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Contraintes de structures et liberté dans l'organisation du discours. Une description du mwotlap, langue océanienne du Vanuatu

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Academic year: 2021

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Submitted on 14 Mar 2007

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Contraintes de structures et liberté dans l’organisation

du discours. Une description du mwotlap, langue

océanienne du Vanuatu

Alexandre François

To cite this version:

Alexandre François. Contraintes de structures et liberté dans l’organisation du discours. Une descrip-tion du mwotlap, langue océanienne du Vanuatu. Linguistique. Université Paris-Sorbonne - Paris IV, 2001. Français. �tel-00136463�

(2)

UNIVERSITÉ PARIS-IV SORBONNE

CONTRAINTES DE STRUCTURES ET LIBERTÉ

DANS L'ORGANISATION DU DISCOURS

~

Une description du mwotlap,

langue océanienne du Vanuatu

Volume I

*

Thèse en vue d'obtenir le

Doctorat de Linguistique

présentée et soutenue publiquement par

Alexandre F

RANÇOIS le 19 décembre 2001 en Sorbonne _______________ Directeur de thèse : M. Alain LEMARÉCHAL Jury : Mme Isabelle BRIL Mme Stéphane ROBERT

M. Bernard CARON M. Jean-Claude RIVIERRE

(3)
(4)

E o ê e

wo men te le lam wo men row row e…

(5)
(6)

A

AV

VAANNTT

-

-

PPRROOPPOOSS

"Ten miles further north is Motalava, where the most intelligent of all the Southern islanders live." C. Wilson, Bishop of Melanesia (1932),

The wake of the Southern Cross: Work and adventures in the South Seas.

Après avoir voulu à neuf ans devenir menuisier, puis à douze archéologue, j'avais conçu adolescent le désir de devenir "ethnolinguiste" : dans ce mot mystérieux devaient sans doute s'entremêler les délices des explorations lointaines et celles du grec ancien. Dès lors, je n'en démordrais pas – les contours de ma vie devraient épouser ce rêve d'enfance, et me conduire un jour à l'autre bout du monde. Le voyage aux antipodes allait me conduire jusque dans une petite île du vaste Océan Pacifique, que les cartes indiquaient à 13° 42' de latitude sud et 167° 38' de longitude est. J'y découvrirais une autre façon d'être, de parler, de penser, qui devait m'ouvrir les yeux sur moi-même. Mais surtout, le plus intense de mes dépaysements fut sans doute de saisir à quel point, derrière l'exotisme des mots et la nouveauté des gestes, nous étions tous les mêmes, au plus intime de nos âmes.

Même s'il endosse volontiers un costume universitaire, le présent travail ne trouve donc pas son origine dans un questionnement théorique ou un programme disciplinaire ; il est avant tout le fruit d'une rencontre simple et renouvelée avec des lieux singuliers et des gens comme moi. À travers les mille énoncés que je leur emprunte, ces personnes sont présentes à chaque page de ce recueil, et en sont un peu les coauteurs. Par bonheur, les locuteurs du mwotlap sont trop nombreux pour que je les remercie un par un. Pourtant, je ne saurai taire les noms de ceux qui m'ont le plus aidé, qui en m'hébergeant, qui en me nourrissant, qui en m'apprenant à parler sa langue, avec humour et complicité.

– À Vila : Lola & Henry, Makmak & Ian

– À Santo : William Haget, Anas Tinwako, Francis & Mary-Lea, Marina & Melani, Lêglêg, Esra, Morês Ibôy, Kasimir, et tous ceux du quartier Mango

– À Mwotlap : ma famille : Moses, Mini, Milton, Pêlêt, Deden, Harêson, Sandra ; mes amis : Edga, Womayok, Pêkêtlê, Bristo, Wia, Step, Trevo, Selva ;

les bigman : Railey, Apêt, Charley & Taxi, Mayanag Selwi, Taitus Lôlô, Frank Hosea, Elton, Albi, Alfred Lobu, Woklo, les poètes Jon Stil et Richard …

(7)

AVANT-PROPOS

6

-Déroulé sur six mois en 1997-1998, mon voyage scientifique au Vanuatu a connu tous les vents favorables. Sur le plan financier, j'eus la chance d'obtenir la Bourse Walter-Zellidja décernée par l'Académie Française, ainsi que le soutien du Fonds Naudet auprès de l'École Normale Supérieure. Par la suite, le Laboratoire des Langues et Civilisations à Tradition Orale (LACITO) du CNRS a considérablement favorisé mes recherches, non seulement pour mes congrès, mais surtout en finançant le voyage en France de mon ami et informateur Edgar Howard.

Les soutiens ont aussi été scientifiques et moraux, au long de ces années scandées par les questions. Mon directeur Alain Lemaréchal (Professeur à Paris-IV Sorbonne) accompagne depuis dix ans mes découvertes en linguistique, et n'a cessé de leur donner, par ses conseils ou ses propres travaux, cohérence et solidité. L'équipe des Océanistes du LACITO-CNRS m'a constamment entouré, tantôt m'aiguillant, tantôt m'aiguillonnant sur les chemins de la coutume : je remercie donc Jean-Claude et Françoise Rivierre, Claire Moyse, Isabelle Bril, Jean-Michel Charpentier ; sans oublier Zlatka Guentchéva pour ses fermes encouragements, Françoise Péeters pour son savoir-faire, et surtout Éric Gimel, pour avoir joué le rôle de la cavalerie dans les moments les plus critiques. Je retrouvais aussi ce goût du travail au fil de séminaires auxquels j'essayais d'apporter ma pierre, ou mon grain de sel : ainsi, le RIVALDI ou le LLACAN auront eu la tâche parfois ingrate de me faire apprendre la maturité.

C'est aussi avec grand plaisir que j'exprime ma gratitude à Darrell Tryon, pour m'avoir sans hésiter ouvert les portes du Research School of Pacific and Asian Studies de l'Université Nationale Australienne (A.N.U.). C'est lui qui a guidé mes premiers pas dans le double monde des Austronésiens et des Austronésianistes, qui m'a aidé à choisir les îles Banks, qui a pris le temps de répondre aux mille questions d'un étudiant surexcité par son premier terrain. Mentor veillant sur Télémaque, il m'a suivi depuis mes premiers instants à Canberra jusqu'aux enquêtes de Santo, et continuera encore d'observer mon parcours dans ce Vanuatu dont il connaît tous les secrets. C'est aussi grâce à lui que j'ai pu établir si facile-ment des contacts scientifiques ou logistiques entourant mon travail de terrain, comme avec Ralph Regenvanu du Centre Culturel du Vanuatu ; et c'est par son intermédiaire que j'ai pu rencontrer mes nouveaux collègues des antipodes, Andrew Pawley, Malcolm Ross, John Lynch, ou Terry Crowley.

Parce qu'ils m'inspirent pour de prochains voyages, mes pensées vont à mes amis du monde entier – Beth, Cynthia, Ritsuko, Catriona, Yüd, Heeyoung, Mal, Bobby, Vitchinia, Jako, Mick, Kaori, Edga, Francesc, Chrissy, Moneim, Yutaka, Sokopoï, Cori et les autres – et à ma famille – imam Noël, tita Brenda, têtek Anna, wulus Islam, intik Rami, qêlgek Yaeko kôyô Toshihiko.

Aventure solitaire des mille et une nuits, l'ouvrage avait aussi besoin de cœur. Je dédie tout ceci, et beaucoup plus encore, à Wako et Yuugo.

(8)

S

SO

OMMMMAAIIRREE

pp.

vol.

