• Aucun résultat trouvé

"Sa chair a jailli" : fulgurance de l'explosion dans les haïkus de guerre

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager ""Sa chair a jailli" : fulgurance de l'explosion dans les haïkus de guerre"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

Book Chapter

Reference

"Sa chair a jailli" : fulgurance de l'explosion dans les haïkus de guerre

BOSSI, Magali Amandine

Abstract

Entre 1914 et 1918, de nombreux haïjins (ou "poètes de haïkus") français combattent dans les tranchées du nord de la France. Traumatisés, ils en ramènent des haïkus explosifs, fulgurants, qui disent toute la violence des armes modernes. Cet article examine en détail certains de ces haïkus, questionnant les liens qu'entretient la forme brève avec la violence de la guerre.

BOSSI, Magali Amandine. "Sa chair a jailli" : fulgurance de l'explosion dans les haïkus de guerre. In: Meynard, C. & Thomas K. L'utra-bref : le temps de la fuglurance. Tours : Presses Universitaire François Rabelais, 2021. p. 11

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:156184

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

1

« Sa chair a jailli » : fulgurance de l’explosion dans les haïkus de guerre Le 29 mai 1918, un poète français tombe dans les tranchées, près d’Arcy-Sainte-Restitue (Aisne). Il s’appelle Georges Sabiron et quelques mois avant sa mort, il écrivait :

L’obus en éclats

Fait jaillir du bouquet d’arbres Un cercle d’oiseaux1.

Ce poème est publié à titre posthume en mars 1918, dans la revue La Vie2. En trois vers, Sabiron réussit un tour de force : condenser le caractère destructeur du conflit et sa beauté paradoxale. À « l’obus en éclats » se mêle l’envol soudain d’un « cercle d’oiseaux », effrayés par le choc. Placée sous le signe de l’explosion, la Première Guerre mondiale apparaît comme une guerre fulgurante – à plus d’un titre, puisque Sabiron adopte pour la décrire une forme très ramassée : le haïku, « hypostase du bref3 ». Face à l’éclatement de l’obus, le haïku s’éloigne d’un certain caractère zen auquel on l’associe souvent aujourd’hui4. Il rejoint un champ de bataille où la terre et les corps explosent avec la soudaineté de l’éclair et le fracas du tonnerre. Que diable allait-il faire dans cette galère ?

Du Japon à la Grande Guerre

Du récit de guerre moderne, Jean Kaempfer retient que « la commotion dont il doit témoigner est tellement inouïe qu’elle en devient inénarrable5 ». Comment écrire ce que représente la Grande Guerre ? Aucune tradition littéraire ne semble assez forte. À un conflit nouveau doit peut-être répondre une forme nouvelle, et sans doute est-ce en partie dans cette perspective que des poètes français adoptent le haïku. En mai 1916, Julien Vocance (1878- 1954) publie « Cent visions de guerre » dans La Grande Revue6. Sous un titre qui rappelle les Cent vues du mont Fuji de Hokusai, il témoigne de son expérience. Si l’utilisation du haïku pour dire la guerre peut nous surprendre, elle ne relève pourtant pas du hasard.

Suite à son ouverture forcée en 1853-1854, le Japon entretient des échanges accrus avec l’Occident7. Au milieu des années 1850, la ferveur japoniste s’empare des collectionneurs et artistes français. Les expositions universelles de Paris (surtout celles de 1867 et 1878) font découvrir l’art nippon au public. Ce contexte prépare un terreau fertile pour le haïku.

Toutefois, c’est à la faveur d’une importante modernisation, conduite par le poète Masaoka Shiki (1867-1902) entre 1892 et 1898, que la forme perd au Japon son caractère

« désuet » et éveille réellement l’intérêt des auteurs occidentaux. Shiki développe l’esthétique du shasei, ou « croquis sur le vif », qui permet de donner une « description de l’objet tel qu’il est »8. En France, le haïku est d’abord connu à travers des traductions en langue anglaise9. En

1 D. Chipot, En pleine figure. Haïkus de la guerre de 14-18, Paris, Bruno Doucey, 2013, p. 93. Les haïkus cités sont tirés de cette édition.

2 G. Sabiron, « Poussières de poème », La Vie, n° 3, mars 1918, p. 85.

3 G. Dessons, La voix juste. Essai sur le bref, Paris, Éditions Manucius, 2015. p. 23.

4 Du moins, dans une certaine perception occidentale. Voir : R. H. Blyth, Haiku, (4 vol), Tokyo, The Hokuseido Press, 1949-1952.

5 J. Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, J. Corti, 1998, p. 8.

6 J. Vocance, « Cent visions de guerre », La Grande Revue, vol. 90, mai 1916, p. 424-435. Vocance écrit d’autres haïkus de guerre : « Fantômes d’hier et d’aujourd’hui », La Grande Revue, 21e année, n° 5, mai 1917, p. 475- 484.

7 Voir P.-F. Souyri, Nouvelle Histoire du Japon, Paris, Perrin, 2010. Par ailleurs, E. Lozerand remet en question la corrélation traditionnellement dressée entre l’occidentalisation et la modernisation du Japon ; dans « La littérature japonaise au XIXe siècle. Deux ou trois récits d’une autre modernité », il explore différentes pistes donnant un nouvel éclairage à la rapide mutation que connaît l’archipel à partir du milieu du XIXe siècle : voir ibid., Itinéraires, n°3, 2009, pp. 151-170.

8 M. Andro-Ueda, « La poésie brève au Japon », in Makiko ANDRO-UEDA, Toshio TAKEMOTO et Jessica WILKER

(sous la dir.), Poésie brève et temporalité, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 41.

