• Aucun résultat trouvé

DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS"

Copied!
31
0
0

Texte intégral

(1)
(2)

L ' É T É DES

S O L I T U D E S

(3)

DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS Le blé sauvage, roman.

Retour à Cirgue, roman.

Prix du Renouveau français 1953.

Irlande, collection " Petite Planète Chopin, collection " Solfèges

Les abois, roman.

AUX ÉDITIONS DU CERF Les Créateurs et le Sacré

En collaboration avec J. Guichard-Meili

(4)

CAMILLE BOURNIQUEL

L'ÉTÉ D E S S O L I T U D E S

ÉDITIONS DU SEUIL

27, rue Jacob, Paris V I

(5)

IL A É T É T I R É D E C E T OUVRAGE N E U F E X E M P L A I R E S S U R V É L I N N E I G E N U M É R O T É S D E I A 9 E T T R O I S H O R S C O M M E R C E NUMÉROTÉS D E H . C. I A H . C. 3 C O N S T I T U A N T L ' É D I T I O N

O R I G I N A L E

Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous les pays.

© 1960 by Éditions du Seuil.

(6)

I

(7)
(8)

Tout est terminé. Depuis trois jours, personne n'est venu.

Sur la tablette où le réveil a cessé de faire entendre son tic-tac, j'aperçois, aux trois quarts vide, le flacon d'élixir qu'il sera impossible de renouveler ainsi qu'un reSte d'eau de riz au fond d'une tasse.

On ne nous distribuait plus de quinine; l'oreille redevenait normale, mais la fièvre ? Arrangez-vous avec elle ! Vivez avec ce qui vous ronge ! La règle en somme ! La règle pour le plus grand nombre ! Seule réalité que l'on pourrait toucher du doigt.

Le toubib s'est contenté de hausser les épaules : " Eh oui, ami- bienne !... Si vous croyez être le premier à qui cela arrive... "

Dans le couloir, un cortège d'ombres attendant la visite, et lui se contentant chaque fois d'exorciser le mal en le nommant. Pas de médicaments (sérums, piqûres...). Pas de locaux hospitaliers en nombre suffisant (c'est du moins ce qu'ils trouvent à répondre).

Il n'était pas responsable (ce mot, ce mot depuis le début !). Il ne travaillait pas au pendule. Réserviste venu pour la première fois dans un de ces bondieu de pays. Entièrement dépassé par cette conjuration d'infiniment petits qui s'en prennent au foie, à la rate et aussi bien aux muscles respiratoires, et vous expédient en moins de deux le meilleur soldat du monde dans le carré du cimetière européen réservé à la troupe. Il en avait plein le dos d'être là sans pouvoir rien faire pour ces garçons qui pour une fois avaient récolté autre chose qu'une chaude-pisse. Ouf ! Il

(9)

se rembarquait le lendemain. Finis le bled et les gourbis autour desquels viennent la nuit rôder les chacals. Une drôle de guerre, même pour un toubib ! Plus de scorpions que de petits suisses.

Il l'avait gagné, ce retour. A lui de nouveau les jaunisses, les varicelles et ces braves gens qu'on ne s'étonne pas de voir mourir dans leur lit. Vous habitez en ville ? Il m'a renvoyé.

Attendez. Prenez patience. Mangez le moins possible.

O toubibs ! Qu'attendez-vous du convive qui se traîne à ce festin ? Qu'il avance encore une fois son assiette ? Fini l'été.

Finie la noce ! Oublié jusqu'à l'odeur des brochettes ou de la menthe pressée au fond du verre ! Passé le temps du méchoui.

Délire. Vertige. Nausées travaillant à vide les tripes. Un animal lové qui se réveille en s'étirant furieusement. Fièvre quarte ou fièvre quinte ? En vérité, j'ai un peu perdu le sens du temps. Et si je réussis à me dresser et à gagner la salle de bains ne vais-je pas, comme cela s'est produit plusieurs fois, me retrouver sur le carrelage — le front endommagé dans la chute ?

Chute ? Non pas : glissement sur soi-même. En tout cas, impression différente de celle éprouvée dans l'avion qui absorbe la profondeur en tombant en chute libre. Cela aussi m'eSt arrivé.

Les deux moteurs de droite s'étaient bloqués au décollage ; plus nous nous enfoncions plus je me sentais léger, détaché de mon enveloppe matérielle, planant comme lorsqu'on vole en rêve.

Quelques secondes qui, à elles seules, valaient bien toute une éternité. J'étais à l'avant, dans la cage vitrée, le cigare — le plus exposé des cinq de l'équipage quand nous rencontrerions le sol.

JuSte au-dessus de moi, dans sa combinaison de cuir, le pilote polonais semblait en équilibre au bout d'une poutrelle, blanc comme un linge, vrai pierrot plus très jeune et dont on n'avait su que faire sans doute puisqu'on l'avait mis aux commandes de ce vieux Léo récupéré Dieu sait où. J'aurais pu penser que c'était la fin, évoquer Laceroux ou l'oncle Albert qui habite Langres. En réalité, c'était la terre qui montait vers moi. Déjà, j'en respirais l'odeur de suint et d'éteule, la touffeur sèche et calcinée... Il n'y a pas eu de choc : j'ai vu entrer de tous les côtés à la fois, par la trappe, à travers les micas, de hautes tiges de maïs, et elles se balançaient encore entre mes bottes comme si

(10)

avec elles le vent chaud eût pénétré à l'intérieur de la carlingue.

Dans la queue, quand il s'est avéré que nous ne brûlions pas, l'adjudant s'est mis à gueuler parce que, non prévenu, il n'avait pas eu le temps de rentrer l'antenne. Vingt mètres de fil pour tout solde, on en rigolerait au mess à ses dépens. Mais pour ce jour-là plus de point du vent, plus de triangle des vitesses, et, à moins qu'un poSte de défense anti-aérienne n'ait signalé notre chute, l'obligation pour nous de faire un bout de route à pied dans le bled. Le minimum, quoi ! Ce qu'on appelle, dans un jargon aéronautique déjà dépassé : casser du bois. Quand était-ce ? En mai ? En juin ?

Sur le carrelage, ma chute me révèle au contraire ma pesan- teur. Plus je jette du lest, plus je tombe. Plus je maigris, plus j'ai la sensation que mon corps s'alourdit. Je ne saurais dire si j'ai froid ou si je brûle, si je dors ou si je me souviens.

Parfois, ce sont les culottes bouffantes bleu drapeau du chaouch que j'aperçois en rouvrant les yeux. Au début, lorsque j'ai loué ce studio, il me volait mon savon et le remplaçait par une boule de suif. La fathma, elle, embarquait les caleçons. Savoir ce qu'elle en faisait ! Je rouvre les yeux et je l'aperçois. Habdou.