Avant-propos

5

I

Abréviations

9

Chapitre Un

Présentation

13

Chapitre Deux

Phonologie, morphologie

51

Chapitre Trois

Les classes de mots et l’art de la translation

153

Chapitre Quatre

La référence et le nombre

255

Chapitre Cinq

L'expression de la possession

419

II

Chapitre Six

Actance et complémentation

633

Chapitre Sept

Opérations aspectuelles et modales

689

III

Chapitre Huit

Synthèse : La stratégie grammaticale

1005

Bibliographie

1033

Index des langues

1045

Index des notions

1048

Tableaux

1057

Figures

1062

Cartes

1064

(9)
(10)

A

A

BBRRÉÉVVIIAATTIIOONNSS

1 1ère personne

1EX 1ère personne (non SG) exclusif

1IN 1ère personne (non SG) inclusif

2 2ème personne

3 3ème personne

² réduplication d'un radical ABL Ablatif

ACP Accompli

AD Accompli distant

ADV adverbe, spéc. anaphorique (y, en) ANA marque d'anaphore

AO Aoriste

AP article personnel (mosina e) ART article substantivant ASSO anaphore associative CF contrefactuel COÉ coénonciation (en) CONJ conjonction

CP Classificateur possessif

CPBoiss CP des boissons (ma~)

CPCom CP des comestibles (ga~)

CPGén CP général (no~)

CPSit CP des possessions restreintes à une situation (mu~)

DÉCL déclaratif, mq discours rapporté DÉPLAC prédicatif de déplacement DIR directionnel

DSTR distributif, mq de parcours (geh)

DU duel

DUP réduplication DUR duratif en récit (i) DX déixis

DX1 déictique de 1er degré (gôh, agôh)

DX2 déictique de 2ème degré (nen, anen) DX3 déictique monstratif (nôk, gên) DX.TMP déixis temporelle

EMPH marque d'emphase ÉVIT Évitatif

EXCL exclamatif

EXIST prédicat d'existence

1EX nous exclusif

FCTP focus temporel

FUT futur

H:… collectif humain (DU, TR, PL)

HOD futur hodiernal/proche IMM Passé immédiat

1IN nous inclusif

INJ:… pronom jussif/injonctif (DU, TR, PL)

INTER interrogatif IRR irrealis

ITIF itif, directionnel centrifuge NÉGR Négation realis PFT Parfait PL pluriel PN Potentiel négatif POT Potentiel PP pronom personnel PRKI Présentatif Kinétique

(11)

ABRÉVIATIONS 10 -PROH Prohibitif PROVIS Provisionnel PRSP Prospectif PRST Présentatif (statique) PRT Prétérit PTF partitif REAL realis

RÉCIP marque de réciprocité REL subordonnant relatif RÉM Rémansif SO sujet énonciateur SG singulier SITO Sit. d'énonciation SITR Sit. de référence SITV Situation virtuelle STA Statif SUB subordonnant SUG suggestif (Vb+ tog)

TAM Temps-Aspect-Mode TRANS transitivant

TR/TRI triel

URG injonction forte VOC vocatif, appellatif

VTF ventif, direc. centripète (‘vers ici’)

Abréviations de langues ANG anglais BSL bislama FÇS français LAT latin LEH lehali LMG lêmêrig LNW lonwolwol (Ambrym) MRV merlav MSN mosina MTA mota MTP mwotlap PAA paama PAN Proto-Austronésien

PNCV Proto Nord-Centre Vanuatu

POC Proto-Océanien VRS vürës

(12)
(13)

Figure 1.1 – Situation du mwotlap dans la famille linguistique austronésienne (d'après Grimes & al. 1995)

Les chiffres indiquent le nombre de langues attestées dans chaque sous-groupe.

Les traits doubles conduisent du proto-austronésien au mwotlap. South Vanuatu 9 Western Oceanic 231 (côtes de Papouasie, ouest îles Salomon)

AUSTRONESIAN 1236 Southeast Solomon 24 Admiralty Islands 31 South Halmahera, West New-Guinea 39 West Fijian-Rotuman 2 East Fijian-Polynesian 42 New Caledonian 32 Micronesian 20 Loyalty 3 Central MP 149 (Est Indonésie, Timor…) Western MP 528 (Philippines, Malaisie, Indonésie, malgache, lg cham Vietnam, palau, chamorro) Formose 23 (Taiwan) Eastern MP 532 Central Eastern MP 683 Malayo-Polynesian (MP) 1213 OCEANIC 493 Central Eastern Oceanic 231 Malekula Interior 12 East Santo 5 Northeast Vanuatu Banks Islands 78 araki, mota, mosina,

mwotlap, vürës

North Central Vanuatu 95

Remote Oceanic 198

(14)

Chapitre Un  

P

P

RRÉÉSSEENNTTAATTIIOONN

Le mwotlap est une langue austronésienne, de la branche océanienne, parlée par environ 1800 personnes au nord du Vanuatu.

 I. Situation géographique et sociologique

A. L'OCÉANIE ET LES PEUPLES AUSTRONÉSIENS

Surgies d'entre les flots à la faveur des éruptions et des séismes, les îles volcaniques de l'Océan Pacifique dessinent des archipels en éclats ou en lignes. Longtemps, elles ignorèrent la présence de l'homme : ce dernier n'avait colonisé, il y a environ soixante millénaires, que les îles colossales d'Australie et de Papouasie.

Plus tard, beaucoup plus tard, environ 3000 ans avant notre ère, des paysans marins auraient quitté les rives lointaines de Formose, inaugurant la grande aventure des migrations austronésiennes. Au fil des siècles, et selon un parcours qui reste encore à mieux connaître, ces populations d'origine asiatique auront colonisé les îles des Philippines et d'Indonésie, cinglant un jour à l'ouest jusqu'à Madagascar ; tandis que d'autres abordaient à l'est les côtes de la Papouasie, déjà peuplées depuis longtemps de populations dites papoues. Quelque part sur ces rives mélanésiennes, des des-cendants des premiers Austroné-siens auraient formé une com-munauté dont le parler est de mieux en mieux reconstruit aujourd'hui : le proto-océanien (POc). Ces premiers "Océa-niens", descendants directs des Austronésiens, devinrent à leur tour un nouveau foyer de coloni-sation désireux d'approcher, à Carte 1 – La famille austronésienne

(15)

PRÉSENTATION

14

-partir de 1500 avant notre ère, les îles inhabitées du Pacifique. Ils peuplèrent d'abord les îles Salomon et l'Océanie proche, avant de faire voile, qui vers la Micronésie, qui vers le Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et Fiji. Un millénaire plus tard enfin, l'archipel fijien devenait le point de départ d'une nouvelle expansion à nouveau tournée vers l'orient : celle des peuples polynésiens.

Cette vaste dispersion1, qui a donné lieu à la famille linguistique la plus étendue au

monde, a été principalement reconstituée à partir de l'observation des langues contempo-raines ; les travaux pionniers de Kern (1889) puis de Dempwolff (1938) ont été suivis, plus récemment, par les études de Blust, Reid ou Starosta pour le proto-austronésien ; et celles de Grace, Pawley, ou Ross pour le proto-océanien –pour n'en citer qu'une partie. Aussi nous permettrons-nous de résumer la préhistoire du mwotlap à l'aide de l'arbre génétique des langues austronésiennes, tel qu'il est actuellement admis par la plupart des austronésia-nistes : cf. Figure 1.1 p.12. Le mwotlap est localisé parmi les nombreuses branches de cette famille, dont seules sont représentées ici les plus pertinentes pour notre propos ; en gras, nous indiquons les trois paliers de référence pour nos reconstructions historiques : le proto-austronésien (PAN) – le proto-océanien (POc) – le proto-Nord-Centre Vanuatu (PNCV). On remarquera que les langues voisines du mwotlap que nous citerons le plus au cours de notre étude, figurent toutes dans le même groupe de langues "NCV", lequel réunit d'ailleurs pas moins de quatre-vingt quinze idiomes à lui seul ; ceci ne nous empêchera pas, çà et là, d'établir des comparaisons avec les langues de Fiji, de Polynésie, de Micronésie ou encore de Nouvelle-Calédonie – sans parler de langues encore plus lointaines dans l'arbre austro-nésien.

B. LE VANUATU

1. Le pays

Au cœur de la Mélanésie austronésienne figure l'archipel du Vanuatu, sur la route maritime qui mène des îles Salomon à la Nouvelle-Calédonie [Carte 2]. Découvert en 1606 par le portugais Quirós, visité par Bougainville et Cook, ce petit pays tropical de 14 760 km² constitua longtemps le condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides, avant de devenir en 1980 la République indépendante du Vanuatu.

Ce chapelet de quatre-vingts îles montagneuses ne compte guère que deux aggloméra-tions urbaines, d'origine coloniale : Vila la capitale ; et Santo la seconde ville, érigée comme base américaine en 1942 lors de la guerre du Pacifique. Excepté ces deux villes, la quasi totalité du Vanuatu se présente sous la forme tantôt d'îlots sauvages et rocailleux, tantôt de zones rurales habitées, et cultivées, par la population mélanésienne. Cette dernière, qui représente au moins 94 % des 193 000 habitants du pays2, se distribue à travers les îles du

pays en de petites communautés villageoises, qui se réduisent souvent à quelques centaines – voire quelques dizaines– d'habitants.

1 Les études portant sur l'expansion austronésienne sont très nombreuses, aussi bien du côté de la linguistique que de l'archéologie, ou plus récemment de la génétique des populations. On citera notamment Pawley & Ross (1993), Ross (1995), Bellwood, Fox & Tryon (1995), Pawley (2001).

2 D'après le recensement de 1999, 21 % de la population du Vanuatu vit dans les zones urbaines, et 79 % dans les zones rurales.