(3)

2

parallèle, dans le sillage de Verlaine (« Art poétique ») et de Mallarmé (Crise de vers), les poètes se laissent séduire par le refus de l’éloquence, la recherche du bref et l’intérêt pour l’impair. Les premiers haïkus en français sont publiés en 1905 par Paul-Louis Couchoud (1879-1959), dans une plaquette intitulée Au fil de l’eau10. Ces débuts restent confidentiels, la plaquette n’étant éditée qu’à trente exemplaires. En 1906, Couchoud rédige dans Les Lettres quatre articles intitulés « Le haïkaï (Épigrammes lyriques du Japon) »11. Il pose les premiers jalons d’une réflexion qui s’étoffera dans son ouvrage suivant, Sages et Poètes d’Asie (1916), et influencera la réception française :

Un haïkaï est une poésie japonaise en trois vers, ou plutôt en trois petits membres de phrase, le premier de cinq syllabes, le second de sept, le troisième de cinq : dix-sept syllabes en tout. […] un simple tableau en trois coups de brosse, une vignette, une esquisse, quelquefois une simple touche, une impression12.

Couchoud présente des haïkus traduits du japonais au sein de différentes sections (animaux, paysages, scènes de genre). Il insiste sur la concentration qu’offre la forme, son aspect pictural, son lien à la nature et la nécessité de l’étonnement, qui provoque dans le poème une coupe. Tercet 5-7-5, éléments naturels, surprise : cette définition minimale demeure à l’horizon des adaptations françaises13. Mais au lendemain de la Première Guerre mondiale, le haïku reste marginal, bien que certaines publications (dont celles de Vocance) retiennent l’attention. C’est en septembre 1920, à la faveur d’un numéro de La Nouvelle Revue Française, qu’il entre vraiment sur la scène littéraire. Alors secrétaire de la revue, Jean Paulhan voit en lui une possibilité d’expérimentation et parie sur l’avenir en proposant de le considérer comme un laboratoire formel à investir collectivement :

Dix faiseurs de haï-kaïs [sic], qui se retrouvent ici réunis autour de Couchoud, tâchent de mettre au point un instrument d’analyse. Ils ne savent pas quelles aventures, ils supposent la plupart que des aventures attendent le haï-kaï [sic] français – (qui pourrait trouver par exemple la sorte de succès qui vint en d’autres temps au madrigal, ou bien au sonnet ; et par là former un goût commun : ce goût justement qui passe pour préparer la venue d’œuvres plus décisives14.)

Ce numéro amorce un véritable intérêt, essentiellement porté par des revues (dont Le Pampre, La Grande Revue ou Les Nouvelles littéraires). Dans les années 1920, plusieurs poètes témoignent de leur expérience des tranchées, à la suite de Vocance et de Sabiron15.

9 La Bibliothèque nationale de France offre une belle présentation du japonisme : http://gallica.bnf.fr/html/und/asie/le-japonisme (consulté le 28.05.18). Le haïku est connu en anglais notamment grâce à B. H. Chamberlain, « Bashô and the Japanese Poetical Epigram », Transactions of the Asiatic Society of Japan, vol. 2, n° 30, 1902. L’origine japonaise de la forme n’étant pas centrale ici, voir à ce propos : R. Sieffert, La littérature japonaise, Paris, Armand Colin, 1961.

10 P.-L. Couchoud, (nouvelle édition établie par É. Dussert) Au Fil de l’eau, Paris, Mille et une nuits, [1905]

2004. Couchoud rédige cette plaquette avec deux amis : André Faure et Albert Poncin.

11 P.-L. Couchoud, « Les haïkaï (Épigrammes lyriques du Japon). I à IV », Les Lettres, 6 avril (p. 189-198), 6 juin (p. 269-278), 6 juillet (p. 396-407) et 6 août (p. 477-483) 1906. Des trois noms alors donnés à la forme (haïku, haïkaï et hokku), Couchoud retient « haïkaï » pour des raisons phonologiques – le mot « cul » étant suggéré dans les termes « haïku » et « hokku », lorsque prononcés par un francophone…

12 P.-L. Couchoud, Sages et Poètes d’Asie, Paris, Calmann-Lévy, 1916, pp. 53-54.

13 Ces éléments sont toujours au centre du haïku – qu’ils soient ou non formalisés explicitement ou respectés strictement. Le lien à l’écoulement du temps, vécu à travers un processus saisonnier, s’inscrit au Japon dans l’utilisation du kigo (« mot de saison ») qui, à l’aide d’expressions conventionnelles, désigne une saison ou un moment d’une saison par métonymie (« fleur de cerisier » pour le printemps). L’effet de coupure et de montage est connu sous le nom de kireji (« mot qui coupe ») : en japonais, il s’agit d’une particule ou d’un suffixe, difficile à traduire et souvent porteur de surprise. En langues occidentales, la ponctuation peut en transposer l’effet. Voir J. Thélot et L. Verdier (dir.), Le haïku en France : poésie et musique, Paris, Éditions Kimé, 2011.

14 J. Paulhan, [et al.], « Haïkaï », La Nouvelle Revue Française, n° 84, 1er septembre 1920, p. 330. Parmi les

« faiseurs » : Paulhan, Vocance, Couchoud, mais aussi Paul Eluard et Pierre Albert-Birot.