Me regardant à travers ses gros cils et me demandant si j'ai soif. Sans âge. Ayant pris son parti des extravagances et des comportements de chacun ; habitué à voir les occupants de ces studios se quereller, comploter, disparaître. Imperméable à tout cet ensemble de rites qui, pour les Européens, fonde le groupe social. Pur, d'une certaine façon, devant ces allées et venues, ces tumultes presque indécelables.

Un carrefour étrangement menacé. C'eSt pourtant là que je suis venu chercher refuge. La banalité de ce luxe de paquebot a quelque chose de rassurant au premier abord. En arrivant à Casablanca, j'ai commencé par errer d'une chambre à l'autre ; le soir, en rentrant de la base vers septheures, je m'apercevais à de vagues indices que ma chambre avait été occupée en mon absence.

(11)

Quand j'ai fini par mettre la main sur ce Studio, en plein centre, à deux pas de la place de France, j'ai poussé un soupir de soulagement. Un tiers de ma solde y passerait, mais au moins je serais chez moi. Le calme des lieux m'a paru à ce point sur- prenant, et il contrastait de si loin avec l'atmosphère qui régnait alors en ville, que j'en étais presque à me demander si j'avais seulement des voisins.

Je suis long à m'acclimater. Je l'ai bien vu à Rabat.

Ici, c'était plutôt le temps qui me manquait pour m'intéresser aux énigmes. Chaque matin, au coin de l'avenue Damade, un car militaire était en station. Nous devions être à la base avant huit heures. Maintenant que j'étais bureaucrate, maintenant que je passais mon temps à établir des fiches après avoir dénom- bré le matériel reçu de zone libre et soustrait, disait-on, aux razzias des Allemands, rien en vérité ne me semblait plus digne du moindre intérêt. Tous ces matériels étaient périmés ou inu- tilisables. Importait-il vraiment que fussent préservés ces gou- pilles qui ne goupillent plus rien, ces panoplies incomplètes, ces lames de couteaux sans manches, ces barils de savon noir devenus aussitôt le régal de la vermine ? S'agissait-il des Stocks d'une future revanche ? Maintenant que j'étais, moi aussi, rampant et privé d'insignes (ce qu'avait exigé, paraît-il, la commission d'armistice installée dans l'hôtel panoramique d'Anfa) j'avais bien d'autres sujets en tête que de m'inquiéter du voisinage. Un voisinage qui, pour le moment, avait le bon esprit de ne pas se manifester.

Il y avait eu dans la ville, pendant tout l'été, quantité de gens qui, pour des raisons politiques, raciales ou autres, avaient jugé bon de quitter Marseille ou Bordeaux en pleine débâcle, sans qu'on sût encore jusqu'où la vague de l'exode les rejette- rait finalement. Casa était alors pleine à craquer de personna- lités, souvent de premier plan, pareilles à de malheureuses embarcations ayant perdu leur mât, leur gouvernail et leur équi- page dans le typhon. Parlementaires arrivés sur le Massilia, accoutrés comme s'ils s'apprêtaient encore à escalader la tribune de la Chambre, seuls vestons de drap au milieu de tous ces complets en toile, en tussor, en flanelle ; seules taches sombres

(12)

au milieu de ces djellabas blanches, roses, gris paStel, paille.

On pouvait apercevoir, au Roi de la Bière ou sous les maigres ombrages du parc Lyautey, Daladier, Reynaud ou Mandel, mais déjà surveillés, suivis à quinze pas par des sbires en civil.

Le fait n'ajoutait aucun agrément supplémentaire à la cité.

Quand nous-mêmes y arrivâmes, certains avaient déjà été renvoyés vers l'intérieur du pays en attendant d'être ramenés en France. D'autres pourtant continuaient encore de déambuler, promenant sur toute cette vaine agitation des regards désabusés.

Et il eSt vrai que Casa souffrait d'une mauvaise fièvre et vivait depuis des mois une aventure qui la dépassait.

Je retrouvais donc chaque soir, avec une réelle satisfaction, le passage Tazi avec son dallage de marbre et ses boutiques. Le portier, au fond de son réduit, ne levait même pas la tête, accroupi devant un petit fourneau, bourrant une pipe de kif.

L'escalier lui aussi eSt de marbre, ainsi que les plinthes.

Dans le vestibule, les pilastres cannelés sont en Stuc doré comme dans un grand cinéma. Dans le long couloir sur lequel s'ouvrent toutes les portes, les plafonniers, d'une matière trans- lucide qui ressemble à l'albâtre, dispensent à toute heure un laiteux crépuscule. Le tout formant un ensemble modern style — ou qui plutôt l'a été, il y a une dizaine d'années.

Devantures, trottoirs, escaliers, installations sanitaires en sous-sol... Du marbre, ils en collent partout : dalles, plaques, rampes tournantes, vasques, éviers, couloirs d'aération. Un peu comme les Romains, moins par un souci d'hygiène que d'esbroufe. Marbre et moquette. Ainsi s'habillent les villes parvenues : des faux-cols et des plaStrons, mais pas de chemises.

Un revêtement qui n'a jamais couvert la nudité de ces bourgades trop vite montées en graine, précipitées d'un jour à l'autre dans le circuit du grand commerce international, passées des gourbis aux buildings.

Trouvant un bénéfice suffisant à cette paix, j'échappais à cette laideur agressive en m'endormant chaque soir dans mon bain. L'eau en refroidissant me réveillait. Je me séchais, mais cette fois le sommeil tardait à venir. Où trouver de quoi lire ? On n'imagine point pareille disette. Un Jardin des supplices, relié

(13)

en pleine peau, c'est tout ce que j'avais réussi, et encore non sans mal, à dénicher. Pas le genre de truc à vous changer les idées.

Un jour, dans une des caisses expédiées de France, j'ai décou- vert une vingtaine d'exemplaires des Mémoires de Fokker : Antoine Gérard Herman, pionnier dont le prototype a fait les beaux jours de l'aviation allemande dans le précédent conflit.

Malheureusement, ce fut bientôt la paix que je croyais trouver entre ces murs qui se révéla frelatée. La défaite n'avait pas chassé de ce côté que de gros poissons de la politique, mais également quantité de déracinés soudain sans emploi dans un pays vaincu. Ainsi pouvait-on rencontrer des artistes de jazz ou de music-hall auxquels leur propre notoriété semblait tout à coup déplacée, des girls, d'anciens trompettistes qui, se sentant désignés par le pigment de leur peau, avaient préféré continuer l'exode au-delà des mers.

