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Annie Ebrel, ou « une chanteuse traditionnelle bretonne » ?

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Annie Ebrel, ou “ une chanteuse traditionnelle bretonne

” ?

François Picard

To cite this version:

François Picard. Annie Ebrel, ou “ une chanteuse traditionnelle bretonne ” ?. Makis Solomos, Joëlle

Caullier, Jean-Marc Chouvel, Jean-Paul Olive. Musique et globalisation : Une approche critique,

Delatour, pp.101-114, 2012, 978-2-7521-0140-2. �halshs-01293707�

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Annie Ebrel, ou « une chanteuse traditionnelle bretonne » ?

François Picard, Musique et globalisation : Une approche critique, Actes du colloque Musique et

globalisation organisé par la revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société avec le soutien

de l’E.A. 1572, Esthétique, musicologie et créations musicales, université Paris 8 et la collaboration du Cdmc et de la Cité de la musique Paris, Octobre 2008 sous la direction de Makis Solomos, Joe lle Caullier, Jean-Marc Chouvel, Jean-Paul Olive, Delatour, 2012, p. 101-114.

Au cœur du processus de globalisation survient l’hybridation de plus en plus généralisée. Souvent imposée et sans rencontres véritables, elle peut aussi faire émerger des créations remarquables : au pillage d’héritages musicaux s’oppose la pratique de musiciens véritablement soucieux de véhiculer à travers leurs métissages non pas des images sonores réifiées, mais des pensées musicales authentiques (préambule au colloque).

1. Musique et globalization

L’apparition des « musiques du monde » dans le monde du spectacle vivant a été analysée selon des points de vue qui sont en général ceux de la sociologie et de l’histoire1. Même ceux d’entre les

intervenants au débat qui sommes ethnomusicologues (Picard, Olivier) nous sommes laissés piéger par une saisie en termes de marché et d’institution, de discours et non de musiques et de pratiques. Depuis les premières réflexions, ce débat en France (mais aussi ailleurs certainement) s’est trouvé de plus perverti par l’irruption mal maîtrisée dans le champ des post-colonial studies. Les esprits ou les œuvres d’Edwar Said2 et d’Arjun Appadurai3 sont ainsi invoqués ou convoqués (selon que l’on utilise

la prière ou l’incantation), sans pour autant que leurs écrits aient en général été lus et étudiés.

J’aimerais donc tenter ici de donner ici le point de vue d’un ethnomusicologue qui pratique la musique et la musicologie.

Ces questions, Jean During4 l’a compris, sont de nature éthique plus que politique. Mais cette éthique

s’appuie sur la compréhension des musiques. La démarche d’ethnomusicologie participante, qui se propose précisément de comprendre les musiques de l’intérieur, permet de le saisir5.

2. Qui parle ?

Après avoir appris la flûte et la musique au conservatoire expérimental de Pantin dirigé par Michel Decoust, puis le saxophone à Gennevilliers, j’ai travaillé comme interprète pour Georges Aperghis

(Faust de Vitez, Chaillot, 1981), puis passé un prix de composition avec les moyens de

l’électroacoustique à Aulnay-sous-Bois dans la classe de Jose-Luis Campana. J’ai soutenu ma thèse sous la direction d’Iannis Xenakis, après un séjour en Chine d’un an et des études au Conservatoire de musique de Shanghai, prolongeant celles entreprises au CEMO sous la direction de Trần Văn Khê 陳文溪. Musicien, donc, j’ai appris l’ethnomusicologie sous la tutelle de Tran Van Khê (EHESS) et l’anthropologie religieuse sous la tutelle de Kristofer Schipper (EPHE). J’ai soutenu mon habilitation à diriger des recherches (EHESS) avec comme garants Pierre-Étienne Will, titulaire de la chaire d’histoire de la Chine du Collège de France, et François-Bernard Mâche. Producteur radio à France Musique, j’ai suivi de près l’irruption de la World Music en France, et été acteur du débat autour de La

Marseillaise de Jean-Paul Goude (1989). Directeur artistique en particulier pour le Jardin des poiriers,

j’ai conduit sur les scènes d’Europe des musiques, des opéras et des danses masquées venues de Chine et du Tibet/Népal. Historien des musiques d’Asie orientale, j’ai retracé les échanges musicaux en particulier à travers la Route de la soie. Depuis 1996 je collabore avec Jean-Christophe Frisch et l’ensemble XVIII-21 musique des Lumières à l’étude et l’interprétation des musiques au contact des

1 Denis-Constant Martin, « Who’s afraid of the big bad world music ? », in Cahiers de musiques traditionnelles 9, 1996, p. 3-21. François Picard, « Vers une anthropologie musicale. World Music, une approche critique », in Ecouter voir n° 62, février 1997, p. 18-21. Emmanuelle Olivier, « La petite musique de la ville Musique et construction de la citadinité à Djenné (Mali) », in

Journal des africanistes, 74-1/2 « Cité-État et statut politique de la ville en Afrique et ailleurs », 2004, p. 97-123.

2 Edward W. Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978. Nouvelle édition New York, Random House, 1994. Trad. fr.

L’orientalisme, Paris, Le Seuil, 1980, nouvelle éd. 1997. On lira à ce propos Jean-Pierre Bartoli, « Orientalisme dans la musique

européenne », in Jean-Jacques Nattiez (ed.), Musiques Une encyclopédie pour le xxie siècle, 5 « L’unité de la musique », Arles / Paris, Actes Sud / cité de la musique, 2007, p. 155-181.

