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AL-MAQĀMA AL-BIŠRIYYA UNE ÉPOPÉE MYSTIQUE

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-01270252

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01270252

Submitted on 14 Feb 2016

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AL-MAQĀMA AL-BIŠRIYYA UNE ÉPOPÉE MYSTIQUE

Katia Zakharia

To cite this version:

Katia Zakharia. AL-MAQĀMA AL-BIŠRIYYA UNE ÉPOPÉE MYSTIQUE. Arabica, Brill Academic

Publishers, 1990. �halshs-01270252�

(2)

Paru in Arabica, XXXVII, 1990, p. 251-290

1

AL- MAQĀMA AL-BIŠRIYYA UNE ÉPOPÉE MYSTIQUE PAR KATIA ZAKHARIA

Celui qui en reste à l’histoire pénètre dans quelque chose d’opaque dont il ne se rend pas compte, et celui qui s’en tient à la signification ne peut rejoindre l’obscurité dont elle est la lumière dénonciatrice.

Les deux lecteurs ne peuvent jamais se rattraper, on est l’un, puis l’autre, on comprend toujours plus ou toujours moins qu’il ne faut.

La vraie lecture reste impossible.

Maurice Blanchot, La Part du Feu .

Bišr Ibn ῾Awāna al-῾Abdiyy était un gueux, il attaqua un « convoi de voyageurs parmi lesquels se trouvait une belle femme qu’il épousa »

1

. Ainsi commence, de façon somme toute banale, al-maqāma al-bišriyya de Badī῾ al-Zamān al-Hamaḏānī (968-l009).

Cet article se propose de réhabiliter, par-delà le caractère héroïque et amoureux de cette fiction d’allure mythique, l’hypothèse à ce jour prudemment écartée sans avoir été sérieusement examinée, selon laquelle il serait hautement plausible que les maqāma-s, certaines d’entre elles du moins, fussent l’expression ésotérique de courants religieux ou politico-religieux

2

.

Il ne s’agit pas ici de céder aux charmes surannés d’une vision syncrétiste, par définition réductrice, mais de mettre à l’épreuve une hypothèse que l’ancrage culturel de ce texte et la biographie de son auteur, connu pour ses accointances avec le milieu ismaïlien

3

, engagent à explorer attentivement.

Il est certain que les questions suscitées à ce propos par le genre maqāma, sont loin d’être élucidées. La coexistence, un siècle encore après la mort de Hamaḏānī, sous le même titre : Maqāmāt de deux œuvres aussi différentes en apparence que celle de Ḥarīrī (habituellement

1

Pour la commodité de la lecture, le texte arabe des citations n’apparaîtra dans le corps de l’article ou en note que lorsqu’il sera particulièrement bref ou immédiatement nécessaire à notre propos. Pour le reste, l’ouvrage de référence est : al-Hamadānī, Maqāmāt, qaddama lahā wa-šaraha ġawāmiḍahā al-῾allāmatu aš-šayhu Muḥammad ῾Abduh , 7e édition (1ère édition l889), Dār al-Mašriq, Beyrouth, 1973, 285 p. Al-maqāma al-bišriyya , pp. 250-258. L’ouvrage sera désigné par l’abréviation mq. , suivie de la page. Ici : mq. , p. 250.

2

Toute ma reconnaissance va à Monsieur André Roman dont l’intérêt soutenu pour cette hypothèse m’a permis d’en mener à bien l’examen. Je remercie également Monsieur Abdallah Cheikh-Moussa pour l’attention qu’il a bien voulu porter à ce texte.

3

Margoliouth D. S., « Al-Hamadhānī », EI , I, pp. 257-258. Blachère R., « Al- Hamadhānī, EI

2

, I, pp. 108-109.

(3)

2

considérée comme un recueil d’historiettes plagiant Hamaḏānī)

4

et celle de Zamaḫšarī (monologues religieux)

5

est l’un des arguments qui plaident favorablement pour une relecture de ces documents a la lumière de notre hypothèse.

C’est dans cette perspective que nous examinerons al-maqāma al- bišriyya, écartant de notre propos, malgré son intérêt, l’analyse des caractéristiques stylistiques et rhétoriques qui pourrait, à elle seule, faire l’objet d’un article. À partir de cette maqāma, pièce d’anthologie renommée surtout pour les vingt-quatre vers dans lesquels le héros décrit son combat avec le lion Don

6

, texte qui ne présente qu’un seul des traits formels qui devaient ultérieurement définir le genre

7

, il s’agira d’établir comment le faisceau convergent des symboles, la cohérence structurelle et les jeux polysémiques orientes présentent notamment des analogies récurrentes avec Le Livre du Sage et du Disciple. Ce roman initiatique ismaïlien écrit entre le IXe et le Xe siècles est une épopée à caractère mystique remarquablement analysée par Henry Corbin, et dont l’auteur est incertain

8

.

Nous nous devons de préciser dès à présent que ce sont ces analogies qui, une fois identifiées, nous ont permis de percevoir dans la maqāma une cohérence qui, a plus d’un endroit, paraissait lui faire défaut. Elles nous ont permis d’organiser de façon satisfaisante les indices que livrait le texte de Hamaḏānī et de choisir, parmi plusieurs lectures potentielles – allant du mythe au rêve en passant par l’épopée héroïque – celle que nous proposons ici. Il convient que nous précisions également que le choix du Livre du Sage et du Disciple tient, d’une part, à son caractère indubitable de roman initiatique ismaïlien et, d’autre part, aux analogies explicites qu’il établit entre la geste héroïque (qui correspond, dans al-maqāma al-bišriyya, à la réhabilitation sociale d’un « gueux » et l’épopée mystique.

Nous n’ignorons pas que cette lecture d’al-maqāma al-bišriyya ne manquera pas de susciter

4

Al-Harīrī, Les Séances de Hariri publiées en arabe (...) par S. de Sacy , éd. Silvestre de Sacy Antoine Isaac, Paris, Imp.

Royale, l843-53 ; rep. Oriental Press, Amsterdam, l968, 2 vol.

5

Al-Zamahšarī, Al-Maqāmāt, šarḥu maqāmāti z-Zamaḫšarī , éd. Yūsuf Biqā῾i, Dār al-Kitāb al-Lubnānī, Beyrouth, 1981, 329 p.

6

Pour la traduction de dāḏ par Don, voir § l-5-3 ci-dessous.

7

La phrase inaugurale commune à la plupart des maqāma -s : « ḥaddaṯanā ῾Īsa bnu Hišām qāla », mq. , p. 250. Signalons qu’une édition au moins de l’ouvrage d’al- Hamadānī, Maqāmāt , éd. Matba῾at al-Ğawa’ib, Constantinople, 1298 H, pro- pose : « ḥaddaṯanā al-Ḥasan Ibn Muhammad al-Fārsīnī ». Cette édition classe d’ailleurs Al-maqāma al-bišriyya avec d’autres « histoires plaisantes rapportées par Hamadānī » dans un chapitre faisant suite au corpus des maqāma -s.

8

Corbin Henry, « Un roman initiatique ismaélien du X° siècle » in Cahiers de civilisation médiévale XV/57, pp. 1-25 ; 58,

pp. 121-142, 1972.

(4)

3

chez certains un scepticisme indulgent, réserve ou polémique. Il convient donc que nous commencions par évoquer les différents arguments qui, à notre sens, la légitiment. Comme nous l’avons indiqué, l’auteur a été, selon ses biographes, en contact prolonge avec les Ismaïliens ; certains affirment même que c’est durant cette période de sa vie qu’il entreprit de composer ses maqāma-s.

D’autre part, les principaux indices que nous entreprendrons d’exposer montrent qu’une lecture limitée au texte manifeste d’al-maqāma al-bišriyya, constituerait une approche réductrice, comme le serait d’ailleurs celle qui prétendrait estomper le sens obvie.

À l’évidence nous n’avons pas sélectionné ces indices en vue de les conformer à notre hypothèse. Bien au contraire, nous avons examiné avec minutie l’ensemble des différentes significations de chacun des termes retenus, voire d’autres termes, en raison de leur récurrence ou de leur position. Nous avons constaté alors que si certains vocables présentaient isolement une intéressante polysémie ou quelques liens inattendus avec d’autres éléments du texte, nous en restions chaque fois, exception faite du champ sémantique de l’ontologie mystique ou des symboles ismaïliens, à des points épars, atomises, ne présentant ni organisation ni continuité. Nous en avons déduit que seuls les éléments persistants et structures de notre corpus constituaient des indices fiables.