15 Le rapport entre haïku et violence moderne, ainsi que les haïkus de guerre français, n’ont été jusqu’ici que peu explorés, bien que la production des haïjins de la Première Guerre mondiale soit mentionnée dans plusieurs travaux : voir par exemple J. JOHNSON, Haiku Poetics in Twentieth-Century Avant-Garde Poetry, Lanham,

(4)

3

Photographie et narration : deux tentations

Réédités à l’occasion du centenaire de 1914-191816, ces haïkus de guerre restent relativement méconnus de la critique. À l’instar de l’importante production des premiers haïjins17 français, ils ont principalement été considérés sous un angle historiographique (reconstruction du contexte d’écriture) ou monographique (intérêt pour un auteur en particulier)18. À ma connaissance, ils n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse rapprochée prenant en compte leurs spécificités textuelles de manière détaillée. Ils composent cependant un terrain idéal pour étudier les mécanismes d’appropriation d’une forme poétique fixe (dans un contexte très différent de celui qui l’a vu naître), ainsi que la convergence, au sein de cette forme, entre brièveté et fulgurance – entendue à la fois dans un sens esthétique (recherche formelle de condensation et de rapidité) et concret (attention portée à une fulgurance réelle : celle d’un conflit caractérisé par un armement moderne). En outre, ils permettent de relativiser une certaine définition du haïku, très répandue (tant dans la critique qu’auprès du grand public) et selon moi réductrice, qui court des années 1950 à aujourd’hui : le haïku n’est pas seulement un petit poème zen qui dit les fleurs et les oiseaux19. Je me propose donc d’examiner ces haïkus dans le contexte de la Grande Guerre. Je suivrai le motif de l’explosion à travers une série de micro-lectures ; mon analyse sera, de fait, rapprochée et non exhaustive, articulée autour de diverses interrogations : brièveté de l’explosion et brièveté de la forme vont-elles de pair ? L’événement explosif est-il synonyme de rapidité – ou peut-il être ralenti, dilaté ? Le bref constitue-t-il un trait définitoire du haïku en français ? Je retiendrai surtout deux caractéristiques formelles : le tercet qui délimite spatialement le bref et la surprise qui coupe soudain le poème.

Ces questionnements s’articuleront autour d’une prémisse théorique, inspirée par Roland Barthes. Bien que sa vision du haïku se révèle souvent personnelle et contradictoire20, elle possède pour moi une valeur opératoire non négligeable. Sans adhérer totalement à sa lecture, je m’appuierai sur deux éléments qu’il associe au haïku. Dans L’empire des signes (1970), il décrit le Japon comme un ensemble de « traits (mot graphique et linguistique) [formant]

délibérément un système21 ». Si l’interprétation qu’il donne est marquée par le zen (notamment dans la recherche du satori, lequel provoque chez l’auteur « une secousse du

Lexington Book, 2011, pp. 100-104 et M. KITAMOURA, L’évolution du haïku en France et ses caractéristiques, United States, Éditions universitaires européennes, 2011.

16 Chipot, op. cit., 2013.

17 Ou « poètes de haïku ». Par commodité, je nommerai « haïjins » les poètes français pratiquant le haïku, même s’ils n’utilisent pas exclusivement cette forme. Afin de souligner leurs différences avec les haijin japonais, je choisirai la version francisée du terme (« haïjin » avec tréma, prenant un [s] au pluriel).

18 L’approche de J. Johnson s’éloigne néanmoins de ces tendances principales : « My aim […] is to trace the spread and acquisition of these poetics among influential modernist avant-garde poets. » (JOHNSON, op. cit., p. 3). Il questionne l’impact de la forme sur des mouvements aussi différents que l’imagisme, le surréalisme, la poésie concrète ou la Beat Generation, grâce à une grille de lecture inspirée à la fois par le bouddhisme et l’analyse sémiotique des avant-gardes (voir p. 4).

19 Comme le laissent à penser certaines anthologies actuelles, telles que C. Atlan et Z. Bianu, Haïku – Anthologie du poème court japonais, Paris, Gallimard, 2002. Cet aspect du haïku a été développé par le poète Kyoshi Takahama (1874-1959) et porté par la revue Hototogisu, toujours active aujourd’hui.

20 « Rien d’historique à « Mon » haïku – « Mon » ne renvoie pas, ou ne renvoie pas finalement, à un égotisme, un narcissisme […], mais à une Méthode […] » (R. Barthes, La Préparation du Roman I / II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Le Seuil, 2003, p. 53). Cette méthode permet à Barthes de donner au haïku diverses valeurs amenées à évoluer au fil du texte et, parfois, à s’opposer.

Voir P. Forest, Haikus, etc. suivi de 43 secondes, Paris, Éditions Cécile Defaut, 2008, p. 113-119.

21 R. Barthes, L’empire des signes, [Édition d’Art Albert Skira] Le Seuil, Paris, [1970] 2007, p. 11.

(5)

4

sens22 » qui le place en situation d’écriture) et se révèle assez éloignée des pratiques des haïjins de la Grande Guerre, elle met en évidence un point crucial :

Ne décrivant ni ne définissant, le haïku […] s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! […] Le sens n’y est qu’un flash […] mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien ; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule23.

Chez Barthes, haïku et photographie participent d’une rapidité qui provoque un tilt devant le détail tout à coup saisi24. Cette rapidité n’est pas sans rappeler celle des nouvelles armes développées en 1914-1918 : technologie moderne, la photographie (devenue instantanée à la fin du XIXe siècle, notamment grâce à l’essor du Kodak25) happe et fige l’image de ce qui a été, comme le fusil ou l’obus arrêtent la course du soldat qui a vécu. Poème ultra-bref attrapant le réel, le haïku permet aux haïjins français de capturer l’horreur du front en quelques notes rapides – souvent retravaillées après l’événement26. Faut-il y voir une relecture du shasei que préconisait Shiki ? Pour les haijins de la Grande Guerre, il s’agit en tout cas de rendre compte autrement d’un conflit total qu’ils ont vécu : en utilisant une forme brève alors en vogue, issue d’un ailleurs ouvert par la globalisation, et en lui insufflant des thématiques neuves, héritées d’une expérience traumatique27.