3 Arjun Appadurai, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996. Trad. fr. Après le colonialisme [sic !]. Les conséquences [sic !] culturelles de la globalisation [sic !], Paris, Payot & Rivages, 2001.

4 Jean During (ed.), La musique à l’esprit, enjeux éthiques du phénomène musical, Paris, L’Harmatan, « Éthique en Contextes », 2008.

5 François Picard, « Le point de vue critique de l’anthropologie musicale », in Jean During (ed.), La musique à l’esprit, enjeux

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jésuites et missionnaires en Chine entre 1600 et 1793. Parallèlement, j’ai eu la joie de travailler comme interprète à plusieurs projets (comme on dit) impliquant musiques traditionnelles extra-européennes et compositeur contemporain et comme directeur musical à plusieurs « expériences » (comme on dit) de rencontres entre musiciens « issus » (comme on dit) de différentes cultures.

1995-96 Fabien Tehericsen, Noich', festivals 38e Rugissants, Grenoble, et Sons d'Hiver, Choisy-le-Roi ; avec l'ensemble Fleur de prunus : Wu Suhua 吳素華, vièle erhu, Yang Lining 楊麗寧, cithare zheng, Chen Leiji 陳雷極, cithare qin, Wang Weiping 王維平, luth pipa et chant, François Picard, flûte xiao et orgue à bouche sheng ; le quatuor Arditti, avec Garth Knox également à la vièle

erhu ; Bruno Chevillon, contrebasse, Jean-Pierre Drouet, percussions

1996 Teodorico Pedrini. Concert baroque à la Cité interdite, ensemble XVIII-21, Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, Festival de Saint-Florent-le-Vieil.

1998 Joseph-Marie Amiot (1718-1793), Messe des jésuites de Pékin, ensemble XVIII-21, Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, ensemble Meihua Fleur de prunus, chœur du Centre Catholique Chinois de Paris, direction François Picard, direction musicale, notice en collaboration, interprétation, Astrée Auvidis E 8642.

2000 Mahaswara, Centre Culturel Français de Jakarta, Indonésie, 13 avril

2002 Chine : jésuites et courtisanes, XVIII-21 Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, Fleur de prunus, direction François Picard, Buda Records, collection « Musique du Monde » CD 1984872.

2002 direction musicale du concert de la fête de la musique de la Francophonie (direction artistique Amine Beyhom), Agence intergouvernementale de la Francophonie, ministère libanais de la Culture, Beyrouth, 21 juin.

2002 interprétation à l’orgue à bouche d’Eci Ameya Chant pour le culte des jumeaux, d’après la transcription par Daniele Segre-Amar (maîtrise Paris-Sorbonne) de l’enregistrement de Simha Arom (Unesco Auvidis D 8043, pl. 2) des trompes Banda Linda, orchestre ongo du village de Trogodé, dans le cadre de Visions sonores, Ramifications autour de Gyorgy Ligeti, spectacle de Gaëlle Bellec, en hommage à Francis Bayer, Université Paris VIII, 28 juin.

2002 Marie-Hélène Bernard, Hanshan, « Alla breve », France Culture, enregistrement Alain Joubert, Radio France, 5 x 2’, novembre ; avec l’ensemble Fleur de prunus : Shi Kelong 時可龍, chant, François Picard, orgue à bouche sheng, Wu Suhua, vièle erhu, Chen Leiji, cithare qin, ainsi que Gao Yuan, percussions, et Ning Chunyan 宁春燕, voix.

2004 Les Murmures d’une orchidée solitaire, création de Fabien Lévy, commande de l’Itinéraire, Cité internationale, fondation Deutsch de la Meurthe, avec François Picard, Yang Lining, Luca Bonvini et L’Itinéraire, 8 mai.

2004 Vêpres à la Vierge en Chine, Chœur du Beitang (Pékin), XVIII-21 Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, K617 155.

2009 Marie-Hélène Bernard, Lune de printemps, Conservatoire du Pays de Romans ; avec l’ensemble Fleur de prunus: Shi Kelong, chant, percussions chinoises, Wang Weiping, pipa, chant, François Picard, flûte xiao, orgue à bouche sheng ; et les élèves et les professeurs du C.R.D. du Pays de Romans, direction Marie-Hortense Lacroix, chorale dirigée par Edwige Cattant, 24 mars.

3. Les dimensions culturelles de la mondialisation

De même que l’ouvrage majeur d’Appadurai6 traite, à propos par exemple du jeu de cricket au

Pakistan, des dimensions culturelles de la mondialisation, il faut, pour pouvoir traiter des dimensions culturelles de la mondialisation en musique, prendre un peu de distance, faire un petit détour par les parcours singuliers d’auteurs relevant d’autres arts : l’écrivain japonais Kurakami Haruki 村上春樹 à