(16)

I - Situation géographique et sociologique

15

-La dimension de chacune de ces communautés se superpose quelquefois à des unités géographiques, qu'il s'agisse d'une île –comme dans le cas de Mwotlap– ou d'une vallée encaissée. Cependant, ce critère géographique n'est pas absolu, car ni l'océan ni la montagne n'ont véritablement empêché des relations suivies, au fil des siècles, entre communautés voisines ; c'est le cas, par exemple, dans le petit groupe des Banks, où les différentes îles et micro-sociétés locales ont nourri entre elles des échanges commerciaux, matrimoniaux et symboliques, au-delà des frontières naturelles et des différences culturelles (Vienne 1984). Mais le principal critère définissant traditionnellement les communautés socio-culturelles est celui de la langue.

Carte 2 – Le Vanuatu, archipel du Pacifique Sud

2. Les langues du Vanuatu

Le Vanuatu comporte le chiffre étonnant de 113 langues vernaculaires distinctes (Tryon 1976, 1996), généralement sans intercompréhension ; rapporté au 190 000 habitants du pays, ceci implique une moyenne de 1700 locuteurs par langue – le record mondial de densité linguistique. Sur cette centaine de langues, toutes océaniennes, trois sont des langues polynésiennes (outliers) ; neuf appartiennent au groupe du Sud Vanuatu [Figure 1.1 p.12] ; et toutes les autres ressortissent à l'ensemble dit "Nord-Centre Vanuatu". Elles sont représentées sur la Carte 3 p.17.

(a) La notion de communauté linguistique

Chaque langue vernaculaire crée un lien social particulier entre ses locuteurs, tantôt ne dépassant pas les limites d'un seul village, tantôt en réunissant trois ou quatre, rarement plus. À titre d'exemples, les langues que nous avons abordées au cours de nos recherches se répartissent ainsi : l'araki n'est parlé que dans un seul village (env. 15 locuteurs) ; le mosina dans un seul (8 loc.) ; le vürës dans cinq (400 loc.) ; le mota dans cinq (450 loc.) ; le mwotlap dans huit (1600 loc.). Le propre de chacune de ces communautés est de constituer

(17)

PRÉSENTATION

16

-un groupe linguistiquement homogène, ce qui signifie surtout "linguistiquement homo-généisant" : elle forme l'unité sociolinguistique de référence susceptible d'exercer, sur le locuteur, la principale pression de l'usage ; et c'est en son sein que se trouve gérée la diversité entre locuteurs, l'innovation, l'écart et la norme. Aussi aurait-on tort d'imaginer un continuum entre ces parlers, comme si l'incroyable diversité linguistique du pays devait s'expliquer par une absence de pression vers l'homogénéité : le principe social de standardi-sation linguistique existe ici comme partout, et c'est précisément lui qui construit, au fil des générations, l'identité propre de chaque communauté de langue. La pression du groupe social –même réduit à quelques familles ou quelques villages– vers sa propre unité interne est donc la cause de la relative stabilité grammaticale inhérente à chaque état de langue ; sans cela, l'idée même de décrire "la" langue mwotlap, par exemple, n'aurait pas de sens.

Et en même temps que cette pression homogénéisante est la cause directe de la cohésion interne de chaque vernaculaire, elle explique également la puissante capacité de diversifica-tion linguistique entre vernaculaires différents. Tout dépend de la percepdiversifica-tion que les groupes sociaux ont de leurs relations mutuelles :

ƒ Tant qu'un groupe local A (ex. un village, une île) considère explicitement le groupe B voisin comme membre de la même communauté linguistique, les locuteurs des deux groupes maintiendront vivaces leurs efforts quotidiens vers l'homogénéité linguistique : les uns corrigeront les fautes des autres, et accepteront eux-mêmes d'être corrigés ; ils intégreront les innovations à leur propre parler, etc. À force d'adapter continuellement leurs propres modes de communication à ceux du groupe voisin, les groupes A et B connaîtront conjointement les mêmes évolutions historiques (changements phonétiques, morphologiques, syntaxiques, phraséologiques, etc.).

ƒ Pour une raison quelconque, deux groupes voisins A et B peuvent en arriver à "divorcer" linguistiquement, i.e. se considérer consciemment comme locuteurs de deux parlers différents. Certes, les locuteurs des deux groupes peuvent continuer de commu-niquer entre eux, faisant au moins l'effort de se comprendre d'un groupe à l'autre. Cependant, ils cesseront conjointement leurs efforts quotidiens vers l'homogénéité linguistique : ils omettront de se corriger les uns les autres, imputeront toute innovation au dialecte de l'autre sans l'intégrer au leur, et globalement renonceront à modifier leurs propres modes de communication en fonction des changements observés chez le voisin. La voie est alors libre pour que les dialectes A et B connaissent des destins divergents, sans contrôle mutuel des innovations, au point de se transformer, au fil des générations, en deux langues différentes, dépourvues d'intercompréhension.

Si cette hypothèse n'explique pas nécessairement pourquoi le Vanuatu compte tant de langues distinctes, elle répond au moins partiellement à la question du comment : du point de vue du locuteur, la réaction face aux innovations et aux déviances d'autrui dépend largement du sentiment d'appartenir ou non à la même communauté idiomatique.

(b) Des sociétés multilingues

Si un grand nombre de ces langues vernaculaires sont en danger d'extinction prochaine, c'est d'abord à cause du faible effectif de leurs locuteurs : une langue parlée par quelques dizaines de personnes n'est pas à l'abri d'accidents historiques de type épidémie, baisse démographique, mariages mixtes, migrations, au point de s'éteindre en quelques décennies, sous la pression d'une langue voisine. C'est ce qui est arrivé au mosina de Vanua-lava, remplacé aujourd'hui par le vürës ; à l'araki de Santo, submergé par le tangoa (François, à paraître a) ; à l'ura d'Erromango, supplanté par le sie (Crowley 1999), etc.

(18)

I - Situation géographique et sociologique

17

-© Darrell Tryon 1996

Carte 3 – Les langues du Vanuatu

La République du Vanuatu comprend plus d'une centaine de langues, toutes de la famille austronésienne (groupe océanien). Outre le mwotlap (n°5), les langues

(19)

PRÉSENTATION

18

-Les langues mélanésiennes connaissent une autre forme de compétition, celle qui les confronte aux langues venues d'Europe. Pourtant, le français et l'anglais –les deux langues du condominium des Nouvelles-Hébrides– n'ont plus guère qu'un statut théorique dans le pays profond : bien qu'elles soient encore aujourd'hui, et à égalité, les langues officielles de l'enseignement, rares sont les Mélanésiens des zones rurales qui les maîtrisent un tant soit peu. À titre d'exemple, parmi les 1500 habitants de l'île de Mwotlap, moins d'une quinzaine parlent le français, et une trentaine l'anglais. La connaissance de ces deux langues demeure l'apanage d'une élite cultivée et urbanisée, qui vit principalement à la capitale Vila.

La situation est assez différente avec le pidgin bislama, la troisième langue nationale du Vanuatu. Constitué au cours du XIXème s. principalement à partir du lexique de l'anglais –

mais aussi avec des éléments français et vernaculaires– le bislama ou bichelamar (Charpen-tier 1979 b; 1996) est aujourd'hui la langue véhiculaire de tous les Ni-Vanuatu, à la fois langue de contacts inter-insulaires, et langue officieuse de l'administration, de l'enseigne-ment ou de la radio. Rares sont ceux qui ne parlent pas ce pidgin, y compris dans les zones les plus reculées : seuls quelques personnes âgées, et parfois les enfants de moins de dix ans, sont monolingues en vernaculaire. Contrairement à de nombreuses situations analogues dans le monde, ce bilinguisme vernaculaire / véhiculaire ne s'est pas encore transformé en diglossie : dans la plupart des régions du pays, il est possible d'effectuer toutes les activités sociales en parlant exclusivement le vernaculaire, et peu d'activités imposent réellement l'usage du bislama. Ce dernier, cependant, devient de plus en plus usuel dans certaines situations, y compris entre des locuteurs de même origine : à l'école ; lors des activités sportives et collectives ; à la messe ; au téléphone, et surtout dans les lettres et les écrits en général.

Pour l'instant, on ne peut pas dire que le bislama menace réellement les langues vernacu-laires, lesquelles préservent massivement leur vigueur dans les zones rurales ; tout au plus relève-t-on un nombre assez important d'emprunts lexicaux faits au bislama, et à travers lui aux langues européennes1. On constate également des influences syntaxiques ou

phraséo-logiques, typiques des situations de contact ; mais on notera avec intérêt que ces influences se font dans les deux sens, et que c'est plus souvent le vernaculaire qui influence les structures phrastiques du bislama, que l'inverse. N'est-ce pas d'ailleurs de cette façon que ce "pidgin mélanésien" s'est constitué, par calques et relexifications (Keesing 1991) ? Nous en verrons plusieurs exemples.