Ces deux arguments prennent toute leur mesure inscrits dans leur contexte culturel, contexte dans lequel Le Livre du Sage et du Disciple a particulièrement retenu notre attention, en raison de son caractère didactique. En effet, les éléments qui constituent le code ésotérique évoqué dans cet ouvrage sont le plus souvent présentes conjointement avec leur interprétation.

Comme le souligne Henry Corbin, ce type de texte « constitue quelque chose d’unique »

9

et

« nous ne connaissons jusqu’ici aucun texte de la littérature ismaélienne ou shi῾ite qui lui soit vraiment comparable »

10

, dans le sens où « ces récits d’initiation personnelle en prose représentent un genre littéraire qui ne s’est développe ni en arabe ni en persan »

11

. Peu importent ici les raisons (sociales selon certains, métaphysiques pour H. Corbin) qui expliquent ce phénomène culturel, « ce qui intéresse avant tout, c’est la geste des héros (...),

9

Corbin H., op. cit. , p. 140

10

Ibid

11

Ibid .

(5)

4

le passage de l’épopée héroïque à l’épopée mystique. Le lieu de cette épopée est le mundus imaginalis ; elle n’est point constituée de « fiction » mais de faits et d’évènements ayant leur réalité propre, de plein droit, dans le monde imaginal »

12

.

Pour H. Corbin, cela implique qu’il convient de ne pas aborder ces textes et les éléments qui les constituent en tant qu’allégories. Bien que nous souscrivions à la fine description qu’il propose lorsqu’il s’agit de définir ce que ces textes sont pour ceux dont ils expriment l’expérience, il nous parait néanmoins nécessaire de dissocier l’examen d’un texte et les « faits (...) ayant leur réalité propre (...) dans le monde imaginal », c’est-à-dire les données appartenant à l’étude ontologique de la foi ou de la vérité.

L’existence d’un document, fut-il aussi rare que Le Livre du Sage et du Disciple, prouve d’ailleurs par elle-même, qu’avant de devenir des faits pour ceux qui y adhèrent, ces éléments présupposent un accord minimal des adeptes en ce qui concerne le codage des signifiants utilisés, en vue de les associer à d’autres signifiés que ceux reconnus par l’usage ; codage sans lequel il n’y aurait ni ne pourrait y avoir discours ésotérique mais simplement délires individuels.

Tout cela n’est pas pour simplifier la tâche des lecteurs. Une fois le code établi et reconnu par les initiés, il devient effectivement possible aux auteurs de passer de l’ordre de l’allégorie à celui du fait. Ayant par conséquent été diffusés codés, sans que le code permettant de les déchiffrer ait été offert simultanément au lecteur, bon nombre de textes ont pu glisser dans le champ de la littérature, se trouver définis rétrospectivement comme des documents littéraires et, pour certains d’entre eux, connaître à ce titre la postérité.

Enfin, il ne faut pas omettre de situer le problème que soulève le codage des textes ésotériques arabes dans un cadre plus vaste. Comment ne pas évoquer le cycle épique de Parsifal, la quête du Graal ou les voyages de Saint Brandan, sans oublier, bien sûr, les aventures de Sindbad ? La question n’est pas d’imaginer quelque corrélation historique car « autant que nous sachions, il n’y en a pas eu »

13

mais d’insister sur le fait qu’il y a là une démarche fréquente des gnostiques à la recherche de la gnose ; démarche à la suite de laquelle « il arrive que le sabot tombe dans l’empreinte du sabot »

14

.

12

Corbin H., op. cit. , p. 141.

13

Corbin H., op. cit. , p. 142.

14

Proverbe arabe cité notamment par al-Ghazālī et repris par Louis Massignon, à propos de ces hasards bien particuliers.

(6)

5

Après avoir défini les perspectives dans lesquelles nous avons abordé cette lecture, nous allons maintenant examiner les indices textuels sur lesquels elle se fonde.

1. Les indices

1.1. Le récit manifeste

Le texte de Hamaḏānī se compose de quarante vers et, dans les éditions arabes contemporaines courantes

15

, d’une quarantaine de lignes en prose. Concis, rapide, il est si dense qu’aucun résumé ne saurait en rendre valablement compte.

Rappelons toutefois qu’à peine marié, Bišr apprend que sa cousine germaine Fāṭima est, aux dires mêmes de son épouse, le parangon de l’humaine beauté. Bouleversé, il abandonne aussitôt sa femme et fait demander à son oncle la main de sa fille. Éconduit, il se venge en harcelant sans relâche le clan de celle qu’il convoite. L’oncle, résolu à se débarrasser de ce neveu importun, l’envoie quérir une dot de mille chamelles auprès de la tribu de Ḫuzā῾a. Pour y parvenir, Bišr doit emprunter un chemin périlleux gardé par le lion Don et le serpent Courageux. Le héros s’y engage, rencontre le lion, le tue et décrit son combat dans un poème qui parviendra à son oncle. L’oncle saisi de remords quand il reçoit ces vers, rejoint son neveu qui, en sa présence, affronte le serpent et le tue ; il accorde alors à Bišr la main de Fāṭima sans qu’il soit plus question de dot. Sur le chemin du retour, Bišr triomphant rencontre un adolescent inconnu et se bat avec lui. Vaincu, mais épargné à deux reprises par le jeune homme qui lui apprend qu’il n’est autre que son fils, il renonce à épouser sa cousine pour la donner en mariage à cet héritier inattendu.

1.2. L’objet de la quête de Bišr

Prise au sens propre, l’intrigue apparente, qui fait du mariage de Bišr avec sa cousine germaine Fāṭima l’objet de la quête du héros, contredit le dénouement du récit dans lequel Bišr renonce à cette belle femme, conquise par lui au péril de sa vie. Il convient donc de chercher à préciser quel enchaînement textuel justifie pleinement ce renoncement en apparence incompréhensible.

La démarche qu’entreprend Bišr a pour origine sa découverte de la beauté de Fāṭima. Selon

15

mq. : 170 x 245 ; même format pour l’édition commentée par ‘Abd al-Ḥamīd Muḥammad Muḥyi al-Dīn, Dār al-Kutub

al-῾ilmiyya, Beyrouth, s.d. (1re édition 1923).

(7)

6

certains manuscrits, cette découverte tiendrait à la curiosité du héros. À peine mari é, il aurait en effet demandé à son épouse : « As-tu vu plus belle que toi ? » (’a-ra’ayti aḥsana minki).

Celle-ci lui aurait, à cette occasion, appris l’existence de Fāṭima. Selon d’autres manuscrits, Bišr se serait contenté de dire à son épouse : « Je n’ai jamais vu de jour semblable à celui-ci » (mā ra’aytu ka-l-yawmi). Ironisant sur l’enthousiasme qu’il manifestait, elle lui aurait révélé l’existence de sa belle cousine. Les deux versions s’accordent cependant à faire passer très rapidement la beauté de Fāṭima au second plan : il n’en sera plus question dans la suite du texte.

