• Aucun résultat trouvé

Presentation. Phenomenology, Leibnizianism and Politics

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Presentation. Phenomenology, Leibnizianism and Politics"

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

P RÉSENTATION

P HÉNOMÉNOLOGIE , LEIBNIZIANISME ET POLITIQUE

« Ich selbst bin eigentlich Monadologe » (lettre à Mahnke du 5 janvier 1917)

« Ich bin nur Leibnizianer » (lettre à Mahnke du 26 décembre 1917)

« Ich bin nun einsam, einsam in meinem festen Glauben an den göttlichen Sinn der Welt und der Menschheit, in der die deutsche Nation nur ein Zweig ist, der also seine Gesundheit, seine nationale Wahrheit und Echtheit nur haben kann als Zweig unter anderen Zweigen, die ihre Echtheit und Wahrheit für sich haben, und ihre eigene Freiheit, in der überall Gott waltet » (lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933)

Nous publions ici la partie la plus substantielle et philosophique de la correspondance entre Husserl et son disciple Dietrich Mahnke.

Q UELQUES ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES CONCERNANT D IETRICH M AHNKE

Qui était Mahnke ? Né en 1884 à Verden, décédé en 1939 à Fürth, il fut à la fois philosophe, historien de la philosophie et des mathématiques ; après ses études secondaires, il étudia conjointement les mathématiques, la physique et la philosophie, enseigna en lycée de 1911 à 1927, mis à part la période de guerre où il fut mobilisé pendant quatre ans comme offcier sur le front ouest. Intellectuellement, il subit l’infuence conjuguée de Dilthey, Simmel et surtout Husserl, et ses premiers travaux furent consacrés à Leibniz : s’opposant à l’interprétation dominante de Leibniz alors dominée par la méthode transcendantale des néokantiens de l’École de Marbourg et le logicisme de Couturat, il élabore en 1917, dans Une nouvelle monadologie, non seulement une nouvelle interprétation en accord avec les travaux de Paul Ritter, Willy Kabitz et Heinz Heimsoeth

1

, mais une œuvre philosophique originale, allant dans le sens d’une phénoménologie non transcendantale, mais platonicienne – à l’instar d’Adolf Reinach.

C’est en 1925 qu’il soutint sa thèse sur Leibniz sous la direction de Husserl à l’Université de Fribourg : Leibnizens Synthese von Universalmathematik und Individualmetaphysik [La synthèse leibnizienne entre mathématique universelle et métaphysique de l’individualité], publiée la même année dans le volume VII du Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung ; son effort visa avant tout à éviter toute interprétation unilatérale du prétendu

« système leibnizien » (que ce dernier fût reconstitué à partir d’une position purement logiciste ou autre), et à trouver dans la pluralité des perspectives contemporaines sur Leibniz autant de fls conducteurs parfois antithétiques qu’il voulait englober dans une

1

Ainsi que l’écrit G. B

ILLER

, article « Mahnke, Dietrich » dans la Neue Deutsche Biographie, Band 15, Berlin,

Duncker & Humblot, 1987, p. 691.

(2)

synthèse supérieure ; son fl conducteur principal fut cependant l’élaboration de la mathématique formelle, à partir de laquelle il tenta de défnir une voie d’accès à la métaphysique leibnizienne.

Il devint en 1926 Privatdozent à Greifswald, et publia la même année ses Neue Einblicke in die Entdeckungsgeschichte der höheren Analysis [Nouveaux aperçus sur l’histoire de la découverte de l’analyse] : en tant qu’historien des mathématiques, il s’y concentre avant tout sur Leibniz et son invention du calcul différentiel, en se démarquant de l’interprétation néokantienne notamment présentée par H. Cohen dans Le principe de la méthode infnitésimale de H. Cohen (Berlin, F. Dümmler, 1883). Puis, en 1927, il est élu Professeur ordinaire de philosophie à l’Université de Marbourg, où il confrme sa stature au sein des études leibniziennes, notamment par un travail sur les manuscrits de Leibniz conservés à Hanovre ; ainsi paraissent en 1931 les « Zusätze zu den ungedruckten Handschriften » [Ajouts aux manuscrits non publiés]

2

; l’Académie prussienne des Sciences le charge fnalement de l’édition de la correspondance mathématique dans le cadre de l’Akademie-Ausgabe, tâche qu’il ne put mener à terme du fait de sa mort accidentelle en 1939, et qui fut poursuivie par l’un de ses élèves. Son dernier ouvrage de fond, Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt. Beiträge zur Genealogie der mathematischen Mystik [Sphère infnie et centre universel. Contributions à la généalogie de la mystique mathématique], paraît en 1931 : « au fl conducteur du symbole géométrique du centre d’un faisceau de rayons qui s’élargit en sphère infnie, il tâche, en partant de Leibniz, de mettre en lumière des connexions mystiques et philosophiques essentielles qui se sont imposées pendant deux siècles et demi »

3

.

Devenu Doyen de ladite université de 1932 à 1934 – d’abord élu puis, comme il se doit, directement nommé par le recteur national-socialiste –, il fut en 1933 l’un des signataires de la profession de foi des professeurs d’université et de grandes écoles envers Hitler (« Bekenntnis der Professoren an der deutschen Universität und Hochschulen zu Adolf Hitler ») et, l’année suivante, devint membre de la SA (la Sturm Abteilung dirigée par E. Röhm, milice armée dont on rend généralement le nom en français par Section d’assaut). À sa décharge, à titre de membre actif de l’église luthérienne il manifesta sa désapprobation à l’égard des mesures de discrimination raciale promulguées dès 1933.