Un dimanche matin, j'ai su par Farida qui, aidée par Habdou, baptisait le lit devant moi, que l'ancienne vedette noire (dont, enfant, j'apercevais la silhouette sur les colonnes Morris quand l'oncle Albert, profitant d'un congrès philatélique, me faisait découvrir la capitale et ses boulevards jonchés de feuilles mortes et de prospectus) vivait cloîtrée dans un Studio voisin. Tous deux semblaient fort impressionnés par sa présence, et cela princi- palement à cause de sa couleur, de sa race, habitués qu'ils étaient à considérer ces choses plutôt comme une entrave et un sérieux handicap que comme un moyen de réussir dans la vie. D'ailleurs, elle n'était là qu'en transit, comptant sur des amis influents pour lui décrocher un visa pour Tanger et ensuite pour l'Amé- rique. Combien de regards devaient ainsi se tourner vers ces terres de liberté comme dans un réflexe vital ! L'horreur du nazisme, déferlant sur ces vieux pays où, naguère encore, il faisait bon vivre, n'admettait pas d'autre recours. Mais l'attente a dû être trop longue, l'angoisse trop étouffante dans cette ville où tant de gens, cédant à la même obsession, continuent d'assiéger les autorités consulaires en attirant sur eux la suspi- cion. J'ai encore dans les oreilles les cris poussés par Farida :

(14)

l'oiseau des îles avait avalé deux tubes de Véronal. On réussit de justesse à la tirer de là.

Avertissement. Premier drame. Les choses ne se calmèrent de ce côté que pour se gâter par ailleurs. Il y avait maintenant des allées et venues continuelles, des courses effrénées dans le couloir autrefois silencieux, des portes qui claquent, des chucho- tements, de longs conciliabules qui prouvaient que rien n'était simple pour personne dans ce chaos. La nervosité de la ville avait gagné notre îlot. Lui aussi contaminé par les pollutions de l'atmosphère. Je frôlais d'autres drames pendant les quelques heures que je passais chez moi. Il me devenait impossible d'igno- rer que je n'étais pas seul à habiter l'étage. La grande vague m'avait rejoint, me repoussant peu à peu dans le fond de la grotte...

Un matin, quelques minutes avant que le réveil ne sonne, trois coups de feu claquèrent, me jetant au bas du lit. Je suis sorti dans le couloir : celui-ci était vide. Aucune porte ne s'est ouverte. J'ai fini par penser que je m'étais trompé, ou qu'un hurluberlu tirait aux pigeons sur la terrasse, bien que le jour fût à peine levé. Une brume venue de l'océan noyait la rue ; quelques lampadaires restaient encore éclairés. Une fois dans la salle de bains, le bruit des robinets a repoussé tous les autres bruits de l'immeuble. Je fredonnais souvent au réveil la Marche turque, butant toujours au même endroit ; cette fois, je suis allé jusqu'au bout. J'avais un peu plus de temps désormais : le car pour la base avait été retardé d'une demi-heure. Soudain, ma chambre s'est trouvée envahie par plusieurs individus ; le temps de passer un peignoir, ils étaient ressortis — sans s'excu- ser. Évidemment, cela devait avoir un rapport avec ces coups de pétoire. J'ai entrouvert la porte. Un éclair de magnésium au bout du couloir a confirmé ma supposition. Pendant que j'ache- vais de m'habiller, un petit homme barbu a fait à son tour irrup- tion dans la pièce, mais en s'excusant d'une voix tonnante.

— Rassurez-vous, jeune homme... mais vous étiez sans doute le seul réveillé quand la chose a eu lieu : vous pourrez donc préciser, à la minute près, quand les coups de feu ont été tirés.

C'était la première fois que j'avais affaire à un officier de

(15)

justice. J'ai fait la réponse que celui-ci attendait. Il a regardé mon réveil, sorti sa montre — une grosse montre en or à boîtier au bout d'une chaîne, toute pareille à celle que l'oncle Albert approchait autrefois de mon oreille pour la faire sonner.

— Vous avancez de deux minutes. C'eSt là une sage précau- tion quand on doit se lever de bonne heure, a-t-il ajouté.

Sur cette mise au point, le petit homme eSt ressorti, l'air guilleret. J'ai su plus tard qu'il n'était autre que le procureur de la République. J'ignore si sa présence était requise légale- ment en ce début d'enquête, mais le fait est qu'il se trouvait là, discourant au milieu d'un groupe. Il était arrivé sur les lieux très peu de temps après la police : pour une fois que le parquet tenait une affaire où se trouvaient impliqués seulement des Européens, il ne voulait pas être frustré. La justice du pacha n'avait rien à y voir. Une curiosité — sans doute profession- nelle — allumait une flamme presque juvénile derrière ses sourcils broussailleux. Au passage, il m'a adressé un petit signe amical, ce qui m'a valu d'être dévisagé par la demi-dou- zaine de flics en civil qui bouchaient le couloir — les mêmes sans doute qui avaient fait irruption dans ma chambre. Quant à Habdou, on devait déjà le cuisiner.

— La femme a dû filer par les sous-sols... ai-je entendu, tandis que je descendais l'escalier quatre à quatre.

Le car avait déjà quitté la place de France ; je l'ai rattrapé au coin du pâté d'immeubles. La brume ne s'était toujours pas dissipée. A l'intérieur de la voiture, l'atmosphère était, comme chaque matin, somnolente. J'ai occupé la dernière place restée libre, tout au fond, à côté d'un gros sous-off qui, lui, avait conservé ses sardines de sergent sur ses manches. Puis, j'ai fait comme les autres : ballotté sur les ressorts, j'ai feint de dormir.

En un an, dans combien de cars semblables à celui-là me suis-je ainsi laissé trimbaler d'un point à un autre ?

Versailles, Villacoublay. Rabat-ville, Rabat-terrain. Place

(16)

de France, Aviation ! Produits de la réquisition dans les pre- miers jours de la guerre, ces anciennes voitures capitonnées pour noces et excursions étaient devenues vétuStes en quelques mois du fait de cette usure particulière qui s'en prend aussi bien au matériel qu'aux effectifs. Une fois, j'ai essayé de calculer combien de centaines d'heures je pouvais avoir passées ainsi : cela défiait toute estime.

Cette question de transport me ramène à notre tout premier contact avec l'École de l'Air, en novembre-décembre derniers, à Versailles. Si les armées modernes manquent un peu de panache, par contre les anciennes casernes royales manquaient un peu de commodités. Mais c'est plutôt du froid — du froid et de l'extrême réserve de la population — que nous avons eu à souffrir à Versailles.