L’épouse de Bišr lui apprend qu’il est le cousin germain de cette femme exceptionnelle et lui, affirme qu’il consacrera désormais son existence à réhabiliter son honneur :

« Bišr dit : “Malheureuse ! De qui parles-tu là ?”-, Elle répondit : “De ta cousine germaine, la fille du frère de ton père, Fāṭima”. Puis il dit : “Est-elle aussi belle que tu le dis ?”. Elle répliqua : “Plus encore ; bien, bien davantage !”. Alors il se mit à déclamer : “Malheur à toi, belle aux blanches dents ! /Je ne me figurais pas te remplacer jamais//Maintenant que tu as agité la calomnie

16

/demeure donc vide et esseulée

17

//Mais que le sommeil ne ferme plus mes paupières/avant que je n’aie relevé mon honneur tombé aussi bas que le sol”. »

18

Si l’on cherche à déterminer ce qui, de l’éclat de Fāṭima, de l’honneur de Bišr ou du croisement des deux, va dès lors mouvoir le héros, on se trouve rapidement devant une impasse. En effet, si l’on admet que ce mariage, idéalement conforme au schéma social conventionnel, est vraiment l’objectif visé, on ne peut qu’être surpris par le silence que Bišr oppose à son oncle lorsqu’il lui dit : « J’ai fait le serment de ne donner en mariage ma fille, celle-ci

19

, qu’à celui qui lui ramènera mille chamelles en dot »

20

. L’oncle aurait-il d’autres filles à marier ? Peut-être

16

M . ‘Adbuh et ‘Abd al-Hamīd prennent le terme ta῾rīḍ dans le sens de « calomnie » et comprennent la phrase lawwaḥti bi-t-ta῾rīḍ comme « tu as agité la calomnie ». Ils considèrent l’un et l’autre qu’en parlant à Bišr de sa cousine, l’épouse sous- entend qu’il a failli à son devoir social en ne recherchant pas un mariage consanguin ; que, de ce fait, elle l’insulte.

Ta῾rīḍ signifie aussi « allusion » ( LA , II, ῾araḍa , p. 744 ; wa-t-ta῾rīḏu ḫilāfu t-taṣrīḥ ) ; singulièrement, « se déclarer à une femme par allusion » ( LA , II, p. 744 : at-ta῾rīḍu (...) ’an yatakallama bi-kalāmin šibhi ḫitbaṭihā wa-lā yuṣarriḥa bihi wa- huwa-’an yaqūla lahā ’innaki ğamīla (...)). Il nous semble intéressant de signaler que, de ce fait, lawwaḥti bi- t-ta῾rīḍ peut également être traduit par « tu as [par tes propos] donné tant d’éclat à l’allusion ».

17

Derrière une simplicité apparente, la traduction de ḫalawti ğawwan fa-ṣfirī wa-bīḍī n’est pas sans susciter quelques difficultés. Cet énoncé a été interprété comme le doublet de l’expression lexicalisée halā laki l-ğawwu fa-bīḍī wa-ṣfirī , expression quasi-proverbiale attribuée au poète Ṭarafa par Ibn Manẓūr ( LA , I, ḫalawa , p. 539 C7 et à Kulayb Ibn Rabī῾a (Kulayb Wā’il) par ῾Abd al-Ḥamīd ( op. cit. , p. 475, note l). La différence syntaxique entre halā laki l-ğawwu et ḫalawti ğawwan ne saurait manquer d’induire une différence sémantique. « Demeure vide et esseulée » est une lecture provisoire, en attendant une traduction qui rende mieux compte des particularités syntaxiques de l’énoncé et des résonances dans le contexte de la polysémie des verbes ṣafara et bāḍa

18

mq. , p. 251.

19

Souligné par nous. Si la construction arabe ’ibnati hāḏihi n’implique pas nécessairement une volonté de mise en relief du démonstratif hāḏihi (celle-ci), il n’en demeure pas moins que la présence de ce démonstratif suscite une interrogation quant à l’éventuelle existence des sœurs de Fāṭima.

20

mq. , p. 252.

(8)

7

dans d’autres conditions ? Si Bišr poursuivait seulement le projet de restaurer son honneur en se soumettant à un usage (épouser une cousine germaine), on s’attendrait à ce qu’il s’enquière du sens de cette remarque. Dès lors qu’il n’en fait rien, le propos de ce gueux ne paraît pas être l’obtention d’une réhabilitation sociale par un mariage conforme aux normes.

Si l’on suppose que l’objectif de Bišr est la conquête de Fāṭima, cette femme et nulle autre, en raison de sa beauté ou, tout à la fois, de sa beauté et de sa qualité de cousine germaine, on comprend difficilement qu’au moment ou plus aucun obstacle ne l’en sépare, Bišr renonce à ce mariage en faveur de son fils. L’étrangeté de ce renoncement s’accroît d’ailleurs du fait que c’est le héros lui-même, et non son oncle, qui selon le texte, « donna en mariage sa cousine à son fils », le rôle de l’oncle en ce qui concerne le mariage de sa propre fille, indispensable selon le code social, s’étant ainsi « inexplicablement » estompé.

L’absence dans la structure manifeste du texte d’un fil conducteur qui donnerait sens au fait que Bišr, tout à la fois, engage sa vie pour la conquête de Fāṭima et renonce à elle de son plein gré, conduit à examiner cet apparent paradoxe : la démarche de Bišr a précisément pour objectif le renoncement à Fāṭima en faveur de son fils. Ce paradoxe prend sens dès lors que l’on admet que ce synopsis tire sa cohérence d’une dimension allégorique dans laquelle le mariage avec Fāṭima désigne l’accès au savoir de la gnose. Comme l’explique le Sage à son disciple : « En vérité, la Religion (Dīn au sens ismaélien du mot) comporte une clef qui la rend licite ou illicite, pareillement à la différence qu’il y a entre la débauche et le mariage »

21

et

« cette clef, c’est l’entrée dans la confrérie ismaélienne »

22

.

Répétons-le, il va de soi que notre hypothèse ne tient que parce que le document est jalonn é de nombreux indices venant la corroborer. Il ne sera pas possible, en raison de la densité de cette maqāma d’examiner dans le détail chacun de ces indices. C’est pourquoi seuls le seront ceux qui confirment la dimension allégorique ; ceux qui, de façon patente, apparentent cette allégorie à l’ismaïlisme. Nous établirons pour commencer comment dans ce texte le temps est une donnée « existentielle » et non « chronologique »

23

; comment l’espace n’y est pas géographique mais symbolique ; comment cette symbolique s’étend à la monture du héros et aux noms propres des personnages entre lesquels divers réseaux d’analogies tissent des liens

21

Corbin H., op. cit. , p. 7.

22

Ibid .

23

Corbin H., op. cit. , p. 141.

(9)

8

par le truchement d’éléments sémantiques ou syntaxiques. Nous examinerons ensuite les relations qu’entretient le texte dans sa totalité avec les grands symboles du ši῾isme ismaïlien ; ce qui permettra, pour finir, d’esquisser une lecture d’al-maqāma al- bišriyya grâce notamment aux éléments d’explication que Le Livre du Sage et du Disciple révèle en ce qui concerne le cheminement initiatique et les codes des ésotéristes. Il nous faut signaler que le caractère particulier de l’hypothèse examinée ici nous engage à n’aborder vraiment la présente lecture qu’après avoir proposé au lecteur l’ensemble des indices qui l’autorisent.

1.3. Le temps de la Quête

À l’heure actuelle, il est d’usage lorsque l’on s’interroge sur la temporalité dans les textes arabes anciens, d’en justifier les spécificités en référence à des paramètres culturels différentiels ; il convient donc que nous précisions, pour éviter toute ambiguïté, que les questions qui se posent ici sont d’un autre ordre. En effet, c’est à l’intérieur de la maqāma telle qu’elle s’inscrit dans la culture qui la sous-tend et qu’elle exprime, que l’a-temporalité qui caractérise tous les événements du récit s’oppose à la durée cristallisée en une seule phrase, celle de l’oncle disant aux hommes du clan : « Accordez-moi un délai

24

afin que je le fasse périr par quelque moyen »

25

.

En dépit des évènements qui le jalonnent, ce récit ne contient aucune autre référence à la durée ; les cinq substantifs renvoyant sémantiquement au temps (jour, matin, aube, matinée, regards/instants) n’inscrivent aucun fait, aucune situation, dans une temporalité objective : - Le substantif « jour » (yawm) apparaît au moins une fois dans les différentes versions du texte : « le jour noir » (al yawmu l-’aswadu), expression par laquelle le fils de Bišr répond à la question : « Qui es- tu, fils d’aucune mère

26

? » (man ’anta lā ’umma laka). Dans certains manuscrits « jour » apparaît également comme nous l’avons vu dans : « Je n’ai jamais vu de jour semblable à celui-ci ». Il convient de souligner que dans l’un et l’autre cas, le mot employé figurément ne désigne pas prioritairement « un espace de temps ».

- Le substantif « matin » (subḥ) est utilisé métaphoriquement par l’épouse quand elle invite

24

Souligné par nous.