Pour donner une idée plus complète de sa contribution philosophique, indiquons ici les contributions majeures qui jalonnent sa bibliographie :

Leibniz als Gegner der Gelehrteneinseitigkeit [Leibniz en tant qu’adversaire de la spécialisation unilatérale des savants], 1912

« Die Indexbezeichnung bei Leibniz als Beispiel seiner kombinatorischen Charakteristik » [La

2

I n J.-E. H

OFMANN

& H. W

IELEITNER

, Die differenzrechnung bei Leibniz [Le calcul différentiel chez Leibniz]

pp. 559 et 562-600.

3

G. B

ILLER

, art. « Mahnke, Dietrich », p. 692.

(3)

symbolisation des index comme exemple de la Caractéristique combinatoire], i n Bibliotheca Mathematica, 3, 13 (1912/13)

« Leibniz auf dem Suche nach einer allgemeinen Primzahlgleichung » [La recherche leibnizienne d’une équation générale des nombres premiers], in Bibliotheca Mathematica, 3, 13 (1913)

Eine neue Monadologie, Kantstudien-Ergänzungshefte 39, 1917 Der Wille zur Ewigkeit [La volonté d’éternité], 1917

Das unsichtbare Königsreich des deutschen Idealismus [Le Royaume invisible de l’idéalisme allemand], 1920

« Die Neubelebung der Leibnizschen Weltanschauung » [Rendre à nouveau vivante la vision leibnizienne du monde], in Logos 9 (1920/21)

Ewigkeit und Gegenwart. Eine Fichtische Zusammenschau [Éternité et présent : une confrontation fchtéenne], 1922 Von Hilbert zu Husserl. Erste Einführung in die Phänomenologie, besonders die formale Mathematik , [De Hilbert à Husserl. Une introduction à la phénoménologie, en particulier à la mathématique formelle], in Unterrrichstblätter für Mathematik und Naturwissenschaften, 29 (1923)

Leibniz und Goethe. Die Harmonie ihrer Weltansichten [Leibniz et Goethe. L’harmonie de leurs visions du monde], 1924

Leibnizens Synthese von Universalmathematik und Individualmetaphysik [La synthèse leibnizienne entre mathématique universelle et métaphysique de l’individualité], Jahrbuch f. Phän. u. phän. Forschung., 1925

« Leibnizens Gegenwartsbedeutung » [La signifcation actuelle de Leibniz], 1925, in Unsere Welt 17, 1925

« Neue Einblicke in die Entdeckungsgeschichte der höheren Analysis [Nouveaux aperçus sur l’histoire de la découverte de l’analyse] », in Abhandlungen der Preußischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, Physische-mathematische Klasse, Nr 1 (1926)

« Die Entstehung der Funktionsbegriffe » [La genèse des concepts de fonction], in Kantstudien 21, 1926, pp. 426-428

« Leibniz als Begründer der symbolischen Mathematik » [Leibniz, fondateur de la mathématique symbolique], 1927

Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt. Beiträge zur Genealogie der mathematischen Mystik [Sphère infnie et et centre universel. Contributions à la généalogie de la mystique mathématique], 1931

Zur Keimesgeschichte der Leibnizschen Differentialrechnung [Etude historique de la genèse du calcul différentiel de Leibniz], 1932

« Der Zeitgeist der Barock und seine Verewigung in Leibnizens Gedankenwelt » [L’esprit du baroque et sa pérennisation dans le monde spirituel leibnizien], in Zeitschrift für deutsche Kulturphilosophie 2, 1936

« Die Rationalisierung der Mystik bei Leibniz und Kant » [La rationalisation de la mystique chez Leibniz et Kant], in Bulletin für deutsche Philosophie 13, 1939, pp. 1-73.

M ATHÉMATIQUE , DYNAMIQUE ET MÉTAPHYSIQUE À PARTIR DE L EIBNIZ

La simple indication du parcours de Mahnke et de ses ouvrages sufft à dégager une première idée centrale : les trois axes essentiels de la pensée de Mahnke résident dans la métaphysique, l’histoire de la mathématique formelle et celle de la physique, chacun de ces axes gravitant autour de la fgure centrale de Leibniz.

1/ Quant à l’histoire des mathématiques, l’intérêt de Mahnke se porte essentiellement

sur trois objets. Tout d’abord, l’invention par Leibniz du calcul différentiel : le grand texte de

(4)

H. Cohen sur le principe de la méthode infnitésimale et son histoire avait pour fn de penser la découverte du calcul différentiel non comme une pure technique mathématique, mais en fonction du problème spécifquement kantien de l’applicabilité des mathématiques à la connaissance physicienne de la nature, c’est-à-dire comme un problème concernant la réalité effective des choses, et non seulement la possibilité de concevoir des grandeurs

4

; bref, il s’agissait, conformément à la thèse cohénienne selon laquelle le progrès de la connaissance physicienne constitue le fl conducteur de l’élucidation transcendantale de la possibilité de la connaissance mathématique et de la pensée philosophique, de replacer le calcul infnitésimal dans le cadre d’une théorie de la connaissance de la nature

5

; par opposition, Mahnke tente d’élucider dans son caractère purement mathématique l’invention du calcul infnitésimal. Ensuite, l’analyse fonctionnelle : il s’agit pour Mahnke d’élucider les concepts essentiels de la théorie générale des fonctions, où Leibniz représente une transition essentielle entre Nicolas d’Oresme et l’arithmétisation contemporaine de l’analyse

6

. Enfn, le projet leibnizien d’algébrisation généralisée anticipe les efforts conceptuels les plus radicaux de la mathématique contemporaine, en particulier la théorie riemannienne des multiplicités n-dimensionnelles, prise pour fl conducteur par Husserl au § 70 des Prolegomena afn de dégager l’essence de théorie purement nomologique ; aussi Mahnke est-il amené, parallèlement à Leibniz, à considérer l’effort contemporain d’axiomatisation des théories, tel qu’il est mis en œuvre par Hilbert et théorisé par Husserl comme tendance de la mathématique vers la formulation d’une théorie universelle des formes de théorie dégagées de tout ancrage dans une région d’objets particulière

7

.