Le seul contexte social dans lequel les vernaculaires reculent véritablement devant le bislama est le contexte urbain. Vila et Santo, les deux villes du pays, sont le creuset d'échanges et de migrations internes au pays, certes modérés en comparaison de Nouméa ou Tahiti, mais suffisants pour que les langues maternelles cèdent le pas au pidgin national. Dès la seconde génération, les enfants des villes maîtrisent mieux le bislama que la langue de leurs parents. La seule condition favorable au maintien des vernaculaires en milieu urbain est le regroupement de locuteurs dans un même quartier : le meilleur exemple de cette situation est le quartier Mango à Santo, où une douzaine de familles originaires de Mwotlap sont physiquement assez proches pour perpétuer quotidiennement l'usage de leur langue, sans avoir recours au pidgin ; quant aux autres familles de ce même quartier, provenant de Gaua ou des Torres, elles vont jusqu'à adopter le mwotlap comme langue véhiculaire à l'échelle micro-locale !

(20)

I - Situation géographique et sociologique

19

-C. LES ÎLES BANKS

1. Un archipel dans l'archipel

Si l'on resserre le grain d'observation, le contexte social et géographique le plus proche de Mwotlap est constitué par les îles Banks. Ce petit archipel au nord du pays est lui-même inséré dans la province administrative des îles du nord, dite TORBA, qui regroupe les Banks et les Torres ; sa capitale provinciale est Sola, sur l'île de Vanua-lava. Avec seulement 4,2 % de la population nationale, les Torba forment la province la moins habitée, et aussi la plus pauvre économiquement, de la République du Vanuatu. Les îles Banks se composent d'une dizaine d'îles, dont sept sont habitées1 :

Tableau 1.1 – Données statistiques sur les îles Banks

nom officiel nom local km² habitants hab/km² langues

Roua – 1,0 – –

Merig Mwerig 0,5 25 (50) merlav

Gaua (Lakona) 328,2 1924 5,9 koro, lakona, nume, wetamut

Vanua Lava Vônôlav 334,3 2102 6,3 mosina, vürës, lêmêrig, vatrata

Ureparapara Nôypêypay 39,0 373 9,6 lehali, lehalurup

Mere Lava Mwerlav 18,0 876 48,7 (merlav)

Mota Lava Mwotlap 24,0 1418 59,1 mwotlap (+ vôlôw)

Mota Mwota 9,5 679 71,5 mota

Si précises qu'elles soient, ces données doivent être lues avec précaution, car elles portent sur des îles de dimensions et de caractéristiques très diverses. Par exemple, concernant l'île de Vanua-lava, ni le nombre d'habitants, ni la densité, ne donnent une idée de la démo-graphie locale : il s'agit d'une immense terre volcanique, en grande partie déserte, et parsemée çà et là, sur son littoral, de petites communautés villageoises – chacune étant comprise entre 20 et 350 habitants en moyenne ; il en va de même pour Gaua. Même si, en apparence, elle n'est pas la plus peuplée, l'île de Mwotlap (Mota Lava) est démographique-ment la plus dynamique de toute la province : sa forte densité théorique correspond à de véritables regroupements de population sur plusieurs villages adjacents, en sorte que c'est la seule île des Banks où l'on peut observer une "mégalopole" de 1200 habitants ! À tous points de vue, c'est aujourd'hui la population dominante dans la région.

2. Les langues des Banks

Les îles Banks ont depuis toujours connu des échanges qui en ont tissé des liens étroits : ils peuvent être de nature commerciale –autour notamment de la monnaie de coquillages–, matrimoniale –maintes épouses proviennent d'une île voisine– ou culturelle. De nombreux traits sont communs à ce petit archipel, comme l'artisanat, la cuisine, la musique et la danse, la mythologie, ou encore la culture ancienne des sociétés secrètes et à grade2. La divergence

1 Les données de ce tableau correspondent au recensement national de 1999, en partie publié sur Internet (http://www.spc.org.nc/demog/).

(21)

PRÉSENTATION

20

-linguistique semble souvent, à première vue du moins, la seule différence considérable entre ces diverses communautés.

Ici comme partout au Vanuatu, on est frappé par le grand nombre de langues distinctes, sans intercompréhension, pour une faible population. Au cours de nos recherches sur le terrain, nous avons été en contact avec certaines des langues citées dans le Tableau 1.1. En voici le détail1 :

– le mota (400 loc.), parlé à Mota ;

– le vürës (300 loc.), parlé autour de Vetüboso, Vanua-lava ; – le lehali (100 loc.), parlé à Ureparapara ;

– le mosina (8 loc.), naguère parlé à Mosina, Vanua-lava ; – le lêmêrig (5 loc.), jadis parlé à Sasar (?), Vanua-lava ;

– le vôlôw (2 loc.), dialecte du mwotlap, jadis parlé à Vôlôw/Aplôw, Mota-lava. Toutes ces langues sont situées dans la Carte 4, en même temps que d'autres parlers que nous n'avons pas eu le loisir d'étudier.

Carte 4 – Les langues voisines du mwotlap (nord des îles Banks)

3. Une langue régionale dominante ?

À partir des années 1860, l'île de Mota fut choisie par la Mission Anglicane comme centre d'évangélisation pour toute la Mélanésie :

"Les chrétiens de Mota entreprirent alors l'évangélisation des autres îles. Leur langue devint la langue officielle de la "Melanesian Church", et fut enseignée à Norfolk à tous les étudiants et futurs teachers de l'archipel [des Nouvelles-Hébrides]. Des volontaires partirent pour Anuda (îles Salomon), Mota-Lava, et

1 Nous n'avons pas eu le loisir d'étudier le vatrata (100 locuteurs), deuxième langue de Vanua-lava par le nombre de locuteurs. vürës mosina vatrata lehali mwotlap mota lêmêrig vôlôw lehalurup

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II - Mwotlap

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-Gaua, afin de préparer la voie de la prédication missionnaire."

(Bonnemaison 1986: 109)

C'est ainsi que le mota devint, pendant près d'un siècle, la langue de référence dans les Banks, à la fois pour les habitants eux-mêmes –langue d'évangélisation et donc de scolarisa-tion religieuse–, et pour les observateurs étrangers. C'est à Mota que s'établit le plus célèbre des missionnaires savants du Pacifique, le Révérend Codrington, lequel fut longtemps la seule et la meilleure source de connaissances sur les cultures et les langues de la région : outre sa grandiose description anthropologique The Melanesians (1891), nous citerons à maintes reprises son excellent dictionnaire du mota (1896), ainsi que les premières esquisses grammaticales, exceptionnelles pour l'époque, de toutes les langues des Banks et des Nouvelles-Hébrides (Codrington 1885) – y compris le "motlav".

Malgré des Évangiles et autres psaumes traduits en mota et diffusés pendant le vingtième siècle, cette dernière langue perdit tôt son statut de langue de prestige, après la seconde Guerre Mondiale. La fonction véhiculaire qu'elle aurait pu remplir a vite été remplie par le pidgin bislama, en sorte qu'aujourd'hui la langue mota est très peu connue en dehors de la petite île qui en est l'origine ; à Mwotlap, seule une dizaine de personnes est capable de la parler. Inversement, s'il est aujourd'hui une langue de prestige ou quasi véhiculaire dans les Banks, mis à part le bislama, il s'agit plutôt du mwotlap.

 II. Mwotlap

La langue mwotlap est parlée principalement dans l'île du même nom, Mwotlap, officiellement connue sous le nom de Motalava / Mota Lava.

A. NOTE TERMINOLOGIQUE

C'est l'occasion d'une note terminologique. Les noms géographiques officiels, passés aujourd'hui en bislama et dans les actes officiels, correspondent généralement à leur forme mota, car ils ont été établis à l'époque où cette langue était dotée d'un statut particulier par la mission anglicane (cf. supra). C'est ce qui explique les divergences de forme entre les deux colonnes du Tableau 1.1 p.19, et en particulier le nom officiel de l'île "Mota Lava" ~ "Motalava" < ½ota Lava [¹mwtalaßa] (en langue mota). Par ailleurs, la même île est

également connue sous le nom de "Motlav", et c'est généralement sous l'appellation de "motlav" qu'en a été désignée le plus souvent la langue1 ; l'origine de ce dernier nom est la

notation "motlav", utilisée par Codrington (1885) pour transcrire ce qui à l'époque devait se prononcer *[¹mwtlaß]. D'autres orthographes encore ont été proposées récemment dans la

littérature, comme "Mwotlav" (Crowley 2002) ou "Mwotlap" (Crowley, comm.pers. ; Ross 1998 a).