25

mq. , p. 252.

26

Nous avons retenu, ici également, le sens littéral d’une expression lexicalisée qui, selon le contexte exprime une

malédiction ou un compliment. Il apparaîtra plus loin que c’est le sens propre de lā ’umma laka qui doit être pris en

considération dans ce texte (cf. 3-2-2).

(10)

9

Bišr à la comparer à Fāṭima : « (...). Et si Bišr mesurait ses appas à l’aune des miens, le matin se lèverait pour celui qui a des yeux pour voir »

27

, lui dit-elle, indiquant ainsi que l’incontestable supériorité de la beauté de Fāṭima ne saurait échapper à un regard avisé.

- Le substantif « aube » (fağr) est employé par Bišr lorsque, dans un vers, il décrit l’épée étincelante qu’il brandit contre le lion : « J’agitai devant lui mon épée et crus vraiment qu’en la dégainant j’avais arraché une aube au cœur des ténèbres) »

28

.

- Le substantif « matinée » (ġadāt) est employé dans le poème lorsque le héros, cherchant à impressionner le lion, évoque une ancienne bataille par lui remportée grâce à l’épée : « Ce que firent ses tranchants à Kāẓima, la matinée durant laquelle je rencontrai ῾Amr, ne te serait-il donc pas parvenu ? »

29

. Il est bien question ici d’un laps de temps mais d’un temps étranger au déroulement de la fiction et qui ne l’inscrit en aucune façon dans la temporalité.

- Il convient de souligner enfin que le substantif laḥaẓāt dont il n’est pas possible de déterminer à quelle date précise il prit dans le lexique arabe le sens de « moment, instant », apparaît ici sans équivoque possible dans son sens premier de « regard ». Décrivant le lion qui lui fait face, Bišr précise : « Fier, il montrait ses griffes, ses crocs acérés et des regards que l’on aurait pu croire des braises »

30

.

Pas plus que ces substantifs, les termes « puis » (fa) et « ensuite » (ṯumma) ne marquent clairement une chronologie. Ainsi, les huit occurrences de « ensuite » (ṯumma) marquent chacune un changement scénique, le glissement d’un état à un autre, d’une situation dans une autre, constituant un enchaînement allégorique non nécessairement chronologique.

Avant d’analyser l’importance particulière que revêt le verbe donner un délai (’amhala), seule trace dans le texte d’une véritable durée, il est intéressant de commencer par aborder deux exemples qui illustrent particulièrement bien l’indifférence de cette maqāma au temps réel, à la chronologie évènementielle.

Le premier exemple concerne le problème posé par la lecture de la séquence consonantique

῾qr et ses implications, dans :

« Il rencontra le lion et son poulain se cabra. Il mit pied à terre et ῾qr/ahu . Ensuite, dégainant son épée

31

en

27

mq. , p. 250.

28

mq. , p. 255.

29

mq. , p. 254.

30

mq. , p. 254.

31

Souligné par nous.

(11)

10

direction du lion, il lui coupa la route et le pourfendit »

32

.

Si l’on considère que ῾qr renvoie à la deuxième forme verbale, ῾aqqara, on lit : ῾aqqara muhrahu soit « il maudit son poulain ». Dans ce cas, le texte ne pose aucun problème.

La compétence de Muhammad ῾Abduh est incontestable pour ce qui concerne la connaissance du lexique de la langue arabe classique et de sa tradition grammaticale. Dès lors, il serait pour le moins hasardeux d’attribuer la lecture qu’il propose et les commentaires embarrassés qu’elle lui inspire à une quelconque ignorance.

Par contre, la lecture que propose Muhammad ‘Abduh conduit à une apparente inversion de l’ordre des événements :

« Il rencontra le lion et son poulain se cabra. Il mit pied à terre et lui trancha les jarrets avec son épée

33

. Ensuite, dégainant son épée en direction du lion, il lui coupa la route et le pourfendit »

34

.

En effet, son embarras devant cette inversion (Bišr fait usage de son épée, puis la tire de son fourreau) est manifeste dans ces quelques remarques :

« Il lui trancha les pattes avec son épée signifie : il lui faucha les pattes avec une épée. Il dégaina son épée en direction du lion signifie : il tira son épée du fourreau et s’avança vers lui. La signification de ces expressions fait apparaître qu’il n’a tiré son épée que pour s’avancer vers le lion. Pourtant, c’est avec elle et rien d’autre qu’il a tranché les pattes du poulain. En réalité il a voulu dire

35

qu’après avoir tranché les pattes du poulain, ayant donc « pour cela » dégainé son épée, il s’avança vers le lion ; non pas qu’il aurait à nouveau dégainé après avoir tranché les pattes avec une épée. On pourrait peut-être entendre par trancher avec une épée : lier, ligoter car cela ressemble au fait de faucher les pattes ; l’un et l’autre en effet empêchent de marcher. »

36

Substituant à ce que l’auteur a écrit ce qu’il le suppose avoir voulu écrire, Muhammad ῾Abduh propose de contourner cette apparente contradiction par deux moyens : soit en attribuant à

« trancher les pattes avec une épée » (῾aqara) un sens figuré, hypothèse qu’il relativise ; soit en « reclassant » les événements du texte dans une chronologie cohérente : il suppose pour celà à « dégainer » (’iḫtaraṭa) une antériorité qu’il n’ a pas dans la maqāma et transforme l’action exprimée par ce verbe en état, lui attribuant le sens de « ayant dégainé » (muḫtariṭan).

32

mq. , p. 252. « fa-mā naṣṣafa-hu hattā laqiya l-’asada wa-qamaṣa muhru-hu fa-nazala wa-‘aqara-hu ṯumma ḫtaraṭa sayfa- hu ‘ilā l-’asadi wa-῾taraḍa-hu wa-qaṭṭa-hu ».

Notre lecture de cet extrait, comme celle de M. ‘Abduh, prend le verbe ’iḫtaraṭa dans sa signification de « tirer l’épée de son fourreau ». André Roman attire notre attention sur le fait qu’il serait possible que ce verbe ait signifié, dans l’usage :

« retourner » ; cette signification s’inscrit en logique continuité avec celle de la racine ḪRṬ : « tourner » mais elle n’est pas attestée par Ibn Manẓūr. Ce qui oblige à en chercher trace dans des réalisations littéraires, tâche que nous n’avons pu accomplir. Il va de soi que si les textes de l’époque confirmaient l’utilisation de ’iḫtaraṭa pour « retourner », l’explication de M. ‘Abduh et notre commentaire seraient à revoir.

33

Souligné par nous.

34

mq. , p. 252.

35

Souligné par nous.

36

mq. , p. 252, note 8.

(12)

11

Dans la même perspective, on pourrait considérer cette inversion comme un procédé rhétorique par lequel Hamaḏānī indique que le lion seul méritait que Bišr dégainât.

Par-delà les considérations philologiques et, en tout état de cause, la lecture de Muhammad

‘Abduh demeure une excellente illustration de l’effet produit sur le lecteur par l’absence de temporalité dans le texte.

D’ailleurs, de même que Muhammad ‘Abduh tente de replacer le texte dans une dimension

« chrono-logique », les copistes paraissent avoir été troublés par l’a-temporalité qui marque cette maqāma puisqu’ils ont tenté de la modifier. C’est en effet une des variantes proposées dans certaines versions de l’œuvre qui constitue le second exemple que nous allons maintenant examiner.