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qui a été décerné le « Prix de Jérusalem pour la liberté de l'individu dans la société » pour l'année 2009 ; les écrivains français François Cheng 程抱一, membre de l’Académie française, et Gao Xingjian 高行健, prix Nobel de littérature. La part globalized du fait est certes que l’un soit appelé « Haruki Kurakami », faisant ainsi figurer son nom personnel avant son patronyme, comme l’on dit en français Béla Bártok et en hongrois Bártok Béla, et que l’autre ait choisi un prénom français. Mais ceci est de l’anecdote, et beaucoup de faits musicaux liés aux rencontres et métissages musicaux ne vont pas plus loin. En revanche, la lecture de leurs romans respectifs 海辺のカフカ ou Kafka sur le rivage,7

Le dit de Tian-yi8 et 一個人的聖經 ou Le Livre d'un homme seul9 montre à quel point Kafka, Beckett,

Romain Rolland, Balzac, Godard, Manet, Renoir, Van Gogh font partie de leur culture. Le compositeur chinois français d’origine chinoise (ou l’inverse) Chen Qigang 陳其鋼 (qui se fait bizarrement appeler Qigang Chen, prononcez Bertrand10), baigné de Bártok et de Messiaen, a ainsi sinon découvert les

musiques traditionnelles chinoises du moins commencé à en apprécier les interprètes en travaillant avec le flûtiste Zhang Weiliang 张维良. J’ai cru un moment, par fatuité sans doute, qu’il en était de même avec Xu Yi 徐儀, parce qu’elle m’avait demandé de préparer avec elle un exposé que son professeur du CNSMDP, Gérard Grisey, lui avait réclamé sur les musiques traditionnelles de Chine. J’ai réalisé des années après que ce qu’elle attendait de moi était la compréhension de ce que pouvait bien attendre un auditoire européen d’un tel exposé, mais pas du tout ce qu’était la musique traditionnelle chinoise, qu’elle connaissait (ou pensait connaître) aussi bien (ou mieux) que moi. Il faudra un jour cesser de renvoyer l’autre à son origine présumée, et permettre à un élève du Conservatoire de devenir compositeur quelle que soit son origine, et non « musicologue chinois », « compositeur vietnamien » ou plus inattendu encore « spécialiste de la musique japonaise », mésaventures arrivées à Ma Hsiao-tsiun [Ma Xiaojun] 馬孝君, Nguyen Thien-dao (Nguyễn Thiện Đạo 阮天道) et Tôn-Thất Tiết 宗室節 ou Tamba Akira 丹波明.

Autre aspect de la mondialisation, qui n’est ici une fois encore que modernité, progrès, est l’usage dans nos machines conçues en Californie, élaborées à Taiwan ou au Japon et fabriquées en Chine, du langage unicode permettant de respecter les graphies vietnamiennes et les caractères chinois. L’inverse d’une novlangue ou d’un volapük.

4. Les dimensions culturelles de la mondialisation des musiques

Faisant l’économie des notions de métissage (même entendu comme croisement de fibres11), je

proposerai de voir dans le plurilinguisme ou polyglottie des modèles à partir desquels comprendre certains traits des échanges et rencontres entre musiciens. Il faut aussi faire l’effort (pour certains) de se départir d’un schéma déjà établi des dimensions culturelles de des musiques, qui ne renvoient celles-ci qu’à leurs conditions et situations locales et d’origine. Nombre d’ethnomusicologues ont malheureusement (à mes yeux) renforcé par leur attachement à l’étude de la musique « dans son contexte » l’idée qu’il y aurait des musiques indépendantes (celles de Boulez et des anti-boulez) et d’autres liées à leur contexte. Je proposerai d’accepter François Cheng, Gao Xingjian, Kurakami comme des écrivains contemporains majeurs, Xu Yi, Xu Shuya, Fabien Lévy et Marie-Hélène Bernard comme des compositeurs contemporains majeurs, et d’aller voir comment ça se passe.

Les modes de jeu (archet, souffle continu, chant diphonique) voyagent, les instruments voyagent (hautbois de Méditerranée au Niger et en Corée), les noms des instruments aussi (lyra/lira,

kobuz/huobusi, zurna/suona, ‘ud/luth, psalterion/santoer), souvent indépendamment de ceux-ci, les

airs (« La feuille de saule », « Odessa Bulgar », « Westminster Quarters ») aussi. La récente mondialisation a vu ainsi l’arrivée successive dans l’instrumentarium européen du zarb, du didgeridoo, du djembé, du vuvuzela, puis, très récemment, du jeu de la guitare à l’africaine (quoique dans un style qui doit plus à Franco qu’à Ali Farka Touré) et le retour du ukulele.

4.1 Excursus sur le zarb

7 Kurakami Haruki 村上春樹, Umibe no Kafuka 海辺のカフカ, 2002, trad. fr. Kafka sur le rivage, Paris, Belfond, 2006.

8 François Cheng, Le dit de Tian-yi, Paris, Albin Michel, 1998. Traduit en chinois par Yang Nianxi 楊年熙 sous le titre de Tianyi

yan 天一言, Beijing, Renmin wenxue, 2009.

9 Gao Xingjian 高行健, Yigeren de Shengjing 一個人的聖經, Taipei, Lianjing 聯經, 1999, trad. fr. Le Livre d'un homme seul, La Tour d'Aigues, l’Aube, 2000.

10 Voir Hector Berlioz, feuilleton du 29 décembre 1860, repris in « Moeurs musicales de la Chine », À travers chants, Paris, Michel Levy Freres, 1862, p. 252-258.

