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DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS. Cadres, qui êtes-vous? (en collaboration) Éditions R. Laffont, , La grande crise Éditions Denoël, 1969

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LES COMMERÇANTS

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DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS

Cadres, qui êtes-vous ? (en collaboration) Éditions R. Laffont, 1968 1929, La grande crise Éditions Denoël, 1969

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MAURICE ROY

LES COMMERÇANTS

ENTRE LA RÉVOLTE ET LA MODERNISATION

27, rue Jacob, Paris V I

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© Éditions du Seuil, 1971.

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1. La contestation dans les boutiques

« Chaban-Delmas et sa clique ont mobilisé tous leurs flics. Pourquoi ce déchaînement? Parce que Chaban et toute la maffia capitaliste qui le soutient crèvent de trouille devant la révolte des petits commer- çants et artisans.

« Nous nous battons pour que ça change radicalement, pour liquider les gros, pour survivre le temps que se construise la France du peuple sur les ruines de la France du fric. »

Grenoble, avril 1970 : par poignées dans les rues, à la porte des magasins, à la sortie des usines, ce tract est distribué. A la violence du ton, au simplisme et au radicalisme de l'argumentation, on devine que des étudiants gauchistes en ont influencé la rédaction. Mais quelques commerçants et artisans de l'Isère y ont aussi participé et la plupart de leurs camarades en approuvent plus ou moins les termes. Le tract est du reste signé : « Petits commerçants et artisans contestataires ».

Ainsi, en deux ans, la " contestation ", ce refus global de la société industrielle capitaliste, cette volonté de faire table rase du présent sans trop savoir par quoi le remplacer, partie des jeunes intellectuels parisiens, a atteint certaines boutiques et certaines échoppes de la province française. Beaucoup s'en étonnent. « Par quels chemins, pour quelles raisons, disent-ils, ceux qui passaient jusqu'ici pour les plus fidèles soutiens des régimes en place, ceux qui ont continué de travailler, en mai 1968, à l'heure où la France entière était touchée par la frénésie de la grève générale, sont-ils passés sur l'autre bord, celui des contestataires les plus virulents? »

Ils ne sont cependant pas les premiers. Quinze ans plus tôt, à une époque où le mot " contestation " n'avait pas encore fait la conquête

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des salons parisiens, son esprit inspirait déjà le langage de certains révoltés des campagnes et des villages de France.

« Assez de misère et de sang, disaient-ils. Commerçant, artisan, tu connais ton métier, tu es au service de tes clients, tu te bats pour sauver ton patrimoine. Et pourtant, bénéfices et capital sont engloutis parce que les trusts apatrides sont résolus à tout pour t'écraser et te faire disparaître, pour te réduire en esclavage. »

Et encore : « Le peuple de France en a assez des compromissions, des scandales, des trahisons, et des abandons. Il en a assez de voir danser le rigodon sur son ventre par une maffia apatride de tra- fiquants ou de pédérastes »

La " maffia " était alors " apatride ", elle est devenue " capitaliste mais pour certains les deux mots sont synonymes.

Comment, deux fois en quinze ans, a-t-on pu si facilement ras- sembler épiciers, libraires et cafetiers paisibles sur de tels mots d'ordre?

Deux hommes.

Dans les deux cas, un homme jeune, dynamique, sorti du peuple, aux idées simples, au verbe facile, attirant une sympathie immédiate, a allumé la mèche. Il a mobilisé ses camarades commerçants et artisans. Non sans succès.

Le premier, M. Pierre Poujade a rassemblé plus de 350 000 adhé- rents et surtout, au terme d'une escalade foudroyante, sans exemple dans l'histoire politique française, il a recueilli 2 483 000 voix aux élections législatives du 2 janvier 1956, soit 9,2 % du nombre des électeurs inscrits. Il a fait ainsi entrer à l'Assemblée nationale 52 députés portant les couleurs de l'Union de défense des commerçants et artisans (U.D.C.A.), dont la moitié - pour la première fois dans l'histoire parlementaire française - était des commerçants.