Je revois la cour des grandes écuries, de belles têtes de che- vaux au-dessus des portes, des manèges pour la cavalerie du Grand Turc, d'immenses escaliers aboutissant à des galetas, des salles de cours disséminées où on nous initiait aux rudi- ments de la navigation, de la photographie aériennes et du bombardement, enfin cette chambre d'infirmerie où j'ai passé trois jours à lire Monsieur Te ste, tout en observant de loin l'im- mense cour du palais aveuglée de sacs de sable. Les dortoirs n'avaient pas été prévus pour des promotions du temps de guerre et il avait fallu trouver de la place sous les combles.

J'ai passé là six semaines à geler la nuit sous une verrière, à travers laquelle il eût été possible d'étudier le ciel à volonté.

Le matin, les cars nous attendaient, rangés dans la cour.

Douillets en comparaison de nos chambrées célestes. On s'y pelotonnait avec délices. Il faisait encore nuit. Souvent, en arrivant à Villacoublay, nous ne trouvions qu'un champ de neige à perte de vue, et c'était pour apprendre que les vols n'auraient pas lieu. " Alors cette guerre, quand donc on la fait ? " gueulait Sarla dans le fond du car ; mais si, pour réchauf- fer l'atmosphère, il entonnait le Pompier, personne à cette heure ne le suivait.

Un vent glacé zébrait l'immense aire désertique, agitant les portes des hangars, soulevant les tôles, chassant vers notre

(17)

iglou sa poussière de givre en légers tourbillons. Le froid aurait vite raison de notre coque ; nous nous couchions sur le fond du car, entre les sièges, à même le tapis déjà râpé, tandis qu'un type de bonne volonté étendait au-dessus de nous les capotes, des bâches, tout ce qui pouvait faire poids et empêcher l'air de filtrer. La matinée passait ainsi. Sur le tableau de travail de la semaine, ces " heures de vol " n'en resteraient pas moins inscrites en grisé afin de présenter un programme honorable.

Nous étions la première promotion de la guerre, la jeunesse et l'espoir de celle-ci, nous disait-on et lisions-nous dans les jour- naux. Il ne passait pas de semaine qu'un général ou un ministre ne vînt nous inspecter. L'aviation restait le point noir dans le dispositif : on ne nous le dissimulait pas. Il s'agissait donc d'être forts là où on reconnaissait que nous étions faibles.

Dans le car que je venais de rattraper de justesse à l'angle du boulevard du Général-Damade, l'atmosphère était, je l'ai dit, somnolente. Peut-être ne m'a-t-elle jamais paru plus coton- neuse que ce matin-là. Le brouillard devait y être pour quelque chose.

Depuis combien de mois n'avais-je reçu aucune lettre de la Tronche ? Je ne désirais pas tellement en recevoir. L'instituteur qui m'avait remplacé, blessé sans doute de ne pas avoir eu de réponse, ne m'avait plus écrit. La brave vieille qui croyait de son devoir de me soutenir le moral l'hiver dernier avait cessé cette correspondance depuis l'armistice. J'étais sauf, je n'étais pas devenu un héros dont on inscrirait le nom sur le monu- ment aux morts, alors que son petit-fils, lui, était prisonnier — elle devait vaguement m'en vouloir. Quant à mon cher Lace- roux, il avait été entre-temps assigné à résidence à Privas dans l'Ardèche, et ainsi s'implantait le nouveau régime depuis que le pays était coupé en deux et avait dû livrer ses côtes aux Allemands, de la Belgique à l'Espagne. Seul l'oncle Albert vivait tranquille à Langres, patrie de Ziégler, entre ses timbres et ses étains, toujours aussi impécunieux, toujours aussi satis- fait de l'être ; mais de lui je n'aurais pu recevoir tout au plus que des cartes inter-zones, et pour ce qu'il aurait eu à me dire il eût très certainement manqué d'espace. D'ailleurs,

(18)

mieux valait, pour sa tranquillité et pour la mienne, qu'il n'écrivît pas.

En somme, nous étions coupés du monde extérieur. Ce magni- fique été qui avait suivi la défaite, mais surtout le charmant décor de Rabat avaient différé le moment où il nous faudrait reprendre contact avec la réalité, rentrer de nouveau dans le temps. Notre brusque départ pour Casa avait mis fin à un certain nombre d'illusions. De toute cette promotion qui avait connu des fortunes diverses, nous n'étions plus qu'une ving- taine à nous demander à quoi correspondait cet emploi, ce qu'il fallait entendre par ces mots : agent de stockage. Le fait de n'avoir plus droit aux insignes de navigant avait encore relâché nos liens. En réalité, tout cela depuis longtemps n'avait plus aucune signification. A moins de considérer cette affec- tation comme une planque idéale, on ne pouvait imaginer un plus complet échec.

Chaque matin, en me retrouvant dans ce car, cette certitude me remplissait d'une sorte de désespoir. Je n'avais pas seule- ment perdu Rabat, mais le climat même de l'amitié et de la confiance. Ce trio formé avec Eric et Bruno ! D'eux non plus je ne recevais pas de nouvelles. Cette page également était tournée. Que s'était-il passé ? Rien en somme. Rien depuis le début. Une guerre qu'on n'a pas faite. Une amitié qu'on n'a pas respectée... Et la chance d'une explication ouverte qu'on a laissée passer.

A part cela, d'aucuns pouvaient encore considérer que nous aurions eu tort de nous plaindre. Qu'au lieu d'être ici à attendre que le soleil vienne dissiper la brume sur le terrain, nous aurions pu compter les jours quelque part dans le Schleswig ou en Poméranie entre des barbelés. Des chanceux, voilà ce que nous étions depuis le début, et encore à cette seconde même, soumis uniquement à l'obligation d'assurer la survie de vagues services improvisés.

Chanceux ! C'était bien possible, après tout. Il y avait long- temps que j'entendais ce mot. Peut-être n'avions-nous pas encore touché le fond ? Mais la chance, qu'est-ce donc en temps de guerre ? Qu'est-ce donc, sinon passer à côté, quel-

(19)

ques centimètres plus à droite ou plus à gauche. Etre ici à tel moment plutôt que là à tel autre.

J'avais choisi le danger, et pas le moindre, quand il y avait un danger et pas d'autre avenir. Cela m'avait conduit au Maroc, dans ce paisible mirador atlantique. Au pire moment, je m'étais retrouvé dans une position confortable pour suivre de loin la plus grande calamité nationale du siècle.

Non, je n'ai pas voulu être en marge. Pas plus qu'en cédant ma place à Carrier sur cet avion qui allait perdre sa dérive et s'écraser vers Temara, en bordure de mer, je n'ai cherché à sauver ma vie. Quel sens donner à cela ? Quel sens donner au hasard ? Ce jour-là, j'ai volé tout de suite après l'accident ; je suis même allé reconnaître les débris de l'appareil sur un zinc exactement du même type; mais la dérive ne s'est pas détachée.