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Le zarb12, tambour en calice à une peau frappé avec les doigts caractéristique de la musique

persane, a été développé par un maître du XXe siècle, Hossein Teherani (1912 - 1974). C’est un

instrument ancien qui joue la musique devenue lors de ce même XXe siècle classique et traditionnelle, ce qui ne signifie pas que ce soit un instrument traditionnel ancien de la musique classique, même si les bien-pensants ont préféré la dénomination tombak, jugée à consonance plus autochtone. Le génie de Teherani a permis son acceptation dans le répertoire savant du radif. Il a suscité des émules et formés des disciples, parmi lesquels le magifique Djamchid Chemirani. L’ensemble de musique ancienne Clemencic Consort l’a intégré il y a plus de cinquante ans dans ses reconstitutions du répertoire médiéval13 devant plus aux traditons vivantes qu’aux monuments écrits que croyaient avoir

sauvé la Schola cantorum de César Franck. Djamchid Chemirani vit en France depuis 1961, a enseigné au CEMO (Centre d’études de musique orientale) de Tran Van Khê, et formé les premiers interprètes : Jean-Pierre Drouet, Bruno Caillat, Pablo Cueco, soit donc des percussionistes professionnels des musiques savantes, anciennes et improvisées. Très sollicité par toutes sortes d’aventures et de rencontres — c’est la grande époque de Kagel, et Chemirani n’est certainement pas le seul à avoir ressenti Exotica (1970-1971) comme une insulte pus que comme une boutade ou une « proposition ouverte » —, Chemirani s’est peu à peu retiré vers la musique qui lui procure la plus grande joie : le dialogue avec les maîtres persans, tout particulièrement Dariush Tala’i. Tandis que Drouet formait au zarb des générations de percussionistes taiwanais ou français (entre autres François Bedel qui formera à son tour Sylvain Lemêtre) permettant la totale acculturation de l’instrument par les voies d’une maîtrise instrumentale et musicale dégagée du langage musical d’origine, deux jeunes Français natifs de la région de Marseille apprenaient par imprégnation instrument, technique, langage et répertoire : Keyvan et Bijan, les propres fils du maître Djamchid. L’éclosion de leurs talents et leur ouverture à nombre de musiques, leur polyglottie et leur pluriliguisme ont donné des résultats attendus et néanmoins stupéfiants. L’intégration du zarb dans la world music s’est faite cependant, phénomène assez remarquable, par la musique contemporaine, et à travers deux pièces, deux chefs d’œuvre : François-Bernard Mâche écrit (et non compose) Kemit (1970) en transcrivant un solo enregistré de derbouka [darabukka] d’Égypte, exercice réussi de haute virtuosité de transcription, qu’il va convier à Drouet qui l’adapte au zarb. Comme Nomos Alpha (Xenakis, 1966), Kemit est devenu un incontournable que tous les jeunes interprètes se doivent d’inscrire à leur répertoire et permet l’entrée du zarb dans les concours et les conservatoires ; l’adaptation totale, la localisation comme l’on dit en terme de marketing, est achevée ensuite avec la compostion par Georges Aperghis de Corps à corps (1978), créé également par Drouet : il n’y a plus ici aucune référence à l’exotisme ou à une source autre. Suivra Présentation du zarb de Pablo Cueco (2007), désormais adapté en langue chinoise. Sylvain Lemêtre raconte ainsi un dialogue, donné pour authentique, ayant mis aux prises un Iranien amateur de musique persane et Drouet : « ce que vous faites est honteux, vous ne respectez pas le tombak, grand instrument de la musique classique persane » — « effectivement, je ne pratique aucun culte pour un morceau de bois tendu de peau, je joue de la musique ». L’ethnomusicologue que je suis aura certes du mal à considérer le produit d’une culture, de savoir-faire, objet de légendes, moyen de transmission, comme un objet manufacturé inerte, à la manière de Drouet, mais il ne croit pas non plus que les Iraniens doivent se montrer fétichistes pour être traditionnels. Sylvain Lemêtre ajoute, spontanément : « ce qui est en cours avez le zarb, c’est en somme un métissage ».

4.2 La quatrième « première » mondialisation

Le monde a, après la sortie d’Afrique, puis Alexandre, puis la route de la soie et la diffusion l’imprimerie, (ou encore : le christianisme, le bouddhisme, l’islam) subi une quatrième mondialisation en matière culturelle, toujours vécue comme « la première » : la diffusion apèrs la fin de la Seconde guerre mondiale d’un modèle qui a pris le nom de folklore ; essentiellement depuis l’URSS et l’Europe socialiste, s’appuyant en partie sur les expériences de Bártok et Kodaly, les musiciens ont été sommés de s’allier à des danseurs, de se costumer et de préparer des programmes de scène adaptés à des publics ignorant de leur culture ; le Festival mondial de la Jeunesse et des étudiants, dont la liste des capitales qui l’ont accueilli dresse la carte des villes envahies plus tard par les chars russes14, jouera un rôle prépondérant dans ce modèle, auquel est associé également : le bouquet

12 Je tiens ici à rendre hommage à Christophe Robert, qui m’a rappelé l’importance de la dimnesion anthropologique du parcours du zarb en France.

13 Clemencic Consort, René Clemencic, Cantigas de Santa Maria, Harmonia mundi HM 977 (1976), rééd.Troubadours -

Cantigas de Santa Maria, HMX 2901524.27 ; Clemencic & Chemirani, Improvisations, Harmonia mundi HM 987 (1978).