Barthes fournit une dernière observation à ma prémisse théorique, lorsqu’il modifie sa définition du haïku dans La Préparation du Roman. Dans ces cours et séminaires donnés au Collège de France entre 1978 et 1980, il insiste en effet sur l’embryon de récit que peut contenir le tercet – jusqu’à un certain point, puisque la narration risque de « déporter le haïku loin de lui-même »28 :

Dans certains haïkus, un germe d’histoire, un « narrème ». Par exemple : (65) Un bateau, on regarde la lune

Pipe tombée à l’eau Rivière peu profonde (Bashô, Coyaud)

à une « histoire », c’est-à-dire déjà une nébuleuse de causalités-consécutions : on est distrait, la pipe tombe, mais l’eau est peu profonde, donc on peut la chercher, etc29.

Flash photographique, « tel ! » sans explication et narration en germe : ces éléments me serviront de boussole face aux haïkus de 14-18.

22 Ibid., p. 14. Pour Barthes, le satori (l’éveil spirituel, dans le bouddhisme) est « l’événement Zen » par excellence (loc. cit.).

23 Ibid., p. 114-115.

24 Voir R. Barthes, La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1981, pp. 80-82.

25 Sur l’évolution de la photographie, voir par exemple Q. Bajac, La photographie : du daguerréotype au numérique, Paris, Gallimard, 2010.

26 Comme en témoignent les dates de publication des haïkus de guerre : Maurice Betz, « Petite suite guerrière », 1921 ; Marc-Adolphe Guégan, Trois petits tours et puis s’en vont (1924) ; ou encore René Druart, « Paysages dévastés », 1929. Voir Chipot, op. cit., respectivement pp. 25-32, pp. 61-69 et pp. 45-52.

27 Si la violence n’entre pas dans les thématiques traditionnellement associées au haïku japonais, plusieurs anthologies récentes présentent un usage de la forme visant à témoigner ou dénoncer des événements vécus comme traumatisants par les haijin : ainsi, S. Mabesoone [et al.], Après Fukushima (recueil bilingue de haïkus sur la catastrophe de Fukushima), Villeurbane, Golias, 2012 ; S. Mabesoone (traduits du japonais par), Haïkus de la résistance japonaise (1929-1945), Paris, Éditions Pippa, 2016 ; ou encore D. Chipot (anthologie réunie par), Je ne peux le croire – Fukushima, Nagasaki, Hiroshima, haïkus & tankas, Paris, Bruno Doucet, 2018.

28 R. Barthes, La Préparation du Roman I / II, op. cit., p. 129. Barthes présente la narration et le concetto comme des limites à ne pas dépasser, des « forces textuelles » « contiguës au haïku, mais qui lui sont, à [son] sens, extérieures » (ibid., p. 129).

29 Ibid., pp. 131-132. Voir également P. Forest « Haïku et épiphanie : avec Barthes, du poème au roman », Ebisu, n°35, 2006, pp. 159-165.

(6)

5

Autour de l’explosion : cinq micro-analyses

Si les poèmes que j’ai retenus se présentent tous comme des tercets, ils accordent peu d’importance à la partition en 5-7-5 ou au total de dix-sept syllabes. Aucune règle métrique ne guide les poètes – une position soulignée par les critiques de l’époque :

Il serait puéril aussi de vouloir fixer en détail la forme que pourrait prendre le haï-kaï [sic] français.

Vouloir imposer la règle des dix-sept syllabes ne saurait avoir d’autre avantage que de créer une difficulté ; et s’il est vrai qu’un genre littéraire a besoin, pour exister, d’imposer à l’artiste l’effort d’obstacles vaincus, encore faut-il que ces obstacles ne soient pas des artifices de virtuose30.

1. Pour les premiers haïjins français, la brièveté se rattache donc plus à la présentation en tercet qu’à un compte précis de syllabes, ce qui explique la longueur variable des vers. La fulgurance concrète de la guerre se trouve exprimée tout aussi diversement. Elle peut par exemple conduire la totalité du poème – comme chez Marc-Adolphe Guégan (1891-1959) :

Le fusil

Regard de fusil qui vise.

Regard de brune fatale.

On reçoit le coup de foudre. (Chipot, op. cit., p. 63)

Publié en 1924 dans le recueil Trois petits tours et puis s’en vont…, ce haïku a la particularité d’être titré. Sans remettre en question le tercet, le titre lui donne un horizon d’attente défini : ce qu’il cherche à saisir, c’est l’objet-fusil. L’absence de déterminants (« regard » et non « le regard ») et l’utilisation du présent de l’indicatif (« qui vise », « on reçoit » – presque gnomique) appuient l’impression de tableautin : davantage que la photographie d’un instant, c’est une description à valeur de vérité générale. Le haïku diffère de la seule désignation, le tel ! de Barthes, en décrivant et définissant l’objet grâce une esthétisation complexe.

Dès le premier vers, l’anaphore tire l’arme vers la métaphore : semblant d’abord viser tout seul, le trou sombre du canon se transforme ensuite pour devenir « regard de brune ».