Pourquoi ?

Ce conseil que me donnait à la veille des examens le bon Laceroux — mon ancien directeur d'École Normale, sorti depuis du cadre enseignant — : " Ne te fie pas, fiston, à la chance, le hasard finit par se lasser des redites ! ", ce conseil laissait présager une apocalypse. Le vrai drame allait bientôt me rejoindre. Je ne serais pas indéfiniment le témoin privilégié du malheur des autres. Les trois coups de feu qui m'avaient réveillé en sursaut constituaient un dernier avertissement. Sur les ressorts de cette patache où plus jamais les invités de la noce ne chanteraient Jean de Calais ou les Filles de la Rochelle après s'être partagé le voile de la mariée, je prenais conscience d'une vérité peu commune : autour de moi, tout était devenu incertain. Je n'arrivais pas à détacher mon esprit de ce drame.

Je n'arrivais pas à écarter l'image de l'accusateur public (" Ras- surez-vous, jeune homme... ") surgissant tout à coup dans ma chambre. Dans le car, les types pouvaient s'efforcer de rattraper un peu de sommeil : moi j'entrais dans un monde où bientôt je ne pourrais plus dormir. A partir d'un événement si singulier — et dont je ne connaîtrais les détails qu'en fin de journée — tous les autres événements semblaient se fondre dans une funeste prophétie. D'ailleurs, tout avait un drôle d'air dans cette ville. Quel vent poussait à la côte ces députés

(20)

sans parlement, ces Juifs sans visas, ces nègres sans orchestre, ces anciennes danseuses nues sans paillettes ni paradis fuyant le spectre du nazisme ? Que faisions-nous, nous autres, au milieu de ce théâtre où les uns semblaient en sursis, les autres en train de jouer une partie de dés avec la mort ? Personne ne s'y retrou- vait. C'était un monde sans objet réel. Un monde où il n'y avait plus que des coulisses. Même ceux qui affichaient dans le car un masque tuméfié par le sommeil n'étaient pas tranquilles.

La cathédrale que nous apercevions les bras levés, sortant de la brume, était vide, inachevée ; à l'intérieur, le regard butait sur un mur de briques. Tout ainsi avait l'air impro- visé, exsangue, privé de pesanteur. Il n'y aurait bientôt plus d'issue.

Le soir, j'ai retrouvé Habdou tranquillement installé sur sa natte au fond du vestibule. " Toi aussi, mon lieutenant, ti veux que j'ti dise ? " Je voulais et je ne voulais pas — je saurais de toute façon le fin mot de l'affaire. A l'heure que j'avais indiquée au procureur — à deux minutes près — une femme avait été abattue à bout portant par sa rivale, la maîtresse de son mari, diplomate polonais, agent consulaire qui avait long- temps représenté son pays à Casablanca. L'illégalité s'était vengée de la légalité. Mais il n'y avait plus de Pologne et dans l'immédiat ce malheureux ne représentait plus rien, déraciné lui aussi dans un monde désaffecté ; cette affaire que les jour- naux se garderaient bien de passer sous silence alimentait le scandale : il serait difficile de sauver la face.

Tout s'en allait pareillement à la dérive. Pendant tout l'été, alors qu'Éric, Bruno et moi formions ce groupe indissoluble, alors que nous partagions notre temps entre la plage et la visite des villes de l'intérieur, j'avais refusé d'entendre ces craquements.

La jeunesse au service d'une cause désespérée ! A trois, en unis- sant nos forces, il devait être possible de résister à l'envoûte- ment. En fait, nous ne faisions que suivre une certaine pente.

Ce choix-là nous était commode. Pas beaucoup plus de vérité

(21)

en nous-mêmes qu'autour de nous. Les hommes ressemblent à leur temps !

Cela, je le comprenais de mieux en mieux chaque jour. Une fantasmagorie très suspecte rendait certaines réactions inop- portunes. A part un désir de fuite chez quelques-uns, on peut penser que personne ne savait à quoi aspirer, à qui adresser ses vœux, quoi demander aux dieux. La rupture étant acquise, tout tendait vers un banal effritement. On vivait toute une journée sur une phrase, un mot répété, une anecdote qu'on aurait oubliée le lendemain. Des nouvelles incontrôlables ne cessaient de circuler. La xénophobie et l'antisémitisme triomphaient.

A lui seul un marin de Darlan avait, disait-on, mis à mal trois Juifs dans le mellah — l'un d'eux ayant osé prétendre qu'un Juif valait bien trois Bretons — et celui-ci passait presque pour un héros, une sorte de Cuchulain chargé de la défense des valeurs celtiques.

Bruno avait réussi à se faire nommer à Alger. Il doit y avoir des moments où l'intelligence ne suffit pas. Peut-être l'a-t-il compris de lui-même. Et puis, il y a eu l'histoire de l'avion volé à Meknès : Éric était dans cet avion. Mais l'avion n'est jamais arrivé. On a découvert toute une chaîne de départs.

Pour eux la question ne se posait plus.

Elle continue de se poser pour moi.

Entre-temps, le mal s'était déclaré et personne n'eût donné très cher de ma peau. Je ne crois pas qu'il soit possible d'être en meilleure forme et de se trouver quelques jours plus tard aussi bas.

D'abord, j'ai voulu prendre ça à la légère parce que, comme tous les Européens, ce genre de maladie me paraissait un peu ridicule. En janvier, quand nous étions arrivés de France, avant que l'école ne commençât à fonctionner, nous avions eu droit à des amphis du médecin-colonel aux fins de nous incul- quer quelques notions pratiques d'hygiène et de prophylaxie élémentaire : notre santé alors avait son prix. Revues de queues

(22)

pour le personnel non marié. Nous représentions un capital trop coûteux pour qu'on ne veillât point à sa conservation.

C'était avant la grande offensive de printemps. Ce capital devait forcément se dévaluer par la suite — réduit à peu près à zéro quand on nous a vidés du P. N. et expédiés dans cette base de stockage.

Plutôt que de m'avoir sur les bras à l'infirmerie, le médecin- chef a préféré m'accorder des loisirs illimités.