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final ou rappel où tout le monde joue ensemble ; les orchestres d’instruments nationaux (narodny нapoдны / minzu 民族 ; on ne dit — heureusement — pas encore « ethnique », ni « racial », ni « traditionnel ») avec les luths et les vièles déclinés en consorts du soprano au contrebasse ; l’idée d’un diapason et d’un tempérament commun (pour jouer ensemble) ; la standardisation des instruments, et des formes, et même de l’ethos. On peut avancer que c’est en réponse à ce modèle du folklore, et toujours dans la foulée de l’idéologie nationaliste-populiste de Kodaly, Bártok et Brăiloiu que se répand la revendication de musiques nationales « savantes », « d’art », « classiques ».

4.3 La première « seconde » mondialisation

À ce mouvement venu de l’Est répond un mouvement venu de l’Ouest et qui n’est pas le rock ‘n’ roll, la variété, Broadway, ni le jazz ni le klezmer, mais le folk, et à travers le protest song : issue de la tradition anglaise des « broadside ballads », la chanson sociale arrive avec les ouvriers dans le Nouveau monde ; un ouvrier anarcho-syndicaliste américain d’origine suédoise, Joe Hill (né en 1917), devient le pionnier de ce mouvement, rejoint dans l’immédiat après-guerre par Woody Guthrie et Pete Seeger (dont le père Charles fondera la Society for Ethnomusicology en 195515). Gardant le modèle

anglais du chant à la guitare, bientôt accompagné au contact du blues par l’harmonica et des traditions des Appalaches par le banjo et on ne sait d’où par les cuillers, le protest song devient folksong, selon le titre du livre de chansons de Joan Baez16. Très vite adopté à la faveur du

mouvement anti-guerre du Vietnam, le folksong se teinte d’un fort anti-américanisme et aboutit à une réflexion : d’accord pour adopter la pratique des chants de lutte, des hymnes républicains, mais pourquoi selon un seul modèle culturel ? Ainsi naît le folk17, qui va progressivement délaisser les

guitares et tin whistle pour adopter des instruments anciens et/ou ruraux : violon des violoneux, cornemuses et vielles à roue.

4.4 Et pendant ce temps-là, à l’extrémité ouest de l’Europe

La Bretagne a une histoire particulière à l’intérieur de cette mondialisation du folk, comme sans doute chaque région d’ailleurs. L’association entre musique bretonne et nationalisme versa en effet dans le soutien au national-socialisme, au-delà donc d’un pétainisme largement répandu dans les associations de sauvegarde ou de transmission des traditions locales d’autres régions françaises. Polig Monjarret, fondateur de l’association des sonneurs B.A.S., était membre du Parti National Breton, et les statuts de 1943 de Bodaged ar Sonerion stipulent : « Art. 2 – La BAS n’accepte comme

membre actif que des Bretons de race. »18. Le modèle du chanteur folk se lie pourtant à celui du

barde, et dans les années 1960-1970 le rock propose des modèles de musique de fête et de fest noz qui seront adoptés et adaptés. Comme pour l’émergence du folk en rupture avec le modèle américain, quelques musiciens ont des doutes : le chant traditionnel est-il vraiment compatible avec des mesures régulières, des rythmes binaires, des grilles harmoniques, le tempérament égal ? Comme les musiciens interprètes de musique médiévale, certains se tournent vers les traditions vivantes de Méditerranée ou de l’Orient, et y trouvent des réponses non pas historiques mais musiciennes : le ‘ud, non fretté, permet de respecter les modalités propres et propose des formes souples (improvisation,

taqsīm) qui sortent de l’alternance couplet / refrain / solo instrumental. La collection « En France »

d’Ocora inventée par André Ricros et Pierre Toureille édite ainsi en 1990 le duo Erik Marchand, chant, et Thierry Robin, oud19. Cette incontestable réussite musicale est encore élargie avec le trio20 incluant

Hameed Khan, déjà présent sur le disque Ocora : choix subtil, génial encore une fois, que celui des tabla, dans la tradition non pas strictement classical de l’Inde du Nord mais dans la tradition popular du Nord-Ouest du sous-continent, et qui fait que la formation, au final, ressemble miraculeusement à celle de l’Indo-perse, en particulier celle de Herat. Là encore, la localisation, rejetant tous les modèles standardisés de l’industrie, s’approprie avec inventivité des apports venus du lointain avec les mouvements des hommes et des objets culturels (instruments, enregistrements, modes de jeu,

15 Tony Seeger, « Lost Lineages and Neglected Peers: Ethnomusicologists outside Academia », Ethnomusicology, Journal of

the Society for Ethnomusicology, vol. 50, No. 2, Spring/Summer 2006, p. 214-235.

16 Joan Baez, The Joan Baez Songbook, New York, Ryerson Music, 1964. Id., American Ballads and Folk Songs from The Joan Baez Songbook, New York, Ryerson Music, 1964.

17 Pour un autre récit, voir Jean-François Dutertre (ed.), Du romantisme à la world music, Saint-Jouin-de-Milly, FAMDT Éditions, 1993.

18 Ar Men, n° 53, août 1993, p. 47.

19 Erik Marchand, et Thierry Robin, Chants du Centre-Bretagne, Ocora C 559084 (1990). 20 Trio Erik Marchand, An tri beur, Silex Y225008 (1991).