2/ Sur le plan de l’histoire de la dynamique, Mahnke présente Leibniz comme « le créateur proprement dit du concept moderne d’énergie » et « le premier à avoir découvert la loi de “conservation de la force” »

8

: partant d’une « conception de l’essence du monde comme activité sans repos, vie douée d’une force créatrice infnie », Leibniz élabore en dynamique le concept de force active (vis activa : mv

2

), conférant ainsi exactitude mathématique et calculabilité aux anciennes notions aristotéliciennes de δύναμις et d’ἐνέργεια (potentia et actus), et posant par là les fondations de la dynamique mathématisée ; ce faisant, il fonde la distinction moderne entre énergies cinétique et potentielle, dégageant en dynamique une grandeur mathématiquement calculable qui

4

H. Co

HEN

, Das Prinzip der Infnitesimal-Methode und seine Geschichte, Berlin, Dümmler, 1883, p. 52 (trad. fr.

M. de Launay, Le principe de la méthode infnitésimale et son histoire, Paris, Vrin, 1999, p. 83)

5

M

AHNKE

, Neue Einblicke in die Entdeckungsgeschichte der höheren Analysis, 1926.

6

M

AHNKE

, « Die Entstehung der Funktionsbegriffe », Kantstudien 21, 1926, pp. 426-428

7

M

AHNKE

, Von Hilbert zu Husserl. Erste Einführung in die Phänomenologie, besonders die formale Mathematik, 1923

8

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe. Die Harmonie ihrer Weltansichten [Leibniz et Goethe. L’harmonie de leurs visions du

monde], Erfurt, 1924, p. 32 (trad. fr. N. Depraz avec la coll. de M. Fichant, « Le concept scientifque de

l’individualité universelle chez Leibniz », Philosophie n° 39, 1993 : Leibniz, pp. 129-175, ici pp. 129-130).

(5)

ne se réduit pas à l’étendue cartésienne, ce qui permet d’éclairer la distinction entre géométrie et dynamique ; enfn, en découvrant l’expression mathématique exacte de la loi de conservation de la force, il pose les bases de l’énergétique contemporaine. Dans sa propension à voir en Leibniz le précurseur des notions et lois essentielles de la mécanique moderne, Mahnke va même jusqu’à lui attribuer la découverte de la notion d’énergie moléculaire et de la loi d’équivalence du travail mécanique et de la chaleur, voire de la loi de conservation de l’énergie

9

; mettant en évidence la généralisation par Leibniz du principe newtonien de relativité sous le titre d’« aequivalentia hypothesium » (équivalence des hypothèses) – à savoir le principe de la nature purement relative du mouvement, et l’équivalence subséquente des hypothèses explicatives qui adoptent des systèmes de coordonnées distincts, sans qu’on puisse trancher empiriquement entre elles

10

–, Mahnke fait implicitement de Leibniz le précurseur de la théorie de la relativité ; enfn, après avoir montré qu’il parvenait à concilier en mécanique le principe cartésien de la continuité de l’espace (qui vaut pour l’ordre phénoménal des événements manifestes ou physiques) et le principe atomistique de la discontinuité des substances individuelles (qui vaut pour l’ordre métaphysique ou non phénoménal des forces), Mahnke fait explicitement de lui le précurseur de l’hypothèse des quanta d’énergie de Planck, à laquelle il donne une fondation métaphysique, là où Planck la fonderait par voie empirique et inductive en en donnant une expression mathématique exacte

11

. Mahnke fait ainsi de Leibniz une lecture rétrospective au fl conducteur des découvertes essentielles de la physique contemporaine, faisant un usage assez large de la catégorie de précurseur et visant à mettre en évidence la puissance des vues anticipatrices de Leibniz.

3/ La conception métaphysique de Leibniz est à clarifer en étroite connexion avec sa dynamique, les concepts centraux de la dynamique correspondant exactement à ceux de la métaphysique : le concept fondamental de la métaphysique est celui d’activité, de force créatrice infnie de la vie

12

, de sorte que « l’élément de la réalité métaphysique, la monade, doit par essence être force ou énergie »

13

– énergie qui n’est pas réductible à la seule énergie cinétique, c’est- à-dire à sa manifestation phénoménale ou à un effet dynamique extérieurement observable, mais correspond à une « connexion intérieurement close qui n’est intelligible qu’à partir de l’activité propre »

14

, ou encore à « une force ou capacité d’action interne, non spatiale et supra-temporelle »

15

. Ce parallélisme entre conceptions

9

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 35 (trad. fr., 134).

10

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 39 (trad. fr., 138-139).

11

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 45 (trad. fr., 148).

12

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 32 (trad. fr., 129).

13

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 42 (trad. fr., 143).

14

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 41 (trad. fr., 142).

15

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 42 (trad. fr., 143).

(6)

dynamique et métaphysique aboutit à une métaphysique de l’individualité conçue comme principe d’unité interne et supra-temporel : en effet, l’essence véritable de la substance réside dans une substance-force interne, irréductible à ses effets extérieurs, mais qui fournit la loi fonctionnelle unitaire déterminant la série des processus vitaux de la substance – loi qui est à concevoir d’après le paradigme mathématique de l’équation fonctionnelle d’une courbe, et est « quelque chose d’éternel, d’immuable »

16

; ces forces primitives et substantielles sont irréductibles aux forces dérivatives qui se manifestent dans l’extériorité spatiale et possèdent seules une exactitude mathématique, elles « n’appartiennent plus du tout à la réalité physique, mais seulement à la réalité métaphysique, dont les lois sont de type individuel et téléologique »

17

– d’où la réhabilitation des formes substantielles ou entéléchies de la métaphysique aristotélicienne, qui sont d’essence téléologique mais doivent être conçues en harmonie totale avec les lois mathématiques de la causalité mécanique.

