• Aucun résultat trouvé

C est sur l arrière-plan culturel et spirituel de cet apologue que nous voudrions insister ici.

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "C est sur l arrière-plan culturel et spirituel de cet apologue que nous voudrions insister ici."

Copied!
31
0
0

Texte intégral

(1)

Voici un article de François Laburthe-Tolra, grand connaisseur de La Fontaine, sur cette fable, difficile et peu connue. Outre son contenu culturel évident, cet article éclaire également la question de l’enseignement des faits religieux.

La fable et sa morale

Aux deux bouts de la chaîne du temps, il y a un insecte, l’escarbot ou scarabée. Sa bizarre obstination, ses mœurs, sa mystérieuse reproduction ont frappé les anciens Egyptiens et … quatre mille ans plus tard ! … La Fontaine dans sa fable : « L’Aigle et l’escarbot ». Mais -voir ci-dessous- lisons tout d’abord cette fable (La Fontaine II 8), publiée en 1668 et inspirée par Esope (fable 2 dans la traduction La Carrière, Albin Michel, rééd. 2003). Elle nous conte la vengeance implacable d’un scarabée, dont un aigle (« une aigle », La Fontaine utilise le féminin) a dévoré le compagnon et que seul Jupiter paraît pouvoir arrêter dans son entreprise.

La fable de La Fontaine, contrairement à celle d’Esope, n’a pas de morale. Mais il en est une, implicite, qui se dégage pourtant – surtout si l’on se reporte à d’autres fables (« Le Lion et le Moucheron », II 9, »Le Lion et le Rat », II 11, « La Colombe et la Fourmi », II 12). C’est que les faibles ne sont faibles qu’en apparence, car, dans certaines circonstances, ils sont capables de l’emporter sur les plus forts.

Mais derrière le récit et sa morale implicite, une idée plus générale se dégage : dans l’ordre social, et même dans l’ordre cosmique, la violence est perturbatrice. Elle nous est souvent donnée comme telle (aigles, lions, renards et hommes ! – rois, guerriers, seigneurs,

magistrats – engendrent la jungle) ; pourtant, il peut exister une harmonie supérieure ( c’est le cas dans « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire », XII 25) et celle-ci peut être

imposée par des faibles aux capacités compensatrices : douceur, solidarité, éloquence, voire, comme notre escarbot, obstination.

C’est sur l’arrière-plan culturel et spirituel de cet apologue que nous voudrions insister ici.

L’apologue comme message religieux et politique

Selon la « Vie d’Esope », racontée au 14ème siècle par le moine Planude, la fable « L’Aigle et le Scarabée » est un apologue. Celui-ci conclut le récit du conflit qu’Esope eut avec les

Delphiens et qui le conduisit à appeler sur eux le châtiment céleste, comme le fait le

(2)

scarabée lorsqu’il contraint Jupiter à intervenir.

Dans le même registre, « La Fontaine-Esope » devient ainsi messager des dieux et prophète.

Déjà, les prophètes de l’Ancien Testament usaient de la fable : la fable des arbres cherchant un roi, que raconte Yotam face à Abimelek (Juges 9, 7-15), ou celle du rapt de la brebis du pauvre, que le prophète Natân raconte à David après que celui-ci ait pris auprès de lui Bethsabée, la femme d’Uri (II Samuel 12, 1-4). Et La Fontaine lui-même, dans la préface du premier recueil, s’en explique : « … Qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit qui ne se rencontre dans l’apologue ? C’est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l’antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate,

choisissant … parmi les mortels, celui qui avait le plus de communication avec les dieux…

(Et) s’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du

paganisme, nous voyons que la vérité a parlé aux hommes par paraboles : et la parabole est- elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet qu’il est plus commun et plus familier ? ».

La Fontaine d’ailleurs, n’est pas le seul à placer ainsi aussi haut l’apologue. Luther célèbre Esope comme un prophète. Et en 1692, dans la préface de ses fables, le fabuliste anglais Robert Lestrange dit qu’on peut conseiller les princes, mais à condition qu’on utilise la médiation « des habitants des bois et celle des contes » ; et il cite en exemple, Esope et le prophète Natân.

Prophète donc, mais aussi avertisseur solennel : derrière l’anecdote célébrant la justice et l’égalité, La Fontaine pense au procès Fouquet et au pouvoir de Louis XIV dans cette affaire.

L’escarbot-scarabée comme symbole

Passons vite sur le piètre zoologue qu’est (ou que n’hésite pas à être ?) La Fontaine. Quel trou de scarabée (« escarbot » vient du latin scarabaeus, scarabée ; on peut aussi parler de

« bousier », qui vient de « boue ») accueillerait un lièvre ? Que vaut le remède final de

Jupiter, quand on sait que l’aigle couve six semaines ses œufs au printemps, donnant ainsi au scarabée tout le temps de sortir de son hibernation ?

Mais, retenons surtout que deux propriétés sont données à l’escarbot : il roule lui-même perpétuellement sa boule d’excrément et il se féconde lui-même. A cause d’elles, il est

(3)

présent dans toute l’Antiquité. Les auteurs anciens (Aristote, Pline l’Ancien, Plutarque) ont souligné son obstination à rouler sa boue. Dans l’ancienne Egypte, le mot khepri, le scarabée- bousier, est rapproché du verbe k.p.r, venir à l’existence ; et le scarabée devient messager du printemps et du renouvellement de la nature. On peut d’ailleurs se risquer à aller plus loin et retenir que le début de la saison chaude, sous le signe du scarabée-cancer, se prolonge par le temps de la crue sous le règne du soleil, règne dont la déesse Nekhabit, vautour femelle assimilable à l’aigle, est la protectrice : et le temps du scarabée apparaît alors comme devant être aboli par le temps du vautour.

Ces symboles, le 17ème siècle les a connus. Il les a connus par l’entremise des Pères du désert, par Clément d’Alexandrie et par Eusèbe de Césarée, qui célèbrent les allégories

égyptiennes. Un contresens de la Septante (d’ailleurs corrigé par saint Jérôme) conduit même saint Ambroise a un étonnant élan mystique. La phrase d’Habacuc (2, 11) : « la pierre criera contre vous du milieu de la muraille » étant devenue « le scarabée criera contre vous du milieu de la muraille », saint Ambroise médite ainsi : « Le Christ était ver sur la croix

(extrapolation à partir du Psaume 22,7), scarabée sur la croix… En vrai scarabée, il remuait par les traces de ses vertus, la boue de notre corps… en bon scarabée, il relève le pauvre du fumier, il a relevé Paul qui se considérait comme une ordure ».

Et au 17ème siècle, le savant père Kirscher, qui attribue à tort à saint Augustin l’assimilation du Christ au scarabée, en fait la justification ainsi : « le fils de Dieu s’est roulé dans notre fange, d’où il a voulu naître homme » ; cette idée courra tout au long du siècle.

Le combat des Aigles-tyrans et de Socrate-scarabée, vu par Erasme au 16ème siècle.

Erasme, au 16ème siècle, synthétisant les valeurs gréco-latines et judéo-chrétiennes, critique vigoureusement l’immoralité des souverains de son temps : leurs actes, en effet, contrastent avec les modèles proposés par l’Antiquité et le premier christianisme.

L’adage 2601 (on peut lire plusieurs adages d’Erasme dans le « Erasme » de la collection Bouquins, Robert Laffont, 1992) « Le scarabée au pourchas de l’Aigle » nous donne un profond commentaire de la fable d’Esope, reprise plus tard par La Fontaine. Il s’ouvre par un réquisitoire implacable contre les Aigles, images de guerriers fanatiques (que sont Henri VIII, François 1er, Charles-Quint). Le maintien de la paix, la protection de la vie de leurs sujets

(4)

devraient être le premier souci des monarques chrétiens. Or ils mènent sans cesse des combats grotesques, des combats de rats et de grenouilles (cf. la « Batrachomyomachie », satire attribuée à Homère).

Les Aigles sont des tyrans décrits par Aristote, dévoreurs des peuples, ni rois – philosophes, ni rois – chrétiens, accompagnés de scélérats. « Que de becs de gouverneurs ! D’yeux d’espions ! De crocs d’officiers ! ». L’Aigle est une peste universelle aux capacités de nuire infinies. Et il fut choisi par le despote Jupiter pour être le bourreau de Prométhée, le

bienfaiteur de l’humanité.

Au premier abord, le scarabée suscite le dégoût, mais son travail incessant, sa force de caractère doivent au contraire entraîner notre admiration. Il ne faut pas juger sur

l’apparence. Socrate avait un physique de Silène (cf. l’Adage 2201 « Les Silènes

d’Alcibiade »), mais son « contenu » était infiniment précieux (en effet, on appelait « silènes d’Alcibiade » des petites boîtes contrefaites dans lesquelles on conservait des drogues et des choses précieuses). Dans le prologue de « Gargantua », Rabelais traduit : « La laideur de Socrate, le ridicule de son maintien, la rusticité de son vêtement, vous n’en eussiez point donné un copeau d’oignon … Et si on avait « ouvert » Socrate, on aurait découvert une divinité plus qu’un homme, … un dépassement incroyable de tout ce pour quoi les hommes veillent, courent, travaillent, naviguent, bataillent. »

Dans le même Adage, Erasme donne d’autres exemples de contrastes entre l’apparence et la réalité : Adam tiré du limon, Osée marié avec une prostituée, Saint Jean Baptiste et Jésus- Christ lui-même.