Cette variante se situe au moment où Bišr est éconduit par son oncle. La version la plus répandue est la suivante :

« [Bišr] fit serment de ne pas cesser de les harceler s’il ne lui donnait sa fille en mariage. Ensuite, ses méfaits à leur encontre se multiplièrent. Les préjudices qu’il leur portait ne discontinuaient pas. »

37

Certains manuscrits proposent :

[Bišr] fit serment de ne pas cesser de les harceler s’il ne lui donnait sa fille en mariage. Ensuite les jours se trainèrent, les nuits se déroulèrent, les mois se succédèrent, les années s’écoulèrent, tandis que Bišr attaquait sans relâche ceux d’entre eux qu’il rencontrait

38

, Ses méfaits à leur égard se multiplièrent. Les préjudices qu’il Ses méfaits leur égard se multiplièrent. Les préjudices leur portait ne discontinuèrent pas. »

39

Il est vrai qu’une telle accumulation de détails, dont l’abus chez certains auteurs vaut à la prose rimée médiévale sa réputation de redondance, n’est pas, en elle-même, étrangère au style de Hamaḏānī. Cependant, abstraction faite des idées reçues à ce sujet, l’auteur est l’un de ceux qui, le plus souvent, en font usage à bon escient, lorsque cette accumulation informe le texte et éclaire le lecteur. Que l’on pense par exemple à l’hôte dans la célèbre al-maqāma al- maḍīriyya

40

. Ses propos suffocants et ses discours verbeux, faits de répétitions inutiles accumulées, campent mieux l’insupportable personnage qu’une longue et minutieuse description. Mais, dans al-maqāma al-bišriyya rapide, concise, incisive, cette énumération, qui reste sans écho dans le texte, détonne. Rompant avec l’unité stylistique, brisant une

37

mq. , p. 251-252.

38

Souligné par nous.

39

mq. , p. 251-252, note 6 : wa-yurwā ba῾da qawlihi ’in lā yuzawwiğhu bnatahu ṯumma dabbati l-ayyāmu wa-darağati l- layālī wa-taṣarramati š-šuhūru wa-tağarramati s-sunūnu wa-bišrun yaftuku fī man laqiyahu minhum wa-kaṯurat maḍarratuhu ilā ’āḫirihi.

40

mq. , pp. 104-118.

(13)

12

atmosphère étale où le temps est suspendu, déversant dans le texte en quelques mots juxtaposés toute la durée qui lui manque, elle paraît avoir pour principale fonction de situer l’apparition ultérieure du fils de Bišr dans la logique du réalisme.

Il est difficile d’attribuer à l’auteur lui-même cette rupture probante dans l’écriture du texte.

Ceci reviendrait à lui imputer le choix délibéré, ou maladroit, de désagréger l’unité structurelle de la maqāma en essayant d’en combler d’un jet les lacunes chronologiques, comme s’il avait ignoré, lui qui joue précisément de ce fait, que la logique de l’apparition ultérieure du fils de Bišr s’explique de manière cohérente par la nature de la filiation spirituelle et non génitale qui les unit.

Tandis que les différents éléments que nous venons d’examiner contribuent à confirmer le caractère éminemment accessoire de la temporalité dans ce texte, le verbe « accorder un sursis » (’amhala) introduit singulièrement dans le récit la dimension du temps. Ce délai que l’oncle réclame afin de « faire périr par quelque moyen », est cependant un délai d’un caractère particulier, n’échéant qu’avec la mort hypothétique du héros, un espace ouvert, étranger à la détermination de la durée, limité par son début, indéterminé quant à son terme.

Selon notre hypothèse, la mort dont il est ici question n’est pas la mort physiologique mais symbolique, celle qui est curieusement commune à toutes les initiations et qui marque le passage au statut d’initié. La mort de Bišr, venant mettre fin à ce délai, ne serait pas son décès mais son accès au savoir qu’il quête. Cette explication ne peut prendre son plein sens isolément, c’est pourquoi après l’avoir signalée nous en examinerons l’importance et la cohérence dans la suite de cet article (voir notamment § 3-2).

1.4. Le chemin, les lieux

L’espace de la maqāma est moins topologique qu’allégorique : les lieux cités dans le texte présentent tous une résonance particulière avec des concepts religieux ou ontologiques et ne circonscrivent aucune topologie reconnaissable (fictive ou réelle).

Les substantifs qui désignent un lieu sont tous utilisés au sens figuré, à l’exception, combien éloquente, de terre (’arḍ) et de chemin (ṭarīq).

Terre (deux occurrences) renvoie notamment à l’espace de la Quête : le monde que doit

parcourir celui qui veut acquérir et transmettre la gnose. Mais dans la pensée ismaïlienne ou

(14)

13

« Dieu n’a créé aucune chose en ce monde... sans que cette chose propose un symbole »

41

, les symboles renvoient sans cesse à des « variantes et additions »

42

et l’on peut également dire, sans qu’une explication entraîne l’exclusion de l’autre, que « la Terre en son immensité symbolise avec l’héritier spirituel du Prophète »

43

.

Le substantif chemin (ṭarīq) est dérivé de la racine ṬRQ comme le terme ṭarīqa (réalisation obligatoire en cas de pause du terme ṭarīqat)

44

. Ṭarīqa « a pris deux acceptions techniques successives en mystique musulmane (…) c’est une méthode de psychologie morale pour guider pratiquement les vocations individuelles »

45

puis, dans un second temps, ce terme a désigné également les confréries, congrégations et écoles mystiques. Outre la proximité sémantique et phonétique de ṭarīq et ṭarīqa deux faits en accentuent les liens dans le texte.

- Sur les trois occurrences de ṭarīq, le substantif est à deux reprises utilisé au « cas direct déterminé » soit at-ṭarīqa et se réalise donc comme l’homophone de ṭarīqa. Dans la perspective qui nous requiert, cette homophonie renforce le lien complexe qui existe entre ṭarīq et ṭarīqa.

- La permutation dans la maqāma du prénom de Fāṭima (une occurrence) et de sa forme tronquée « Fāṭim » (une occurrence) favorise des permutations similaires, celle que nous venons de relever (ṭarīq /ṭarīqa) et d’autres qui seront signalées ultérieurement.

Les termes : air/espace sol ( ḥaḍīḍ) et déserts (falā) ne sont pas utilisés ici dans leur sens de lieu ou d’étendue :

- Air/espace (ğaww) est utilisé dans l’expression lexicalisée ḫalawti ğawwan, littéralement :

« sois vide en ton espace », que nous avons rendue par « sois esseulée ».

- Sol est utilisé par Bišr quand il évoque son honneur perdu, « tombé aussi bas que le sol ».

- Désert est utilisé dans l’expression lexicalisée « un fils des déserts- (’ibnun li-l-falā) métaphore désignant le serpent et dont l’intérêt tient à la relation qu’elle évoque entre le serpent, dont il est question ici, et l’héritier de Bišr qui est lui aussi, comme nous le verrons, un fils du désert.

Il convient d’indiquer, en ce qui concerne les substantifs ci-dessus énumérés, que Hamaḏānī

41

Corbin H., op. cit. , p. 12.

42

Ibid .

43

Ibid .

44

LA , II, ṭaraqa , pp. 585-589.

45

Massingon Louis, « Ṭarīqa », EI , IV, pp. 700-705 ; p. 700.

(15)

14

met en œuvre un procédé d’écriture fondé sur un apparent paradoxe : pour mettre en lumière la dimension allégorique de certains termes (ici : terre, chemin), il les emploie précisément dans leur sens propre, dans un contexte où tous les autres termes appartenant au même champ sémantique sont utilisés au sens figuré. Ainsi, « terre » et « chemin » ne se distinguent pas seulement en référence à leur sens hors-texte, mais tout autant par le fait qu’ils sont employés au sens propre, ce qui, dans ce texte, les oppose aux autres substantifs désignant un lieu et employés quant à eux au sens figuré.

Par-delà ce remarquable procédé d’écriture, la portée des termes : terre et chemin ne peut être mesurée sans examen préalable des toponymes contenus dans le texte, examen qui permettra d’établir leur imprécision géographique et leur portée symbolique.

Le premier toponyme cite peut être localisé avec précision. Il s’agit de Ḫuzā῾a (deux occurrences) nom d’une tribu, désignant par extension le territoire qu’elle occupe. C’est à Ḫuzā῾a que l’oncle envoie Bišr quérir pour Fāṭima une dot de mille chamelles. Nous n’avons trouvé aucune indication qui put attester que les chameaux élevés par cette tribu se distinguaient particulièrement de leurs congénères.