Cette profusion orthographique est source de confusion, aussi bien pour les chercheurs que pour les habitants du Vanuatu, alors même que se mettent en place les premiers projets sérieux d'alphabétisation et d'éducation vernaculaire, et les premières publications dans ou sur cette langue. Aussi nous a-t-il semblé nécessaire de trancher parmi toutes les formes existantes, sachant qu'aucune ne pouvait se targuer d'avoir un réel poids historique : certes,

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PRÉSENTATION

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-le toponyme Mota Lava se trouve sur -les cartes actuel-les, mais ce nom peut changer comme tant d'autres ; et la langue motlav n'ayant fait encore l'objet d'aucune description linguistique approfondie, une modification de son nom devrait passer inaperçue.

Pour choisir entre ces noms dont aucun n'est plus légitime que les autres, le critère qui s'impose est évidemment la prononciation vernaculaire du terme. L'île s'appelle [¹mwtlap],

mot que l'orthographe transcrit ½otlap ; pour des raisons pratiques, la transcription du phonème /¹mw/, parfois noté "¼", se fera en français (ou en anglais) au moyen de la

notation alternative "mw". On obtient donc le nom Mwotlap, qui non seulement correspond au choix de certains auteurs déjà cités, mais également à celui des locuteurs et des usagers eux-mêmes1 ; d'une certaine façon, nous ne faisons que nous plier à cet usage localement

dominant.

Quant à la langue elle-même, les locuteurs la désignent comme "le parler / les paroles / le discours de (l'île de) Mwotlap" : na-gatgat / no-hohole / na-vap… to-½otlap ; le plus simple, dans notre description, est de suivre l'usage en parlant de la langue mwotlap, ou plus brièvement du mwotlap. Enfin, nous nous risquerons parfois à tenter un néologisme en français pour désigner les habitants de cette île (ige to-½otlap) : "les Mwotlaviens" ; ce dernier n'a rien de définitif, et ne sert qu'à combler un manque – on pourrait aussi bien choisir de dire "les Mwotlap(s)".

En résumé, nous choisissons de remplacer l'usage bancal qui subsistait jusqu'à présent, et que nous avions repris à notre compte pendant un temps (François 1999 à 2001), en vertu duquel on citait le "motlav, langue parlée à Motalava". Désormais, la formule sera à la fois plus simple et plus logique : "le mwotlap, langue parlée à Mwotlap". Des discussions poussées, aussi bien avec des locuteurs qu'avec des chercheurs, ont abouti à la même conclusion.

B. L'ÎLE DE MWOTLAP

Mwotlap est une petite île allongée d'ouest en est, de 2 km × 12 km = 24 km² [Carte 5]. Sa terre, fertile car d'origine volcanique, est ceinte d'un récif corallien où viennent s'échouer les vagues ; ce récif dessine les contours d'une aire privilégiée pour la pêche. La majeure partie de l'île, qui culmine à 411 m, est constituée de forêt dense et peu pénétrée, les zones cultivables n'occupant qu'une partie du territoire ; voir les descriptions détaillées qu'en donne Vienne (1984).

Les habitations sont concentrées en villages aux deux extrémités de l'île. À l'est, dans l'ancien district de Vôlôw, ne subsistent plus que les deux villages, faiblement peuplés (une centaine d'habitants), de Aplôw [anciennement Vôlôw ; sur les cartes Valuwa] et Telvêt ; l'implantation récente de l'aérodrome de l'île près d'Aplôw a sauvé ces deux villages de la dépopulation, même si elle a donné le coup de grâce à l'ancien dialecte Vôlôw, aujourd'hui éteint. Mais c'est aujourd'hui à l'ouest de l'île, dans l'ancien district de Mwotlap stricto sensu, que se trouve concentrée la population mwotlavienne. Par ordre d'importance, on citera les villages suivants, tous adjacents les uns aux autres : Lahlap (officiellement Ngerenigmen) ;

Toglag ; Avay (offic. Var) ; Qêg¼agde ~ Qô¾magde (offic. Qeremagde) ; à quoi il convient

1 Lorsqu'ils écrivent leur langue, les locuteurs transcrivent tantôt Mwotlap, tantôt ½otlap. Concernant le problème du phonème /v/ qui, au cours du vingtième siècle, a fini par se réaliser [p] en fin de syllabe, voir §(a.2) p.66.

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II - Mwotlap

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-d'ajouter la population de l'îlot Aya (offic. Ra). Chacun de ces villages, si petit soit-il, est lui-même subdivisé en un grand nombre de quartiers, tous dotés d'un nom, qui parfois se réduisent à une ou deux maisons ; on rencontre là l'extrême propension des Mélanésiens à spécifier et sur-spécifier l'espace social, quitte à employer des toponymes différents tous les quatre ou cinq mètres.

Entre les deux parties de l'île, le long de la côte sud, court une route qui mène d'Avay (Var) à Aplôw (Valuwa). Occasionnellement empruntée par l'unique voiture de l'île pour joindre rapidement l'aérodrome, cette route est surtout le chemin que prennent quotidienne-ment les paysans de la pointe sud pour gagner leur propre lopin de terre ; pour les moins chanceux, le "jardin" se trouve à l'autre bout de l'île, en sorte qu'une marche matinale de dix kilomètres dans chaque sens est nécessaire pour s'assurer un bon déjeûner au village.

Carte 5 – L'île de Mwotlap

© Bernard Vienne 1984

C. LA POPULATION

La population recensée à Mwotlap était de 816 habitants en 1967, 1142 en 1979, 1189 en 1989, 1418 en 1999 ; les chiffres disent d'eux-mêmes la vitalité démographique de cette population. Parmi ces habitants de Mwotlap, seule une quinzaine d'individus ignorent la langue locale, car ils sont originaires d'ailleurs : outre les épouses nées dans d'autres îles des Banks, le prêtre anglican vient des îles Salomon, le médecin et sa famille proviennent des îles Torres, les enseignants du primaire sont originaires d'autres îles du Vanuatu, et arrivent à Mwotlap en vertu du "mouvement national" de cette République… Cependant, toutes ces personnes acquièrent en quelques années une bonne maîtrise du mwotlap, langue indispen-sable à la bonne intégration sociale de ces familles immigrées ; et leurs enfants se mêlent sans problème à ceux des autochtones, au point de n'avoir vite que le mwotlap comme langue maternelle.

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PRÉSENTATION

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-Si nous estimons pourtant à 1800 la population parlant cette langue, c'est qu'une partie des locuteurs du mwotlap se trouve en dehors de cette île. Aux 1400 résidents à Mwotlap et Aya, il faut ajouter :

– environ 80 locuteurs établis, depuis au moins deux générations, sur la côte nord-est de Vanua-lava [cf. Carte 4], dans les villages de Qa¾lap et Lal¾etak ;

– environ 160 locuteurs émigrés, de façon plus ou moins définitive, à Santo la seconde ville du pays (île d'Espiritu Santo), et regroupés en particulier au quartier-village de Mango ; – environ 100 locuteurs (?) émigrés à Vila la capitale ;

– une quinzaine de familles clairsemées dans les autres îles du Vanuatu, en particulier Ureparapara, Gaua, Ambae, etc.

Rares sont les Mwotlaviens qui se sont aventurés au-delà des frontières du Vanuatu, surtout parmi ceux qui habitent aujourd'hui dans l'île. Le plus souvent, il s'agit d'individus qui, bien qu'originaires de Mwotlap par leur famille, s'étaient établis longtemps à la ville, et avaient perdu tout usage de la langue ; du fait de leurs fonctions professionnelles ou de leurs rencontres, certains auront visité l'Australie ou l'Europe, et d'autres –très peu– y seraient demeuré : on signale une femme en France, un homme en Angleterre, etc. D'autre part, dans les années 1910, quelques hommes de Mwotlap ont été enrôlés sur les plantations de canne à sucre du Queensland australien (époque du Blackbirding), et n'en sont jamais revenus1.

Au total, ce sont donc entre 1800 et 2000 locuteurs qui composent la communauté linguistique du mwotlap, dont une grande partie vit encore au pays, concentrée sur quatre petits kilomètres carrés. Si on le compare aux autres langues des Banks ou du Vanuatu, le mwotlap est donc à l'abri d'une disparition prochaine : ce n'est pas une langue en danger.