La dynamique leibnizienne se révèle ainsi à double face, l’une correspondant à la métaphysique aristotélicienne ainsi qu’à l’atomistique discontinuiste de Gassendi, et exprimant la réalité métaphysique située au-delà du monde phénoménal ; l’autre exprimant au contraire les lois de l’ordre phénoménal sous forme de lois mathématiques exactes, et correspondant à l’intuition cartésienne de l’espace continu et à un principe général de continuité des actions

18

. Et la diffculté essentielle du « système leibnizien » réside précisément dans la tâche de parvenir à concilier la validité physique de la loi de continuité, héritage du cartésianisme, et la validité métaphysique de la discontinuité des forces ou réalités substantielles

19

. Ainsi se comprend, dans le titre de l’ouvrage majeur de 1925, l’expression de synthèse leibnizienne entre mathématique universelle et métaphysique de l’individualité : elle désigne la tâche de penser l’harmonie entre physique mathématique et métaphysique, « la synthèse de la continuité et de la séparation », ou encore de surmonter

« l’antagonisme entre la légalité universelle et la particularité individuelle »

20

.

Une question centrale se pose : celle de savoir si les concepts métaphysiques généraux proviennent de la dynamique et en sont une expression généralisée – la dynamique étant alors le terrain régional d’élaboration des concepts métaphysiques fondamentaux, et ce par opposition à la thèse générale de Couturat selon laquelle la métaphysique leibnizienne procède de sa logique – ou si, au contraire, les concepts de la dynamique ne sont qu’une application particulière de notions universelles conçues indépendamment de toute région spécifque . En mettant en évidence la connexion d’essence qui existe entre dynamique et

16

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 42 (trad. fr., 143).

17

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 43 (trad. fr., 144).

18

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, pp. 43 et 45 (trad. fr., 145 et 147).

19

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 46 sqq. (trad. fr., 148 sqq.).

20

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 55 (trad. fr., 160).

(7)

métaphysique, Mahnke anticipe très largement la thèse défendue ensuite en France par Martial Gueroult

21

. Partant des questions de savoir si la dynamique est ou non « une pièce importante du système », et si la physique et le système métaphysique contribuent ou non à s’engendrer réciproquement, ce dernier tâche en effet de mettre en évidence le rapport de connexion réciproque de la dynamique et de la métaphysique : d’une part, l’origine métaphysique des notions de dynamique, puisqu’« en ce qui concerne l’origine des notions, [Leibniz] proclame que les concepts essentiels de force et de masse son sortis de considérations métaphysiques »

22

; d’autre part et inversement, « en ce qui concerne les conséquences métaphysiques, […] la dynamique serait la source des conceptions nouvelles de la substance et de l’harmonie préétablie »

23

. Ce faisant, Gueroult s’oppose aux interprétations de Cassirer, Hannequin, Couturat et Russell, qui

« nient l’origine métaphysique de la notion de force » autant que la valeur heuristique du terrain dynamique pour la réforme de concepts ontologiques fondamentaux, pour poser la thèse d’une « origine à la fois scientifque et logique » de cette notion

24

. Or telle est déjà la thèse de Mahnke : d’un côté, la dynamique est le terrain d’application et d’élaboration essentiel des notions métaphysiques de substance et de force ; mais de l’autre, cet ancrage dans la physique n’implique nullement la réductibilité de ces notions ontologiques au seul plan de la dynamique : car si les monades se réduisaient à des quanta d’énergie ou à des différentielles de forces, elles ne posséderaient qu’un caractère purement quantitatif, alors que l’effort philosophique de Leibniz vise précisément à penser le caractère « qualitativement individualisé » des monades

25

, c’est-à-dire leur essence de

« monde intérieur » clos sur soi et possédant une teneur intrinsèque irréductible au plan phénoménal ; et tel est précisément le trait ontologique de chaque « monade consciente d’elle-même », « en tant que personne membre du monde de l’esprit », que de se caractériser par une « spécifcité irrationnelle de vécu subjectif »

26

.

Aussi l’accent se déplace-t-il du terrain de la dynamique vers celui du monde de l’esprit , où Mahnke invoque, dans son interprétation de la thèse leibnizienne des degrés de clarté et de confusion, quelques traits empruntés à Dilthey : une monade animée peut représenter clairement le processus universel du monde « lorsque sa connaissance rationnelle et sa volonté libre laissent agir purement en elle la raison universelle et l’activité divine » ; et d’ajouter aussitôt : « La famme la plus vive de l’esprit du monde

21

M. G

UEROULT

, Leibniz. Dynamique et métaphysique, Paris, Aubier-Montaigne, 1967.

22

M. G

UEROULT

, Leibniz. Dynamique et métaphysique, p. 2.

23

M. G

UEROULT

, Leibniz. Dynamique et métaphysique, p. 3.

24

M. G

UEROULT

, Leibniz. Dynamique et métaphysique, p. 4.

25

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 56 (trad. fr., 161).

26

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 56 (trad. fr., 162).

(8)

jaillit tantôt en ce peuple de l’histoire mondiale, tantôt en tel autre »

27

– la théorie leibnizienne des degrés de clarté relative de la monade est ainsi reversée au chapitre de l’histoire spirituelle des peuples et de leur illumination relative par la famme divine

28

.