À l’époque où écrivait al-Hamaḏānī, la tribu de Ḫuzā῾a, depuis longtemps installée autour de la Mecque, était surtout renommée pour son « attitude méritoire à l’égard du Prophète »

46

. Si le territoire de cette tribu peut être localisé sans difficulté, le fait que le texte ne contient aucune indication sur le point de départ de Bišr, rend cependant impossible une identification du chemin périlleux qu’il emprunte pour s’y rendre

47

. Bien plus, le texte ne fait état que d’un seul chemin que Bišr peut emprunter et c’est précisément parce qu’il ne peut choisir entre plusieurs itinéraires qu’il sera contraint d’affronter le lion et le serpent :

« L’objectif de l’oncle était que Bišr empuntât le chemin qui le séparait de Ḫuzā῾a en sorte que le lion le dévorerait ; parce que les Arabes évitaient d’emprunter ce chemin-là sur lequel se trouvaient un lion nommé Don et un serpent appelé Courageux (…) Ensuite, Bišr emprunta ce chemin-là »

48

.

Ces propos ne font allusion à aucune légende dont nous ayons pu trouver trace ou qui soit évoquée par les commentateurs.

Le chemin emprunté par Bišr passe en tous cas par Baṭnu Ḫabt, où le héros situe sa rencontre

46

Kister M. J., « khuzā῾a », EI

2

, V, pp. 79-82, p. 81.

47

Considérer que Bišr emprunte inévitablement un chemin qui mène du territoire de sa tribu (῾Abd al-Qays) à Ḫuzā῾a ne reposerait sur aucun élément textuel.

48

mq. , p. 254.

(16)

15

avec le lion, dans le poème qu’il compose à l’occasion de son combat avec l’animal. Ce toponyme est inconnu des commentateurs. Ainsi, Muḥammad ῾Abduh précise :

« Baṭnu Ḫabt est peut-être un toponyme mais nous ne le trouvons ni dans les ouvrages qui décrivent les pays ni dans ceux qui décrivent les lieux. »

49

Dans le souci d’identifier l’endroit, les commentaires proposent de traiter séparément les deux substantifs qui composent le toponyme. Pour qui prend baṭn dans son sens de « creux », l’expression baṭnu ḫabt signifie « au creux de Ḥabt » ; solution insatisfaisante s’il en est puisque Ḫabt est cité dans quatre toponymes : Certains auteurs situent entre La Mecque et Médine Ḫabt al-bazwā’ et Ḫabt al-ğamīš ; Ḫabt serait également l’un des campements de la tribu yéménite de Zubayd et enfin le nom d’un point d’eau appartenant à la tribu syrienne de Kalb. Procédant toujours par déduction, les commentateurs proposent de retenir l’un des deux premiers lieux parce qu’ils se trouvent, à l’instar de Ḫuzā῾a, à proximité de La Mecque. Leur analyse ne conduit donc, dans le meilleur des cas, qu’à une identification qui demeure imprécise.

Enfin, Kāẓima, dernier toponyme cité dans le texte, désigne une « étape sur la route de Baṣra à la Yamāma »

50

.

1.5. Les métamorphoses d’une monture

Pas plus que le temps ou les lieux, les autres éléments du texte n’ont vocation événementielle réaliste ou objective. La monture même de Bišr dont le rôle peut paraître secondaire lors d’une première lecture, illustre bien la liberté du document par rapport au réalisme. En effet, chaque fois que la préoccupation majeure de Bišr se modifie, on observe que le substantif qui désigne sa monture se modifie également de sorte que, par le biais d’une racine commune, il est en relation directe avec le désir qui meut le héros.

Ainsi, lorsque Bišr est requis tout entier par la dot de sa cousine ( MaHR), il est monté sur un poulain (MuHR). Lorsqu’ayant surmonté les obstacles, il est devenu digne d’elle, il devra se

49

mq. , p. 253.

50

Cornu Georgette, Atlas du Monde arabo-islamique à l’Epoque classique, IXe-Xe S. (Répertoire des toponymes des cartes VII à XI- présentation provisoire), Brill et CNRS, Leiden, 1985, t. I, 87 p., p. 13.

Yaqūt, Mu῾ğam al-buldān , éd. Dār Ṣādir, Beyrouth, 1957, vol. 4, p. 430 : « ῾ alā sayfi al-baḥri fī ṭarīqi al-baḥrayn mina al- baṣra baynahā wa-bayna al-baṣra marḥalatayn . » Une étape ( marḥala ) correspondait à une journée de voyage en moyenne et à une distance de 30 miles soit 48 km.

῾Abd al-Ḥamīd signale, dans son commentaire des Maqāmāt , un autre lieu également nommé Kāẓima et situé près de

Médine. Nous n’en avons pas trouvé mention ailleurs.

(17)

16

mesurer à un chevalier « armé de pied en cap (…) », « un adolescent imberbe éclatant comme un quartier de lune »

51

et monté sur une jument (FaRaS). Il est vrai que le substantif : chevalier (FāRiS) n’apparaît pas dans le texte. Il y est néanmoins implicitement désigné par cet

« adolescent imberbe » et « armé de pied en cap ». Nous verrons plus loi, dans le détail, l’importance de la dimension allégorique du chevalier dans la quête initiatique ismaïlienne.

Enfin, lorsque Bišr parvient au terme de sa quête, quand il a transmis à son tour ce qui lui a été transmis, ce « dépôt » (’amāna) représenté dans le texte par la femme vertueuse (ḤaṢāN) dont il comprend qu’il ne peut se l’approprier, il prend en même temps l’engagement de ne plus monter à cheval (ḤiṢāN).

Poulain, jument ou cheval, la monture de Bišr n’est décidément pas un animal ordinaire.

Plutôt que d’exprimer cela par des métaphores ou par des explications circonstanciées, l’auteur a préféré une nouvelle fois utiliser l’opposition des termes dans le contexte. Alors qu’ils sont tous trois utilisés dans leur sens propre, les mots : poulain (muhr), jument (faras) et cheval (ḥiṣān) perdent leur banalité de substantifs usuels par leur relation à dot (mahr), chevalier (fāris) et femme vertueuse (ḥaṣān).

D’autre part, le texte prête à penser que la monture du héros fut également le support sur lequel il rédigea avec le sang du lion le poème qu’il adressa à sa cousine : « (…) Ensuite, avec le sang du lion, il écrivit sur son qamīṣ à sa cousine »

52

. Qamīṣ signifie : tunique ; mais il a deux autres significations qui méritent ici l’attention : cheval qui se cabre et, par lexicalisation d’une métaphore utilisée par le Prophète lui-même, Califat

53

, ce qui désigne dans l’Islam ši῾ite la succession de l’Imam.

Le fait que qamīṣ, ne renvoie pas seulement à un vêtement mais au cheval, symbole des désirs qui meuvent Bišr – et par-delà le cheval à l’imam – est annoncé par la présence dans le texte, quelques mots plus haut, du verbe qamaṣa. Ce verbe qui signifie « se cabrer » est celui par lequel est dépeinte la réaction du poulain à la vue du lion. L’adjectif qamīṣ désigne (en rapport avec ce verbe) un animal qui se cabre.

Dans la mesure où la correspondance lexicale entre les préoccupations du héros et le

51

mq. , p. 257.

52

mq. , p. 252.

53

LA , III, qamaṣa , p. 162 : « al-qamīṣu llaḏī yulbasu ma῾rūfun (…) ‘arāda bi-l-qamīṣi l-ḫilāfata fī hāḏā l-ḥadīṯ (…) qamaṣa

l-farasu ‘an yarfa῾a yadayhi wa-yaṭraḥahumā ma῾an wa-ya῾ğina bi-riğlayhi ».

(18)

17

substantif qui désigne sa monture fait de celle-ci un point central de la dynamique de Bišr, le poème qu’il compose et rédige sur son qamīṣ doit être à son tour reconsidéré. Ces vers ont pu passer et passent encore pour une pièce de bravoure, aspect accentué par le fait que, isolés de la maqāma, ils ont connu une existence autonome. Examinés non plus en eux-mêmes mais tels qu’ils s’inscrivent dans le document, ils sont riches d’informations multiples concernant l’évolution de Bišr dans sa quête. Les éléments les plus probants ont été abordés ou le seront tout au long de cet article. Mais ce poème mériterait une étude exhaustive et détaillée mettant en évidence la dialectique qui l’inscrit dans une tradition poétique des plus anciennes en même temps qu’il constitue une pièce originale et extrêmement dense.