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concepts comme celui de modalité, rythmes). Signalons la reconstitution du trio Marchand en 2011 avec cette fois un joueur de zarb, et nul autre que Keyvan Chemirani ; nous sommes bien tous sur une même Terre.

Avec Erik Marchand, une génération émerge au plan national et international, loin du folklore et du folk, celle des musiciens professionnels intermittents du spectacle, qui prendra le nom teinté d’auto-dérision de « trad. »21 : Yann-Fañch Kemener, Annie Ebrel en sont les autres grandes voix et les

emblêmes. Kemener quitte à son tour son groupe de rock/fest noz Barzaz pour aborder les rivages de la modalité à la française (une touche de Debussy mâtinée de Bill Evans) aux côtés du pianiste Didier Squiban22 avant de rencontrer le monde des musiques baroques avec le violoncelliste Aldo

Ripoche23. Et de manière tant attendue et totalement imprévisible une femme rencontre un homme,

Ennie Ebrel rentre en duo avec Riccardo Del Fra, non pour une nième fusion jazz breton, mais pour une séance d’écoute intérieure, une leçon d’analyse magistrale : chaque chanson d’Ebrel est entendue, lue et redonnée par le contrebassiste qui nous fait entendre ce qui résonne en lui : walking bass, drive, groove, modalités, harmonies, danses. Comme la rencontre de Vladimir Maïakovski et Lili Brik cette rencontre musicale amoureuse ne peut en aucun cas être ramenée à ses conditions de production, sociales ou historiques (même si ces conditions nous permettent de l’écouter), et on peut avancer ici une proposition : l’intelligence, la compréhension et le respect passent par la reconnaissance du nom et du visage (au sens de Levinas24) de l’autre. Écoutons ce qu’en disent les

intéressés :

« Du hasard naît l’échange entre la chanteuse de Bretagne Annie Ebrel et le contrebassiste jazzman compositeur Riccardo Del Fra.

« Au fil du temps, l’union s’épanouit. Elle et lui tissent un bonheur authentique sur des gammes d’émotion.

« Avec Voulouz loar - Velluto di luna, l’aléatoire rencontre devient référence et emblême. »25

Avec le Trio Marchand ou le duo Ebrel - Del Fra, nous voici très loin du pillage du tiers-monde, du colonialisme, de l’utilisation des airs, gammes, instruments, voix comme ready-made, qui caractérisent nombre de compositions contemporaines de la world music savante26. On questionnera

donc celles-ci, qu’elles se réclament de l’humanisme chrétien (Florentz), de l’anti-humanisme polythéïste (Mâche) ou de la libre pensée (Bosseur) ; un indicateur précieux sera donc, puisque le visage en tant qu’image27 n’intervient que peu dans la musique en tant que sonore, le nom du

musicien. Comment s’appelle le musicien « de Nubie » qui a joué le solo de darabukka transcrit par Mâche ? Jean-Yves Bosseur28 comme Mâche rendent justement hommage et crédit à la chanteuse

Muriah Budiarti29. Mais je m’insurge quand un compositeur (que je qualifie d’inutile au sens

boulézien30 et dont je peine à écrire le nom : Alexandros Markeas) déclara lors du colloque au CDMC

objet de la présente publication avoir écrit pour « Barre Phillips, contrebassiste de jazz », et « une chanteuse bretonne », alors que celle-ci ne pouvait être nulle autre que la grande Annie Ebrel ! 4.5 Et pendant ce temps-là en Asie centrale

21 François Picard, « Du Trad. au Pré-trad. (et retour) », in Duo Peylet-Cuniot, musique klezmer d'hier et de demain, Buda 92568-2 (1992).

22 Yann-Fañch Kemener et Didier Squiban, Enez Eusa, L'OZ 02 (1995). Id., Ile-Exil, L'Oz11 (1996)

23 Yann-Fañch Kemener et Aldo Ripoche, An Eur Glaz, YFK/AR/1 (2000). Id., An Dorn, Buda Musique - Universal, 301697.1, (2004).

24 Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 91.

25 Annie Ebrel, Riccardo Del Fra, Voulouz loar - Velluto di luna, Gwerz GWP 016 (1998).

26 Apollinaire Anakesa Kululuka, « La World music savante : une nouvelle identité culturelle de la musique contemporaine ? »,

in Musurgia, IX, n° 3-4, 2002, p. 55-72.

27 Voir cependant Jean-Louis Florentz, extrait du discours de réception à l’académie des Beaux-Arts, 23 octobre 1996,

http://jeanlouisflorentz.org/fr/rencontres. Consulté le 25 août 2010.

28 Jean-Yves Bosseur, compositeur, Sélection d’œuvres, gamelan, http://www.jeanyvesbosseur.fr/selection_accueil.html. Consulté le 25 août 2010.

29 http://www.grame.fr/Biennale/BilanArtistique/Bilan2002/. Consulté le 25 août 2010.

30 « Tout musicien qui n’a pas ressenti – nous ne disons pas compris, mais bien ressenti - la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque ». Pierre Boulez, « Éventuellement », Revue musicale, 1952, repris dans Relevés d’apprenti, Paris, Le Seuil. 1966, p. 149.