Dans l’Adage 2601, Erasme célèbre le scarabée : « La sphère de son corps rejoint la beauté des sphères célestes ; sa carapace brillante, la force de son caractère lui donnent les qualités d’un guerrier invincible ; ce que pressentaient les Egyptiens, administrateurs équitables ».

Erasme reprend le récit d’Esope et la comparaison du Scarabée et de Socrate. Il achève, avec son humour habituel, par une citation de « la Paix » d’Aristophane : pour aller jusqu’aux Cieux demander la paix, le principal personnage de la pièce décide d’enfourcher un

scarabée, se justifiant en ces termes : « C’est bien dans les fables d’Esope que j’ai découvert que seul de la gent volatile, le scarabée est allé jusqu’aux dieux. »

(5)

Conclusion : La Fontaine, le scarabée obstiné Et La Fontaine dans tout cela ?

On peut certes voir dans cette fable une « colbertinade », comme on parlait auparavant de

« mazarinade », et dire que, dans le cadre de l’affaire Fouquet, le lièvre représente Fouquet, l’aigle, les magistrats, Jupiter, Louis XIV … et le scarabée, La Fontaine.

Mais on peut aussi penser à une portée philosophique plus vaste. La Fontaine a dit la haute idée qu’il se fait de l’apologue. Ici, entraînant avec lui les courants de pensée les plus anciens comme les plus récents (on a montré l’importance de la tradition humaniste chez La

Fontaine, « poète du crépuscule de la Renaissance », influencé par Marot, Rabelais,

Montaigne et aussi Boccace et Erasme…), il manifeste une visée égalitariste, qui critique une échelle des êtres trop figée, une hiérarchie des valeurs apparentes trop rigide et réclame plus d’équilibre et d’harmonie entre les créatures et, singulièrement, entre les hommes : car, en effet, quand les dieux regardent les hommes

« les petits et les grands sont égaux à leurs yeux » L’éléphant et le singe de Jupiter (XII, 21).

Pour (re)lire la fable « L’aigle et l’escarbot » de Jean de La Fontaine : http://www.lafontaine.net/.

La formidable galerie de portraits que sainte Anne a suscitée, notamment dans les beaux- arts d’Occident est d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas mentionnée dans la Bible. On aura beau feuilleter en tous sens sa Bible, on ne trouvera rien sur elle. Les évangiles qui racontent l’enfance de Jésus, ceux de Matthieu et de Luc, se contentent de présenter Marie comme une jeune fille de Nazareth sans dire un seul mot sur ses parents.

Mais alors, d’où sait-on que sa mère se prénommait Anne ? De quelles sources tire-t-on les épisodes de sa vie, toutes ces scènes que peintres et sculpteurs ont eu le goût d’illustrer, surtout entre xiiie et xviie siècle ? Réponse : d’une littérature plus tardive, dite apocryphe, trop entachée du goût du merveilleux pour que l’Église juge bon de la retenir dans le canon des Écritures saintes[1]. Trois évangiles apocryphes, en particulier, mentionnent sainte Anne et dépendent étroitement les uns des autres : le Protévangile de Jacques, l’Évangile du pseudo-Matthieu et l’Histoire de la Nativité et de l’Enfance du Sauveur.

(6)

Le Protévangile de Jacques, texte grec daté des années 175, est le plus ancien des trois.

Malgré sa condamnation officielle par l’Église dès le vie siècle, son succès fut considérable. Il donna lieu à de nombreuses versions remaniées en latin, notamment aux deux autres apocryphes cités, l’Évangile de l’enfance du pseudo-Matthieu, de la fin du vie siècle- début du viie siècle, et le Livre de la nativité de Marie, qui remonterait à l’époque carolingienne. De ces sources dépendent au xiiie siècle Vincent de Beauvais (1190-1264) dans son Speculum historiæ et surtout le dominicain Jacques de Voragine quand il rédige, dans un style simple et imagé, sa Légende dorée, et notamment les chapitres concernant l’histoire de Marie[2].

Que racontent ces textes ?

L’histoire d’un berger nommé Joachim, marié depuis vingt ans à une femme, Anne, dont il n’avait toujours pas d’enfant. Un jour qu’il était monté au Temple de Jérusalem, comme tout bon juif, pour faire son offrande au Seigneur, le prêtre en service ce jour-là le repoussa, sous prétexte qu’il était sans progéniture, signe non douteux que la bénédiction de Dieu ne

reposait pas sur lui. Joachim se retira en pleurant. N’osant pas retourner chez lui de peur d’endurer les moqueries de son entourage, il alla vivre dans le jeûne et la prière au milieu de ses troupeaux, parmi les bergers. Pendant cinq mois, Anne se lamenta en l’attendant, ne sachant où il se trouvait ni même s’il était toujours vivant. Un jour qu’elle était en prière et rappelait à Dieu le vœu qu’elle lui avait fait dès le début de son mariage de lui consacrer un enfant, l’ange du Seigneur lui apparut et lui promit une descendance qui ferait l’admiration de toutes les nations. Il apparut ensuite à Joachim en lui ordonnant de revenir à Jérusalem et en lui annonçant que sa femme allait concevoir une fille. Tandis qu’il se rapprochait de la ville, Anne revit l’ange, qui lui ordonna de se rendre à la Porte dorée. Elle s’y rendit et, en apercevant son mari, courut se jeter à son cou. Neuf mois après, elle enfanta une fille à laquelle ils donnèrent le nom de Marie. Quand celle-ci eut atteint l’âge de trois ans, elle fut conduite au Temple où elle reçut quotidiennement sa nourriture de la main d’un ange (Protévangile de Jacques, 1, 1 – 8, 1).

Cette histoire n’a pas été inventée de toutes pièces. Elle emprunte à d’autres textes plus anciens, soit dans la Bible, soit dans la littérature ancienne. Par exemple, comme souvent dans l’Ancien Testament s’agissant de ses « héros », la naissance de Marie a quelque chose d’inespéré et de miraculeux. Au chapitre 1 du premier livre de Samuel, une

(7)

autre Anne reste longtemps sans enfant et implore Dieu de lui en accorder un. Comme notre Anne, elle voit son vœu exaucé et promet de confier l’enfant, Samuel, à Dieu. C’est aussi le cas de Sara, l’épouse d’Abraham, qui donne naissance à Isaac alors qu’ils sont tous deux très âgés (Genèse 18, 1-15, et 21, 1-7). Ou celui de la femme de Manoah, mère de Samson (Juges 13, 1-24). Ou encore, dans le Nouveau Testament, celui d’Élisabeth, femme de Zacharie, longtemps frappée de stérilité avant d’être enceinte tardivement de Jean le Baptiste (Luc 1, 7). De la même façon, l’annonce de ces naissances tardives se fait à chaque fois par

l’intermédiaire d’êtres mystérieux : trois hommes parlant comme un seul et venus d’on ne sait où, pour Abraham et Sara ; l’ange de Dieu pour Manoah et sa femme, comme pour Anne et Joachim.

Un dernier élément, historique, cette fois, peut aider à mieux comprendre le contexte dans lequel ont été élaborées ces sources apocryphes. On sait qu’à l’époque de la rédaction du Protévangile de Jacques, le plus ancien d’entre eux, une vive polémique sévissait dans

certains milieux juifs depuis qu’un dénommé Celse, philosophe païen d’origine probablement égyptienne, avait entrepris de « diffamer le christianisme » en reprenant à son compte

certaines rumeurs désobligeantes qui circulaient alors, selon lesquelles Marie, jeune fille de la campagne mariée à un charpentier, aurait eu une liaison avec un soldat romain dénommé Panthère. Chassée par son mari, elle aurait donné naissance en cachette à Jésus, et c’est ce dernier qui aurait par la suite inventé sa propre naissance d’une vierge. D’où peut-être la rédaction d’un texte redonnant à la Vierge une jeunesse digne d’elle.

Sainte Anne n’a pas toujours été au calendrier.

Si sa fête est attestée à Byzance dès le vie siècle, elle ne se répand en Occident qu’à partir du viiie siècle. En France, c’est au xiie siècle seulement. Ensuite, la hiérarchie catholique oscille sur le sort à lui réserver, certains papes promouvant le culte de sainte Anne en inscrivant parfois plusieurs fêtes au calendrier, d’autres ayant tendance à le contester en raison du caractère apocryphe des sources. Cette position critique sera amplifiée à partir du début du xvie siècle quand les Réformateurs se lanceront dans une contestation virulente à l’égard de la place à leurs yeux exagérée qu’avait prise le culte des saints au cours des derniers siècles du Moyen Âge. L’Église catholique réagira par la voix du pape Paul III, celui qui convoquera

(8)

en 1542 le concile de Trente : et lors de sa dernière session, les 3 et 4 décembre 1563, le concile publiera un décret qui, tout en confirmant la légitimité du culte des sains dans son principe, mettra en garde contre celui des saints ignorés des textes canoniques. Cela

n’empêchera pas sainte Anne de figurer définitivement au calendrier de l’Église universelle à la date du 26 juillet à partir de 1584.