M. Gérard Nicoud, le second, n'en est pas là. Il se défend de toute

1. Extrait de l'éditorial de Pierre Poujade dans Fraternité française du 10 sep- tembre 1955. Cité par Stanley Hoffmann, Le Mouvement Poujade (Armand Colin, Paris, 1956), p. 142.

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ambition politique. La révolte qu'il a cristallisée et personnifiée a cependant joué un certain rôle dans l'échec du référendum du 27 avril 1969 qui a entraîné le départ du général de Gaulle. Elle a, en tout cas, contraint le gouvernement à mener une politique malthu- sienne. Et voici M. Nicoud, inconnu un an plus tôt, à 24 ans, ras- semblant, en juin 1970, les représentants de 84 départements pour le congrès national du Mouvement qu'il a créé et qu'il anime, le Comité d'information et de défense (C.I.D.). Le voici, lançant un journal, rédigeant un livre, projetant de créer une banque. Ses troupes, à l'automne 1970, compteraient, selon lui, 6 000 militants et 89 000 adhérents, sans compter les sympathisants.

Les débuts des deux leaders du commerce en colère furent très semblables. Leur rapprochement est révélateur. Ceux de M. Poujade, ses chantres les ont racontés à leur manière, en 1955, dans un tract destiné aux électeurs du conseil d'administration d'une caisse pri- maire de Sécurité sociale. C'est un récit savoureux et en bonne partie exact.

« Poujade, devançant l'appel, s'était engagé, écrivent-ils. Pendant les années sombres de l'Occupation, époque pendant laquelle les contrôleurs ne risquaient guère que de se blesser avec leur porte- plume... Poujade tenta de rallier l'Angleterre après l'Espagne, séjourna six mois dans une prison espagnole, puis parvint à gagner Rabat.

« Soigné pour les maladies contractées en prison, il fit la connais- sance d'Yvette, infirmière algéroise de l'armée de l'Air, et d'Yvette, il fit sa femme.

« Quatre enfants naquirent, Yves dix ans, Patrick huit ans, Maggy- Noël six ans et demi et Alain cinq ans.

« Ce bon père de famille, après sa démobilisation de la R.A.F., fut représentant en papeterie-librairie puis s'ouvrit un cabinet de location de livres à Saint-Céré, à force de travail et d'économies.

Enfin, il eut pignon sur rue..., un petit pignon, une boutique de 3 mètres sur 2 dans laquelle il se mit à vendre livres, stylos, papier à lettres et cartes postales. »

En fait, à sa démobilisation, M. Poujade a 25 ans et deux enfants.

Il revient dans sa ville natale, Saint-Céré (Lot), et n'y trouve pas facilement à s'employer. Il s'en plaindra amèrement plus tard. Mais quelques années après, il s'est fait une situation correcte dans la

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représentation en librairie. Il avouera lui-même être alors à la tête d'une " agence régionale des plus enviées 1 Et cependant, il lui faut à tout prix, c'est-à-dire au prix de toutes les économies de la famille, " avoir pignon sur rue comme disent ses amis, s'établir à son compte, poussé sans doute par ce " démon de la liberté ", dont il parle quelque part et qu'il partage avec tant de Français.

Avec M. Gérard Nicoud par exemple.

A quinze ans de distance, l'histoire du contestataire de l'Isère est presque la même que celle du révolté du Lot.

S'il ne fait pas la guerre, M. Nicoud lui aussi est d'abord un engagé volontaire : quartier-maître dans la Marine. A 19 ans, démobilisé, il devient garçon au Couscous Club, un café-restaurant de la Croix- Rousse, un quartier de Lyon. Il conviendra lui-même qu'il s'y est fait des mois très substantiels. Mais lui aussi va se lancer dans l'aven- ture personnelle. Il va s'endetter jusqu'au cou pour installer un café à La Bâtie-Montgascon (Isère). Lorsqu'on lui demande pourquoi, la réponse est aussi : « J'aime la liberté. Les commerçants sont les derniers garants des libertés individuelles. »