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Est-ce à dire qu’il n’y a pas de politique volontariste de mondialisation dans le domaine musical ? Certes pas, et je ne saurais passer sous silence l’entreprise de Yo-yo Ma [Ma Youyou 馬友友], violoncelliste américain, écumant les institutions musicales d’Asie centrale après l’implosion de l’Union soviétique pour y « préserver et promouvoir » les traditions, sous les auspices de la Smithsonian Foundation et de l’Aga Khan,31 mais en y imposant — par le don — l’usage des synthétiseurs et

mini-studios Yamaha32.

5 Les conditions de la rencontre

Le nom sur l’affiche, sur le programme de salle, le cachet, le voyage, les loges, le « musicien traditionnel venu de quelque part », qu’il s’appelle Muriah Budiarti, Annie Ebrel, Hameed Khan, Shi Kelong ou l’orchestre ongo du village de Trogodé, a le droit aux mêmes attentions que Jean-Pierre Drouet, Irvine Arditti, Barre Phillips. Sinon, on en reste au syndrome de la liste : « chants d’oiseaux, cris d’animaux, ambiances sonores, réacteurs d’avion, cérémonies religieuses ou séances musicales avec des musiciens traditionnels » (Florentz33).

Sonorités, possibilités techniques de jeu, timbres particuliers, dynamiques, souvent même questions de témpérament ou d’échelle, tout cela est généralement bien respecté par les compositeurs de world musique savante, en particulier ceux avec qui j’ai eu l’occasion et le plus souvent le bonheur de travailler : Aperghis, Tehericsen, Bernard, Lévy, ou encore Mâche et Bosseur.

5.1 Lire, jouer

La question de l’écriture est facilement résolue au prix d’un long travail, celle de la lecture moins. En définitive, ce qui manque dans les créations, si on compare aux collaborations au long cours du trio Marchand, du duo Ebrel - Del Fra ou de XVIII-21 le baroque nomade avec Fleur de prunus, c’est le temps, plus précisément la possibilité de faire coïncider le temps des musiques contemporaines, divisé à l’extrême, discrétisé, éclaté, et le temps des musiques traditionnelles (certainement en tous cas pour l’Asie orientale), souple, fluide, changeant. On opposera aussi le temps harmonique cadré sur la mesure des musiciens baroques au temps de la danse, de la phrase, du geste ou de l’énergie des Bretons ou des Chinois, comme Marchand est sorti du temps de la variété pour adopter successivement celui des taraf ou de l’Orient. Des temps aussi ultra rapides opposés à des temps plus que lents. Surtout, le temps de la lecture suit dans les traditions le temps de l’écoute intérieure, et ne le précède pas : c’est l’expérience inoubliable de la violoncelliste Hager Hanana34 qui refuse de

déchiffrer à vue un simple air pentatonique, non évidemment qu’elle ne le puisse, mais par ce que ça ne se fait pas, ça ne sert à rien, ça n’a pas de sens, elle ne veut pas, she would prefer not to. Et en répons, le refus de la joueuse de erhu Wu Suhua de travailler les partitions de Tehericsen à la maison avant qu’il ne les ait racontées, expliquées, chantées. Une des raisons derrière les habitudes et les concepts est que le jeu traditionnel chinois a tendance, par l’usage du par cœur (appelé si improprement « oralité » ou confondu avec elle), à figer tempos et dynamiques. Ainsi de deux grandes musiciennes chinoises, Wu Suhua et Wang Weiping, incapables de jouer ensemble parce que la seconde, inconsciemment, jouait une version qu’elle avait donnée quinze ans plus tôt pendant que la première tentait de déchiffrer et d’interpréter le texte. Il y a des phénomènes qui font illusion, comme Chen Leiji ou Irvine Arditti, qui déchiffrent tellement vite qu’ils en font de toutes façons plus que tout autre interprète à leur place, donc pourquoi et comment leur demander en plus d’interpréter et d’écouter ? Le temps enfin de la forme et de l’énergie du concert. Le concert de création contemporaine impose sa forme et sa tension autour de l’œuvre en création et du compositeur placé en vedette, et oublie la gestion de l’énergie de l’interprète, la question du spectacle. On répète a satiété les notes, on en oublie les enchaînements, les entrées, les transitions, les saluts, la durée. On y est toujours pris par le temps, jugé dans l’instant. Et ce système de création sans reprise n’est certainement pas celui qui permet l’échange, la rencontre, l’écoute. Quel contraste pour celui qui a vécu les séances de Jiangnan sizhu des maisons de thé de Shanghai ou les rencontres musicales

31 « The Smithsonian Folklife Festival and the Aga Khan Music Initiative in Central Asia »,

http://www.akdn.org/aktc_music_smithsonian.asp. Consulté le 25 août 2010. 32 Témoignages personnels.

33 http://jeanlouisflorentz.org/fr/enregistrement. Consulté le 25 août 2010.

34 Teodorico Pedrini. Concert baroque à la Cité interdite, ensemble XVIII-21, Musique des Lumières, direction Jean-Christophe Frisch, Astrée Auvidis E 8609 (1996).

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avec les musiciens compositeurs javanais et balinais, dont certains vont jusqu’à défaire dans le temps du spectacle l’œuvre élaborée en atelier35 !

