doute un des plus précieux ; c'est par le secours d'une si heureuse découverte que les sublimes vérités de la Religion et de la Morale sont mises à la portée des chrétiens, que le Souverain fait entendre ses volontés, que la Justice fait publier ses oracles, et que les Hommes s'entrecommuniquent en tant de façons leurs Productions sur les Sciences et sur les Arts, afin d'en faciliter l'intelligence, les progrès et la perfection. Plus /'art de l'imprimerie s'attire de distinction par son utilité, plus elle mérite d'être préservée de toute corruption et abus. Telle a perpé- tuellement été la pensée de nos Pères ; et comme c'est dans le sein de cette ville (si l'on peut s'en rapporter à des monuments respectables) qu'un Art si beau et si utile a pris sa naissance (en 1440), c'est aussi en cette même ville qu'il a reçu ses premières lois, et qu'on s'est efforcé de bonne heure d'en écar- ter tout ce qui peut influer sur la profanation de la Religion, sur la corrup- tion des Mœurs, ou troubler la tranquilité de l'Etat... »

Mirabeau écrivait à François LeVrault : <r Ce serait reculer barba- rement notre âge que de recourir à des révolutions violentes. L'instruction, grâce à l'imprimerie, suffit à opérer toutes celles dont nous avons besoin. »

La direction de l'entreprise connue maintenant sous le nom de Berger-Levrault est demeurée, depuis sa fondation, en 1676, dans les mains d'une même famille. M . Philippe Friedel, l'actuel P.D.G.

de la firme, est le descendant, à la dixième génération, du fonda- teur de la dynastie, qui conduit de père en fils, et de père en gendre, et souvent sous la direction d'une femme, depuis 1676, ses destinées parfois mouvementées mais toujours étroitement accor- dées à leur époque.

A y regarder de plus près — et en remontant plus loin — on découvre, à Bàle, en 1474, un nommé Bernard Rihel qui, ayant imprimé une Bible latine, enrichit Der Spiegel, incunable daté de 1475, de 273 gravures sur bois, réalisant ainsi le premier livre illus- tré de Suisse, qu'il tire à 500 exemplaires, ce qui, pour l'époque,

est quasiment stupéfiant.

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A la suite de troubles politiques, la famille émigré eh Alsace et nous la retrouvons, en 1535, à Strasbourg, à la tête d'une impor- tante imprimerie qui publie des traductions en allemand populaire des classiques grecs et latins, ainsi que des ouvrages de théologie.

Dans le grand remue-ménage de la Réforme, l'officine des Rihel permet la diffusion des œuvres de Calvin, réfugié à Strasbourg, et de la première Bible de Luther.

Pehdant plus d'un siècle, la famille Rihel tient une place de choix dans une province privilégiée de l'Occident, au carrefour de deux cultures, de deux civilisations. Certains de ses membres sont avocats, diplomates. L'un d'eux est ami du Père Joseph, éminehce grise de Richelieu. Tous demeurent imprimeurs de père en fils, ou en gendre, la profession étant un milieu très fermé où l'on se marie dans la corporation, maintenant ainsi les secrets du métier et l'ex- clusivité de la clientèle. Il y aurait un joli petit traité à écrire sur t Tendogarràe corporative » !

La guerre de Trente Ans brise ce bel essor professionnel et social. L'annexion de l'Alsace par Louis X V provoque une éphé- mère flambée (des centaines de libelles religieux et politiques).

Mais bientôt le marasme s'établit dans Strasbourg, qui, ayant perdu son statut de ville libre, doit changer de langue et de religion et voit décliner son rayonnement et son prestige.

L'activité des imprimeries est fort réduite sous Colbert. L'édi- tion est quasiment le privilège d'une douzaine de familles parisien- nes. En province, on subsiste difficilement grâce à des travaux d'in- térêt local.

Frédéric-Guillaume Schmuck, habile graveur et libraire, est catholique. Sa mère est une petite-fille des Rihel. Il sait s'adapter aux circonstances. En 1676, il a fondé à Strasbourg une nouvelle imprimerie. Il publie un fort utile Dictionnaire franco-allemand, instrument de l'effort d'adaptation qui rapproche le royaume de France et sa nouvelle province. Il ne répugne pas non plus à four- nir les colporteurs qui alimentent en almanachs les villages et les garnisons. C'est aussi un excellent graveur sur cuivre. Son recueil des costumes strasbourgeois, ses délicates et minudeuses Horloges astronomiques, Y Entrée de Madame la Dauphine à Strasbourg et Y Entrée de Louis XIV à Strasbourg lui valent les faveurs de l'évêché, puis celles du roi.

En 1742, l'imprimerie Schmuck engage un prote (sorte de contremaître érudit qui doit tout savoir du métier, et de plus la grammaire) nommé François-Georges Levrault. C'est un Poitevin de fort bonne souche, dont la famille protestante a émigré en Lorraine après la révocation de l'édit de Nantes, et qui, à vingt ans, est venu chercher fortune à Strasbourg. Il épouse la sœur de son patron, en a quatre fils dont l'aîné François Laurent Xavier sera le grand artisan de l'éclatante et durable réussite de l'entreprise.

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AU LONG DES ANS... 451 D'une officine vivant des privilèges du roi, il fait une puissante organisation alliant des activités diverses : papeterie et édition, imprimerie, mais aussi librairie, et même fonderie de caractères.