1.6. Le nom propre des personnages

L’importance que revêtent dans cette maqāma les noms propres des différents personnages tient à trois facteurs : leur signification, leurs connotations et l’opposition entre les personnages dotés d’un nom propre et ceux qui demeurent anonymes.

Il convient, pour commencer, d’exclure de la présente analyse le nom de ῾Īsā Ibn Hišām, d’après lequel le narrateur rapporte son récit. Il s’agit là d’un personnage qui est présent dans la phrase inaugurale de chacune des maqāma-s de l’auteur. La signification de son nom ne peut être sérieusement examinée que dans une perspective globale incluant l’ensemble des pièces. En effet, seuls les personnages qui appartiennent spécifiquement à al-maqāma al- bišriyya retiendront notre attention. Quatre sont désignés par un nom propre : Bišr, Fāṭima, le lion Don et le serpent Courageux.

1.6.1. ῾Amr, la fonction du nom propre

Dans le poème qu’il compose après avoir rencontré le lion, Bišr fait mention d’un personnage nommé ῾Amr, il s’agirait d’un inconnu vaincu par le héros au cours d’un combat. L’homophone du prénom masculin ῾Am signifie vie, religion

54

.

L’intérêt de la polysémie des noms propres ne tient pas seulement ici à l’intérêt général de la polysémie dans toute analyse littéraire. Il est lié, de façon plus singulière au statut particulier des noms propres dans la langue arabe puisqu’ils sont, pour la plupart, simultanément noms propres et noms communs gardant leur plein sens dans le lexique, ce qui accentue leur aspect

54

LA , II, ῾ amara , pp. 881-885. p. 881 : « al-῾amru l-ḥayātu wa-summiya r-rağulu ῾amran tafā῾ulan an yabqā (…) wa-qīla l-

῾amru d-dīnu. »

(19)

18

éponymique. Soulignons enfin, que la polysémie des noms propres renvoie ici à l ’utilisation de la fonction symbolique du nom

55

dans les rites initiatiques ismaïliens. C’est pourquoi il ne paraît pas abusif de voir dans le combat livré par le héros contre ῾Amr l’expression de la lutte qui oppose en lui la religion exotérique, à laquelle il lui faut renoncer, et la Religion ésotérique, qu’il lui faut acquérir (cf. 3-2).

1.6.2. Bišr Ibn ῾Awāna al-῾Abdiyy

Bišr (vingt et une occurrences) n’est désigné par son nom complet : Bišr Ibn ῾Awāna al-῾Abdiyy que dans la première phrase du texte. Par la suite, il sera uniquement désigné par son prénom, lequel signifie gaieté. Il est dérivé de BŠR comme les termes : bonne nouvelle (bašr), se réjouir d’une bonne nouvelle (bašira), annoncer une bonne nouvelle (baššara) et humanité (bašar)

56

; ces termes ont une connotation positive. Le prénom, Bišr, relie donc le héros à l ’humanité dans son ensemble, humanité que réjouit l’annonce d’une bonne nouvelle (celle de la vérité ésotérique comme nous le verrons).

῾Awāna, prénom du père de Bišr, dérive de la racine ῾WN. Au sens propre ce substantif a des significations aussi diverses que : grand palmier ou petit hérisson

57

. Son intérêt ici tient moins à sa signification propre qu’au choix que fait l’auteur d’un tel prénom. En effet, désigner le père génital de Bišr par un prénom dont le sens propre ne présente pas d’intérêt particulier, alors que tous les autres noms propres sont saturés de significations diverses, choisir cependant un nom qui se rattache par sa racine à des notions importantes comme ’i῾āna (secours) mais surtout al-mu῾īn (le Secourable, l’un des attributs d’Allah) est la marque textuelle du peu d’importance dans laquelle les ésotéristes tiennent le père génital par rapport au maître. Celui-ci, considéré comme le véritable père, par lequel l’initié accède à la mort puis à une renaissance symbolique au savoir

58

, est le seul support de la filiation vraie.

Quant au nom de relation (’ism nisba) ῾abdiyy, construit à partir de la racine ῾BD, il signifie : se rapportant à un esclave, à un serviteur de Dieu. Ce nom représente ici la kunya du héros, en quelque sorte ce qui le qualifie et qualifie son géniteur. Cette kunya désigne les membres

55

Corbin H., op. cit. , pp. 19-23.

56

LA , I, bašara , pp. 216-217.

57

LA , II, ῾ awana , pp. 934-935.

58

Corbin H., op. cit. , p. 22 : « il ne peut être un homme libre s’il n’est pas ressuscité d’entre les morts, c’est-à-dire s’il n’a

pas reçu l’initiation ».

(20)

19

de la tribu des ῾Abd al-Qays

59

. Ce terme renvoie à l’opposition entre « esclave » (῾abd) et

« libre » (ḥurr) qui, pour les Ismaïliens, emblématise l’une des oppositions possibles entre exotériste et ésotériste

60

. Ḥurr est d’ailleurs utilisé à trois reprises dans le fameux poème composé après la mort de Don. S’adressant à la dépouille de l’animal, Bišr lui affirme qu’il est

« mort libre » (mutta ḥūrran) puis répète à deux reprises qu’il est lui-même un « homme libre » (ḥurr). L’opposition entre « libre » (ésotériste) et « esclave » (exotériste) ne doit pas occulter l’autre signification du terme ῾abdiyy : « se rapportant à un serviteur, un adorateur de Dieu ». Dans la perspective ismaïlienne tout homme, si libre fût-il, demeure soumis à Allah et la liberté que brigue l’impétrant par son initiation demeure l’un des moyens par lesquels il réalisera au mieux son devoir d’adorateur soumis à la force divine.

Dans le nom du héros se concentrent donc plusieurs notions importantes, comme si toute son histoire s’y trouvait à la fois résumée et annoncée.

1.6.3. Fāṭima

Par opposition à l’épouse de Bišr qui restera anonyme, sa cousine porte le prénom de Fāṭima (une occurrence). Elle sera également désignée une fois par Fāṭim, forme tronquée de son prestigieux prénom. La valeur symbolique de cette appellation est si éclatante dans l ’Islam en général, dans l’Islam ši῾ite en particulier et singulièrement dans l’Ismaïlisme, qu’il sera examiné dans le cadre de notre étude des grands symboles du ši῾isme présents dans cette maqāma (cf. 2-1).

1.6.4. Le lion Don

Il en sera de même en ce qui concerne la symbolique du lion et sa désignation par Don (trois occurrences). Par contre, nous aborderons ici, le problème d’ordre linguistique que pose ce nom propre. En effet, le terme dāḏ que nous avons traduit par Don n’appartient pas à la langue arabe. Hamaḏānī, persan arabisé, a choisi là un terme considéré par les Arabes de son temps, comme un terme persan entré dans leur langue par le biais du composé Baġdād. Selon le lexicographe Ibn Manẓūr :

« Baġdād, Baġdāḏ, Baġḏāḏ, Baġdīn, Baġdān et Maġdān désignent tous la Ville du Salut, et sont des termes persans. Ils signifient : don d’une idole car Baġ est une idole et dāḏ et les autres termes équivalents : don. »

61

59

Caskel W., « ῾Abd al-Qays », EI

2

, I, p. 74-76.

60

LA , II, ῾ abada , pp. 664-667.

61

LA , I, p. 238 : « Baġdād wa-baġdāḏ wa-baġḍāḍ wa-baġdān wa-maġdān kullu-hu ‘ismu madīnati s-salām wa-hiya

fārisiyya ma῾nā-hu ῾aṭā’u ṣanamin li-’anna baġ ṣanamun wa-dād wa-aḫawātu-hā ῾aṭiyya ».

(21)

20

Si cette explication est aujourd’hui remise en cause, du moins par certains

62

, il n’en demeure pas moins, et c’est ce qui nous intéresse, qu’elle prévalait du temps de l’auteur, autorisant la traduction de dāḏ par Don. En effet, compte tenu de la relation particulière des Arabes à leur langue, il est important que le terme dāḏ trouve son sens non pas en référence directe à la seule langue persane mais, tout autant, en référence à la représentation que pouvaient avoir les Arabes de certains mots appartement selon eux à cette langue. Sachant que, par ai lleurs, dāḏ renvoie aux deux notions de justice et de don par le truchement du terme persan : dād

63

, la portée du choix de l’auteur apparaître pleinement lorsque nous étudierons sa relation avec le symbolisme véhiculé par la figure de Don ( cf. 2-1-2).