M AHNKE ET H USSERL À TRAVERS LE PRISME LEIBNIZIEN

Cette brève présentation des thèmes chers à Mahnke laisse mieux comprendre un pan entier de la correspondance entre Husserl et Mahnke, où ce dernier ne cesse de se défnir soi-même comme Wirklichkeitsmetaphysiker

29

: un métaphysicien qui tâche de penser la réalité effective, c’est un métaphysicien qui refuse de réduire l’individualité au seul plan des essences universelles, lequel ne saurait jamais rejoindre le plan de la pure individualité ; or, précisément, Mahnke veut prolonger l’intention métaphysique leibnizienne en une ontologie de la réalité effective individuelle, ou en une théorie de l’individuation qui ne saurait se contenter d’être une doctrine eidétique des formes structurelles nécessaires à un monde d’expérience possible. Au-delà des catégories régionales (temps, espace, matière, vie, animalité, personne, société…) et de leurs spécifcations matériales, exprimables par des concepts génériques et spécifques, se trouve la réalité effective ultime, individuelle, dans son détail ou ses plis allant à l’infni ; comment en rendre compte, dans une doctrine métaphysique de l’individuation qui aille au-delà des ontologies régionales et de la théorie transcendantale de leur mode de constitution spécifque ?

Si Husserl ne répond pas expressément à ces objections métaphysiques, on peut supposer ce que pourrait être sa réponse. Tout d’abord, loin de faire abstraction des réalités effectives individuelles, les ontologies régionales partent nécessairement de ces dernières : en effet, en vertu de la loi de fondation des essences matériales sur les réalités individuelles, toute investigation de l’essence d’une catégorie régionale d’objets part

27

M

AHNKE

, Leibniz und Goethe, p. 57 (trad. fr., 162).

28

Ce raccourci prend un relief particulier si on le met en relation avec l’adhésion ultérieure, franche et massive, de Mahnke à l’idéologie national-socialiste : en transposant à l’histoire des peuples (ou des cultures) l’intuition leibnizienne des degrés de clarté relative qui scandent l’évolution téléologique de la monade, il laissait d’emblée ouverte la possibilité qu’un peuple se présentât comme étant l’incarnation d’une telle « famme divine » ; même si en 1925 cette thèse ne possède évidemment pas encore un tel sens, elle laisse néanmoins la porte ouverte à une telle interprétation.

29

Par exemple, dans la lettre à Husserl du 3 mars 1932 (BW III, 480) : « Pendant ce semestre, j’ai lu des

choses sur la philosophie de la réalité effective [Wirklichkeitsphilosophie] (métaphysique) de Schopenhauer à

nos jours. […] Ce que je trouve là va certes dans une direction tout autre que la monadologie qui se

trouve dans vos Méditations cartésiennes, que j’ai étudiées avec grand proft. Mais c’est seulement grâce à la

manière dont se complètent mutuellement la structure évidente du monde que vous avez découverte et les

traits particuliers décrits par ces “métaphysiciens inductifs”, qui seuls transforment en ce monde effectif-ci

cette structure de monde douée de validité universelle –, qu’il pourra à mon avis en résulter une

philosophie de la réalité effective au sens plein, que j’appellerais également métaphysique, bien qu’en un sens

autre que vous ne l’entendez. »

(9)

nécessairement des réalités effectives données d’avance, qui sont individuelles, pour effectuer à partir d’elles une variation eidétique conduisant aux pures essences

30

; ensuite, loin d’avoir négligé totalement la phénoménologie de l’individuation au proft de la seule phénoménologie eidétique qui part des formes structurelles nécessaires à un monde d’expérience pour revenir ensuite à leur mode de constitution, Husserl a dans la période de Bernau tracé les axes d’une thématisation transcendantale de l’individuation, de l’haeccéité, tout en en montrant la connexion essentielle avec la forme spatiotemporelle, dans la mesure où l’individuation de tout étant est une individuation par le hic et nunc

31

.

De fait, leur correspondance est placée sous le signe de Leibniz, de manière beaucoup plus explicite que ne le sont les œuvres publiées de Husserl. En témoignent les nombreuses formules où Husserl se place lui-même sous l’égide de Leibniz, se concevant lui-même comme celui qui a eu à développer les vues métaphysiques générales de Leibniz pour les porter méthodiquement à une expression rigoureuse et scientifque :

Aujourd’hui encore je me sens proche de Leibniz, et votre interprétation de la Monadologie, telle que vous la caractérisez en quelques thèses, m’est de part en part intelligible ; et si je m’oriente d’après ces thèses, je puis dire que je la partage entièrement. Je pressens encore dans l’harmonie préétablie bien des choses dont Leibniz a eu l’intuition sans toutefois les mener à terme. Il est lui-même de part en part un esprit intuitif, mais ce qui hélas lui manque en toute matière, c’est de mener une analyse théorique et un développement détaillés, sans lesquels ce qui est intuitionné ne peut acquérir le statut de savoir scientifque. Je suis moi-même véritablement un monadologue. Je ne puis cependant aller aussi loin que Leibniz dans sa conception de la monade, qu’il compare au développement d’une série.

À Leibniz ne fait pas totalement défaut l’intuition de ce qu’est l’intentionnalité ; la représentation désigne bien pour lui quelque chose de très vaste, dont la portée est aussi grande que celle du vécu intentionnel. En ce qui concerne cependant la motivation immanente en laquelle se déploie toute intériorité, et qui est autre chose que la causalité, je ne puis la résoudre en nécessités mathématiques

32

. Je ne fais qu’être leibnizien : l’investigation des possibilités précède celle des réalités effectives – pour autant qu’on l’entend comme une science rigoureuse. Ce qui précède toute science, c’est la vie, et en dernière instance la vie transcendantale en laquelle les sujets monadiques et les communautés de sujets se sont cependant donné à eux-mêmes la fgure aperceptive de communautés d’hommes dans un monde spatiotemporel. Toute eidétique présuppose que l’on prenne son point de départ dans ce qui est factuellement donné

33

.