La dévotion à sainte Anne s’était généralisée en Occident à l’époque des croisades, lorsque des reliques furent rapportées de Constantinople ou de Terre sainte et dispersées dans nombre de villes européennes (Brême, Chartres, Mayence, Vienne, etc.). Elle connaît un important développement à la fin du Moyen Âge : sainte Anne devient alors le modèle de la maternité et l’idéal à imiter pour les mères et les grands-mères, puisqu’elle est mère de Marie et grand-mère de Jésus. On ne compte plus en Europe les chapelles, églises, lieux de pèlerinage, montagnes, fontaines, villes, villages et lieux dits portant son nom. Après la Réforme, son culte régresse un temps, mais connaît un nouvel essor au xviie siècle,

notamment en Italie et en Espagne, deux pays en tête de ceux qui favorisent la réaffirmation des dogmes et des cultes malmenés par les protestants.

Le lien est étroit entre la dévotion, la présence des reliques et les sanctuaires de pèlerinage. Telle église sera réputée conserver une partie de son vêtement, d’autres son corps, comme la cathédrale d’Apt qui fournira à son tour en reliques de nombreux

sanctuaires, au point qu’une décision du parlement de Provence finit par interdire en 1621 que de nouvelles reliques soient dispersées. On en trouve également à Cluny, Rouen, Lyon, Angers, Paris, Auray…, et aussi en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, en Italie, en Espagne. À côté de ces grands sanctuaires se multiplient les pèlerinages dans de modestes chapelles ; c’est le cas, en France, en Alsace et en Bretagne, cette dernière province étant placée sous son patronage.

À ces reliques sont associés nombre de miracles : guérisons d’estropiés et d’aveugles, résurrections d’enfants et d’adultes, exorcismes… Des enseignes de pèlerinage de sainte Anne sont abondamment produites par certains de ces sanctuaires, surtout en Europe septentrionale, tout au long des xve et xvie siècles. Ces petits objets bon marché qui représentent sainte Anne en buste ou Anne, Marie et Jésus, non seulement constituent un souvenir pieux mais conservent une part des pouvoirs de la sainte. Certains sanctuaires offrent aussi aux pèlerins de petits miroirs qui leur permettent de capter, croit-on, le reflet

(9)

des reliques quand celles-ci sont exposées à la vénération publique, et de s’en approprier censément les pouvoirs. Enfin, dès la fin du Moyen Âge, et dans certaines régions jusqu’au xviiie siècle, de grandes statues en métal ou en bois polychromes, abritant ou non des reliques et représentant sainte Anne seule assise ou en buste, ou sainte Anne, la Vierge et l’Enfant, visibles de loin, sont portées en procession lors de grandes fêtes ou en cas de drames collectifs – épidémies, sièges militaires, sécheresse…

Avec l’imprimerie se multiplient des estampes de sainte Anne accompagnées de prières à réciter devant elles lors de ses fêtes ou au cours des pèlerinages, mais aussi de façon régulière, estampes accompagnées de prières souvent placardées sur portes et murs. Car sainte Anne est invoquée en de nombreuses circonstances quotidiennes liées surtout aux naissances – en cas de stérilité, d’accouchements difficiles, de tarissement de lait et de maladies des nourrissons –, aux mariages, aux épidémies et aux décès. La récitation de ces prières est liée à l’obtention d’indulgences et la remise de plusieurs milliers d’années de purgatoire.

Par ailleurs, des confréries fondées par des clercs, souvent des Carmes et des Franciscains, lui sont dédiées. Elles sont surtout actives et nombreuses dans les villes des régions

septentrionales, à partir de la seconde moitié du xve siècle jusqu’au début du xvie siècle.

Cette intensification de la dévotion à sainte Anne doit être rapprochée de celle accordée à Marie, dévotion qui se développe alors autour de l’Immaculée Conception de la Vierge.

Soutenue par les Franciscains, rejoints bientôt par les Carmes et les Augustins, cette doctrine est approuvée par le concile de Bâle en 1439 et ratifiée par Sixte IV en 1483, malgré

l’opposition des Dominicains. C’est aussi à partir de cette époque qu’Anne devient, comme Marie, un prénom masculin fréquent – que l’on pense seulement au connétable Anne de Montmorency (1493-1567). En France, deux reines favorisent son culte, Anne de Bretagne (1477-1514) et Anne d’Autriche (1601-1666).

Les patronages de sainte Anne sont très nombreux. Certains concernent des régions, en France la Bretagne. D’autres concernent des édifices de culte, ou des métiers : Anne est la patronne des gens de montagne, des marins, des mineurs, des menuisiers, des ébénistes, des orfèvres, des femmes de ménage, des palefreniers, des tailleurs, des graveurs, des meuniers, des tisserands, etc. D’autres enfin sont associé à des personnes ou à des phases

(10)

de la vie humaine : Anne est la patronne des mariés et du mariage, des mères, des veuves, des pauvres, etc[3]. Elle est invoquée pour faciliter les grossesses et les accouchements – la reine Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, fit un pèlerinage à Apt. Celle qui a appris à la Vierge à coudre a logiquement été promue patronne des couturières, des dentellières, des lingères et des gantières ; celle qui lui a appris la lecture sera volontiers considérée comme la patronne des maîtres et maîtresses d’école. On peut aussi s’expliquer le fait qu’elle soit également la patronne des menuisiers, des ébénistes et des tourneurs, non seulement parce qu’elle est la belle-mère du charpentier Joseph, mais aussi parce qu’elle a été le « tabernacle vivant » de Marie, la confection d’un tabernacle relevant peu ou prou de l’un ou l’autre de ces trois métiers. De même, qu’elle soit la patronne des mineurs vient peut-être du parallèle entre elle, donnant à l’humanité le plus magnifique trésor qui soit, à savoir la mère du

Sauveur, et les mineurs en tant que ceux-ci mettent au jour les richesses cachées dans les entrailles de la terre. Plus mystérieux, elle est la patronne des palefreniers, des tisserands, des orfèvres… et des fabricants de balais. Cette dernière fonction n’a sans doute rien à voir avec le fait qu’elle fut parfois considérée comme une sorcière, et doit s’interpréter plutôt comme une conséquence de son patronage des femmes de ménage, dont le balai est l’emblème…

Dans les dernières décennies du xve siècle et la première du xvie siècle, au moment où son culte est le plus intense, fleurissent de nombreuses « Vies » de sainte Anne. Rédigées surtout par des clercs, elles proviennent avant tout des pays septentrionaux – Allemagne et Pays-Bas – et d’Espagne. Ces « biographies de sainte Anne » s’adressent à un public

bourgeois où se recrutent en majorité les membres des confréries. Souvent illustrées par des gravures, elles remportent un immense succès jusqu’à l’avènement de la Réforme.

S’agissant du culte de sainte Anne, un Martin Luther ne mâche pas ses mots. Du moins le Luther de la maturité. Car le jeune Luther, comme on le sait de son propre aveu, a raconté qu’il avait invoqué la protection de sainte Anne un jour où il fut surpris par un violent orage.

S’en est-il voulu d’avoir été candide ? Toujours est-il qu’il semble avoir ensuite mis un certain zèle à brûler ce qu’il avait adoré. Quelques années plus tard, en effet, comme en témoigne l’un de ses Propos de table daté de 1523, la dévotion à la mère de la Vierge tient à ses yeux de l’opération de contrebande : « On a commencé à parler de sainte Anne quand j’étais un garçon de quinze ans. Auparavant, on ne savait rien d’elle, mais arriva un fripon qui nous amena sainte Anne, laquelle prospéra vite grâce aux dons de chacun ».

(11)

De fait, le succès éditorial des Vies de sainte Anne s’estompa, surtout dans les contrées passées à la Réforme. Mais dans l’Europe « catholique romaine », la production de livres sur la vie et les vertus de sainte Anne reprit de plus belle au xviie siècle. « Le plus ample et en même temps le plus passionné de ces ouvrages, relève Émile Mâle, est celui d’un carme déchaussé, le père Jean Thomas de Saint-Cyrille », pour qui, « après Jésus et Marie, il n’y a rien de plus sublime que sainte Anne » – il faut croire que le sujet inspirait cet auteur, car son livre, publié d’abord à Naples puis à Cologne, comportait plus de 600 pages…

II. L’iconographie de sainte Anne, entre narration et dévotion

La popularité durable de la sainte a suscité un grand nombre d’œuvres d’art, surtout entre le xiiie et le xviie siècle. Anne est représentée le plus souvent en femme âgée, vêtue à la mode du temps, et tenant parfois un livre. Elle quasiment jamais représentée seule. Les œuvres d’art la mettant à l’honneur se répartissent en trois catégories, selon les trois étapes de sa vie : avant la naissance de la Vierge, après cette naissance mais avant la mort de Joachim, et enfin celles qui sont postérieures à ce décès.