1.6.5. Courageux

Le dernier nom propre que nous examinerons ici est celui du serpent Courageux (deux occurrences). Le terme choisi par l’auteur comme nom propre du serpent a le double sens de

« courageux » et de « serpent »

64

. Ce serpent Courageux/Serpent est l’un des indices les plus explicites de la présence dans le texte d’un jeu d’analogies (cf. § 1-7), sorte d’emboitement de miroirs déformants qui instaure des relations de similitude entre les différents personnages en même temps qu’il sert parfois à renforcer l’un de leurs traits singuliers.

1.6.6. L’épouse anonyme

Pour rendre la lecture de cet article plus commode, nous avons désigné la femme du héros, demeurée anonyme dans le texte de Hamaḏānī, par « l’épouse » ou « l’épouse /la femme de Bišr ». Il est temps maintenant de préciser qu’elle n’est jamais désignée de la sorte dans la maqāma ou elle apparaît comme : « une belle femme que [Bišr] épousa », une « belle aux blanches dents », « (...) la femme qui t’a désigné ta cousine » ou plus implicitement « elle » ou

« tu ».

Il y a dans le document une contradiction manifeste puisque Bišr qui se marie au début du récit, adresse plus loin à son fils les propos suivants : « Louange à Allah ! Jamais je ne me suis marié avec une noble épouse ! »

65

.

62

Duri, « Baghdād », EI

2

, I, pp. 921-936 ; p. 9 : « le nom est employé avant Hammourabi donc indubitablement à une époque antérieure à une quelconque influence persane ».

63

Naficy Saïd, Dictionnaire français-persan , Librairie Imprimerie Beroukhim, Téhéran, 1973 ; t. I ; p. 572 ; p. 1090.

64

LA , šaga῾a , p. 273-274 ; p. 273 c.

65

mq. , p. 258 : « yā subḥāna llāhi mā qārantu ῾aqīlatan qaṭṭu ».

(22)

21

Considérant que la phrase ne prend sens que par un implicite qui serait : « ... pour avoir un fils aussi courageux », certains lecteurs ont pu considérer qu’il n’y avait la aucune contradiction.

Cependant, dans la mesure où aucune contrainte d’ordre linguistique n’imposait à l’auteur de faire dire à son héros « jamais je ne me suis marié avec une noble épouse » pour, en fait, remercier Allah de lui avoir donné un fils courageux, nous considérons que cet énoncé, tel qu’il se présente (et non pas tel que l’on pourrait l’interpréter hors-texte pour lui donner une cohérence réaliste) est pour le moins pertinent. Que donc, pris comme tel, il contredit les événements décrits au début du récit.

D’ailleurs, lorsqu’on aborde ce problème non en termes de mensonge, d’illogisme ou de dérobade (de la part du héros, du narrateur ou de l’auteur), mais en termes de choix lexical, on se donne la liberté d’observer qu’il y a dans le document deux racines distinctes à partir desquelles sont construits les différents mots concernant le mariage ; d’une part ZWG, d’autre part QRN :

– De ZWG sont dérivés épouser (tazawwağa), donner en mariage (zawwağ, tazwīğ).

– de QRN est dérive qarana, verbe utilisé par Bišr quand il nie avoir été marié.

Plusieurs indices examinés tout au long de ce travail attestent que les dérives de ZWG renvoient au mariage en tant qu’allégorie de l’acquisition de la gnose et de sa transmission (cf.

1-3 et 3-2). Dans cette perspective, qārana renvoie pour sa part au mariage considère au sens propre

66

. Le fait que Bišr nie avoir été marié (au sens propre : qārantu) nous confirme dans la certitude que l’ensemble des autres occurrences concernant le mariage sont à prendre figurément ; que la relation qui le lie à la belle qu’il abandonne, à Fāṭima qu’il espère et au jeune adolescent qui se présente comme son fils, n’est pas une relation qu’il convient de comprendre dans son sens ordinaire.

1.6.7. Les « personnages-archétypes »

67

Comme l’épouse, l’oncle du héros reste anonyme. Selon H. Corbin, c’est le propre du maître dans le cheminement initiatique

68

et, effectivement, lorsque nous esquisserons une lecture

66

L’édition de Constantinople présente, sur ce point, plusieurs variantes dont l’intérêt ne peut être mis en évidence sans une étude portant spécifiquement sur cette version.

67

Corbin H., op. cit. , p. 18-19 : « peu importe que leurs noms à l’un et à l’autre ne nous soient pas dévoilés ; notre roman ne met en scène ni des allégories, ni des figures imaginaires ou mythiques, mais des personnages-archétypes ».

68

Corbin H., op. cit. , p. 2 : « Il y a le sage ( al-῾âlim ) (...) ; son rôle est de personnifier parfaitement le dâ῾î ismaélien, et c’est

pourquoi sans doute aucun nom propre ne lui est donné ».

(23)

22

portant sur l’ensemble de la maqāma, il apparaîtra que tel est bien le rôle de ce personnage.

Le fils du héros, enfin, ne porte pas de nom propre. De même que l’oncle personnifie celui qui peut transmettre la gnose, le fils de Bišr représente celui à qui elle peut être transmise.

Rappelons que, sommé de se présenter, le fils du héros dit : « je suis le jour noir et la mort rouge ». Qu’il s’agisse là de deux expressions lexicalisées n’empêche pas de reconnaître dans

« la mort rouge » l’expression qui désigne « chez les mystiques [la] résistance de l’homme à ses passions »

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et dans « le jour noir » la référence à un jour de deuil ou de tristesse. S’il est vrai que la couleur noire fut, historiquement, la couleur des Abbassides, elle semble avoir occupé dans la symbolique une place un peu particulière en tant que « non- couleur », par opposition au rouge, au jaune, au vert et au blanc. Mais les couleurs sont ici, par-delà leur fonction symbolique (cf. 1- 7-3), l’un des supports des analogies que nous allons maintenant évoquer.

1.7. Quelques analogies remarquables

Ces réseaux d’analogies portant sur divers éléments lexicaux, syntaxiques ou rhétoriques, se cristallisent autour du personnage de Bišr, à partir duquel ils s’organisent et se distribuent.

1.7.1. Bišr est Don

Nous avons déjà relevé la similitude établie entre le héros et le lion par l’adjectif « libre ».

D’autres indices étoffent cette ressemblance : Bišr assure à sa cousine qu’il est « un lion visitant un lion » ((...) layṯan zāra layṯan), « un lion énorme et invincible rencontrant son semblable » (... hizabran ’aġlaba lāqā hizabran) ; il dit au lion mort : « Mon cœur est semblable au tien » (wa-qalbī miṯlu qalbika) puis déclare « j’ai tué l’un de mes pairs » (qataltu munāsibī).

Ces comparaisons sont, certes, loin d’être originales dans la littérature arabe, pas plus que ne le sont d’ailleurs le combat héroïque d’un homme contre un lion ou la volonté affirmée par certains de voir mourir un tiers dans semblable combat. Ainsi, par exemple, l’histoire de Ğahdar Ibn Malik combattant dans une arène, par ordre d’al-Hağğāğ Ibn Yusuf, un lion affamé

70

n’est pas sans présenter dans sa trame et l’esprit qui la sous-tend, des similitudes avec le triangle : Bišr-Don-l’oncle. De même, les vers composes par Ğahdar à cette occasion

71

69

Biberstein Kazimirski A. (de), Dictionnaire Arabe-Français , Maisonneuve et cie, Paris, 1860 ; rep. Librairie du Liban, Beyrouth, s.d., 2 tomes 22 x 14,5, t. 1, 1392 p. ; t. 2, 1638 p. t. 2, p. 1165.

70

Al-Suyūṭī, Šarḥ šawāhid al-muġnī, lağnat al-turāṯ al-῾arabī, Dār Maktabat al-Ḥayāt, s. l., s. d. ; 2 vol. pp. 407-411.

71

Ibid.

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