Une des dernières fois que je suis " remonté " à la base avant que ma santé ne se délabre tout à fait (pourquoi monter à la base et descendre en ville, alors que la côte eSt rigoureusement plate ?) ce fut pour assister à un curieux phénomène. J'étais revenu dans mon service et m'efforçais de remplir quelques fiches quand un coup de canon a secoué les murs. Tout le monde s'est préci- pité à l'extérieur. Dans un ciel d'une pureté absolue, on pouvait tout juSte apercevoir un petit nuage métallique à l'intérieur duquel tournoyaient quelques débris infimes tombant vers la terre au ralenti. Deux avions du groupe de chasse, un Douglas et un Curtiss, qui chaque jour jouaient à s'attaquer, à glisser dans une même chandelle, à piquer l'un vers l'autre dans un bruit d'enfer, ne se redressant qu'à la dernière seconde, venaient de se rencontrer de façon définitive, ne laissant pour certifier ce jeu mortel qu'une poussière d'aluminium. Il s'agissait cette fois de pilotes revenus du front couverts de citations, mais qui, eux aussi, devaient ronger leur frein dans l'oisiveté. " Ça devait arriver ! " a dit quelqu'un.

Mais je n'ai pas eu à assister au défilé devant ces deux cer- cueils vides. Laceroux avait eu raison : le hasard se lasse des redites. Cette fois, j'étais au bord du trou. Il y a eu plusieurs phases : pénible, inconsciente, indifférente, lucide. Au début, il s'agissait d'une lutte humiliante contre ce monstre déchaîné que je portais en moi sans pouvoir l'endormir plus de cinq heures d'affilée. Humiliante, cette lutte a bientôt cessé de l'être.

Le mal vivait dans ma chair comme mon double : je devais donc m'y habituer.

Ma tête travaillait elle aussi à vide, c'est-à-dire que le passé s'y engouffrait. Je revoyais des quantités de petits faits qui

(23)

avaient eu lieu depuis la mobilisation, mais rarement au-delà, comme si la guerre se présentait à moi comme une suite d'énig- mes inexplicables. Malheureusement, ces images n'étaient supportées par rien, et, devant ce tourbillon, je ressentais comme un vertige.

J'avais pratiquement perdu le contact. Et puis un jour, j'ai vu s'amener le gars Sarla, cette sympathique grande gueule.

Du moment que Paris n'était pas détruit, il continuait à voir tout en rose. Sauf Casa, dont lui aussi avait sa claque.

— Alors, vieux, il y a quelque chose qui ne va pas ? Tiens, je t'ai apporté tes troupes.

Comment lui expliquer que la seule odeur de la fumée... ?

— Faut pas te frapper, amigo ! C'eSt vrai ça, tu as drôlement décollé. T'étais plutôt bath dans le temps. Plutôt bath pour un petit prof de rien du tout.

Il a ri de sa plaisanterie, tout à la joie de son retour en France, et il m'a montré sa feuille de route.

— Ça finit comme ça ! Qui aurait cru ? Oujda-Oran. Oran- Marseille. Marseille-Paris. Paname ! Et on y est. Pas croyable ! Il ne mentionnait pas sur le trajet la ligne de démarcation ; mais puisqu'il rentrait, il jugerait bien par lui-même du chan- gement.

— Tu le connaissais bien, toi, Éric : quelle cellule vous formiez avec Bruno ! J'ai jamais vu des gars s'entendre aussi bien. Un peu distant, le gars : matheux, quoi ! Mais chouette, beau mec ; si j'avais su, j'aurais dessiné sa frime. Le pur aryen ! C'eSt pas mon type, mais quand même, chapeau!... Pour l'autre, pour Bruno, moi je trouve qu'il la ramenait un peu avec ses relations, qu'est-ce que tu en penses ?

Mais presque aussitôt, il eSt revenu à l'affaire de Meknès :

— Non, j'aurais jamais cru ça d'un type dans son genre : chiper un avion, filer à l'anglaise — c'est le cas ou jamais de le dire. Non, j'aurais pas cru. Pauv'vieux ! ça a quand même dû te ficher un coup ! Quelle salade !

(24)

Il m'a demandé si avant de partir il pouvait faire quelque chose pour m'être agréable : je lui ai dit que j'aimerais bien entendre un de ses refrains. En général, ça lui faisait toujours plaisir quand on le poussait vers la ritournelle ; mais cette fois il a eu l'air gêné, aussi gêné que si j'avais été réellement en train de crever sous ses yeux.

— Allez, vas-y... " Terre ouvre-toi, terre fends-toi...

et je lui ai cité plusieurs débuts de chansons pour l'inciter.

Mais il a tenu bon. Peut-être jugeait-il que je ne l'eStimais pas à son prix et désirait-il donner à ce moment un peu plus de solennité.

— Adios caballero ! Bye bye ! Ciao ciao ! Sur quoi, après tant d'autres, Sarla s'en est allé.

Quand je les ai entendus dire du bien de moi, j'ai cru tout de bon que j'étais mort. Depuis plusieurs jours, j'oubliais de remonter le réveil. A certaines heures, filtrait comme une rumeur venue de la place, un écho répercuté sous les arcades.

Rien d'autre ne me rattachait aux mouvements de la vie à l'extérieur.

Pourtant je percevais comme dans une sorte d'attention seconde ces conversations qui avaient lieu devant ma porte, ou même dans ma chambre. On me confectionnait une légende : je n'avais plus qu'à y entrer. Des gens que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam ! Leurs paroles tombaient sur moi comme des pierres et me recouvraient peu à peu comme ce légionnaire de Tinmal, reSté en pays berbère, et pour qui Bruno a improvisé une épitaphe :

Il mourut à Goundafa on ne le ramena pas

Seul Habdou me défendait contre ces bavards qui s'assem- blaient autour de mon lit pour discuter de leurs propres affaires, leurs têtes formant comme un anneau de Saturne autour du

(25)

plafonnier. Il a si bien réussi à les éloigner qu'ils ne sont plus revenus. A moins que je n'aie rêvé tout ceci.

J'émergeais à peine d'une somnolence peuplée d'images et de rappels. Chaque seconde m'entraînait ailleurs. Une conversation interrompue quelques semaines plus tôt trouvait soudain une suite. Je revivais ainsi des scènes entières. Parfois, il me sem- blait que Trisa était là, étendue à côté de moi, et j'avançais ma main pour la toucher. Mais tout ceci, sur quelles frontières ?...

Je ne souffrais plus. Ma faiblesse me défendait. Il y avait un avantage : ce sommeil ou cette mort me donnait le temps de me retourner, de comprendre. Après ces chutes sur le carre- lage, je me retrouvais en travers du lit au milieu de ces feuillets, de ces photographies, de ces lettres. Soudain Éric, Bruno étaient présents. Je ne faisais encore que toucher ces documents sans les lire, tant il me semblait impossible de lier entre eux tant d'événements particuliers, de visages. Ce geste exprimait presque une superstition. Un effort pour échapper à l'inertie.

De nouveau, je perdais pied. Je ne savais plus où j'étais, ni si nous avions gagné ou perdu cette guerre. A tout prix il fallait que je me raccroche : le plus petit détail, la moindre certitude matérielle, plutôt que ce lent évanouissement de toutes les données. Il fallait tout reprendre, tout recommencer.