Vous devez encore apprendre à comprendre que la monadologie de Leibniz n’est qu’une vue anticipatrice de la mienne (et ce sans avoir toutefois la prétention de me comparer avec un Leibniz),

30

Cf., ici même, la lettre à Mahnke du 26 décembre 1927 (H

USSERL

, Briefwechsel III, 461), que nous citons plus bas.

31

H

USSERL

, Bernauer Manuskripte, n° 16 et 17, Hua XXXIII, 289 sqq. : « Über Phänomenologie der Individuation » (trad. fr. A. Mazzù et J.-Fr. Pestureau, Manuscrits de Bernau, Grenoble, J. Millon, 2010, p.

229 sqq.).

32

Lettre à Mahnke du 5 janvier 1917, BW III, 407-408.

33

Lettre à Mahnke du 26 décembre 1927, BW III, 461.

(10)

mais que la mienne est fondamentalement différente de celle de Leibniz. Dans la considération de l’intériorité intentionnelle, il apparaît que les monades sont impliquées les unes au sein des autres, que le dehors et le dedans n’entrent pas ici en contradiction, mais s’appellent au contraire l’un l’autre

34

.

Bien évidemment, selon la période à laquelle elles appartiennent, de telles références à Leibniz n’ont pas le même sens. En 1917 il n’est question, de manière vague, que d’intuitions métaphysiques générales dont Husserl aurait méthodiquement dévoilé la teneur, sans que l’on sache ce qu’il a exactement en vue : s’agit-il de thèses concernant l’essence de la logique, des mathématiques, de la réalité individuelle ou du rapport entre âme et corps ? En 1927, il s’agit de l’idée générale de la priorité de la saisie des possibilités vis-à-vis de celle des réalités effectives : que, selon Leibniz, Dieu ait d’abord la connaissance des mondes possibles avant que sa volonté ne crée le meilleur d’entre eux, cela préfgure le fait que toute science des faits a son fondement dans une science des essences qui les subsument – ce qui confère aux ontologies régionales le double rôle de fondement des sciences empiriques et de fls conducteurs transcendantaux pour l’élucidation constitutive. Enfn, en 1932, il s’agit expressément de la multiplicité harmonique des monades, à laquelle Husserl pense avoir donné des assises méthodiques intuitives par son élucidation de l’empathie : comment peut-on attester phénoménologiquement l’intuition métaphysique leibnizienne que toutes les monades sont des miroirs vivants de l’univers, c’est-à-dire qu’elles font l’expérience du même monde ? Eh bien, il est nécessaire d’observer méthodiquement les étapes de la constitution intersubjective en respectant l’ordre des strates : d’abord la constitution de l’autre ego par apprésentation analogique, ensuite celle de l’unique nature identique pour tous les sujets en vertu de la transposition à la place de l’autre, enfn, celle des mondes environnants culturels, qui pose la question de la centration culturelle et de l’accessibilité seulement conditionnée des autres mondes culturels.

De fait, à plusieurs reprises se manifeste – contre la vulgate du caractère indéfni et arborescent de la phénoménologie qui, pendant des décennies, a prévalu dans la réception française

35

– l’exigence husserlienne de méthode rigoureuse

36

, de système architectonique et de thématisation ordonnée de bas en haut (von unten nach oben) des couches de sens de l’objectualité mondaine : il s’agit de dégager l’eidos du monde de l’expérience pré-conceptuelle et pré- scientifque, d’en expliciter les couches de sens (temps, espace, matière, vie, animalité, personne…) ainsi que l’ordre de fondation de celles-ci, puis d’effectuer la constitution couche par couche et de bas en haut, en suivant cet ordre depuis la strate première de la temporalité ; ainsi, la phénoménologie s’oppose certes à toute systématicité si l’on

34

Lettre à Mahnke du 17 octobre 1932 (BW III, 486).

35

Cf. P. R

ICŒUR

, À l’école de la phénoménologie, Paris, J. Vrin, 1986, p. 156 : « L’œuvre de Husserl est le type de l’œuvre non résolue, embarrassée, raturée, arborescente ».

36

Ainsi écrit-il que ses Méditations cartésiennes constituent une sorte de « nouveau Discours de la méthode »

(lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933, BW III, 496).

(11)

entend par système un ensemble de thèses métaphysiques non intuitivement fondées

37

, mais elle n’exclut nullement la forme de systématicité descriptive qui est liée au dégagement eidétique de la structure du monde. Citons Husserl :

Ce que je demande en vérité, c’est une étude omni-englobante du monde des idées, de tous les systèmes de « possibilités idéales », qui puisse servir de fondement à l’investigation de la réalité effective et à l’interprétation défnitive de son sens. Donc l’édifcation englobante de toutes les ontologies eidétiques (non seulement de la mathesis pure, mais de toutes les ontologies de la nature, de l’esprit, etc.), mais ensuite (en relation avec leurs concepts fondamentaux, propositions fondamentales, principes de méthode) de toutes les phénoménologies, dans lesquelles on étudie chaque modalité fondamentale d’objectité en relation avec la conscience donatrice puis, à chaque fois, la conscience de telle ou telle espèce d’objectité (en opérant la réduction transcendantale) au niveau eidétique, sous l’angle de ses composantes réelles et intentionnelles. De tout cela résulte le système complet de toutes les possibilités eidétiques pour de possibles réalités effectives objectales et pour leurs relations d’essence à la conscience de ces réalités, qui les intuitionne et les connaît

38

.

