Et si après c’était maintenant ?
Dans le cadre de ma reprise d’études en psychologie (j’étudie également la naturopathie en parallèle), j’effectue une thérapie depuis le
début de l’année. L’un des thèmes sur lequel je « travaille » avec ma
thérapeute est le fameux « je serais heureuse quand… » Depuis que j’ai
passé mon bac en 2003 (ça remonte, donc !), j’attends que ma vie démarre.
J’ai le sentiment de l’avoir mise en pause quand j’ai plongé dans les troubles
du comportement alimentaire de 2003 à 2007, suite à quoi mes problèmes
digestifs ont démarré et avec eux, ce report de ma joie à
« après ». « J’irais
bien après, quand je n’aurais plus mal au ventre », « je me sentirais
légère après, quand j’aurais trouvé la cause et la solution de mes maux ».
Toujours après.
Des exercices de coaching m’ont fait prendre conscience que la personne que je projetais dans le futur, exempte de tout problème
intestinal, libérée de toute pensée obsessionnelle, celle que j’idéalisais, qui
sautillait plutôt que marchait, qui rirait sans cesse, qui prenait la vie du
bon côté, et qui trottinait toujours sous le soleil (jamais sous la grisaille,
en mode été toute l’année), qui savait où elle allait (confiante et sereine),
qui était patiente avec son fils, épanouie dans son job, active et souriante, n’était
qu’une illusion. Cette projection d’une Alice apaisée n’est qu’une excuse que
je me donne pour ne pas être en forme ici et maintenant.
Et si j’ai mes problèmes au ventre jusqu’à ma mort, je vais tirer la tronche jusqu’à ma mort ?
L’une des premières choses que j’ai faites quand le mot
« confinement »
a été prononcé, c’est de noter des croix dans mon agenda, à la manière d’un
prisonnier dans sa cellule qui compte les jours avant sa libération. Les
pensées associées à ce geste, que j’ai reproduit plusieurs jours avant de
refermer mon calendrier, étaient toujours liées à « l’après ».
« Quand tout ceci sera terminé », « Quand on pourra enfin sortir dans la rue »,
« Quand le virus ne sera qu’un lointain souvenir »… Alors je
pourrais être bien, alors je pourrais faire telle et telle chose, après après
après… Et s’il n’y avait pas d’après ? Et si c’était ça, la vie, la
vraie ?
Voilà des années que je rêve d’une retraite méditative… et
si c’était justement le moment de méditer les yeux grands ouverts ? Les
conditions ne seront pas toujours réunies. Parce qu’un temple
bouddhiste au
milieu de la pampa n’est pas le seul endroit pour faire le vide en soi et
apaiser son mental. Je peux aussi faire tout cela chez moi, même entourée de
mon fils, mon mari, ma mère et ma sœur. Accepter ce qui est, là, maintenant. Tel
quel. Sans dorure. Parce que demain n’existe pas. Parce que demain, je ne
serais pas plus heureuse que maintenant. Parce que je donne tout pouvoir aux
situations qui viennent de l’extérieur, alors que seules nos pensées ont la
possibilité de créer des émotions en nous.
Ce que nous ressentons n’est pas lié à l’actualité, à ce que telle personne nous a dit ou pas dit, à ce que nous avons pu lire ou entendre,
à notre boulot, nos enfants, nos parents… Seules les pensées que nous avons au
sujet des circonstances dans notre quotidien sont responsables des émotions que
nous ressentons. De ces émotions découlent nos actions, qui engendrent eux-mêmes
des résultats.
Je vois bien que mon cerveau tente de mettre mon existence
sur pause. Qu’il me fait imaginer l’après confinement, comme si ces quelques
semaines à venir n’étaient qu’une parenthèse dans la vie que j’espère voir
démarrer un jour ou l’autre. À presque 35 ans, j’attends encore d’avoir
le feu vert. Sauf que le top départ m’a été donné en octobre 1985, voire neuf
mois avant, et que ma vie c’est ici et maintenant.
Depuis lundi dernier, je tricote une pelote dans le but de
réaliser un tour de cou. Voilà deux fois que détricote mon snood car je ne suis
jamais contente du résultat. Le geste me fait penser à Pénélope qui a attendu le
retour de son Ulysse en tissant et en défaisant chaque jour le même linceul,
pendant plus de 20 ans… N’est-ce pas là une manière de repousser la fin de mon
activité ? En n’étant pas satisfaite de ce que je fais, je n’obtiens
jamais de résultat. Je remets le chef d’œuvre à plus tard, préférant un snood
parfait plutôt que rien du tout. Ma pelote précédente a terminé en « rien
du tout » justement…
Cette période de confinement est l’occasion idéale pour moi de chercher de la joie dans les petites choses qui sont à ma portée, que je
réalise tous les jours en les prenant pour argent comptant. Et continuer à me dire
que la vie reprendra son cours après,
c’est nourrir sans cesse cette illusion que mon bonheur réside dans le futur,
dans la prochaine pelote…
Mon fils, Gabriel, âgé de 25 mois, a pris l’habitude de
repousser ce à quoi il n’a pas envie de se soumettre avec des
« après » :
changer la couche, s’habiller, se mettre en pyjama, se laver…
C’est « après ».
Pour lui, « après » est en fin de compte un moment qu’il souhaite ne
pas voir arriver. Pour blaguer, je lui réponds « oui, après, ou cet
instant qui ne vient jamais ! ». Cet échange en dit long sur les
actions que l’on place dans « demain », « le mois prochain »,
« quand je pourrais retrouver mes amis et courir au parc… » !
Et si la vie qui nous était donnée, c’était justement
celle-ci ? Va-t-on sans cesse repousser la date effective de notre
bien-être à un temps prochain, dans lequel nous aurons toutes les libertés,
dans lequel nous serons débarrassés de toute douleur, dans lequel nous aurons le
corps ferme et la peau lisse, le compte en banque rempli, un couple solide, de
beaux enfants calmes et studieux, un chef reconnaissant, l’approbation de notre
entourage et tout ce qui s’en suit ?
Hier soir, en plein coup de mou, j’ai pris conscience que j’avais le choix entre m’allonger sur mon lit et broyer du noir, ou mettre « Blinding lights » à fond dans ma cuisine et danser comme une folle. J’ai opté pour la seconde option. Mon défi pour les jours à venir est le suivant : m’épanouir entre quatre murs, avec ce que j’ai à ma portée, ni plus ni moins. À chaque seconde, j’ai une décision à prendre : céder à la peur et à l’ennui, ou m’étirer toujours un peu plus vers le haut, Covid-19 ou non. Après, c’est maintenant.
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