« Même si vous avez travaillé très dur toute la journée, poursuit-il, le soir, quand vous tirez le tiroir-caisse, vous avez la satisfaction de vous dire : " Je l'ai gagné, c'est à moi. " Vous avez aussi la satis- faction de transformer votre affaire, de la faire peu à peu. Et puis, on doit toujours tenter de s'élever dans l'échelle sociale. L'ouvrier qui travaille chez Renault et qui, en serrant ses boulons à la chaîne, ne pense pas à faire mieux, moi, j'appelle ça un imbécile. En revanche, celui qui dit : " Je veux m'installer à mon compte. S'il le faut je travaillerai dur pendant dix ans pour moi, c'est quelqu'un d'intel- ligent. »

Mais, pour M. Poujade comme pour M. Nicoud, la liberté se paye cher.

« Plus cela va, moins il en reste, a raconté le premier. C'est que, maintenant, je n'ai plus droit à un abattement. Je n'ai plus mes 30 % plus 10 % de frais de représentation. Plus de Sécurité sociale, pas même les allocations familiales... Alors, je ne suis plus le même?

1. Cf. Pierre Poujade, J'ai choisi le combat (Société générale des Éditions et des Publications, Saint-Céré, 1955).

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Parce que je veux être indépendant en travaillant comme un forcené, je descends de classe 1 »

Mme Suzanne Nicoud, qui était serveuse à Lyon au temps où son mari était garçon, explique à son tour à une rédactrice de L'Ex- press : « On gagnait alors au total 2 400 F chacun par mois. On vivait dans un garni, mais on avait la Sécurité sociale, les allocations fami- liales et quatre semaines de congé. Maintenant, je me lève à 7 heures chaque matin, j'envoie les enfants à l'école, et j'ouvre le café vers 8 heures moins le quart. Je me couche vers 1 heure du matin. Jamais avant. Or, lorsqu'on a remboursé les intérêts de notre emprunt, payé le loyer, les impôts, les cotisations d'assurance-maladie et de

r e t r a i t e , i l n o u s r e s t e t o u t j u s t e 7 0 0 F à l a f i n d u m o i s 2 »

Libres mais pauvres, indépendants mais " smicards " : exaltation bien française. « Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre », dit le poète. « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul », proclame Cyrano de Bergerac en alexandrins qui enflam- ment toujours tous les publics de France. Chaque Français à l'heure de son clocher est un petit César : il préfère être le premier dans son village qui se vide que le second à Paris, le premier dans son commerce sans clients que le second dans l'usine florissante d'un autre.

Mais une fois le mouvement d'orgueil passé, en vient un autre, bien français lui aussi, de révolte. L'aventure solitaire, c'est bien beau, à condition que la réussite la couronne. Et si possible vite.

On ne comprend pas pourquoi elle tarde. On en accuse tout le monde et l'État. Le moindre sentiment d'injustice, fondé ou non, sert de détonateur. Et c'est l'explosion.

Deux révoltes.

Pour M. Poujade, l'injustice est personnifiée par les polyvalents, ces contrôleurs de contributions à compétence multiple en matière d'imposition directe et indirecte qui, en fait, n'opéraient guère que

1. Pierre Poujade, op. cit., p. 19. C'était, évidemment, avant la loi de juillet 1966.

Voir infra, chapitre 3.

2. Cf. L'Express, 6 avril 1970.

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dans les grandes villes, mais sur lesquels les petits ont alors cristallisé tous leurs maux.

M. Nicoud, de son côté, s'est trouvé presque malgré lui mobilisé pour combattre l'assurance-maladie-maternité obligatoire des travail- leurs indépendants non-agricoles que le Parlement avait approuvée en juillet 1966, aux applaudissements des représentants du commerce, et qui se mettait en place, non sans mal, deux ans et demi plus tard.

Les premières heures de révolte de M. Poujade, le tract électoral précité les raconte ainsi :

« Poujade vendrait encore paisiblement aujourd'hui ses livres et ses stylos, si Saint-Céré, petite ville d'un des plus misérables dépar- tements de France, n'avait vu s'abattre sur elle une menace : les polyvalents.