Les épisodes d’avant la naissance de la Vierge sont : Joachim débouté et chassé du Temple ; Joachim au désert ; l’annonciation à Joachim ; l’annonciation à Anne ; leur rencontre à la porte Dorée.

Après la naissance de la Vierge : naissance de la Vierge, présentation de la Vierge au Temple, et une scène pas vraiment narrative, dans la mesure où elle n’illustre pas un épisode à

proprement parler, mais où sont représentées les trois générations, Anne, Marie et Jésus, dans des compositions variées.

Après la mort de Joachim, enfin, deux scènes ont été illustrées par les peintres : la mort de sainte Anne et surtout ce qu’on appelle la « sainte Parenté ». En effet, dans sa Légende dorée, Jacques de Voragine fait démarrer son récit par la généalogie de la Vierge et donne l’arbre généalogique d’Anne en se proposant de démontrer qu’elle est née dans la tribu de Juda, donc qu’elle est issue de la lignée du roi David. C’est là qu’il raconte qu’après la mort de Joachim, Anne se serait remariée encore deux fois : d’abord avec Cléophas, puis avec

(12)

Salomé, dont elle aurait eu à chaque fois une autre fille appelée Marie, lesdites Marie ayant à leur tour de nombreux enfants. Anne est donc alors figurée flanquée de son abondante

progéniture.

On vient de restaurer une des baies du bas-côté sud de la cathédrale de Strasbourg, où apparaissent quelques-unes de ces scènes, avec des légendes en allemand — c’est un scoop que j’ai plaisir à vous montrer :

Vue de la fenêtre en son entier

Annonciation à sainte Anne (Gott hat dich erhoeret : « Dieu t’a entendue ») en présence de quatre prophètes ;

Annonciation à Joachim (kere nach Anna : « reviens vers Anne ») en présence de huit anges mains jointes (sans ailes)

Rencontre à la Porte Dorée en présence de quatre prophètes ;

Nativité de Marie (avec une apparition d’ange…) en présence de huit anges ;

Marie gravit les degrés du temple, en présence de deux prophètes.

A. Avant la naissance de la Vierge

La plupart des œuvres illustrent la vie de sainte Anne à partir du moment où les offrandes de ce dernier sont repoussées par le grand prêtre du Temple au motif qu’il est toujours sans enfant après vingt ans de mariage. Certains artistes ont illustré ce moment de rebuffade, tel Giotto dans ses fresques à la chapelle Scrovegni à Padoue, dédiée à la Vierge de

l’Annonciation, dans les premières années du xive siècle, le cycle le plus complet de l’enfance de Marie en Occident, avec douze tableaux sur le registre supérieur de part et d’autre de la nef, depuis le refus de l’offrande de Joachim jusqu’au mariage de la Vierge et de Joseph et au retour de Marie à Nazareth. D’autres se sont contentés d’en isoler quelques scènes.

1. Joachim débouté

(13)

Quand l’offrande est représentée par les artistes, il s’agit le plus souvent soit d’un agneau, soit d’une somme d’argent. On voit parfois le grand prêtre repousser Joachim avec plus ou moins de violence, mais d’autres fois Joachim plein de tristesse se retire dignement.

Dans le panneau de Benozzo Gozzoli, un disciple de Fra Angelico et de Ghiberti, Joachim, drapé de violet, et le prêtre, coiffé d’une tiare tronconique, sont placés de part et d’autre de l’autel. Le prêtre repousse Joachim devant témoins et lui indique la sortie. Celui-ci s’en va en se retournant vers le prêtre, un peu comme s’en va le Judas de certaines images de la Cène, ou plutôt comme Adam est chassé du paradis après la Chute. La légende de sainte Anne commence mal. Elle tournera progressivement en bien, Dieu aidant.

2. Joachim au désert

Dans la peinture murale de Giotto, Joachim est représenté en solide vieillard revêtu d’une somptueuse tunique dont les plis sont dignes d’une sculpture gothique. Il se tient, abattu, en face de deux bergers devant un rocher au pied duquel de dresse une cabane d’où sortent les moutons en rangs serrés. Son chien le reconnaît et semble s’en réjouir et mendier une

caresse, mais Joachim baisse la tête, l’air sombre. Ce que voyant les deux jeunes bergers échangent un regard inquiet, sans oser adresser la parole à leur maître. Il y a du génie dans cette manière de rendre la tristesse et ses effets sur autrui, devant une paroi rocheuse qui paraît symboliser par sa forme abrupte la décision sacerdotale tombée comme un couperet sur Joachim.

3. L’annonciation à Joachim

L’Annonciation à Joachim apparaît dans la Bible moralisée de Naples, conservée à la BnF (fr.

9651), du milieu du xive siècle (à droite sur l’écran) : Joachim, somptueusement vêtu pour les besoins de la peinture, est assis et fait un geste d’accueil en direction du messager divin, auquel ses compagnons, deux jeunes bergers, tournent le dos en devisant.

Le musée du Louvre conserve un retable du milieu du xve siècle comportant un certain nombre de scènes de la vie de la Vierge et attribué à un peintre originaire de Romagne, Giovanni Francesco da Rimini (vers 1420 – vers 1470), qui poursuit la tradition gothique, tout en y ajoutant certains traits de la peinture vénitienne et padouane. Parmi les panneaux, une

(14)

Annonciation à Joachim (à gauche). Dans un paysage montagneux, le père de la Vierge, nimbé et dont le poil gris et la calvitie ne laissent planer aucun doute sur son grand âge, se tient debout appuyé sur un bâton, pieds nus dans un champ parsemé de plantes dont des petits bancs de trèfles, dans un enclos, devant un puits et un abreuvoir. Son troupeau bien serré, au deuxième plan, est occupé à brouter. Sa tunique rose à galon doré, passée sur une robe jaune, de nouveau, n’est pas de celles que l’on attribuerait à la garde-robe d’un berger dormant à la belle étoile. Cette scène évoque celle de l’annonce aux bergers la nuit de Noël.

4. Prière d’Anne et annonciation à Anne

Dans le cycle de Giotto à Padoue, cette scène est figurée dans un de ces intérieurs dont les artistes du Trecento et du Quattrocento supprimaient l’un des murs afin que les spectateurs puissent assister à ce qui s’y passe. Alors que l’annonciation à Joachim se déroule en rase campagne, le peintre fait pénétrer ici dans la chambre à coucher d’Anne. Celle-ci est figurée de profil, nimbée et agenouillée mains jointes. Elle a la taille lourde, les traits se son visage sont marqués : Giotto est peut-être le premier peintre médiéval européen à s’aventurer du côté de la peinture de la femme âgée. Quoi qu’il en soit, Anne ne pleure pas mais regarde vers une lucarne où s’est encastré l’ange de son Annonciation. Dans son dos, sous un

escalier conduisant vers une improbable mezzanine, une servante file la quenouille, peut-être celle dont parle un texte apocryphe, laquelle méprise sa maîtresse parce qu’elle est stérile.

Anne n’en a cure et paraît prier en toute confiance.

5. La rencontre à la porte Dorée

Dans le Protévangile de Jacques, les retrouvailles des époux se font sur le seuil de leur maison, tandis qu’elles se passent en ville d’après Jacques de Voragine, que suivront la plupart des artistes, pour des raisons symboliques : cette porte était la porte orientale du Temple, censée demeurer close jusqu’à la venue du Messie d’après une prophétie d’Ézéchiel (Ézéchiel 44, 1-3) : « c’est par le vestibule du porche qu’il [le Messie] entrera et c’est par là qu’il sortira ». Cette entrée-sortie du Messie par une porte fermée fut interprétée dans la tradition chrétienne comme une annonce du Ressuscité entrant au cénacle toutes portes closes, mais aussi du Fils de Dieu s’incarnant dans le sein virginal de Marie – la rencontre d’Anne et de Joachim à la porte Dorée, censément close, constituant elle-même un renvoi éloquent au texte prophétique et à son interprétation patristique et médiévale.

(15)

La scène de la porte Dorée fut sans conteste la plus populaire du cycle pendant tout le Moyen Âge, car on l’a alors associée à l’Immaculée Conception de la Vierge, privilège selon lequel Marie est née préservée du péché originel en vertu d’une grâce exceptionnelle obtenue de son Fils. L’interprétation du baiser échangé à la porte Dorée comme le moment même de la conception « virginale » de Marie par ses parents fut largement partagée dès la fin du Moyen Âge[4].

Innombrables furent les représentations peintes ou sculptées de cette rencontre, du moins jusqu’à la fin du xvie siècle, et ce dès la fin du xiie siècle[5]. Les artistes représentent

l’événement soit comme une scène isolée, soit dans des images à épisodes où l’on voit dans des tableaux successifs Joachim dans le désert, l’Annonciation à Joachim ou à Anne, et enfin la rencontre. Ainsi, dans un panneau allemand du « Maître de la Vie de Marie », actif de 1463 à 1480, l’un des huit panneaux d’un retable probablement destiné à Sainte-Ursule de

Cologne. Au fond, le père de la Vierge se trouve parmi ses moutons, sur un sentier qui s’écarte de la ville, faisant pénitence dans la solitude ; au milieu, il semble s’être mis en chemin, accompagné de l’ange. Au premier plan, il embrasse Anne, sa femme, d’une manière plutôt chaste, lui serrant la main droite et lui passant le bras gauche dans le dos.