D. VIVRE À MWOTLAP

1. Une économie paysanne

Les Mélanésiens sont avant tout des paysans : fortement attachés au lopin de terre qu'ils héritent de leurs ancêtres en vertu d'un droit familial complexe fondé sur les structures de parenté, ils cultivent essentiellement des racines et tubercules. La plante reine à Mwotlap est l'igname (ni-hnag), que l'on cuit à la vapeur soit telle quelle, soit sous forme d'un gâteau salé nommé na-tgop ; dans les cérémonies de mariage, le père du marié offre au père de la mariée de grosses ignames crues, en même temps qu'un grand na-tgop à base d'ignames – c'est dire la haute valeur de ce tubercule dans la société.

Le taro (ne-qet) est également connu, mais beaucoup moins cultivé : l'île de Mwotlap manque cruellement d'eau douce, indispensable à la culture de cette racine ; et c'est d'ailleurs précisément pour entretenir des tarodières (na-mat) que certains Mwotlaviens seraient partis, il y a quelques générations, à l'assaut des collines très arrosées de Vanua-lava. Importé au XIXème s., le manioc (na-mayok) fait également recette dans l'île ; et d'autres

types de tubercules ou de légumes sont consommés régulièrement, tels que des variétés sauvages d'ignames : no-tomag, nê-dêvet… Aujourd'hui, ces légumes traditionnels sont très fortement concurrencés par la consommation quotidienne d'une grande quantité de riz,

1 Taitus Lôlô se souvient ainsi qu'un de ses grands-pères John Alfred Vahlapqo serait parti pour Bundaberg. D'autre part, on trouve dans l'annuaire australien des M. ou Mme Motlap, dont l'origine ne fait pas mystère.

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II - Mwotlap

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-toujours importé ; mais un mouvement très récent de retour à la tradition –depuis le début 2000– incite à revenir à la culture de l'igname.

Les fruits les plus nourrissants ne sont pas les plus sucrés : c'est le cas du fruit à pain (ne-beg ~ na-mte) ou des diverses variétés de bananes (na-ptel). Nous n'énumé-rerons pas tous les fruits sucrés qui poussent à Mwotlap, qu'ils soient anciens (litchi na-twen ; pomme canaque na-gvêg…) ou plus récents (ananas na-madap ; mangue na-ma¾go ; papaye na-mayap…). Il faut réserver une mention spéciale pour le fruit des fruits en Océanie, la noix de coco, laquelle comporte au moins sept noms ; boisson sucrée quand elle est jeune, on l'appelle nô-wôh; nourriture charnue quand elle est plus mûre –on dit alors na-mtig–, elle est souvent râpée pour en extraire la pulpe, et se retrouve dans toutes les recettes ; des bouquets de cocos verts accompagnent toujours les ignames parmi les présents du mariage [photo]. On n'en finirait pas de citer les usages non-alimentaires de ce fruit providentiel, depuis les nattes et les décorations confectionnées en palmes de cocotiers, jusqu'aux branches enflammées, employées anciennement comme torche pour s'éclairer. Plus

récem-ment, le cocotier est devenu la source d'extraction du coprah, matière première oléagineuse qui constitue les plus grosses exportations du Vanuatu, en même temps que la principale – voire unique– source de revenus financiers, pour les habitants de Mwotlap.

Enfin, c'est aussi dans des noix de coco évidées que l'on sert la boisson traditionnelle de cette région du monde, le kava. Cette dernière plante (na-ga), une variété de poivrier sauvage, tient une place particulière dans la vie des Mélanésiens : boisson narcotique réservée aux hommes de quelque importance, le kava se boit le soir, après le coucher du soleil, dans un moment de partage et de sérénité d'autant plus apprécié par chacun, qu'il vient après une journée de travail sous le soleil.

Chasse et cueillette ne sont pas inconnues à Mwotlap, d'autant plus que la végétation luxuriante s'y prête, dès lors qu'on en maîtrise les secrets. Cependant, et même s'ils sont plus terriens que marins, les habitants de Mwotlap pêchent le poisson beaucoup plus souvent qu'ils ne partent à la chasse. Il y a une bonne raison à cela : la faune terrestre est très peu développée dans ces contrées océanes, et mis à part les quelques petits perroquets ou chauves-souris que poursuivent les enfants, la terre ne présente guère d'animal sauvage. La seule exception peut-être, qui fait d'ailleurs la réputation de Mwotlap dans tout le Vanuatu, sont les délicieux "crabes de cocotier" (na-diy), qui ne se nourrissent que de noix de coco. Outre la pêche déjà mentionnée, qui s'effectue toujours en mer –à la ligne, au filet, ou au harpon– le littoral omniprésent contribue également à l'alimentation, avec ses crabes et ses divers coquillages. Les animaux que l'on élève au Vanuatu sont traditionnellement des porcs (no-qo) –dont la valeur économique et symbolique peut atteindre des sommets– et des volailles, plus récemment des bovins ; mais l'île de Mwotlap ne compte à ce jour qu'une seule vache, destinée à agrémenter le repas collectif de Noël.

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PRÉSENTATION

26 -2. L'organisation sociale

Bien que les habitants de Mwotlap mangent plutôt trop que pas assez, le thème de l'alimentation hante leurs références culturelles : toute cérémonie est d'abord synonyme de repas collectifs ou d'échanges de nourriture ; les cérémonies funéraires consistent symboli-quement à "manger les jours du mort" (gen nô-qô¾ mete) pour compenser sa perte ; les mariages, on l'a dit, donnent lieu à un échange de nourriture, etc.

Parmi les moments solennels concernés par la symbolique de la nourriture, figurent en bonne place les anciennes cérémonies, aujourd'hui disparues, de prise de grade dans les sociétés secrètes. Il s'agissait anciennement, pour les seuls hommes, de suivre tout au long de leur vie un parcours initiatique, au cours duquel un individu gravissait les échelons d'une hiérarchie de grades, qui en comprenait douze : tous les cinq ans en moyenne, tous les hommes se réunissaient hors du village, à l'écart des femmes et des enfants, pour une période de forclusion pouvant atteindre plusieurs semaines. Au cours de ces cérémonies dites na-halgoy ("secret"), chaque initié était invité à acheter, contre de la monnaie de coquillages (nê-sêm), le droit de "manger (le contenu d')un four", et par conséquent d'acquérir un grade supérieur dans la hiérarchie des honneurs. Néanmoins, le titre qu'il obtenait ainsi, et qui était ouvert à tous les hommes, du moment qu'ils pouvaient le payer, était plus un titre honorifique qu'un véritable pouvoir politique ; avoir été initié, ne serait-ce qu'au plus bas des grades de la hiérarchie, suffisait pour participer aux prises de décisions collectives, dans une forme de démocratie directe qui peut rappeler l'Athènes classique. Encore aujourd'hui, la société de Mwotlap n'est pas organisée selon une structure pyramidale : les hommes se réunissent régulièrement pour légiférer sur les diverses affaires de la communauté ; tout au plus chaque village délègue-t-il une partie de ses pouvoirs à deux ou trois "chefs de village" (mayanag, plutôt "un maire"), élus par les citoyens et remplacés chaque année.

Autre point commun avec l'Athènes classique, et avec presque toutes les sociétés du monde, les femmes demeurent à l'écart et des honneurs et des décisions collectives, étant censées s'occuper plutôt des affaires domestiques et familiales. Bien que leur rôle soit surtout de faire la cuisine à la maison, elles se rendent quotidiennement, au même titre que les hommes, au lopin de terre familial, pour y cultiver et y prélever la nourriture de chaque jour. Elles s'affairent également aux fourneaux –ou plutôt, au grand four creusé (na-qyê¾i) collectif– chaque fois que leur quartier ou leur village est en fête, ce qui n'est pas rare : rythmée par les travaux saisonniers aux champs et par le travail du coprah, la vie à Mwotlap est aussi sans cesse ponctuée d'occasions pour se retrouver ensemble – mariage, fête chrétienne, départ ou arrivée d'une personnalité locale… Dans tout l'archipel du Vanuatu, Mwotlap est réputée comme l'île de la fête, de la danse et du jeu ; on n'y manque pas une occasion pour jouer, chanter, danser, ou… manger. Aujourd'hui, les parties de cartes ou de volley sont venues remplacer les cérémonies initiatiques de jadis, et personne ne semble s'en plaindre. Les fêtes offrent également l'occasion de réunir tout un village, voire l'ensemble de

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II - Mwotlap

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-la communauté Mwot-lap, autour d'un même événement et de projets communs ; c'est alors que se construisent ou se réparent les maisons collectives, que se fabriquent les instruments de musique, que s'échangent le plus les histoires drôles et les cancans…

3. Religion et cosmologie

Depuis plus d'un siècle, les missionnaires protestants ont fait des îles Banks un pays chrétien (Bonnemaison 1986), où l'on passe presque autant de temps dans les églises qu'en dehors d'elles. Au rite anglican devenu "traditionnel", le disputent aujourd'hui trois ou quatre sectes récemment importées des États-Unis, comme les Seventh Day Adventists, qui se portent plutôt bien parmi des populations apparemment dociles. Cependant, les credos de complaisance ne s'accompagnent que rarement d'une foi profonde et véritable en un Dieu unique ; ce qui apparaît beaucoup plus nettement, c'est la vivacité qui caractérise encore, à ce jour, les croyances ancestrales dans les esprits et dans la sorcellerie, malgré l'interdit ecclésiastique.

