lueurs et pénombres
1784 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 septembre 2010
En relisant ce texte, je m’aperçois qu’il né- cessite un préambule sous forme d’avertis- sement.
Pas tellement pour celles et ceux qui y reconnaîtront un peu d’eux-mêmes, mais pour tous ceux qui seraient tentés trop ra- pidement d’en contester la forme ou le contenu. Je préviens, passez votre chemin, faux sensibles ou liseurs professionnels ! Ces mots ne sont pas pour vous, ils trans- pirent la passion dans une sorte de dé- sordre et de sensibilité diffuse. Les phrases qu’ils forment sont des torrents de joies immenses et de désenchantements. Les pa- ragraphes qui suivent sont vertigineux de bonheur mais aussi écorcheurs d’âme et générateurs de douleurs.
C’est à côté de la lumière chancelante d’une bougie que j’écris. Je m’efforce d’ex- pliquer comment la médecine peut possé-
der si totalement les individus qui la prati- quent, comment peut naître un attachement si extraordinaire pour ce qui n’est, après tout, qu’une masse de savoirs, qu’une som- me de rencontres qui coïncident parfois avec de véritables guérisons, mais aussi fréquemment avec des améliorations dou- teuses et avec de nombreux échecs face aux handicaps et à la mort.
Voilà plusieurs années maintenant que je griffonne des idées sur ce sujet sous forme de pense-bêtes disparates dans mon agenda ou sur des fichiers de mon ordinateur. De cette manière, j’essaye de retenir mes idées pour me les présenter. Ces efforts me per- mettent de ne pas les laisser s’envoler. Ce- pendant, la difficulté que j’éprouve à cha que fois en tentant de mettre un peu d’ordre dans mes notes, c’est que quand je récapi- tule, quand je cherche à résumer a poste- riori, il me manque toujours les véritables couleurs de l’existence. En effet, comment retranscrire tour à tour les mouvements de plaisir, d’irritation ou d’abattement qui nous lient avec notre profession ?
Il convient d’abord évidemment de rap- peler que la médecine n’est pas indivisible.
A l’hôpital en tout cas, elle paraît même parfois tellement fragmentée qu’il est permis de se demander s’il existe encore aujour- d’hui une médecine ou si on n’a pas plutôt
à faire à de multiples médecines dont certai- nes s’articulent entre elles alors que d’autres sont placées les unes à côté des autres un peu par hasard. Cependant, chaque théra- peute sait que ce que nous partageons tous avec notre pratique ne dépend pas d’abord d’actes différents accomplis avec des res- ponsabilités différentes. Il s’agit en parti- culier de l’acte de la mise en relation entre deux personnes lors de la rencontre avec le sujet qui souffre.
Il ne faut toutefois pas s’y tromper, l’uni- cité de la position des thérapeutes ne signi- fie pas unicité de ressentis. D’ailleurs, avec des étudiants ou entre confrères, nous pou- vons aisément aligner des mots pour rendre compte de la physiopathologie des mala- dies, pour attirer l’attention sur une évolu- tion ou sur l’inédite intrication de facteurs morbides. Cependant, au moment où nous voulons décrire les sensations exactes éveil lées en nous par la rencontre avec un malade, lors- que nous voulons traduire le cheminement que nous effec- tuons avec lui sur les bords de la vie, sentir tout cela produit des sensations que nul vocabulaire ne peut facilement exprimer.
En effet, comment dé crire des choses qui ne ressemblent à rien de ce que connaît le profane et qui sont si souvent tellement propres à chaque situation ?
Et me voici occupé à retranscrire tout cela à une heure du matin. Les pensées se bousculent dans ma tête qui est pourtant claire. Curieux cette envie de vouloir exami- ner les liens que j’entretiens avec ma pra- tique. Si je refuse un instant de penser de la même manière à cette question qui m’as- saille, je pense que c’est le recours au para- doxe qui constitue le meilleur moyen de réaliser cet objectif. En effet, c’est en don- nant à chaque mouvement une émotion égale et opposée que je traduis le mieux combien, pour moi, les pensées naissantes de joie, de craintes ou d’horreurs en avivent immanquablement d’autres qui, par de- grés, se transforment tantôt en satisfaction (la satisfaction de parvenir à assumer de lourdes responsabilités dans des situations souvent pleines d’embûches), tantôt en sen- timents d’impuissance (l’impuissance face à la rechute ou aux maladies qui progres- sent), … ou encore en sentiments de faveur lorsque je me rappelle que je demeure per- sonnellement à ce jour à l’abri des plus gran-
des souffrances.
A mon avis, le plus bel éclat de la pra- tique médicale est d’abord constitué par un appel vers l’humain. Cet être mysté- rieux à la fois fragile et puissant. Soigner des malades, être à l’écoute du monde en- vironnant et de soi-même dans un équi- libre toujours mouvant, décrypter des si gnes et les intonations qui accompagnent les mots échangés, tout ceci constitue des jouissan- ces troubles et violentes qui me possèdent tout entier. Il me suffit d’éprouver ce fris- sonnement pour trouver la force de conti- nuer.
Prendre du temps pour exprimer ces cho- ses me permet de surmonter les moments difficiles et de traverser des périodes arides.
Par cette énergie qui se découvre de mes perceptions et de mon imaginaire, il me plairait beaucoup de montrer au lecteur que l’aventure vaut la peine d’être vécue.
Et même si la partie n’est jamais gagnée d’avance, elle a, de toute façon, de bien meilleures chances d’être féconde avec de la réflexion et de la créativité !
Dr Christophe Luthy Service de médecine interne de réhabilitation Département de réhabilitation et gériatrie HUG,1211 Genève 14 christophe.luthy@hcuge.ch
Pourquoi exercer la médecine ?
… comment retranscrire les mouvements de plaisir, d’irritation ou d’abattement qui nous lient avec notre profession ? …
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