Tous deux portent de somptueux vêtements, notamment le manteau de brocart pour Anne dont la tête est prise dans une guimpe.

Le baiser qu’ils échangèrent, si l’on en croit Giotto à Padoue, fut tendre et intime – un baiser sur la bouche, les yeux dans les yeux. Une fois n’est pas coutume dans une église

chrétienne, c’est un vrai baiser d’un homme à une femme, ou plutôt, ici, d’une femme à un homme, car tout indique que l’initiative en revient, en l’occurrence, à Anne, s’il est permis de se fier à la manière dont ses mains prennent la nuque et la joue de son époux.

Il a existé quelques images de la grossesse d’Anne. Dans une peinture du xve siècle de Jean Bellegambe destinée à la dévotion individuelle et aujourd’hui conservée au musée de la Chartreuse à Douai, elle est en prière, sous le regard de membres de la hiérarchie

ecclésiastique, regroupés en vis-à-vis, comme pour suggérer une plaidoirie contradictoire : à droite, le pape reconnaissable à sa tiare et un cardinal au chapeau et à la pourpre la

contemplent, tandis qu’un autre cardinal, à gauche, flanqué d’un religieux (un franciscain probablement) la désigne du doigt au peuple processionnant derrière lui. Anne est

agenouillée. Sur son ventre apparaît dans une mandorle lumineuse la figure de l’enfant

(16)

qu’elle porte, comme l’on s’est plu à représenter dans la scène de la Visitation, par transparence, Jésus dans le ventre de Marie et Jean-Baptiste dans celui d’Élisabeth.

B. À partir de la naissance de la Vierge

Les artistes ont surtout retenu trois épisodes : la nativité de la Vierge, la présentation de la Vierge au Temple et l’éducation de la Vierge par sainte Anne. Les œuvres qui n’illustrent pas un épisode précis figurent sainte Anne avec la Vierge et l’Enfant, catégorie dont relève le tableau de Léonard de Vinci, auxquels s’ajoutent parfois d’autres personnages.

1. La Nativité de la Vierge

Nul texte ne précise où et quand est née la Vierge. Une date anniversaire a été

arbitrairement fixée, au 8 septembre, par le calendrier liturgique de l’Église latine. Selon Jacobus Polius, un franciscain rhénan auteur d’une Histoire des saints Joachim et Anne publiée vers 1650, « la Nativité de la Vierge est une des plus grandes dates de l’histoire du monde ». La faveur de pareils textes dithyrambiques pourrait être due en partie à l’insistance de l’Église post–tridentine sur le culte de Marie contesté par les Réformateurs. Elle rend bien compte, en tout cas, de la multiplication des œuvres d’art ayant pour sujet la Nativité de la Vierge.

Dans le grand panneau peint d’Albrecht Altdorfer (1480-1538), conservé à Munich et exécuté vers 1525, l’artiste a extrait la scène du contexte domestique de la chambre à coucher et l’a transportée gaillardement dans l’espace public d’une église (où des gens circulent, sur la droite au fond), ce qui ne manque pas de surprendre : il est assez rare de découvrir un lit à baldaquin dans un sanctuaire. C’est pourtant ce que montre la peinture, sans doute en raison de la conception immaculée de la Vierge, et aussi pour souligner que sa naissance est un événement qui s’inscrit au centre de la vie de l’Église ; peut-être aussi pour laisser entendre que la petite fille appartient de droit au personnel du temple. Le peintre n’a pas craint non plus de suggérer que l’on est en train de nourrir l’accouchée et de lui apporter une soupe. Au pied du lit, le berceau, avec la nourrice en train de changer l’enfant. Le registre du

merveilleux est convoqué lui aussi par le peintre, qui en fait planer de joie une farandole d’une quarantaine d’angelots tournant autour de trois piliers, tandis qu’un ange plus âgé, un as de l’encensoir, dirige son geste vers la petite Marie comme on encense l’ostensoir ou le

(17)

célébrant… Habillé en berger, ou en pèlerin, Joachim, si c’est bien lui, n’a d’yeux que pour son enfant ; il tient un pain sous le bras gauche et un bâton dans la main droite, et une gourde attachée à son cou lui pend dans le dos.

Le thème eut un grand écho dans la peinture en Amérique latine : voici le bain de Marie, un tableau de l’école de Quito… au Pérou.

2. La présentation de la Vierge au Temple

« À l’âge de trois ans, la Sainte Vierge fut sevrée et amenée avec des offrandes au temple du Seigneur. Il y avait autour du temple une montée de quinze degrés selon les quinze Psaumes graduels ; car le temple était bâti sur une montagne, on ne pouvait arriver à l’autel des

holocaustes, qui se trouvait en dehors, qu’en montant ces degrés. Quand la Sainte Vierge eut été placée sur le premier de tous, elle les gravit sans le secours de personne, comme si elle fût déjà parvenue à un âge mûr, et après l’offrande achevée, ses parents laissèrent leur fille dans le temple avec les autres vierges et revinrent chez eux » (Légende dorée). Le dispositif architectural des quinze marches est lui-même symbolique dans la mesure où il renvoie aux quinze « psaumes des montées » (Psaumes 120 à 134) qui accompagnaient la marche des pèlerins chaque fois (au moins trois fois par an pour les bons juifs) qu’ils se rendaient au Temple en « montant » à Jérusalem pour y célébrer les « fêtes de pèlerinage ».

Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, enluminées au xve siècle par plusieurs

générations de peintres, des frères de Limbourg à Jean Colombe, une miniature des heures de la semaine ordinaire, due à Jean Colombe, pour le samedi, jour traditionnellement

consacré à la Vierge Marie par la liturgie, montre la présentation de la Vierge au Temple. Les quinze marches ont été réduites à six. Sur la première se tiennent Joachim et Anne, figurée en femme jeune et svelte. La petite Marie, cheveux dénoués, monte les autres marches la tête haute vers les membres du clergé qui l’attendent – des moines tonsurés, vêtus d’aubes et de surplis. Le Temple de Jérusalem est représenté ici en cathédrale de Bourges, dont le duc de Berry avait fait refaire la grande fenêtre et son pignon entre les deux tours du portail.

Sur le flanc vertical de la première marche, inscrite en capitales dorées, l’invocation du début de la prière de chaque office, à prononcer par le propriétaire du livre d’heures : « Domine labia mea aperies, et os meum annuntiabit laudem tuam » (« Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange », Psaume 51, 17).

(18)

Le tableau gigantesque du Titien, peint pour la Scuola della Carità en 1534-1538, montre la silhouette menue d’une fillette dans un cadre architectural monumental – le contraste a évidemment été recherché. Mêlant le contemporain au monde juif ancien où la scène est censée se dérouler, Titien juxtapose des édifices Renaissance avec arcades et patio,

colonnes et loggias, à un pyramidion, construction qui suffit à évoquer l’Orient. De la même façon, nombre de figures semblent des notables sortis tout droit de leur palais vénitien, tandis que les deux prêtres ont des allures de prêtres juifs. Marie est enveloppée d’une mandorle. Cet hommage pictural n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’un motif normalement réservé aux personnes divines. La voici parvenue au milieu de son ascension (qui ne comporte que treize marches en tout, huit puis cinq). Elle fait un geste qui paraît

étrangement assuré, tout comme sa pose, en direction du grand prêtre portant tiare et éphod, vêtement traditionnel sacerdotal des grands prêtres juifs, sorte de corselet bridé d’or et de cramoisi, maintenu par une ceinture et des bretelles, soigneusement décrit dans la Bible (Exode 28, 6-14).

Cette scène de la Présentation de Marie enfant au temple se retrouve dans les cycles peints des églises orientales : en voici deux exemples provenant des églises du Troodos, le massif montagneux au centre de l’île de Chypre, avec une scène insolite, de bénédiction de Marie présentée aux prêtres par Joachim.

3. L’éducation de la Vierge

Cet épisode de la vie de la Vierge ne se trouve pas même dans les apocryphes, puisque ceux-ci indiquent que Marie quitte ses parents à l’âge de trois ans pour être consacrée à Dieu – nulle source n’indique qu’Anne aurait été l’institutrice de sa fille. Il apparaît

tardivement dans l’iconographie de sainte Anne, vers la fin du Moyen Âge, et connaît une belle carrière mais seulement (sauf en Angleterre, où elle commence plus tôt) à partir du xvie siècle, au moment où la dévotion pour sainte Anne devient populaire. C’est dans l’art de la réforme post-tridentine que la faveur de cette iconographie est la plus éclatante, dans l’art des retables et surtout dans la statuaire[6].