Mais de même que la société n'est guère hiérarchisée, et semble éclatée en autant de familles et d'individus, on aurait du mal à trouver une divinité centrale au panthéon originel de Mwotlap ; même le héros fondateur Iqet a plutôt les traits humains du personnage farceur, et son identification au Dieu chrétien, ou

même à un équivalent indigène, s'explique par un syncrétisme récent1. En réalité, l'individualisme de

la société se retrouve dans les croyances des Mwot-laviens : les êtres surnaturels sont éclatés en une multitude d'esprits bénéfiques, ou plus souvent maléfiques, établissant le lien entre le monde des Vivants (na-myam) et celui des Morts (Amnô). D'une façon générique, ces esprits portent le nom de

na-tmat, qu'on peut traduire à la fois comme

"défunt", "revenant", "fantôme", "diable" ou "ogre", dans les contes. Ces Esprits des Morts hantent les rochers, les forêts et les pensées des hommes, et sont commémorés sous la forme de danses sacrées. Ainsi, le même nom na-tmat, en même temps qu'il désigne les Esprits eux-mêmes, renvoie également aux anciennes sociétés secrètes qui avaient pour mission de les honorer (Vienne 1984), et donne aussi leur nom aux masques des danseurs, voire à toute forme de couvre-chef.

4. La musique et la danse

Mais s'il est vrai que certaines danses sacrées (no-yo¾yep, na-laktebes, ne-¼e, ne-qet…) émanent directement des Esprits des Morts, et sont donc réservées aux hommes initiés – passés par le na-halgoy– d'autres danses sont autorisées aux profanes, qui ne manquent jamais d'en profiter : na-mapto, na-la¾vên, na-vaybol, na-mag sont autant de moments où

1 Un mythe raconte ainsi comment Iqet envoya aux hommes son fils Jésus-Christ (Tigsas), pour leur faire découvrir la Mort, et les délivrer ainsi de leurs péchés.

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PRÉSENTATION

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-femmes et enfants sont conviés à danser sur la grand'place du village (tenepnô). La plupart des danses sont accompagnées, ou pour mieux dire menées tambour battant, par un groupe de musiciens et de chanteurs debout au centre de la place. Tous les instruments de l'orchestre traditionnel (na-wha) sont des percussions : tambours de gros bambou (nê-vêtôy), tambour allongé à membrane de feuilles (na-tmatwoh), grosse planche de bois (na-qyê¾ malbuy) posée sur une cavité et heurtée de longs bâtons [photo supra], large tronc évidé (no-koy) et battu par trois musiciens lors des grandes cérémonies [photo infra], etc. La musique à Mwotlap est d'abord un art du rythme.

Quant à l'ingrédient mélodique, il est assuré par la voix des chanteurs. À l'instar des danses et des instruments, l'art du chant est étonnam-ment développé à Mwotlap, et les compositeurs poètes sont respectés pour leur immense savoir et leur talent. Il existe en fait deux genres principaux de chants dans l'île, correspondant à des usages, des publics et des styles bien distincts.

D'un côté, les chants nobles de la tradition (n-eh tê-nête), sont interprétés à l'occasion de cérémonies coutumières. Certains de ces chants célèbrent la personne des chefs, ou des notables suffisamment riches pour pouvoir s'offrir les services d'un compositeur (n-et bo-towtow-eh), sorte de griot qui leur composera une chanson en leur honneur ; de nos jours, en outre, ils célébreront la visite d'un évêque anglican ou d'un ministre du gouvernement du Vanuatu. Un peu l'équivalent des chants religieux de nombreuses cultures, ils sont connus essentiel-lement de quelques chanteurs âgés, plutôt des hommes, qui en maîtrisent le style grave et vibré, et qui, surtout, en comprennent le sens. En effet, la caractéristique principale de ces chants coutumiers est de n'être pas composés dans la langue commune parlée par tout le monde, mais dans une langue archaïsante, quasi ésotérique pour la plupart des habitants de l'île. Cette langue poétique, appelée na-vap non Iqet "la langue d'Iqet" du nom du fondateur mythique de la région, représente pour le mwotlap actuel, en quelque sorte, ce que la langue d'Homère était au grec classique, ou ce que l'arabe coranique est aux dialectes arabes modernes. Aussi n'est-il pas rare, pour les gens de Mwotlap, de chanter ces chants, si longs soient-ils, certes sans se tromper – mais aussi sans en comprendre un traître mot. Un simple vers de cette langue étrange, qu'on dirait venue du fond des âges, évoque tout un monde ancien, solennel, poétique aussi. Mais cet archaïsme d'apparat n'empêche pas de nouveaux chants d'être encore aujourd'hui composés –entièrement de tête– par les savants aèdes de l'île, tel Jon Stil, âgé de plus de 90 ans. Ces mélodies sont elles-mêmes classées en un nombre impressionnant de genres, en fonction de leurs premières notes, de leurs premiers mots, ou encore de l'usage auquel elles sont destinées : nê-wêt, na-wlêwlê liwo, na-male¾, no-towhiy, na-vawelop, rovaywele, rovinêvêsêgme…

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II - Mwotlap

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-L'autre genre musical est plus à la portée de tout le monde : d'une part, il n'est pas confiné aux augustes régions du pouvoir, mais surtout il emploie la langue de tous les jours, si bien que n'importe qui peut fredonner ces chansons populaires (n-eh Stri¾ban). Ce sont généralement les jeunes gens qui prennent leur guitare, pour entonner ces airs entendus la première fois, en général, lors d'une fête de mariage, chantés par le "String Band" du village. Paradoxalement, c'est en effet surtout lors des bals clôturant la journée des noces que se chantent ces chansons d'amours impossibles – fiançailles malheureuses qui n'eurent pas l'heur de plaire aux parents, et que l'on transforme en chansons pour ne pas souffrir tout seul. Car le plus fascinant concernant toutes ces chansons d'amour, c'est qu'elles racontent toujours l'histoire véritable d'un jeune homme ou d'une jeune fille de l'île – histoire jadis secrète d'amours adolescentes, que tout le monde, au fil des années, finit par savoir décrypter dans les allusions de chaque chanson. Il arrive souvent que l'incipit soit une date précise, comme dans notre chanson, avec parfois mention de l'année (ex. 1978) ou un prénom ; au point que chaque chanson finit par être désignée non pas par son titre, mais par le nom de son protagoniste : nok so se na-ha-n Kupa "Je vais chanter le ‘nom’ de Kupa". À ces chansons populaires, il faut ajouter des kyrielles de comptines enfantines ou de berceuses ; et il ne faut pas oublier non plus que le tiers de la journée, pour ainsi dire, se passe dans des chorales protestantes aux accents fort différents.

5. La tradition orale

Outre ces chansons qui ponctuent les heures de la journée, le folklore oral à Mwotlap se compose aussi de récits plus longs, en prose. Ces derniers sont répartis en deux grandes catégories vernaculaires. 90 % de ces narrations s'appellent na-vap t-a¼ag "paroles d'autrefois", et racontent les aventures de héros imaginaires, généralement jeunes, selon un schéma globalement récurrent – le héros se trouve confronté à diverses épreuves, qu'il réussit finalement à surmonter. Ces histoires, plutôt racontées par les (grands-) parents à l'intention des enfants, ne prétendent pas à la vérité, et se placent délibérément dans un monde merveil-leux, volontiers jugé futile et peu sérieux. En revanche, certains récits (environ 10%) sont soigneusement exclus de cette première catégorie, quand bien même ils y ressembleraient, et sont nommés na-kaka t-a¼ag "causerie d'autrefois". Ce sont plutôt des histoires que se racontent les adultes, voire les hommes initiés, dans des contextes plus sérieux, solennels. En outre, on insiste souvent sur la véracité –y compris symbolique– des faits ainsi relatés, en dépit du merveilleux qui y règne ; des preuves tangibles viennent souvent étayer ces histoires, comme des marques laissées par des Géants dans le paysage rocheux de l'île. Malgré une nuance difficile à saisir entre les deux mots na-vap et na-kaka, les deux expressions semblent bien correspondre à notre opposition entre contes et légendes. À noter, seuls les contes se donnent comme des "formes culturelles" à part entière, transmises telles quelles au fil des générations (vap tabay me ‘raconté en guirlande jusqu'ici’). Au contraire, les légendes sont souvent présentées comme un simple morceau de conversation sur le passé, sans mise en forme, ni formules de narration consacrées ; en cela, elles s'apparentent à l'Histoire.