« Un ébéniste, adversaire politique de Poujade au conseil municipal de Saint-Céré, vint l'avertir.

« Le conseil se réunit. Huit hommes d'opinions diverses et même opposées s'organisèrent sous l'autorité du jeune conseiller promu meneur spontané, lui que ne menaçait aucun contrôle. C'est dire qu'au départ son action est partie d'un acte pur, d'un acte gratuit, d'une révolte désintéressée.

« On décida de s'opposer au contrôle.

« Les agents du fisc trouvèrent trente rideaux baissés. Un fait social nouveau venait d'apparaître en France. Deux cent quarante-sept commerçants et artisans reconduisirent silencieusement les contrôleurs à leurs voitures. »

C'est bien ainsi que les choses se sont passées, en effet, un certain 22 juillet 1953, jour historique pour ce qui va devenir peu après le " Mouvement Poujade ".

Le collègue qui avertit M. Poujade de l'imminence d'un contrôle fiscal s'appelle M. Frégeac. Il est forgeron et a été élu au conseil municipal sur une liste communiste. Tous deux se retrouvent chez un autre conseiller, socialiste celui-là. C'est là qu'ils décident de s'opposer au fisc. Le soir même, commerçants et artisans sont informés par leur soin du danger qui les menace pour le lendemain. Devant cette hostilité générale, les contrôleurs, du reste, n'insisteront pas et repartiront comme ils sont venus.

De juillet à octobre 1953, M. Poujade va parcourir le département

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du Lot dans la camionnette qui lui servait naguère à placer ses livres et ses stylos à bille. Chaque fois que des contrôleurs fiscaux sont signalés à l'horizon d'un village, il est là pour organiser la résistance, galvaniser les énergies, faire profiter chacun de son expérience toute neuve.

A Saint-Céré même, le fisc a la velléité de revenir. Le 13 septembre il abandonne son intention de vérifier la comptabilité d'un bazar, Le Petit Paris. Il y revient deux mois plus tard, appuyé par tout un appareil policier. Sans plus de succès : tous les rideaux de fer sont tirés et si M. Poujade n'est pas là, portant la bonne parole en quelque autre point du département, son esprit anime la résistance de tous.

M. Poujade peut alors partir allumer la flamme dans les dépar- tements voisins. Chaque fois qu'une " descente " du fisc lui est signalée par des volontaires sympathisants, il accourt. Infatigable, il est partout. En moins de 48 heures, on le voit à Limoges, à La Bourboule, à Ussel, à Montmorillon, à Royan, à Châtellerault.

Partout son enthousiasme, sa vitalité débordante, son verbe sommaire mais terriblement efficace font merveille.

La presse accorde peu de place aux premiers exploits des pouja- distes. Eux-mêmes sont mal organisés : ils ne sortiront le premier numéro d'un journal, d'ailleurs bâclé (L'Union), qu'en janvier 1954.

N'importe, la propagande se fait de bouche à oreille, les routiers étant très habilement chargés de la faire circuler de département en département. Tombant sur un terrain favorable, elle se répand comme la foudre.

A l'automne 1954, le Mouvement aura ses premiers " martyrs A Castelsarrasin, à Rodez, les poujadistes affrontent les C.R.S. Une manifestation de masse est organisée le lendemain. Les emprisonnés sont libérés. Le Mouvement Poujade est désormais une puissance. Il tient à Alger, en novembre 1954, son premier congrès national. Le 24 janvier 1955, il rassemble environ 200 000 commerçants et artisans à la porte de Versailles, à Paris. On y acclame la grève de l'impôt et le retrait des fonds des caisses publiques et privées. Des idées que retrouveront M. Nicoud et ses compagnons.

Avant que M. Poujade ne fasse déboucher son Mouvement sur la réforme de l'État, un programme de revendications a été élaboré à

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Gramat, le 19 octobre 1953. Il tient en huit points très simples : 1. « Égalité devant l'impôt pour tous les commerçants et artisans.