L’anthropomorphisation repose sur un lieu commun (celui de la femme fatale dont la chevelure brune rappelle, peut-être, la couleur de la crosse), tandis que l’association entre mort et amour annonce la conclusion du poème. La réussite du haïku, qui se joue entre les deux derniers vers, se base à la fois sur un changement de construction syntaxique et sur le récit d’une surprise provoquée par le tir. Le troisième vers brise l’anaphore et révèle l’énonciation, grâce au déictique « on » qui englobe la voix du haïjin dans la communauté des soldats menacés par le fusil, arme devenue métonymie de toutes celles qui tuent des poilus sur le champ de bataille. Après avoir été suspendue dans les premiers vers par la personnification du fusil (une retenue redoublée par une ponctuation forte – les points), l’explosion éclate en finale : c’est « le coup de foudre » qu’on reçoit presque sans s’y attendre. Cette fulgurance concrète se bâtit, au niveau formel, à travers un jeu sur une expression connue, qui dit la rapidité et le caractère fatal de la guerre – mais aussi de l’amour. Recevoir le coup de foudre : l’image participe d’un double discours. La boucle est bouclée ; le fusil est bel et bien la

« brune fatale » du deuxième vers (celle qui séduit) et l’Éros mortifère du premier (celui qui vise). Donnée par le fusil, la mort est d’une violence attirante et inéluctable, amoindrie par des tournures convenues. Faut-il voir, dans ce « coup de foudre » véritablement fatal, un traitement ironique de la lyrique amoureuse ?

2. Métaphoriser l’explosion pour l’atténuer, c’est également le procédé qu’utilise Julien Vocance – dans une optique différente :

Par petits paquets,

30 R. Maublanc, « Sur le Haï-Kaï français », La Gerbe, octobre 1920, p. 4.

(7)

6 En éventail autour de lui,

Sa chair a jailli. (ibid., p. 106)

L’explosion est au cœur de ce haïku centré sur la fragmentation d’un corps qui disparaît de manière brutale. Contrairement au « Fusil », l’arme (bombe ? obus ?) n’existe qu’in absentia, à travers ses effets. Trois étapes rythment le micro-récit. Le premier vers pose d’abord une énigme : si l’indication « par petits paquets » évoque une quantité, une consistance ou éventuellement un mouvement, elle ne révèle rien sur la nature des paquets. Le mystère est retenu par la virgule et le passage à la ligne. Sans répondre, le deuxième vers suggère en incise une image entre dynamisme et élégance : celle de l’éventail. Les « petits paquets » se diffusent ainsi dans une direction précise (déployés autour d’un point central) et avec une certaine vitesse (propre à l’ouverture de l’éventail). L’image convoquée évoque évidemment un imaginaire japonisant, mais ce dernier cède brusquement la place à la barbarie provoquée par la technologie d’une guerre moderne31. En outre, la fin du vers renseigne sur la situation d’énonciation et de focalisation, puisque que le déictique « lui » indique l’existence de la voix du haïjin (s’exprimant en sourdine) et la place de son regard : il est spectateur de l’événement.

Ce deuxième vers, le plus étendu (huit syllabes, alors que les autres en comptent cinq), forme une pause où le sens ne se révèle pas encore, suspendu entre deux lignes et deux virgules.

Comme dans « Le fusil », le troisième vers précipite la solution. La coupe intervient donc entre les deux derniers vers, au moment où la métaphore va basculer. Et pour cause : ce qui s’ouvre « en éventail », « par petits paquets », « autour de lui », c’est de la chair humaine.

Voilà où réside le choc : dans ce décalage entre la dilatation des premiers vers (fabriquant l’énigme, retenant la réponse) et la rapidité du dernier, où s’engouffrent simultanément l’horreur du haïjin-spectateur et celle du poilu-victime. L’image de l’éventail ne fait alors plus sens ; face à la mort, c’est le réel qui saute aux yeux du poète et du lecteur.

Cette soudaine violence remet en question l’édifice. Il faut relire. A-t-on réellement compris ce qui se joue ? Ce haïku est-il, pour suivre Barthes, la photographie d’un événement – un corps en train d’exploser ? S’il ne comporte pas l’aspect gnomique du tercet de Guégan, il paraît plus complexe qu’une simple photographie, comme en témoigne l’utilisation du passé composé au troisième vers. Le verbe situe le poème dans une temporalité particulière, celle d’une action ponctuelle se déroulant dans un passé proche. De manière ténue, il expose deux moments successifs : l’éparpillement des chairs, auquel assiste le haïjin ; et l’énonciation de cet éparpillement, rendue après coup par l’énigme. Par sa force d’évocation, la figure de style apparaît comme le seul moyen de se confronter à une réalité trop brutale pour être dite autrement. Vocance n’écrit pas tant l’instant de l’explosion, le flash de l’appareil, que ce qui vient après : la volonté de donner à voir l’irreprésentable, d’analyser l’incompréhensible.

Métaphore et passé composé travaillent de concert pour rendre, grâce au langage, la stupéfaction face à une déflagration passée, provoquée par l’armement moderne. Une fois encore, le tel ! barthésien s’éloigne, ici au profit d’un début de narration qui rappelle le

« narrème » de La Préparation au roman.

3. En effet, comme l’écrit Barthes, plusieurs haïkus mettent en place un embryon de récit – délimité, il est vrai, par les frontières du tercet. Chez certains poètes, l’explosion s’inscrit ainsi dans un cadre narratif plus large :

Lueur – Départ – Éclair – Éclatement, Noire se reclôt la nuit.

Un galop s’est tu sur la route. (ibid., p. 32)

31 L’éventail se retrouve dans d’autres haïkus de la Première Guerre mondiale, toujours chez Vocance (« Une mitrailleuse ensanglantée, / Avant de mourir, a déployé / Son éventail de cadavres. », Chipot, op. cit., p. 132), mais aussi chez René Maublanc (« Nuit d’alerte. / Le projecteur à l’horizon / Ouvre et ferme son éventail. », ibid., p. 79).