Un antependium d’origine anglaise daté vers 1335 et conservé à Paris au musée national du Moyen Âge, comporte quatre compartiments carrés aux bords curvilignes, dont les sujets sont, de gauche à droite : la Nativité de Jésus ; la Dormition de la Vierge ; l’adoration des

(19)

Mages ; et l’éducation de la Vierge. Cet ordre n’est sans doute pas d’origine. Pour respecter l’ordre chronologique, c’est l’éducation de la Vierge qui devrait être placée à l’extrémité gauche, puis Nativité, Adoration, Dormition. Mais peut-être l’actuelle disposition suit-elle l’ordre du calendrier liturgique.

Dans le compartiment qui nous intéresse ici, les deux saintes sont debout de profil, devant un fond abstrait quadrillé. Marie est tête nue, avec un diadème de fleurs ; Anne porte une guimpe et un manteau à revers d’hermine. Marie est encouragée par sa mère à déchiffrer le texte inscrit sur le livre ouvert posé sur un pupitre : Audi Filia et vide et inclina aurem tuam quia concupivit rex speciem tuam (« Écoute ma fille, vois et tends l’oreille, car le roi a désiré ta beauté »). Ce sont les mots du psaume 44, versets 11 et 12, devenus antienne liturgique, considérés comme l’annonce de l’élection de Marie, « parmi toutes les femmes », comme mère du Sauveur et épouse du Roi (le Christ, en l’occurrence), à une époque, le xive siècle, où l’art courtois a renforcé l’interprétation de l’Incarnation en termes d’épousailles amoureuses entre Marie et le Verbe incarné en elle.

Une miniature en pleine page des Grandes Heures d’Anne de Bretagne (Paris, BnF, lat. 9474), réalisées par l’enlumineur Jean Bourdichon entre 1503 et 1508 montre Anne en majesté, siégeant sur une cathèdre avec abat-voix, et Marie debout mains jointes faisant un exercice de lecture, tandis que Marie Salomé et Marie Cléophas semblent attendre leur tour…

Le schéma est sensiblement le même, mais l’ambiance tout à fait différente dans le tableau réalisé au xviie siècle d’après un original perdu de Georges de La Tour (1593-1652). La

technique du clair-obscur est mise au service d’un climat d’attention calme et d’intimité. Les deux paires de paupières sont baissées et filtrent la quantité de lumière qui convient à la lecture recueillie, dans la pénombre. Marie est concentrée mais détendue ; elle apprend à lire, cette fois, dans un livre imprimé que lui tient ouvert, tel un pupitre vivant, sa mère – une Anne nettement rajeunie.

L’Éducation de la Vierge, ou L’Éducation douce et insinuante donnée par une sainte, Paris, coll. particulière, repr. dans Thierry Lefrançois, Charles Coypel, peintre du roi (1694-1752), Paris, Arthena, 1994, pl. 25 , voir p. 67, et P. 168 et P. 169 (pure composition de genre, que l’on ne saurait considérer comme une peinture religieuse à part entière) ; c’est le pendant de L’Éducation sèche et rebutante donnée par une prude, de 1736 (repr. p. 170).

(20)

Ce thème a trouvé au xixe siècle encore un interprète chez Dante Gabriel Rossetti

(1828-1882). Son tableau, The Girlhood of Mary Virgin, « La Jeunesse de Marie », montre une Marie déjà grande mais pas encore femme, de profil, assise sur un tabouret dans une pergola peut-être vitrée d’où l’on voit un jardin, et flanquée, tout comme sa mère, d’une auréole comme en suspension. Anne, disposée presque frontalement, semble lui apprendre le tissage ou plutôt la broderie sur un petit métier qui permet d’aller rechercher son aiguille en dessous et qui maintient l’ouvrage bien tendu. Mais l’apprentissage de la lecture est aussi évoqué par une pile d’in-folio entassés sur le sol, au pied d’un petit ange qui paraît apporter tous ses soins à une fleur en pot qui ressemble fort à un lys, traditionnel symbole de la pureté, désignant en l’occurrence celle de Marie.

Quantité d’images de piété, d’Épinal ou d’ailleurs, et de peintures sur verre ont ce thème de l’Éducation de la Vierge.

4. Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant

Cette famille d’images ne renvoie plus à une scène narrative. L’association étroite des trois figures est communément désignée par les historiens de l’art sous le nom que lui ont donné les Allemands, « Anna Selbdritt », expression intraduisible, mais que l’on peut chercher à rendre par « Sainte Anne ternaire », qu’il convient de préférer, selon nous, à celle qui s’est répandue, y compris parmi les historiens de l’art, y compris dans le catalogue de l’exposition du Louvre, à savoir « Sainte Anne trinitaire », qui est fâcheux car il encourage des

spéculations dénuée de toute pertinence théologique.

Anne, Marie et Jésus peuvent se regrouper selon plusieurs schémas, selon que les figures sont rangées de manière verticale ou horizontale, comme le proposait Réau, ou, pour parler de manière moins géométrique et plus plastique et picturale, selon que domine le principe d’inclusion (la silhouette d’Anne servant pour ainsi dire à englober les deux autres, telles des poupées russes) ou celui de juxtaposition[7].

Le musée des Offices à Florence conserve une peinture à laquelle ont collaboré Masaccio et Masolino, voire un troisième peintre. La sainte Anne ternaire est entourée de cinq anges dont trois tiennent un drap d’honneur derrière le groupe et deux, à ses pieds, agitent des

encensoirs. La grand-mère, la mère et l’enfant sont peints à la même échelle, ce qui implique

(21)

qu’Anne soit assise plus haut que Marie, sur un trône invisible. C’est la solennité hiératique qui ici l’emporte, Marie regardant au loin d’un air souverain et Anne tenant de manière particulièrement altière le rôle d’une puissance tutélaire protégeant sa fille et son petit, ce dernier étant d’une herculéenne robustesse et prouvant sa divine précocité en bénissant impeccablement de la droite.

Dans le panneau de Memling, en revanche, la solennité est compensée par une manière de douceur et d’intimité facilitée par l’absence d’anges.

La fortune de ce groupe, loin de se limiter au panneau peint, fut considérable aussi bien dans l’enluminure que dans la sculpture. Pour le plaisir, et sans approfondir, je vous mets sous les yeux, à gauche, l’Anne ternaire des Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, avec Marie assise aux pieds d’Anne, « dans ses jupes », tandis qu’elle est figurée assise sur le genou droit de sa mère dans une autre miniature, du Maître de Dresde.

L’installation de la Vierge sur les genoux de sainte Anne ou dans ses bras, avec Marie sur un bras et Jésus sur l’autre, comme dans un panneau peint, sur le volet de gauche d’une

Annonciation, par le maître le plus populaire de l’école d’Ulm, Bartholomaüs Zeitblom (vers 1455 – vers 1518) et conservé au Louvre (à droite), ou les deux sur le même bras, comme dans une miniature de l’école française conservée au musée du Louvre où la sainte Anne ternaire se tient debout derrière Anne de Bretagne en prière, a souvent contraint les artistes à représenter Marie à échelle réduite. Mais cela eut pour effet, voulu ou non, de souligner le lien de filiation et d’intimité physique avec Anne (dont Marie est alors la « petite ») et de

« grandir » cette dernière. En témoignent quantité de sculptures encore en place dans les églises et relevant de ce qu’il est convenu d’appeler l’art populaire : celle de gauche a été découverte par nous lors d’un voyage à Lisbonne, au Musée national d’art ancien de cette ville ; celle de droite est à l’église de Plougonven, dans le Finistère.

Beaucoup de tableaux du type Sainte Anne ternaire représentent le groupe entouré d’autres protagonistes. C’est le cas du tableau de Giovanni Piemontese (actif entre 1456 et 1486, notamment à Florence et Arezzo), Sainte Anne, mère de la Vierge Marie, sainte patronne des mineurs, daté de 1471 (comme le dit l’inscription en lettres capitales gravée sur le sol).

En sens inverse, conformément à une tendance au plan rapproché, au zoom, qui vient du

(22)

second Trecento mais se fait puissante dans les panneaux peints et l’enluminure de la

seconde moitié du xve siècle, le groupe est parfois limité aux trois personnages, voire à deux seulement, comme dans un petit panneau peint (un pinacle de retable ?) par Lorenzo

d’Alessandro (72 x 34 cm) conservé au Vatican.