Alors que les compositeurs de chansons sont investis d'un pouvoir magique (na-man ‘mana’) et forment donc une élite de deux ou trois individus hors du commun, il n'y a pas de "conteur" à Mwotlap : chacun est également dépositaire de la tradition, qu'il ait 80 ans ou 6 ans et demi. Il est même rare qu'on désigne quelqu'un comme connaissant, mieux que les autres, la tradition en général ; plutôt, on désignera chaque personne du village comme le meilleur interprète de tel ou tel conte.

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PRÉSENTATION

30 -6. Hiérarchie sacrée, égalité profane

Tout se passe comme si la culture de Mwotlap obéissait à une forme de dichotomie entre deux attitudes fondamentalement distinctes mais complémentaires :

ƒ d'un côté, le monde sacré des hommes initiés, lié à la transmission du prestige et du pouvoir magique (na-man), s'organise en tous points sur des modèles de hiérarchies : hiérarchie des grades honorifiques (nô-sôq), hiérarchie entre les sociétés secrètes des Esprits, classification stricte des danses et des chants sacrés, règles de consommation du kava. Dans cet état d'esprit, certaines fonctions sacrées sont exclusives de certains individus qui en ont la force magique : fonction de poète-griot (n-et towtow-eh), fonction de guérisseur (têytêy-bê), fonctions honorifiques de chef (welan)…

ƒ de l'autre côté, le monde profane, celui des non-initiés (femmes, enfants, étrangers) et de la vie quotidienne, fonctionne sur un modèle inverse, celui d'un individualisme égalitaire : égalité de statut social des paysans entre eux ; égale représentation des citoyens dans les institutions –en partie récentes– de prises de décision ; absence de spécialisation professionnelle pour toutes les fonctions dénuées de pouvoir magique… Ainsi, les rôles de conteur, de pêcheur, d'éleveur, de bâtisseur de maisons, de gardien de l'ordre, etc. sont appris et partagés par tous également, sans que personne ne puisse faire valoir sur les autres une quelconque légitimité statutaire. Il est probable que la fonction profane de chef-maire (mayanag), élu annuellement par les citoyens et dénué de magie, doive être attribuée au domaine de l'égalitarisme profane, par opposition précisément avec les grades sacrés des anciennes chefferies honorifiques (welan).

7. La vie moderne

Les ethnologues et les linguistes, comme les autres touristes qui visitent Mwotlap (pas plus d'une vingtaine par an !), ont une tendance naturelle et inavouée à privilégier, dans leurs observations et leurs compte-rendus, les aspects les plus anciens, traditionnels, de la vie des Mélanésiens. Cette légitime propension à l'exotisme, dont nous ne sommes pas tout à fait exempt nous-même, risque cependant de donner au lecteur une image assez fausse de la vie réelle dans cette île des antipodes. Avant de clore cette présentation de Mwotlap, il convient de souligner que la vie moderne, sous diverses formes, s'est depuis longtemps introduite dans le quotidien de ses habitants, pour leur malheur ou leur bonheur.

Toute la population est aujourd'hui évangélisée, et fréquente assidûment l'une des cinq ou six sectes protestantes venues enseigner la Vérité du Sauveur, de son Immaculée Conception à son incroyable Résurrection, etc. Les Adventistes du Septième Jour (SDA), par exemple, proscrivent à leurs adeptes la consommation de viande de porc ou de crustacés, ainsi que les danses, car les Écritures ne mentionnent nulle part que Jésus ait dansé ou mangé des langoustes ; en revanche, boire du kava ne constitue pas un problème.

L'enseignement laïc et républicain concerne au moins les enfants de quatre à douze ans, qui se rendent parfois, quand ils en ont envie et le cartable sur le dos, à l'une des deux écoles primaires de l'île : Wo¾yeskey pour la France et Têlhey pour l'Angleterre, de part et d'autre du chemin qui conduit à la plage. Excepté quelques familles affectivement rattachées, pour une raison ou pour une autre, à l'une de ces deux nations, la plupart des parents choisissent, sous l'effet de l'indécision, d'envoyer la moitié de leurs enfants à l'école française, l'autre moitié à l'école anglaise. Là, un enseignant venu souvent d'une autre région du Vanuatu –et donc communiquant en pidgin bislama– leur apprend la langue de Molière ou de

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II - Mwotlap

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-speare1, en même temps que l'arithmétique ; sauf cas rare d'un jeune partant un jour pour la

capitale, ces enseignements sont peu adaptés à la vie des Mwotlaviens, qui s'empressent de les oublier. Ceux qui pourtant voudraient persévérer au-delà de douze ans ont la chance de bénéficier du lycée français d'Arep (pension) sur l'île de Vanua-lava ; d'autres choisissent d'aller étudier sur l'île de Santo (Matevulu College) ou même à Vila – beaucoup d'entre eux perdront les attaches avec leur famille.

Chaque village possède son école maternelle (Kinda), ainsi que son église, son terrain de football (ni-kikbôl) ou de volley (nô-vôlê), et ses magasins (ni-sto < ANG store). C'est dans ces derniers que s'achètent les denrées d'importation les plus courantes : sucre en poudre, riz, boîtes de poisson ou de corned beef –agrément apprécié, si l'on peut se le permettre, qui change de la seule assiette de riz ou d'igname ; mais aussi casseroles, T-shirts, lampes à pétrole ou à alcool, piles, bâtons de tabac à chiquer… Grâce au kava encore apprécié de tous, l'alcool est très peu répandu à Mwotlap ; il est cependant courant que les moments de fête au village (mariages, Noël…) soient gâchés –ou égayés, c'est selon– par des bandes d'adolescents saoûlés à l'alcool à brûler, et prêts à en découdre avec le premier venu. Leurs intrusions sur la place du village coïncident généralement avec le moment où, dans la nuit bien avancée, démarre vers 20 heures la soirée disco (Boroko) : c'est là, après une journée de fêtes et de réjouissances familiales, que les jeunes se retrouvent et observent de loin les membres du sexe opposé. Malgré la tension qui domine, ces moments sont attendus pour leur étrangeté même : des airs de zouk ou de dance music (na-rap) que des baffles sur-puissants font porter au-delà des limites de l'île et du raisonnable…

D'autres fois, c'est soirée télé (ni-vidio) : le seul téléviseur de l'île, moyennant un écot minimal, repasse en boucle les mêmes interminables films de ninja, de kung-fu ou autres films d'action, pour une centaine de personnes médusées par les mœurs des Blancs, leur goût de la mort et leur capacité à ressusciter chaque fois que l'on rembobine la cassette ; l'unique censure indispensable concerne les scènes où un homme et une femme s'approchent l'un de l'autre, voire pire. Parfois, une cassette envoyée de Vila permet de se tenir au courant du dernier match France-Italie, ou d'un changement gouvernemental en Belgique. Quel que soit son contenu, le son de la vidéo est de toute façon largement couvert par le vacarme du générateur à benzine (na-paoa < ANG power), qui vrombit à quelques mètres de là : au moment où nous écrivons ces lignes, l'île ne possède pas encore le courant électrique.

La technologie moderne est d'ailleurs inégalement développée à Mwotlap. On s'éclaire à la lampe à pétrole, mais on installe de plus en plus de téléphones : deux appareils fonction-naient à notre arrivée en décembre 1997, au moins six lorsque nous sommes partis six mois plus tard. Pour le reste, les transistors des vieux et les radio-cassettes des jeunes marchent sur piles ; c'est le moyen le plus efficace pour se tenir régulièrement informé des débats parlementaires de la capitale ou des alertes aux cyclônes, diffusés sur l'unique Radio Vanuatu.

Le besoin principal de Mwotlap n'est pas l'électricité, mais l'eau courante : les quelques puits qui donnent une eau fétide et imbuvable ne parviennent pas à compenser l'absence de cours d'eau naturels ; aussi en est-on réduit à attendre chaque jour l'eau du ciel, dont l'absence parfois longue se traduit par des réservoirs vides ou farouchement gardés par leurs propriétaires. La situation est encore passable, mais il faut trouver une solution.

Figure

Figure 1.1 –  Situation du mwotlap dans la famille linguistique austronésienne  (d'après Grimes &amp; al
Tableau 1.1 –  Données statistiques sur les îles Banks
Tableau 2.1 –  Les consonnes du mwotlap
Tableau 2.3 –  Dévoisement des occlusives dans les emprunts
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Références

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