C'est-à-dire, même régime pour eux que pour les grosses sociétés auxquelles la loi permet de porter en diminution de leurs bénéfices leurs investissements ainsi que les salaires de leurs directeurs, gérants, voire les " jetons de présence " de leur conseil d'administration.

2. « Égalité devant l'impôt avec les magasins à succursales multiples.

Alors que les commerçants n'ont le droit de vendre un article déter- miné que s'ils paient patente, les entreprises à succursale multiple ne payent que deux patentes en tout et pour tout... pour avoir le droit de vendre plusieurs dizaines d'articles.

3. « Imposition unique à la base, seul moyen permettant une juste perception de l'impôt en évitant la fraude, la paperasserie d'admi- nistration et les contrôles fiscaux.

4. « En attendant cette réforme fiscale qu'il appartient uniquement aux parlementaires d'élaborer, abattement à la base égal au salaire d'un employé qualifié. Cet abattement est évalué à 360 000 francs.

5. « Égalité devant l'impôt avec les coopératives et notamment avec celles des organismes d'État, lesquelles fonctionnent dans des locaux appartenant à l'administration.

6. « Suppression totale du contrôle fiscal.

7. « Suppression des amendes par une large - et immédiate - amnistie fiscale. Remplacement de ces amendes par un intérêt sur la différence trouvée par le fisc.

8. « Égalité des droits et des devoirs devant la Sécurité sociale, les allocations familiales et les retraites. Aménagement d'un système fondé sur l'égalité entre les Français 1 »

L'essentiel de ce programme est axé sur les problèmes fiscaux. En dehors de l'utopique " imposition unique à la base ", réminiscence du fameux impôt sur l'énergie défendu inlassablement durant des décennies par Eugène Schueller, brillant P.D.G. de " L'Oréal ", il se résume en un mot : " Égalité Avec les grandes sociétés, les magasins à succursales multiples, les coopératives, voire avec les employés qualifiés, commerçants et artisans devant bénéficier du même abat- tement à la base qu'eux.

1. Cité par Christian Guy, Le Cas Poujade (A. Martel, Givors, 1955), p. 34-35.

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Ce thème fondamental de l'égalité devant l'impôt va se retrouver dans les protestations des " petits quinze ans plus tard. Nous verrons ce qu'il faut en penser 1 Mais, en 1953, ce n'est qu'en dernier lieu, et sans insister que l'on voit apparaître ce qui fera la revendication première de 1969, celle qui mettra en marche M. Nicoud et ses cama- rades : la Sécurité sociale.

« Je ne me destinais absolument pas à prendre la tête d'un mou- vement, répète M. Nicoud. C'est le pur hasard qui m'a amené à défendre le petit commerce et l'artisanat. »

Ce hasard s'est présenté sous les traits d'un " vieux Monsieur comme le désigne M. Nicoud. C'était un assureur mutualiste qui plaçait ses polices auprès des travailleurs indépendants de la région.

L'assurance maladie-maternité obligatoire allait lui enlever son gagne-pain. La Mutuelle qu'il représentait, n'ayant pas été " conven- tionnée 2 elle n'était pas habilitée à gérer le nouveau régime mis en place par le gouvernement. Il a alors tenté de faire partager à tous son ressentiment. Il a décidé de faire des tournées d'information pour expliquer que l'assurance obligatoire condamnerait commerçants, arti- sans et membres des professions libérales à payer des cotisations plus élevées que du temps des Mutuelles, pour recevoir des prestations moins avantageuses.

Le 8 décembre 1968, c'est dans le " bistrot " de M. Nicoud, à La Bâtie-Montgascon, qu'il tient réunion. La salle est pleine. Tous les commerçants et artisans des environs sont là.

« Ce sont les femmes qui ont fait démarrer le mouvement, raconte M. Nicoud. Les hommes sont généralement stoïques. Pas les femmes.

Elles ont hurlé. Elles ont dit : " On en a déjà assez et ça continue.