De même, le parcours des lettres les plus récentes (qui datent des années trente) permet de récuser une autre vulgate de la réception française, celle d’un abandon par Husserl de la voie cartésienne conduisant à l’apodicticité de l’ego pur puis à l’élucidation transcendantale de la constitution des types d’objets, à laquelle se substituerait la reconnaissance de l’être absolu de la Lebenswelt

39

. On voit au contraire Husserl affrmer, jusqu’au bout et avec une totale constance, la nécessité d’une « radikale Selbstbesinnung à la Méditations cartésiennes »

40

, c’est-à-dire d’une prise de conscience méthodique et universelle qui ressaisisse ce qui est « premier en soi » : à savoir la conscience pure, qui constitue en son sein la totalité de l’étant mondain – ce qui est d’une totale fdélité à la

37

Lettre à Mahnke du 8 mars 1931 : « ce qu’il y a de décisivement nouveau, à la conversion radicale qui était seulement préparée par les Recherches logiques et est parvenue à percer dans les Ideen – et qui, en s’opposant à la philosophie conçue comme système, ouvre la voie à une philosophie rigoureusement scientifque (une « métaphysique », si l’on veut, conçue comme science rigoureuse). » (BW III, 473).

38

Lettre à Mahnke du 25 février 1917 (BW III, 410). De même la lettre des 4-5 mai 1933 (BW III, 498), celle du 3 août 1927, qui défnit la phénoménologie husserlienne comme analytique et s’édifant de bas en haut (BW III, 456), et celle du 26 décembre 1927, qui mentionne expressément le Weg von unten nach oben (BW III, 462). Cf. Cart. Medit., § 61, Hua I, 170, où est mentionné « le système phénoménologique des différents niveaux » (trad. fr. coord. par M. de Launay, Méditations cartésiennes, Paris, Puf, 1994, p. 194).

39

Cf. R

ICŒUR

, « L’originaire et la question-en-retour dans la Krisis de Husserl » in À l’école…, p. 294 : « La thèse en effet s’oppose à une prétention adverse, celle de la conscience, à s’ériger en origine et maître du sens. La première fonction du concept de Lebenswelt est de ruiner cette prétention. » C. R

OMANO

reconduit cette interprétation à la fn d’Au cœur de la raison, la phénoménologie (chap. « Une révolution anticopernicienne ») : « la prise au sérieux de la Lebenswelt aboutit à une remise en cause en profondeur de la “révolution copernicienne” kantienne, c’est-à-dire du tournant transcendantal en philosophie. » (Paris, Gallimard, 2010, p. 945). Ce n’est pas du tout en ce sens que nous entendons, pour notre part, la mise en question par Husserl de la révolution copernicienne de Kant : à savoir pas du tout comme un retour au réalisme.

40

Lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933 (BW III, 498).

(12)

thèse de l’idéalisme transcendantal. Ainsi Husserl souligne-t-il que jamais, dans l’analyse de l’empathie, n’a été abandonnée l’attitude transcendantale

41

, pas plus que la thèse de

« l’idéalisme phénoménologique et transcendantal », qui a au contraire ainsi reçu l’élucidation de son sens plénier : l’étant est reconduit à l’objet tel qu’il est pour moi, et ce dernier, à son tour, à un corrélat intentionnel qui tire son sens et sa validité de moi

42

; de même, il répond à Mahnke que l’opposition entre dedans et dehors, être-à-l’intérieur et être-à-l’extérieur, n’a plus guère de sens au sein de l’attitude transcendantale

43

.

H EIDEGGER ET LARRIÈRE - PLAN POLITIQUE

Il est diffcile de lire ces lettres sans garder également un œil sur le rapport de Husserl (et Mahnke) à Heidegger, ainsi que sur l’arrière-plan politique des années vingt et trente.

Heidegger fut comme Mahnke l’un des disciples très estimés de Husserl, et devint en outre le collègue direct de Mahnke à Marbourg lors de sa nomination en ce lieu, ce qui donna l’occasion répétée d’échanger des propos à son sujet, qui témoignent de l’évolution de l’appréciation de Husserl. En 1927, à la parution de Sein und Zeit, Husserl évoque l’impact que ne manquera pas d’avoir l’ouvrage de Heidegger, qu’il juge

« d’une originalité incomparable et allant en profondeur jusqu’au fond des choses », mais ce tout en relevant la considérable différence de méthode qui sépare sa phénoménologie de la sienne : cette dernière est caractérisée comme une

« phénoménologie analytique » – procédant à l’analyse eidétique des couches de sens de la réalité mondaine et à la réfexion sur leur constitution transcendantale – et comme une

« phénoménologie se construisant du bas vers les hauteurs »

44

– procédant à la constitution couche par couche en suivant leur ordre de fondation. En décembre 1927, il poursuit son éloge, s’émerveillant des « nombreuses vues profondes » de Heidegger, et du fait qu’il s’attaque à des problèmes que jamais Husserl n’a lui-même traités dans cette orientation et avec un tel souci du concret

45

. Puis tout change ! Husserl avoue en 1931 l’« immense déception » qu’a provoquée en lui la rupture avec Heidegger, alors que par tempérament c’est pour la vie qu’il s’engage dans une amitié ; une lecture plus attentive de Sein und Zeit lui a en outre montré que la prétendue phénoménologie heideggérienne n’avait, en fait, rien à voir avec la sienne ; il accuse Heidegger de partager l’aveuglement de tous ses disciples envers le caractère radicalement nouveau de la réduction phénoménologique, qui instaure une rupture dans l’histoire de la

41

H

USSERL

, Cart. Medit., § 62, Hua I, 175 (trad. fr., 199).

42

H

USSERL

, Cart. Medit., § 62, Hua I, 177 (trad. fr., 201).

43

Lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933 (BW III, 496), et du 17 oct. 1932 (BW III, 486).

44

Lettre à Mahnke du 3 août 1927 (BW III, 456).