Intégré à l'intelligentsia strasbourgeoise, correspondant de Mira- beau, disciple de Montesquieu, il a publié une thèse en latin :

L'étudiant, gravure de F. G . SC H M U C K

Dissertation sur la torture. Conseiller du roi, personnalité politique très en vue, il est président de la Société des amis de la Constitution de cette ville de Strasbourg où Rouget de Lisle chantera pour la première fois le Chant de guerre pour l'armée du Rhin (la Marseillaise).

Il lui faut, sous la Terreur, se réfugier à Bâle où, pendant deux ans, il travaille comme simple compagnon. A son retour, il devient

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membre du directoire du Bas-Rhin, puis recteur de l'université de Strasbourg et l'un des notables les plus en vue de la bourgeoisie issue de la Révolution.

Il lui faut cependant lutter durement pour maintenir et éten- dre le champ d'action de son affaire. Un de ses frères combat à Marengo et Austerlitz et devient à Dusseldorf imprimeur du roi Jérôme. Un autre, Nicolas, suit Napoléon dans ses campagnes, en imprime les fameux ordres du jour et meurt au cours de la retraite de Russie. Ce Nicolas, qui avait commencé par une agréable vie ecclésiastique, se plaignait parfois de t devoir quitter pour de longs mois le duvet*. S'il recrutait en chemin des employés polyglottes (entre autres un Polonais-Allemand qui, de plus, était brocheur), s'il faisait venir de la maison mère de Strasbourg des caractères neufs pour remplacer ceux qui s'usaient vite, s'il parvenait à rafis- toler ses presses très éprouvées par les randonnées à travers l'Euro- pe, il avait toujours le plus grand mal à se procurer du papier. Une de ses presses ne put franchir la Bérésina et fut ramenée en trophée à Saint-Pétersbourg. O n peut la voir, aujourd'hui, au musée de l'Armée de Leningrad.

Aidé de sa femme Caroline qui, après sa mort, saura diriger fermement la maison, l'aîné des Levrault élargit sans cesse ses acti- vités, publiant à grand frais les poèmes de l'abbé Delille et le Dictionnaire des sciences naturelles de Cuvier, mais aussi, avec profit, le code Napoléon, s'assurant la clientèle exigeante des petits souve- rains allemands, établissant des contacts jusqu'aux Etats-Unis. Il utilise les caractères Baskerville, que Beaumarchais avait fait venir à Kehl pour imprimer les Œuvres complètes de Voltaire, et engage l'in- venteur de la lithographie, Sehefelder, qui installe à Strasbourg ses 229 pierres de Bavière. Grâce à l'illustration en couleurs, on passe à l'édition des images pieuses, des plans de villes, des cartes posta- les, en même temps que des auteurs célèbres, des annuaires, des partitions musicales ou des imprimés administratifs. La mort de Levrault laisse l'entreprise sous la coupe de sa veuve Caroline, puis de sa fille, qui dirigera sous la marque de la « Veuve Berger- Levrault ». Les « veuves » seront dans l'histoire de la famille Berger-Levrault et celle de l'imprimerie des personnages histori- ques. Comme elles éditaient, entre autres publications administra- tives, le tableau d'avancement de l'armée, une expression long- temps en usage : # être à la veuve », signifiait, pour les militaires, être proposé au grade supérieur. Mais les affaires vont mal, et l'im- primerie est réduite à la plus simple expression quand Oscar Berger-Levrault en prend la direction... à vingt-deux ans ! De 1850 à 1870, l'expansion reprend et Berger-Levrault est à nouveau à la première place dans l'Est de la France, bien que la belle usine construite à Strasbourg ait été dévastée en 1869.

Pendant la guerre de 1870 et l'occupation allemande, c'est la grande imprimerie strasbourgeoise qui, clandestinement, fabrique

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Un consul de Strasbourg et sa suite

les formulaires permettant d'assurer le fonctionnement des finan- ces publiques en France.

L'entreprise de l'aïeul Schmuck est devenue un trust vertical : papeterie, fonderie, imprimerie, reliure, librairie.

En 1872 l'entreprise est transférée à Nancy. Elle manque périr dans un incendie, et Oscar Berger-LeVrault, philatéliste, doit vendre sa collection de timbres pour reconstruire l'imprimerie.

Avec des services annexes à Paris et depuis 1975 à Toul, c'est en Lorraine que l'imprimerie poursuit une activité de plus en plus diversifiée, les techniques ayant été bouleversées et perfectionnées, dans les domaines tant de l'imprimerie que de l'illustration ou de la brochure.

Elle a publié des œuvres de très grands auteurs dont le plus célèbre est Charles de Gaulle (Vers l'armée de métier, le Fil de l'épée, la Discorde chez l'ennemi).

En dépit de l'accélération des mutations et bouleversements des progrès scientifiques et techniques, la firme Berger-Levrault est restée fidèle aux traditions de cet artisan inspiré que fut le lointain ancêtre bâlois du temps des incunables, traditions jalousement préservées par la longue lignée des imprimeurs qui furent ceux de Strasbourg, de l'Alsace, du roi, de l'Empereur, de la République, et qui sont, aujourd'hui, au service universel de la diffusion des découvertes et de la pensée. LÉON BOUSSARD

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