(8)

7

Tiré de Scaferlati pour troupes (1921), ce haïku de Maurice Betz (1898-1946) présente un premier vers très particulier, qui cherche à rendre formellement la fulgurance décrite grâce à un style télégraphique : libérés des déterminants qui pourraient les ralentir, les substantifs constituent des instants morcelés, dont l’enchaînement rapide suggère l’évolution des combats. Présentés dans le même vers, sans temporalité ni articulation autre que leur propre succession, ces instants ressemblent à des photographies prises en rafale. Les mots sont essentialisés par les majuscules et donnent directement à voir les images, comme autant de clichés pris sur le vif ; les tirets possèdent la rapidité du flash qui désigne sans expliquer.

L’espace du tiret devient le « clic » de l’appareil. Ce premier vers se détache des autres par son style, sa ponctuation, sa temporalité inexistante et sa clôture : l’éclatement achève la rafale et est suspendu par la virgule à la fin du premier vers… avant que le micro-récit ne se raccroche au temps verbal, dans le deuxième vers.

Est alors raconté l’après-explosion : le présent de l’indicatif est gage de calme revenu et de nuit retrouvée, après l’éblouissement fulgurant ayant frappé à la fois spectateur et lecteur. Les conséquences possibles du drame sont momentanément oubliées, arrêtées par le point pour ne revenir qu’ensuite, de manière détournée. Le troisième vers quitte le présent et utilise le passé composé pour dire les effets de l’événement, en proposant au lecteur d’élucider ce qui vient de se produire. La mention « un galop s’est tu » aiguille vers la réponse : l’absence soudaine de bruit signale par métonymie l’absence du cheval – et probablement du cavalier. Cet embryon de récit demande à être remis dans l’ordre : dans la lueur des combats, un cheval et son cavalier se sont élancés au galop, sur la route ; soudain, un éclair les frappe ; après l’éclatement, il ne reste que la nuit. De nombreuses zones d’ombre demeurent : y avait-t-il réellement un cavalier ? Ou juste un cheval abandonné ? Pourquoi et vers quoi galopait-t-il ? Évoque-t-on son départ ou celui d’un soldat témoin de la scène, dans le premier vers ? Ainsi que l’écrit Barthes, la narration apparaît comme une limite en raison de « l’impossibilité de nature qu’il y a, semble-t-il, à continuer le haïku en histoire32 ». Il n’y aura pas de réponse ; l’explosion n’est qu’un élément parmi d’autres – une photo parmi d’autres photos, qui forment ensemble un récit inachevé.

4. D’autres poèmes, en plus de mobiliser des micro-récits, élargissent leurs vers dans une narration plus étendue. C’est le cas chez Jean-Paul Vaillant (1897-1970), dans un haïku demeuré inédit et non daté :

Dans la nuit, d’un grand coup, le silence est rompu.

Tout trépide ; éclairs, tonnerres… bruits d’âme qui s’envolent Sur des flocons de ouate. (Chipot, op. cit., p. 97)

L’explosion s’y trouve dilatée grâce à son contexte (la brusque rupture du silence) et ses implications (l’envol de l’âme – et, par conséquent, la mort du corps). Avec sa trentaine de syllabes, ce haïku met en place un récit très construit, rythmé par une ponctuation complexe.

Annoncée dans ce qu’elle a de sonore et de soudain par le premier vers (« d’un grand coup, le silence est rompu »), l’explosion n’intervient explicitement qu’au deuxième : c’est d’abord une trépidation générale, retenue par le point-virgule ; puis, des éclairs et des tonnerres. La menace vient de tous côtés, comme le suggèrent le pluriel des substantifs, ainsi que la mention

« tout trépide » (je souligne). La tension culmine dans les points de suspension qui coupent le vers en son milieu avant de précipiter l’envol des bruits. Le dernier vers achève de ralentir et presque d’apaiser le poème après l’explosion. Que représentent les « flocons de ouate » ? Des fumées résiduelles ? Les bouts de l’âme que le haïjin croit voir après en avoir entendu les bruits ? Ou, d’une manière qui rappelle Vocance, des morceaux de chair et de tissu vaporisés par la déflagration ? Une nouvelle fois s’instaure un micro-récit incomplet, qui soulève plus

32 Barthes, La Préparation du Roman, op. cit., p. 136.

(9)

8

d’interrogations qu’il ne fournit de réponses, malgré sa relative longueur. La valeur photographique du haïku, telle que la pense Barthes, paraît plus lointaine – de même que le bref. Loin de se contenter d’un seul flash, d’un unique tel !, le poème de Vaillant présente en effet une succession d’images, prises en rafale mais clairement articulées entre elles. S’agit-il réellement d’une « pure et seule désignation », telle que l’imagine Barthes lorsqu’il compare le haïku à la photographie ? Ou plutôt de la description détaillée d’une scène presque cinématographique dans ses enchaînements ? De même, si le tercet rend bel et bien compte d’événements très rapides (des explosions, une mort soudaine), comment articuler cette brièveté thématique à l’absence de brièveté formelle d’un poème qui se déploie sur plus de trente syllabes ? Par le micro-récit qu’il met en place, ce haïku paraît plus proche du narrème qu’évoquait Barthes dans sa Préparation du Roman (et d’un narrème déjà très abouti), que d’un cliché photographique.

5. S’il fait vaciller la brièveté, le poème de Vaillant reste une entité indépendante. Or, il existe une autre catégorie de haïkus dans laquelle brièveté et ternaire sont pensés différemment : les haïkus enchaînés33. Ils sont nombreux chez Vocance et offrent un panorama large de la Grande Guerre. Ce ne sont pas des vignettes mises simplement côte à côte, mais des successions d’épisodes narratifs ou thématiques qui entretiennent des liens tantôt resserrés, tantôt lâches34. En dépassant les limites du tercet, ils composent des suites permettant de raconter un récit impossible à circonscrire en trois vers, notamment en raison du nombre d’actions qui s’y déroulent. Si chaque haïku peut être compris seul, il ne prend réellement sens qu’une fois mis en relation avec les autres :

Mon oreille inquiète analyse les sons : De nous… des Boches… 77… 120…

À droite… en face… au-dessus… Touché ! Une belle lueur !...