On ne peut opposer simplement le « musicien savant », c’est-à-dire lecteur, au musicien « de tradition orale ». J’ai évoqué l’extraordinaire lecteur qu’est Chen Leiji, le premier joueur de cithare qin a déchiffrer à vue sur son instrument. Mais quand nous avons collaboré pour la réalisation de l’enregistrement intégral du Recueil de l’ermitage du prunus (Mei’an qinpu 梅庵琴譜)36, 1931, nous

nous connaissions depuis 1986, sans être de la même école (il est disciple de Gong Yi 龔一 et moi de Lin Youren 林友仁), nous avions joué ensemble dans plusieurs cadres, du classique duo qin-xiao 琴簫 合奏 à l’improvisation en passant par la création de Tehericsen et l’aventure de la Messe de jésuites de Pékin ; alors même qu’il est, je l’ai dit, capable de jouer à vue, et à peu près mieux que n’importe qui ayant travaillé, j’ai recopié ou transcrit sur portée l’intégralité des quatorze pièces, établi les variantes en fonction de manuscrits plus anciens, fait une compilation de tous les enregistrements existants. Chen a travaillé seul, puis avec moi, puis seul. Au bout d’un an, il est retourné en Chine sachant jouer toutes les pièces, a rencontré ses maîtres, tous les musiciens, déjà âgés, ayant travaillé directement avec le maître Wang Binlu 王賓魯 ou issus de son école de Zucheng 諸城, a joué pour eux, les a écoutés ; puis il est revenu en France. Nous avions un concert programmé à Radio France, le premier en solo de Chen, mais il m’a dit n’être pas encore prêt. Il a donné le concert, avec quelques grandes pièces de son répertoire et quelques unes du recueil. Il a déconstruit patiemment toutes ses interprétations, tous les savoirs, toutes les influences, pour un an plus tard, trois ans après le début du travail, donner sa version magistrale et nécessairement provisoire non pas seulement de chacune des pièces mais de l’ensemble du recueil. C’est d’ailleurs lui qui a tranché dans mes interrogations musicologiques sur l’ordre et l’enchaînement des pièces selon l’ancienneté, le ton, la finale, la tonalité, les durées, pour imposer simplement celui du recueil lui-même, évident : l’ordre dans lequel on apprend les pièces.

5.2 Entendre

Ainsi, enfin, surtout, commencer à entendre37, avant de produire. Ce que disait aussi mon maître

d’orgue à bouche Xu Chaoming 徐超銘38, invité par Philippe Krümm, apôtre de la world music, au

« festival citoyen » des « musiques du monde » Nuits atypiques de Langon. Arrivé la veille de sa prestation, Xu s’est balladé parmi les stands et les tentes, au hasard des jam et des démonstrations, des ateliers et des concerts en plein air. Il a écouté, regardé, s’est questionné, m’a questionné enfin : « Picard ! je suis allé dans nombre de festivals en Europe, depuis le Festival de la jeunesse jusqu’au Festival international de folklore de Gannat. Mais ici, c’est curieux, on dirait que les gens ne sont pas là pour nous voir évoluer avec nos pittoresques et typiques costumes, mais… pour écouter ? ». Oui, maître, nous sommes là pour écouter.

François Picard, Patrimoines et Langages Musicaux Notice biographique

François Picard, professeur d’ethnomusicologie analytique à l’université Paris-Sorbonne, responsable du Séminaire d’Études EthnoMusicologiques de Paris-Sorbonne, est depuis janvier 2010 directeur du centre de recherches Patrimoines et Langages Musicaux. Il a été l’organisateur principal de deux conférences internationales : « Chime » et « Luoshen fu arts et humanités » et a publié deux livres, portant sur les musiques de Chine et d’Asie orientale, de nombreux disques et articles de ou sur les musiques traditionnelles, en particulier les musiques anciennes de Chine. Il joue de la flûte xiao et de l'orgue à bouche sheng au sein de l'ensemble Fleur de Prunus qu'il dirige, collaborant avec des compositeurs contemporains (Fabien Tehericsen, Fabien Lévy, Marie-Hélène Bernard) et l’ensemble XVIII-21 Le baroque nomade.

35 François Picard, « Indonésie : des compositeurs improvisateurs qui n'écrivent pas », in Jean-Luc Hervé, Eric Denut, Nicolas Donin (ed.), Improvisation et composition : une conciliation impensable? Réciprocités entre écriture et improvisation au XXe

siècle, Paris, Observatoire Musical Français, « Conférences et séminaires » 12, 2002, p. 75-90.

36 Xu Lisun 徐立孫, Shao Sen 邵森, Mei'an qinpu 梅庵琴譜 (Recueil de cithare de l'Ermitage du prunus), Nantong, 1931. Chen Leiji, cithare qin, Chine. Recueil de l’Ermitage du Prunus, Ocora C 560175 (2004).

37 Bruno Messina, « Le tiers-musical », in Filigrane, 5 « Musique et globalisation », 2007, p. 165-175. 38 Xu Chaoming, Xu Chaoming, orgue à bouche sheng, Cinq Planètes CP 0239222 (1999).

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Résumé

Vues de l’intérieur par un ethnomusicologue participant comme musicien ou directeur artistique, la création de compositions de musique savante et les pratiques de rencontres entre musiciens de différentes cultures appellent, au-delà des critiques et des réflexions, quelques propositions concernant le respect du nom des musiciens et des temporalités, et une compréhension basée sur l’écoute et l’entendement.

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