Maintenant, il faut faire quelque chose ". Alors, nous avons décidé de rédiger une motion pour La Bâtie-Montgascon et de la déposer à la sous-préfecture de La Tour-du-Pin. Nous nous sommes dit : " Quand tout le monde se sera aperçu que l'assurance-maladie est un scandale, on dira que la Bâtie-Montgascon s'en était rendu compte avant tout le monde. Avec trois ans d'avance. " »

Cela n'a pas pris tant de temps.

1. Voir infra, chapitre 4.

2. Voir infra, chapitre 3.

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Les quotidiens locaux ont rapporté les faits, « le lendemain, reprend M. Nicoud, quelques communes avoisinantes ont téléphoné pour nous dire : " Ne portez pas votre motion, on arrive, on va la signer " ».

De toutes les communes de l'arrondissement parviennent alors des demandes pressantes adressées à M. Nicoud et à son compagnon des premières heures, dont il est aujourd'hui séparé, M. Maurice Mesny, 27 ans à l'époque, artisan rubanier à Dolomieu, une commune de 1 200 âmes, proche de La Bâtie-Montgascon. Partout on veut savoir ce que réserve l'assurance maladie; faute d'informations officielles on fait appel à eux. Durant l'hiver, ils tiendront environ 80 réunions pour le dire. Partout, c'est le succès. Dans une petite bourgade de 3 000 habitants, par exemple, Les Avenières, il y a 400 personnes pré- sentes.

« On s'est dit : " Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas raconte encore M. Nicoud. Parce que les commerçants et les artisans, ils n'ont pas spécialement la tripe syndicale. Avant décembre 1968, quand sur 200 commerçants vous arriviez à en rassembler 15, c'était déjà beaucoup. Ils ne bougent que lorsque cela va très mal. »

Ils se risquent alors à organiser une réunion d'information à La Tour-du-Pin, la sous-préfecture, le 13 février 1969. Ils louent un cinéma de 600 places en pensant : " Il en viendra peut-être 1 000. " En fait, ils sont trois fois plus nombreux. A la fin de la réunion, ils défile- ront dans les rues et porteront une pétition au sous-préfet.

Le lendemain, à La Bâtie-Montgascon, ils procèdent à l'élection d'un bureau provisoire et déposent les statuts d'une association au nom imprononçable, le Comité d'information et de défense des commerçants, artisans et professions libérales (C.I.D.C.A.P.L.). On l'appellera le " Mouvement de La Tour-du-Pin ", en attendant qu'il raccourcisse son appellation pour devenir le Comité d'information et de défense (C.I.D.).

Premier objectif : organiser une réunion à Grenoble, " pour savoir si on n'avait pas perdu notre temps en tenant toutes ces réunions dans les petits villages Et sans hésiter, ils louent le stade de glace : 7 000 places assises !

« On comptait ne remplir qu'une aile, évoque M. Nicoud. Elle s'est en effet garnie rapidement. Et les autres ailes aussi. Et quand il n'y a plus eu de places assises, on a commencé à remplir la piste. »

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Tous les députés sont invités, ainsi que les représentants tradition- nels du commerce et de l'artisanat. M. Poujade répond à l'invitation, mais il ne peut pas prendre la parole. Accusé d'avoir pactisé avec le régime, de s'être laissé " ensaucissonné comme il aimait à dire lui- même jadis, il est copieusement hué.

De là peut-être est née une incompréhension totale entre les deux hommes. « Poujade était le maître d'un mouvement, j'en suis moi le serviteur », assure M. Nicoud. « Il couvre de ridicule la défense des travailleurs indépendants », réplique M. Poujade. Le fossé des géné- rations suffirait à lui seul à expliquer la mésentente entre les deux hommes : en 1970, M. Nicoud a eu 24 ans, M. Poujade 50. Ce dernier est devenu aux yeux des " petits ", un " nanti " : il possède 100 hectares à La Bastide-l'Évêque (Aveyron); il y fait de l'aviculture, y a installé un restaurant et projette d'y développer un complexe tou- ristique. Pendant ce temps, M. Nicoud, lui, toujours impécunieux, va en prison pour avoir défendu la cause des " obscurs " et des " sans grades ".