Les mains aux paupières Pour se protéger.

Fleur qui respirait la lumière, Son œil gît,

La gorge tranchée.

Occasion unique, ou rare,

De bien mourir, même sans gloire…

Que tu regretteras plus tard. (ibid., p. 119-120)

Au sein de cette séquence, la rapidité de l’explosion semble à la fois dilatée (car traitée sur plusieurs poèmes) et condensée (en raison de l’intensité dramatique). Le premier haïku propose d’abord une immersion dans les perceptions auditives du haïjin. Dans un style proche de la prise en rafale de Betz, c’est un paysage à la fois précis et indistinct qui émerge : les deux armées face à face (nous contre les Boches), le nombre incertain d’effectifs (sommes- nous 77 et les Allemands 120 ? ou l’inverse ?) et la spatialisation du danger (où se trouvent

33 La pratique des haïkus en chaîne existe également au Japon. Voir par exemple M. SHIKI, (traduit du japonais par E. LOZERAND), Un lit de malade, six pieds de long (5 mai – 17 septembre 1902), Paris, Belles lettres, 2016.

En 1902, alors que Shiki est alité en raison d’une tuberculose osseuse sévère, il propose quotidiennement aux lecteurs d’un grand quotidien japonais une chronique dans laquelle il dissémine plusieurs haïkus. Certains sont présentés en série : p. 27 (« versets votifs »), pp. 31-32 (les cerisiers de Yoshino), pp. 132-133 (le martin- pêcheur) ou encore pp. 144-146 (« à la manière de »). Ces séries sont thématiques, ne constituant pas un récit suivi.

34 Suite narrative : l’observation de la tranchée au ras du sol (Chipot, op. cit., p. 101). Suite thématique : la présence gothique des ruines (ibid., p. 108-109).

(10)

9

les amis ? et les ennemis ? de quel danger s’agit-il ?). En entrecoupant les syntagmes, les points de suspension miment le caractère progressif de l’écoute. La fin du dernier vers brise ce patient déchiffrement : un projectible a atteint sa cible – « Touché ! ». L’explosion est là, soulignée par le point d’exclamation et détachée des remarques précédentes par la majuscule.

Ce choc ouvre sur le deuxième haïku : la « belle lueur » est celle de la déflagration, dont la violence est appuyée par le point d’exclamation et retenue par les points de suspension.

L’absence de verbes ajoute à l’enchaînement indistinct de l’affrontement. Que va-t-il advenir du haïjin ? Est-ce lui qui est blessé et se protège ? En l’absence de précision, on ne peut, à ce stade, que le supposer. Cette idée paraît soutenue par la présence du « je » au premier vers : le haïku de la « belle lueur » serait ainsi écrit du point de vue du poète. Les derniers vers laissent déjà présager les conséquences de l’événement, puisqu’il faut « se protéger » les paupières.

Ce besoin de protection annonce le troisième tercet. Les effets du choc apparaissent soudain clairement, quoique modalisés par une double métaphore qui affaiblit la violence de la blessure en l’esthétisant. Par sa capacité à voir le monde, l’œil est désigné par le trope « fleur qui respirait la lumière » – cette lumière nourrissant à la fois la fleur (par photosynthèse) et l’œil (grâce aux cellules photoréceptrices). Une fois arraché, il n’est plus qu’une fleur coupée.

L’image se déplace alors du domaine végétal au monde humain : le globe oculaire « gît, / La gorge tranchée » (je souligne). Cette « gorge tranchée » évoque les fibres nerveuses sectionnées (tombées au sol avec l’œil ou demeurant sur le corps amputé), tout en rappelant la tige brisée de la fleur. Il devient dès lors impossible de « respir[er] la lumière » : l’œil est destiné à se décomposer, comme la fleur coupée à faner. À cette mise à distance figurée de la mutilation s’ajoute un déplacement énonciatif : le haïjin délègue la perte de l’œil à une troisième personne du singulier. Serait-il donc indemne ?

Le dernier haïku de la série accrédite cette thèse. Le poète y renforce sa position en surplomb et adopte un rôle prophétique. Il s’adresse directement au blessé : la mort aurait été préférable, « tu [le] regretteras plus tard ». Dans cette prolepse se nouent la suite du recueil et la place de l’énonciation. Ce tercet ouvre en effet sur la seconde partie des « Cent visions », qui retrace la convalescence dans un hôpital de campagne après la perte de l’œil – évoquée par le plus tard final. Il a donc une fonction forte, à la fois au sein de la chaîne et à l’échelle du recueil. Quant à l’appel adressé à la deuxième personne du singulier, il constitue un étonnant traitement de la violence, quand on sait que Vocance a réellement perdu un œil en mai 1915, avant d’être démobilisé. Les conséquences de l’explosion sont-elles trop douloureuses pour être affrontées directement dans le haïku ? C’est ce que suggère l’indécision qui règne autour de l’attribution de cette mutilation.