45

Lettre à Mahnke du 26 décembre 1927 (BW III, 462).

(13)

philosophie et, seule, ouvre la possibilité d’une philosophie comme science rigoureuse

46

. En 1933, l’accusation se corse : outre la mention de l’antisémitisme explicite de Heidegger (y compris dans le cadre étroit de ses propres étudiants), Husserl lui reproche d’avoir absolutisé des évidences relatives et détourné le « sens fondamental, scientifque et radical », de sa propre œuvre de pensée

47

.

Le rapport avec Heidegger ne saurait cependant se dissocier du rapport à la situation politique de l’Allemagne. On l’a dit, Mahnke, tout d’abord réservé vis-à-vis du mouvement nazi, condamnant la croissance inquiétante des partis radicaux et se réclamant d’un idéal universel d’objectivité (Sachlichkeit) opposé à la particularité raciale brandie par les nazis

48

, se rallie ensuite au régime. Husserl ne cesse de se plaindre de l’épouvantable état de déréliction spirituelle dans lequel il se trouve, de son enfermement dans un « ghetto spirituel »

49

, de l’étiquette infamante de Juif qui lui est imposée (à lui qui s’est toujours pensé Allemand)

50

, et surtout du fait que son héritage spirituel risque de se perdre pour toujours, la jeunesse allemande refusant de l’écouter et ses livres risquant la destruction

51

. À cela, Mahnke fnit par répondre qu’il ne faut surtout pas confondre Hitler avec les grossiers propagandistes et la masse qui l’entourent :

En ce qui concerne Hitler lui-même, comme je l’ai lu dans son livre Mein Kampf, il est tout à fait clair sur un point : le peuple allemand est un mélange de races [Rassengemisch], et c’est justement à cela qu’il doit la multiplicité variée de ses talents. C’est pourquoi si, pour des raisons d’unité politique, il cherche à empêcher que ne se poursuive le mélange des races, il est cependant, en vue de la richesse spirituelle, obligé de laisser produire plus avant ses effets la présente multiplicité, qui caractérise le sang et les dispositions spirituelles

52

.

Bref, Husserl n’a rien à craindre…

Des lettres des années trente où s’exprime le profond désarroi de Husserl, nous convions le lecteur à revenir à celle du 17 octobre 1921 où, bien des années avant, il s’exprime sur sa judéité :

Je suis d’origine purement juive [rein jüdischer Abstammung], sans cependant avoir jamais joui d’une éducation confessionnelle ou “populaire” juive [eine konfessionnelle oder “völkische” jüdische Erziehung]. Je ne me suis jamais senti, et ne pourrai jamais me sentir autre qu’Allemand. […] Alors que j’étais étudiant, sous le coup de l’impression immense, décisive pour ma vie entière, que produisit sur moi le Nouveau Testament, j’entrai au sein de l’église évangélique. […] Et dès ma 18

ème

année, ma vie entière s’est à tel point déroulée hors de toute connexion avec la judéité que, pendant des décennies et jusqu’à peu,

46

Lettre à Mahnke du 8 janvier 1931 (BW III, 473).

47

Lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933 (BW III, 492-493).

48

Lettre de Mahnke du 15 mars 1933 (BW III, 490-491).

49

Lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933 (BW III, 491).

50

Lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933 (BW III, 492).

51

Lettre à Mahnke des 4-5 mai 1933 (BW III, 494).

52

Lettre de Mahnke du 4 septembre 1933 (BW III, 506).

(14)

j’avais oublié que du point de vue racial, j’étais vraiment Juif. […] Tout ce qui est grand – telle était ma thèse intime – est supra-national, bien que nécessairement marqué par une empreinte nationale

53

.

On saisit à quel point Husserl est éloigné de toute idéologie raciale : l’Allemagne se défnit pour lui uniquement en termes d’essence spirituelle (geistiges Wesen) ; par conséquent, loin que sa philosophie puisse être défnie (et rejetée) comme étant « juive » (als “jüdische”), c’est une « philosophie allemande », non certes au sens populiste ou racial, mais au sens spirituel, qui est toujours d’essence téléologique – elle est

« l’entéléchie véritable de la philosophie allemande, de celle de l’“idéalisme allemand”, en tant que son parachèvement sous une forme purement scientifque »

54

. On lira ainsi à travers cette correspondance une profession de foi internationaliste, voire supra- nationaliste, un appel aux valeurs éternelles de la raison ; appartient-elle seulement au passé ?

Dominique Pradelle

53

Lettre à Mahnke du 17 octobre 1921 (BW III, 432).

54

Lettre à Mahnke du 17 octobre 1921 (BW III, 433).

Références

Documents relatifs

Une nouvelle campagne de mesure de bruit sera réalisée en campagne après mise en place des nouvelles installations afin de valider l’absence d’évolution des niveaux sonores du

la somme, le produit, la composition de fonctions continues est une fonction continue.x. Fonctions continues

En supposant que l’entreprise désire utiliser à pleine ca- pacité son usine, trouver la répartition de la production mensuelle permettant de maximiser le bénéfice de

Dans cette d´ efinition, la norme de R 2 intervient (la notion de limite d´ epend a priori de la norme choisie sur R 2 ), la notion de d´ erivabilit´ e et de d´ eriv´ ee en un point

Vo l. Applications B-di f férentiables ... Applications différentiables en un point ... Applications Cn ... Di f férentiabilité de la composition ... Théorème de Frobenius

Nous allons donner plusieurs lemmes dont nous aurons besoin pour démontrer le théorème de corrélation visé. LEMME

Première partie de cette activité est l’ensemble des nombres, les opérations sur les ensembles numériques, des opérations inverses, non définis .Deuxième partie est le cercle

Quelle direction devez-vous choisir pour atteindre le sommet au plus