A travers les lattes du Store, un rayon venait isoler sur le mur un bout de la tapisserie. Combien d'heures lui faudrait-il, après avoir coupé en diagonale la carpette, pour atteindre l'angle du divan et remonter mon bras jusqu'à la saignée du coude ? C'eSt là chaque fois qu'il me quittait, et je savais qu'alors la pénombre allait envahir la chambre et que bientôt allait s'allu- mer au bout de la rue la verrière du cinéma.

Même ce que je ne pouvais observer directement retrouvait un semblant de réalité. La ville, telle qu'elle existe au-delà de ces murs, poussait vers la périphérie ses tentacules. Je pouvais à nouveau la dessiner : creuse, inutile, désarticulée autour de cette place d'où partent tous les autobus, cariée comme

(26)

l'arbre portant un nid de frelons, mais réelle, présente, fati- dique.

Quand j'y venais l'hiver dernier avec Trisa, l'atmosphère était-elle vraiment différente ? Ce n'était encore que le début de mars ; nous ne recevrions nos galons d'aspirant qu'un mois plus tard ; qui doutait alors que nous gagnerions ce match contre l'Allemagne ?

Pourtant, ce premier contact n'a guère été favorable. L'accès du port était interdit. Le plan de la ville m'a paru absurde. Je n'aimais ni ces immeubles neufs ni ces grands vides entre les bâtiments administratifs — tout juSte cette odeur de poussière et d'agrumes que la brise de mer chasse de l'ancienne médina.

Rien ne me semblait achevé. Je n'acceptais d'y passer que quel- ques heures, et encore parce que Trisa, connaissant certains bars, prétendait que nous y serions à l'abri des indiscrétions et des rencontres. Ô ces dimanches à part entière, occupés par nous à muser sous les arcades et à lécher les vitrines ! Ces di- manches empoisonnés par l'idée que nous pouvions tomber dans cette foule cosmopolite sur quelqu'un qui irait raconter partout qu'il nous avait vus ensemble à Casa ! Combien de fois nous sommes-nous brusquement écartés l'un de l'autre, avons-nous feint de ne pas nous connaître ? Subitement étran- gers, prenant chacun une direction différente juSte au moment d'affronter le gêneur que nous aurions ensuite toutes les peines du monde à semer. Et d'ailleurs où aller ? Va-t-on à la piscine en hiver ? Cafés du centre et cinémas nous étant également inter- dits. La ville ne pouvait que souffrir de nos manèges et de notre refus d'y paraître à visage découvert. Une partie de mon hosti- lité vient de là : de cette absurde comédie que nous avons commencé à jouer, Trisa et moi.

En fait, n'était-elle pas plus soucieuse de sa liberté que de sa réputation ? C'eSt une question que je ne me posais pas à ce moment. A cause de la guerre, elle était venue passer l'hi- ver au Maroc, et tout entre nous devait rester sous le signe du hasard. Elle ne s'inquiétait pas de savoir d'où j'étais sorti : qu'aurais-je pu exiger ? Elle était mariée et très certainement mon aînée. J'étais venu dans ce pays pour parfaire ma connais-

(27)

sance des avions ; rien ne devait me détourner de ce but. Qui pouvait prévoir où je serais envoyé ? Quelques semaines de sursis et puis la grande aventure : un contre six, telle était la proportion officielle. Cet avenir ne m'appartenait pas. Comment aurais-je pu disposer de moi-même, alors qu'en Europe des millions d'hommes attendaient dans le froid l'Heure H ? A ces missions que nous devions effectuer, j'entendais me préparer honnêtement. C'était déjà beaucoup que de pouvoir profiter de cet hiver doux. J'en éprouvais souvent certains scrupules, me demandant quelle part d'iniquité se mêlait alors à notre paix.

Pour Trisa et pour moi, point de passé, point d'avenir, rien d'autre que la faculté d'être ensemble à certains moments.

Que lui aurais-je appris sur moi-même qui pût l'éblouir ou retenir son attention ? Je n'allais pas lui expliquer comment pendant un an je m'étais efforcé d'inculquer des rudiments à une trentaine de garçons et filles d'une commune de l'Isère sans toujours manger à ma faim. Et Laceroux à qui je devais d'avoir pu passer mes deux bacs, quelle idée s'en ferait-elle si je commençais à lui vanter le mérite des vertus laïques ?

Nous sommes restés sur ces frontières, et rien d'autre ne m'a paru possible, je dirai même désirable. Une aventure pour moi d'autant plus significative qu'elle se situait en marge et que j'ai toujours pensé qu'elle serait brève et n'aurait aucune suite.

A Rabat, bien qu'il me fût impossible d'aller quelque part sans rencontrer un des cent cinquante élèves-officiers de ma promo- tion, nous pouvions nous voir sans aucun risque la nuit dans la villa qu'elle occupait au-delà des Trois Portes. Une escapade particulièrement dépondérée du fait même des circonstances et perdant ainsi tout ce que, avouée au grand jour, elle eût pu avoir de scabreux. Un mur bas à sauter, couvert de bougain- villées, au fond d'une voie privée de l'Aguedal ; une porte dont je n'avais pas la clef mais que je n'avais qu'à pousser, et j'étais dans les lieux — dans cet étrange domaine où il me plaisait d'ima- giner que je pénétrais chaque soir par effraction.

Dans la journée, s'il m'arrivait de croiser Trisa sous les ar- cades du Dar-El-Maghzen ou dans la Kissaria, rien extérieure-

(28)

ment ne marquait la rencontre. Nos regards glissaient l'un sur l'autre. Je laissais mes voisins se retourner et siffler d'admi- ration sur ses talons, et cela moins par calcul que par instinct : il me suffisait de savoir et d'être seul à savoir, au risque de passer aux yeux des autres pour un isolé dont l'imagination travaille à vide.

Nos rencontres restaient comme entre parenthèses au sein d'une réalité autrement singulière pour moi depuis le début.

Je refusais donc d'être pris au jeu, même si par certains côtés l'épisode Trisa pouvait me paraître exceptionnel, miraculeux.

Trisa était trop habile, trop habituée à se jouer des apparences et des préjugés, trop décidée à n'accepter les êtres que délivrés de leur contexte. Quand, à la fin de mars, elle m'a annoncé qu'il lui fallait se rendre à Alger, je me suis dit que les choses devaient se passer ainsi. Notre nomination eSt parue au Journal Officiel quelques jours plus tard, et plus rien n'est venu dès lors détour- ner mon attention de cette autre réalité dont je m'efforçais de corriger en moi le désordre.