Albrecht Dürer a peint à l’huile, en 1519 (sa signature datée est inscrite sur la droite), une sainte Anne ternaire originale à tous égards, aujourd’hui conservée au Metropolitan de New York. Par la composition, d’abord : l’artiste a coupé court aux problèmes de disposition des trois figures en les installant en triangle, dans un cadrage serré. Sainte Anne, soigneusement voilée, a les yeux un peu exorbités et songeurs ; elle pose la main affectueusement sur l’épaule de sa fille en cheveux (coiffés) vêtue d’un élégant corsage à col haut et fermé ; Marie a joint ses mains aux doigts potelés tandis que son fils, aux cheveux blonds et bouclés, dort comme un bienheureux, les lèvres entrouvertes. Moment de paix, d’une grand-mère avec sa fille et son petit-fils…

L’huile sur bois réalisée par Léonard de Vinci (1452-1519), à laquelle il pense à partir de 1499 et qu’il n’achèvera pas, vient donc de faire l’objet d’une restauration. Ce grand tableau

(168 x 130 cm) conservé au Louvre est la quatrième et dernière composition de Léonard sur ce sujet. Elle frappe par les rapports étroits tissés entre les trois personnages à la fois par les échanges de regards et par l’intrication de leurs bras et de leurs jambes, et l’entrelacement de leurs corps fluides et mouvants qui ne menacent cependant en rien l’équilibre de

l’ensemble. Frappe également le fait qu’Anne semble à peine plus âgée que sa fille, ce que Freud avait remarqué en lui donnant une interprétation biographique – l’enfant naturel qu’était Léonard avait été probablement élevé par sa grand-mère chez son père et sa belle- mère, assimilant cette grand-mère à sa propre mère qui, elle, vivait loin de lui, et attribuant ainsi à l’enfant Jésus deux mères. En réalité, Vinci n’innovait pas vraiment, et l’étonnement du père de la psychanalyse s’explique par son ignorance du fait que l’art, comme nous l’avons signalé plus haut, a longtemps répugné à représenter les femmes de l’histoire sainte sous des traits vieillissants.

La composition imaginée par Léonard frappe aussi par le schéma en triangle qui parvient à inclure le groupe homogène des trois personnages, la tête de sainte Anne formant le sommet de ce triangle, le sombre drapé de la robe de sainte Anne le coin inférieur gauche et la queue de l’agneau l’angle inférieur droit, le tout reposant sur un éventail de pieds soigneusement

(23)

disposés. Mais par rapport au groupe habituellement plus statique, le tableau de Léonard peut être considéré comme une savante et suggestive mise en mouvement de la sainte Anne ternaire dans la mesure où la Vierge est bien assise sur les genoux d’Anne, tandis que Jésus semble tout juste descendu de ceux de Marie pour jouer à tirer les oreilles de l’agneau, symbole de son sacrifice à venir. Ces décalages constituent une intelligente et inventive façon d’éviter la disparité des échelles entre les trois silhouettes, de plus en plus mal supportée par le nouvel espace pictural, résolument physique, euclidien et perspectiviste, dont Léonard est l’un des plus talentueux utilisateurs. Mais il est permis de voir par-delà cette trouvaille de plasticien une profonde pensée théologique. Car la dynamique du groupe le fait pencher en direction du sol, pour dire l’Incarnation, et de l’agneau, pour dire le

sacrifice rédempteur, dont cet animal est le symbole, le tout s’opérant dans un climat idyllique de délicatesse, de communion, de consentement et d’extrême douceur[8].

La Sainte Anne ternaire a certainement été ressentie comme un sujet qui n’a pas son pareil pour manifester de manière éloquente la proximité physique qui peut exister entre les générations à l’intérieur d’une même famille : c’est ce qui se dégage, me semble-t-il, de ce tableau de Jordaens au début du xviie siècle, où Anne, Marie et Jésus regardent vers le spectateur comme s’ils fixaient l’objectif lors d’une séance de pose devant un photographe.

c. Anne et sa fille côte à côte

Dans ce schéma horizontal, les différents agencements des personnages n’imposent pas de diminuer la taille de la Vierge, ce qui a probablement encouragé les artistes à l’adopter couramment à partir du xve siècle. Sainte Anne et sa fille sont souvent placées de part et d’autre de l’Enfant, soit toutes les deux assises, soit l’une assise et l’autre à genoux. Elles peuvent aussi être assises côte à côte, la Vierge tenant son Fils dans les bras.

Ainsi dans le groupe sculpté polychrome de Trémaouézan, dans le Finistère.

Une fresque à l’église de Oyré, dans la Vienne

C. Après la mort de Joachim

Après la mort de Joachim, les apocryphes racontent qu’Anne épousa successivement

(24)

Cléophas, frère de Joachim, puis, à la mort de Cléophas, Salomé (ou Salomas). De ces deux maris elle eut à chaque fois une fille, Marie-Cléophas puis Marie-Salomé. Les deux Marie se marièrent à leur tour : la première avec Alphée, dont elle eut quatre fils – Jacques le Mineur, Jude, Simon et Joseph le Juste ; la seconde avec Zébédée, dont elle eut deux fils – Jacques le Majeur et Jean l’Évangéliste. C’est cette légende du triple mariage d’Anne – on parle de trinubium – qui, à partir du xve siècle, donna naissance à une nouvelle famille d’images, dans lesquelles est figurée toute la descendance d’Anne, c'est-à-dire non seulement Marie et Jésus, mais tous les personnages mentionnés. Dans certaines œuvres s’ajoutent à ces dix- sept figures quelques protagonistes supplémentaires : Stollanus et Emerentia, les parents d’Anne, sa sœur, Esmérie (ou Hysmérie), sainte Élisabeth et saint Jean-Baptiste, et même saint Servais, l’évêque de Maastricht, qui aurait été le fils ou le petit-fils de la sœur de sainte Anne, soit, au total, vingt-trois figures[9].

Connue d’abord sous le nom de « lignée de Madame sainte Anne » ou « Descendance apostolique de sainte Anne », cette famille d’images est le plus souvent appelée « sainte Parenté » (en allemand, « heilige Sippe »). Elle prolifère surtout dans la peinture du Nord des xve et xvie siècles, alors qu’elle est quasiment absente en Italie – sauf exception, comme ce tableau, vers 1500, conservé à Beauvais, qui installe les dix-sept personnages énumérés plus haut, désignés chacun par son nom inscrit et parfois aussi par son attribut, autour de la matriarche nimbée, assise sur un siège dont on voit les accoudoirs, devant un drap

d’honneur, tenant un livre ouvert. À sa droite, Joachim, premier de ses trois maris, croisant les bras et regardant vers son voisin, Joseph, l’époux de Marie, placée devant lui, plus haut que les deux autres Maries, et tenant sur les genoux Jésus avec son attribut, la croix avec la couronne d’épines. À gauche d’Anne, ses deux autres maris, Cléophas, frère de Joachim, et

« Salomon » – le Salomé des textes. Les hommes contre le cadre sont, à gauche, Dalpheus, c'est-à-dire Alphée, et Zébédée, à droite. Ce sont les deux époux des deux filles qu’eut Anne avec ses deux maris successifs, Marie-Cléophas et Marie-Salomé. Devant Dalpheus, Marie- Cléophas, avec à ses pieds leurs quatre fils : Jacques le Mineur avec un bâton de pèlerin en guise d’attribut, Joseph le Juste à sa gauche, Simon avec une équerre sur l’épaule et Jude à sa droite. À droite du tableau, devant Zébédée, Marie-Salomé avec devant elle Jean

l’Évangéliste et, au premier plan, Jacques le Majeur, un genou en terre, tenant lui aussi un bâton de pèlerin. On remarque que la seule des trois Marie à ne pas tenir un livre d’heures est la mère de Jésus, et que ce tableau de famille nombreuse ne figure que la descendance proprement dite de sainte Anne.

(25)

Sur ordre de l'Électeur de Saxe Frédéric le Sage, son mécène, Cranach l'Ancien, effectue en 1508 une tournée dans les Pays-Bas pour faire « parade de son talent » à la cour de

Maximilien. Il y visite les grandes villes d'art et y rencontre Quentin Metsys et Jean Gossart, dont l'influence est sensible dans le Retable de la Sainte Famille ou Retable de Torgau peint à son retour et commandé par Frédéric pour la chapelle Sainte-Anne de l’église Notre-Dame de Torgau, aujourd’hui conservé à l’Institut Städel à Francfort. Le choix du sujet est un prétexte servant à la représentation de la famille du dynaste et à l’exaltation de son rôle historique, calqué sur celui de la lignée de sainte Anne. Alphée est le portrait de Frédéric, Zébédée celui de son frère Jean le Constant, Joachim a les traits de Cranach, etc. C’est l’ordre qui prime, ici : sur le panneau central de ce retable en triptyque, les trois maris successifs d’Anne sont

installés en hauteur, dans une sorte de loggia derrière une balustrade ; Anne et Marie sont au centre, avec Jésus entre elles, tandis que Joseph somnole derrière Marie ; quant aux deux autres filles qu’Anne eut avec ses deux autres maris, elles sont installées chacune sur un des deux volets ; en retrait derrière, leur mari respectif, tandis que leurs enfants sont placées sur elles ou dans leurs jambes, deux des six qu’elles totalisent à elles deux ayant migré – faute de place ? – dans le panneau central. Étant donné la présence de ces deux sur le côté gauche du triptyque, on peut en déduire qu’Alphée et Marie-Cléophas, qui engendrèrent quatre fils, sont installés sur le volet gauche, tandis que Zébédée et Marie-Salomé figurent sur le volet droit.

2. La mort de sainte Anne

Cette iconographie, tardive, reste rare. Elle est en général calquée sur la Dormition de la Vierge.