Après le succès du stade de glace, tout s'enchaîne très vite. Aux premiers appels de cotisation de l'assurance obligatoire viennent s'ajouter les tracasseries de la taxe à la valeur ajoutée (T.V.A.) étendue au stade du détail le 1 janvier 1968. Le projet a été lancé par M. Valéry Giscard d'Estaing dès 1959 pour aider à la modernisation de la distribution. Mais, pour les commerçants et artisans petits et moyens, il consiste surtout à les transformer en collecteurs d'impôts, astreints, tard après la fermeture des boutiques, à des calculs longs et fastidieux.

Brochant sur le tout, au début de l'année 1969, c'est la recrudescence du contrôle des prix : le général de Gaulle, alors chef de l'État, qui a repoussé la solution de la dévaluation du franc en novembre 1968, doit " tenir " les prix de détail pour surmonter la crise du franc. Tout contribue à grossir spontanément les rangs des amis de M. Nicoud.

En mars, ces succès incitent la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (C.G.P.M.E.), les P.M.E., que les contestataires ont surnommé " les Petits Mous Endormis ", à se durcir et à se réveiller en prenant l'initiative d'une grève de protestation. Non sans quelque paradoxe : les P.M.E. sont au nombre des organisations qui ont approuvé, en 1966, le projet d'assurance-maladie obligatoire. Le vice- président de la C.G.P.M.E., M. Gustave Deleau, préside même la

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Caisse autonome d'assurance-maladie des travailleurs indépen- dants.

Malgré ce lourd handicap, le mot d'ordre de grève est largement suivi, sauf dans les départements où M. Nicoud tient fermement ses troupes. Partout ailleurs, les rideaux de fer se baissent, ceux des

" petits " comme ceux des " gros " qui craignent trop les représailles pour aller à contre-courant. Au besoin, on les y contraint à coups de pierres. A Bordeaux, à Nantes, des cortèges se forment dans les rues.

A Quimper, un train est stoppé par des grévistes. A Couëron (Loire- Atlantique), le maire est enlevé. A Lille, un cercueil est placé sur le toit d'une voiture, une pancarte explique : " Ci-gît un petit commerçant écrasé par les charges. "

En avril, c'est plus sérieux : MM. Mesny et Nicoud frappent un grand coup qui va les faire connaître de la France entière. Ils lancent ce qu'ils appellent l' " opération feu-follet ". Reliés par talkie-walkie à un P.C.-radio, un groupe de volontaires investit La Tour-du-Pin. Ils ferment la ville, dévient la circulation, coupent le téléphone. Objectif : l'immeuble de l'inspection des contributions directes. En quelques minutes il est investi. Et mis à sac. Des milliers de feuilles de décla- rations de revenus jonchent le sol de la rue après le passage des conjurés qui emmènent cependant avec eux quatre tonnes de docu- ments. Ils menacent de les disperser au fil des rivières du département si, d'ici au 15 avril, le gouvernement ne leur a pas " donné satis- faction ".

La réponse est judiciaire : le 11 avril, M. Nicoud est appréhendé à son domicile, déféré devant le juge d'instruction de Bourgoin et écroué. Ses amis se mobilisent le soir même. Ce sera, pour beaucoup, leur premier contact avec les forces de l'ordre. Un rude contact, dont ils se souviendront longtemps.

« Je leur ai crié : " On n'est pas là pour vous attaquer. On n'est pas des étudiants. On est des commerçants raconte Mme Jeanne d'Enry, 35 ans, qui tenait à Grenoble un magasin de confection.

Lorsque j'ai vu qu'ils allaient charger, poursuit-elle, j'ai hurlé : " Les femmes devant ! Ils n'oseront jamais nous frapper ". Ils ne se sont pas gênés ! » A coups de matraques, de grenades lacrymogènes, les mani- festants sont impitoyablement dispersés. L'ordre règne à Bourgoin.