Trois semaines pour cette aventure certainement insolite

— trois semaines sur les huit mois passés à Rabat — c'est bien peu, en somme. En balance avec les fantastiques événements qui depuis mars sont venus changer le visage du vieux monde, que peuvent-elles bien représenter ? Normalement, ce souvenir aurait dû s'estomper ; et c'est ce qui s'est produit en partie. Aucune allusion à Trisa dans ces carnets où j'ai consigné régulière- ment par la suite mes espoirs et mes déceptions relatifs à la guerre et à notre entraînement. Aucune allusion jusqu'au jour où elle a surgi de nouveau à la fin de l'été — ce qui m'a amené à supposer que sa disparition n'avait pas été aussi com- plète pour tout le monde que je me l'étais imaginé. Entre ma rencontre avec Trisa et le départ manqué d'Éric pour Gibral- tar, existe-t-il un lien ? Sommes-nous trois à nous être brûlés successivement à la même flamme ? Le hasard et l'oisiveté nous ont-ils joué ce tour-là ?

(29)

Je ne cessais plus de m'interroger. J'opérais de brusques plongées dans ce passé trop récent et encore inextricable où la vérité se séparait en parcelles infimes. Comment faire la part des êtres et celle des événements ? D'aussi terribles événements ! La désastreuse affaire de Meknès, la fin d'Éric m'obligeaient à cet examen, ne me laissant plus une seconde de répit. J'avais sous les doigts ces carnets et ces feuillets que Bruno m'avait laissés en partant, me demandant de les lire — rangés sous ce titre étrange : La Permission. Mais la réalité était encore plus difficile à cerner du fait de l'écroulement d'un si grand nombre d'illusions qui avaient nourri notre enfance. J'étais reporté à bien des mois en arrière ; toute une année s'était écoulée depuis que nous nous étions trouvés rassemblés dans des centres mobilisateurs où l'on ne saurait dire que régnait un bien grand

enthousiasme.

La faute venait-elle de nous, ou bien le mal se révélait-il par la bizarre tournure prise depuis le début par les événements ? Si je voulais élaguer cette masse confuse, je devais m'en tenir aux seuls faits dont j'avais été le témoin.

Quand je venais cet hiver avec Trisa dans cette ville aujour- d'hui pleine de réfugiés, pouvais-je alors deviner que ce décor mal posé où tout me semblait à ce point insolent — la misère et l'ostentation, la laideur et le luxe — serait un jour l'endroit où je me trouverais amené à faire le bilan de cette guerre para- doxale ?

Étrange complot qui finit par m'associer à son échec. Me sou- venir devient-il pour moi une sorte d'alibi ? Ou bien, en m'effor- çant d'arracher ainsi la vérité, me suis-je donné pour but d'im- poser un sens à un temps manifestement refusé par les dieux ? Depuis trois jours, personne n'est venu. Je suis toujours ce prisonnier à qui son corps eSt devenu à charge. Un poids

(30)

trop lourd continue de m'entraîner dans ce passé et m'interdit de me mêler encore à la vie des autres. Je rouvre ces carnets et les étale une fois de plus autour de moi. C'eSt un geste qui maintenant m'eSt familier. Je pèse de tout mon poids pour enfoncer dans cette glèbe. Je sais à présent que la guérison eSt tout au bout de ma mémoire.

Un grand orage venait d'éclater, et on eût dit que toutes les sirènes du port mugissaient à la fois. Habdou a couru d'un Studio à l'autre pour vérifier si les fenêtres de l'étage étaient fermées, et j'entendais claquer chaque fois les portes dans son dos. Il est passé aussi ici pour voir si je n'avais besoin de rien.

Après quoi tout est redevenu silencieux. La nuit était tombée.

Il me semblait que j'aurais pu me lever et même descendre pour regarder les vitrines dans le passage. J'ai avalé la dernière gorgée d'élixir ; le bienfait a été immédiat.

(31)

Quand je monnayais quelques rudiments d'histoire moderne devant mes gosses de la Tronche, je voyais les choses d'un tout autre œil, et en cela je ne faisais qu'adopter les illusions du plus grand nombre relatives à la guerre en général et à celle que les vociférations d'Hitler finiraient bien par nous valoir.

Si une partie de la génération de 70 a vécu sur l'idée de revanche, ma génération n'aura vécu que pour le maintien d'une victoire si difficilement acquise. Mais les symboles vieil- lissent moins qu'on ne croit, et si le pays tout entier se sentait poussé vers un nouveau cataclysme, qui a jamais prévu cette randonnée frénétique sous le soleil de juin ?

On ne vit pas vingt ans entre une guerre qui a eu lieu et une guerre qui doit venir de façon certaine, sans nourrir au fond de soi quelque opinion sur la chose. La Marne, Balaklava, Malplaquet, The charge of the light brigade... qu'était-ce donc à mon idée ? Peut-être un grand désordre, maté pourtant par une règle impérieuse qui gouverne de loin les combattants. Une volonté implacable tranchant dans le vif pour interdire la débandade, l'improvisation. Pour les uns — qui combattent au corps à corps — l'arme blanche, la boue, et, la nuit, de confuses pyrotechnies ; pour les autres — les flegmatiques qui suivent la progression au télémètre — une géométrie dans l'espace qui rend à l'esprit ses chances.

Eh bien ! personne n'a rien compris, ni ceux qui se battaient

Références

Documents relatifs

L'un des plus importants poètes d'aujourd'hui analyse — sans éluder les contradictions inhérentes à sa pratique de ce qu'il appelle « une autre parole » ni les

Aussitôt qu'il entre, le pull à la main, les cheveux mouillés dressés sur la tête, elle se lève pour lui réchauffer du thé.. La pluie s'est arrêtée et les nuages ont

L’interopérabilité des données est possible si des formats de fichiers ouverts sont utilisés pour stocker ces données. Les plus utilisés

La cigarette est abstraite, elle fait partie de la grande série des objets portatifs par lesquels se définit l'individu moderne, série foncièrement hétéroclite dans laquelle il

Mais quelques commerçants et artisans de l'Isère y ont aussi participé et la plupart de leurs camarades en approuvent plus ou moins les termes.. Ainsi, en

Chaque fois qu’elle se mettait à me chercher des poux dans la tête, ce pour quoi elle était douée, je l’imaginais enrouler ses jambes autour de ma taille et me chevaucher..

Sans doute Laure était- elle jolie, mais depuis les deux années que nous vivions ensemble, je ne voyais plus guère son visage.. J'avais transformé ses défauts

Tout l'univers exotique des romans que Joseph Delteil écrivit pendant les années folles se retrouve dans ces huit contes, miniatures océaniques, pieds de nez à la logique roma-