Le décès d’Anne est figuré sur le volet de droite du Triptyque de la confrérie de Sainte-Anne à Louvain, de Quentin Metsys (1466-1530), conservé aux musées royaux des Beaux-Arts à Bruxelles, le panneau central figurant la sainte Parenté et celui de gauche l’annonciation à Joachim. Dans le panneau central, de la même façon que chez Cranach, les hommes sont à l’arrière-plan, comme parqués derrière une balustrade. Certains des enfants, en particulier celui de Marie Cléophas qui est assis sur le sol, à l’angle inférieur gauche du panneau, est touchant dans sa manière de s’absorber dans la contemplation des images qu’il manipule.

Dans le panneau latéral de droite, Anne est au lit, dans une chambre haute de plafond aux murs tendus de rouge, comme le couvre-lit, entourée de ses trois filles. Les deux Marie

(26)

(Cléophas et Salomé) sont agenouillées de part et d’autre du lit, essuyant leurs larmes, la Vierge debout tenant un cierge qu’elle place dans les mains jointes de sa mère couchée et yeux fermés, tandis que Jésus debout sur la gauche, vu de profil, bénit sainte Anne de la droite. De l’autre côté du lit, derrière la Vierge, deux hommes à l’identité incertaine, dont l’un en chapeau, qui pourraient être les deux maris des deux dernières Marie.

Un franciscain espagnol, Francese Eiximensis (1327-1409), mérite de prononcer le dernier mot. Dans sa Vie de Jésus-Christ, il fit preuve d’originalité en relatant la « Mort de sainte Anne, grand-mère de Jésus-Christ » (chap. 241) et en en faisant le paradigme du bien mourir, facilité il est vrai par la présence de Jésus, dans la bouche duquel le franciscain mit les mots suivants : « Ma chère grand-mère, ta vie a plu à mon Père et à moi, car dans ta jeunesse tu as gardé l’innocence, tu as vécu saintement et proprement par la suite, tu as toujours été très dévote et tu as plu à Dieu dans ton mariage. Ayant eu trois maris, tu t’étais unie à eux avec une sainte intention et tu as vécu sans péché avec eux. C’est pourquoi Dieu t’a donné les trois meilleures filles qui soient au monde. Et leurs fils seront parmi les plus grands princes du paradis ». Avec cette promesse, Anne pouvait mourir en paix…

Conclusion

Ce panorama donne assurément à rêver mais n’interdit pas de penser.Il illustre tout d’abord la richissime postérité artistique des écrits non canoniques. Sainte Anne n’en aura rien su, mais elle a contribué à faire de l’art chrétien dans son ensemble une sorte de cinquième évangile… un évangile de contrebande, mais très officiellement reçu dans l’Église, et si attachant…

Pour le reste notre dossier appelle la réflexion méthodologique et théorique dans plusieurs directions. Il permet de d’interroger sur les valeurs culturelles qui s’y disent. Le thème de l’éducation de la Vierge a servi d’emblème à l’alphabétisation de la société, l’apprentissage de la lecture et l’envoi des enfants à l’école. La Sainte Anne ternaire témoigne du prodigieux intérêt du Moyen Âge pour la généalogie. D’autres sujets du cycle comme la Nativité de la Vierge, la sainte Anne ternaire et la sainte Parenté, disent la fierté d’être mère ou grand- mère, plus démonstrative que la fierté d’être père… L’omniprésence du thème sous-jacent de la naissance virginale, que ce soit celle de Marie ou celle de Jésus, tend à exalter le rôle des mères et à faire rentrer les pères dans l’ombre… quand ils ne sont pas purement et

(27)

simplement congédiés, comme dans la Sainte Anne de Léonard de Vinci. Ces images furent ainsi comme des miroirs en lesquels une société censément patriarcale s’est avoué qu’elle pourrait obéir secrètement à (ou rêver d’) une autre logique, où le matriarcat compte autant sinon plus que l’ordre voulu par les mâles…

D’autres questions surgissent. Dans la conclusion du livre, nous en donnons plusieurs

exemples. Nous n’en retiendrons ce soir, puisqu’il est déjà tard, que ce qui concerne l’histoire des gestes de la tendresse parentale : Pourquoi le « joue contre joue » des icônes orientales de la Vierge de tendresse (Hodigitria ou Eleousa) apparaît-il aussi rarement dans l’art

d’Occident ? Comment interpréter l’improbable ou étrange nudité de Jésus ? Est-elle une attestation de virilité ? Et pourquoi la petite Marie, elle, n’est-elle jamais montrée

intégralement nue ?

Reste enfin à se demander, non pas en prophète annonçant l’avenir, mais en historien, non pas en s’interrogeant sur la vie des formes au sens de Focillon mais sur la survie (ou l’usure, la mort, la résurgence) des sujets, quelle sorte de destin la figure d’Anne a connu et peut connaître encore, passé le xviie ou le xviiie siècle. On l’a vu, elle ne disparaît pas au xixe siècle, et si l’on se contente de consulter sur ce sujet le Dictionnaire iconographique des saints, ses auteurs n’ont aucun mal à citer toutes sortes d’œuvres (gravures, peintures, sculptures, plâtres, faïences…), mais par des artistes plutôt mineurs et seulement jusqu’aux années 1930. Comme c’est le cas de nombreux thèmes iconographiques chrétiens, il n’est peut-être pas exagérément aventureux de penser que cette tendance douce se poursuit au-delà de ces années-là, comme si le « grand art » avait quand même déserté ce sujet qui donna pourtant naissance pendant des siècles à une cohorte d’œuvres stimulantes et vivantes pour bien des croyants. Il n’empêche qu’on le voit faire des résurgences de-ci de-là, dans l’art chrétien d’Orient, comme au monastère de Kikkos, à Chypre (Annonciation à Anne et Anne ternaire ; puis Rencontre de la Porte Dorée), mais aussi bien, en Occident, ainsi chez Arcabas :

Rencontre d’Anne et Joachim à la Porte dorée ; Éducation de la Vierge. Des toiles datant respectivement de 2010 et 2011…

Les légendes sont tenaces, surtout les plus touchantes d’entre elles…

(28)

François BOESPFLUG

[1] Voir le dossier publié par Le Monde des religions,

[2] Cette Légende dorée raconte la vie d’environ cent cinquante saints, saintes et martyrs, ainsi que des épisodes de la vie du Christ et de la Vierge commémorés par le calendrier liturgique. Il s’agit d’une d’une « compilation » de tous les éléments, historiques ou légendaires, qui se racontaient alors à propos de la vie et de la mort de tous ces saints

personnages. Ce fut une mine d’inspiration pour des prédicateurs désireux de disposer d’une réserve de miracles et d’anecdotes où piocher pour prêcher lors des fêtes mais aussi pour de nombreux artistes, surtout au Moyen Âge. Un nombre impressionnant de manuscrits en latin ou en langue vernaculaire – plus d’un millier – lui confèrent jusqu’au xvie siècle le premier rang après la Bible.

[3] Certains sont faciles à interpréter. Celle qui avait « formé la plus parfaite d’entre les filles des hommes » était la plus qualifiée pour devenir la patronne des mères de famille. De ce point de vue, sainte Anne occupe une place particulière parmi les saints vénérés au Moyen Âge : elle mérite de l’être comme mère et comme épouse, mais aussi comme épouse devenue veuve et mariée encore deux fois, le nombre de saintes mariées, et a fortiori celui des saintes remariées, restant minime en comparaison de celui des saintes vierges et/ou martyres.

[4] Elle fut encouragée par certains papes : en 1476, Sixte IV accorde une indulgence pour chaque office qui lui est consacré et, l’année suivante et de nouveau en 1483, il publie deux bulles interdisant aux théologiens de qualifier l’Immaculée Conception d’hérétique, sans pour autant interdire qu’on puisse adopter le point de vue adverse. Elle l’est aussi par certains conciles : concile de Bâle, 1439 ; 5e session du concile de Trente, Décret sur le péché originel,

Références

Documents relatifs

Enfin, à partir de J13, le syncitiotrophoblaste émet des travées radiaires qui pénètrent dans l'endomètre et entraînent avec elles un cordon de cellules

Elles sont interprétées – pour certaines – comme étant des morceaux de lithosphère océanique subduite.. À partir de l'étude structurée des documents et de vos

L'intitulé du nouvel enseignement de tronc commun "humanités scientifiques et numériques", et le format réduit de 2h hebdomadaires, alors que c'est le

21-47 Avis de motion est donné par Madame la conseillère Stéphanie Labelle que lors d’une séance du conseil, sera adopté le Règlement numéro 2021-05 relatif aux usages

Autrement dit, le Web  2.0 apparaît aussi bien comme forme panoptique, qu’en tant qu’outil d’une forme de gouvernement par l’économique (ou outil qui permet de

Elopak veut croquer SIG pour rivaliser avec Tetra Pak P.38 MACHINISMEAGRICOLE. Le

En utilisant la notion de densité, écrire un texte court pour expliquer pourquoi il est possible d’utiliser un matériau qui coule habituellement pour construire

En considérant la température uniforme et indépendante du temps à la surface de la Terre, en déduire la valeur T t de