Le gouvernement n'en demandait sans doute pas tant à deux

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semaines du référendum sur la régionalisation. « L'heure est grave », avoue M. Michel Debré aux parlementaires gaullistes à l'issue d'une manifestation en faveur du " oui " qui, au stade de glace de Grenoble, a réuni... 400 personnes. « L'opposition va exploiter à fond cette malheureuse affaire », soupire-t-il. C'est pourquoi, après le bâton, les pouvoirs publics vont tendre quelques carottes aux commerçants et artisans. Un aménagement de l'assurance-maladie est promis. Des mesures fiscales d'allègement sont décidées. Et surtout : alors que les dirigeants du Mouvement de La Tour-du-Pin restituent les docu- ments dérobés à Bourgoin, M. Nicoud est relâché.

C'est la trêve. Elle durera le temps de la brève campagne réfé- rendaire, puis, le général de Gaulle ayant démissionné, le temps d'une campagne présidentielle.

Un temps où les candidats font aux commerçants et artisans des promesses douces à entendre. Passant par Grenoble, M. Georges Pompidou, interrogé sur le problème de l'assurance-maladie, répond sans ambages : « Il n'y a pas de honte à le dire : nous nous sommes trompés. Nous referons cette loi. » Ce sera le travail d'une " table ronde " qu'il prend l'engagement de convoquer s'il est élu. En matière fiscale : suppression de la taxe complémentaire, modification des données d'application de la T.V.A., salaire fiscal pour certains diri- geants de petites et moyennes entreprises.

Dans son grand discours libéral du 27 mars, à la Chambre de commerce de Paris, M. Pompidou n'a-t-il pas du reste déclaré que l' « artisanat est assuré d'un grand avenir, car il représente une forme de personnalisation - et même de personnalité - de l'activité, à laquelle tiennent les clients ». Quant au commerce indépendant,

« il doit, selon lui, pouvoir se développer et, en tout cas, se maintenir face au commerce des grands ensembles. Il est, en effet, plus humain pour la ménagère, plus proche d'elle ».

« Passé la fête, passé le saint », assure le proverbe. Commerçants et artisans se demandent s'il ne dit pas vrai lorsque, l'élection prési- dentielle passée et M. Pompidou élu, les consignes de trêve fiscale qu'avait données l'administration à ses agents sont brusquement levées.

Dès la mi-juin la fronde des commerçants reprend. Pour y répondre, ils sont 400 à s'opposer à un contrôle fiscal, le 16, dans deux garages à Étoile-sur-Rhône (Drôme). Le lendemain, même opération à Roche-

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Les commerçants sont les nouveaux contestataires de la société française.

Ils barrent les routes, enlèvent des personnalités, mettent à sac des per- ceptions ou des caisses de retraite.

Ils s'en prennent aux pouvoirs publics qui, il est vrai, ont commis à leur égard un certain nombre d'erreurs.

Mais la vraie raison de leur révolte est ailleurs : c'est la révolution commer- ciale qui bouleverse les structures économiques et sociales de la distribu- tion française, comme elle a bouleversé celle de tous les pays industrialisés..

Par l'imagination et le génie commercial d'hommes seuls et sans capitaux, le commerce français a plus bougé, depuis quinze ans, que durant tout les siècle précédent.

Ces novateurs sont la bête noire des commerçants traditionnels, mais sontj aussi la providence des consommateurs.

L'Etat va-t-il entraver leur action pour apaiser la fronde des commerçants ? Va-t-il, de la sorte, bloquer un secteur de plus dans la société française ? Les révoltés auront-ils raison des révolutionnaires ?

Une industrie qui tente d'épouser son siècle va-t-elle demeurer tributaires d'une distribution qui divorce du sien ?

MAURICE ROY

Né le 21 novembre 1929 à Lyon. Il rentre à la S.E.D.E.I.S. en 1953 et enr devient le secrétaire général en 1955. A la demande de Jean-Jacques Ser-- van-Schreiber il prend en 1964 la direction du service économique des

"l'Express". Collabore à diverses revues et journaux ("Revue des Deux-- Mondes" et "Ouest-France"...).

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