Que dire de la brièveté à l’œuvre dans la série ? Si les haïkus conservent leur caractère de tercet, ils s’émancipent des frontières imposées. Vocance recourt à des séquences suivies et met en place la narration que cherchait et redoutait Barthes – avec des modalités que ne prévoyait pas La Préparation du Roman : le « narrème » n’est plus seulement en germe, incapable de se développer dans un poème unique ; il s’épanouit et croît au fil de l’enchaînement. Dans le même temps, la mise en série éloigne de la photographie. Le tercet présente des événements successifs et peut alors non seulement désigner, mais aussi décrire et définir de manière beaucoup plus précise, en reliant entre elles différentes étapes du récit. Dès lors, il me semble pertinent de déplacer le rapport à la photographie proposé par Barthes : les tercets enchaînés s’apparentent davantage à un film articulé autour d’une même histoire, avec ses moments d’accélération et de ralenti. Déjà présente chez Vaillant, au sein du poème des

« flocons de ouate », la valeur cinématographique se déploie ici largement35. Une fois encore,

35 Vocance souligne cette proximité avec le film, en présentant une suite des « Cent visions » comme un film d’attaque (voir J. Vocance, « Sur le Haïkaï français », France-Japon, n° 38, 15 février 1939, p. 82). Barthes parle également du film dans La Préparation du roman – pour souligner que haïku et photo ne partagent pas le

(11)

10

la brièveté est mise à mal au fur et à mesure que la chaîne pousse le haïku à se rapprocher d’une forme longue.

Haiku or not haiku ?

Pour conclure, j’aimerais revenir sur certains éléments afin d’élargir ma réflexion. En suivant le motif de l’explosion à travers des haïkus de la Grande Guerre, j’ai montré que la fulgurance pouvait être mise en péril : que ce soit aux niveaux thématique (dans l’évocation de l’armement moderne) ou formel (au niveau de la recherche du bref), elle est filtrée par le langage, atténuée par les micro-récits, dépassée par la mise en série. Face à une forme venue d’ailleurs, reçue à travers des traductions, comprise dans un contexte poétique et esthétique hérité du XIXe siècle (abandon de l’éloquence, vogue du japonisme), les haïjins français expérimentent. Ils jouent sur la ponctuation, intègrent de nouvelles thématiques, brouillent les limites du tercet… Le haïku qu’ils élaborent se charge d’enjeux nouveaux. Par sa puissance de condensation, il devient un outil pour repenser une tradition poétique, témoigner d’un vécu ou expliquer la violence. Si ce constat est valable pour les poèmes de 1914-1918, c’est également le cas avec de nombreuses productions contemporaines. Le haïku paraît receler, par sa concision, une force particulière dans laquelle de nombreux poètes voient un ressort pour l’écriture de la brutalité. Hiroshima et Nagasaki, la guerre de Corée ou celle du Viêtnam, les conflits actuels en Afghanistan, en Iraq ou en Syrie, sans oublier la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011 : ces événements sont l’occasion pour les poètes de reconsidérer l’usage du bref et la rapidité qui s’y développe36.

S’éloignant de sa « définition minimale », accordant peut-être moins d’importance à la nature et aux saisons, déplaçant les limites du bref, le haïku reste-t-il encore du haïku ? Ne devient-il pas simple tercet, « note de carnet » qui s’empare de sujets aussi divers que la guerre, l’écologie ou l’expérience traumatique vécue au quotidien37 ? Garde-t-il le droit d’être appelé « haïku », à partir du moment où ses enjeux formels et esthétiques se déplacent autant ? Le problème que présente cette question, selon moi, est qu’elle postule l’existence d’un modèle unique à partir duquel il faudrait considérer l’ensemble des réappropriations : un seul modèle hérité du Japon – une essentialisation, en quelque sorte. Or, il n’existe pas une seule vérité du haïku japonais, la forme s’étant développée à travers des écoles et des poétiques multiples ayant chacune ses propres préoccupations relatives à l’écriture des saisons ou de la coupe, par exemple. Pas de vérité unique du haïku japonais, donc, à partir de laquelle juger les haïkus écrits en français, italien, anglais, espagnol ou suédois38. De même, il ne peut exister une unique vérité du haïku français, italien, anglais ou suédois. Tout au plus existe-il une « matrice formelle » minimale, qui s’articule autour des trois caractéristiques que j’ai évoquées : le 5-7-5 (ou plus largement le tercet), le mot de saison (autrement dit, le lien à une certaine temporalité et la possibilité d’utiliser des mots-clefs pour l’exprimer) et la coupe (l’élément de montage qui provoque souvent une surprise ou un décalage). Partant de cette idée, il faudrait alors examiner les relectures et les déplacements multiples qui sont faits de ces traits, la manière dont ils sont perçus, reçus ou fantasmés – la manière dont des poètes de haïkus issus d’horizons linguistiques et poétiques très différents jouent avec eux et les réinterprètent, en les considérant comme constitutifs d’une forme sans cesse en mouvement.

même noème que le film : « ça a été », pour la photo et le haïku ; « ça a l’air d’avoir été », pour le film (Barthes, op. cit., p. 114-115). Que dire, alors, d’un film à valeur documentaire ?

36 Voir http://war-haiku.tempslibres.org (consulté le 28.05.18) et S. Mabesoone [et al.], op. cit.

37 Cette question ne concerne pas uniquement les haïkus basés sur une expérience de violence – mais aussi ceux qui reposent sur d’autres déplacements thématiques (comme l’univers carcéral : L. Bassmann, Haïkus de prison, Lagrasse, Verdier, 2008 ou T. Tranströmer, Prison (Fängelse), Éditions Edda, Uppsala, (1959), 2001).

38 Par des auteurs aussi différents que Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti, Jack Kerouac, José Juan Tablada ou Tomas Tranströmer.

(12)

11

MagaliBOSSI

Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique et Université de Genève (Département de langue et littérature françaises modernes)

Bibliographie sélective

- Roland Barthes, L’empire des signes, Le Seuil, Paris, [1970] 2007.

–, La Préparation du Roman I / II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Le Seuil, 2003.

- Reginald Horace Blyth, Haiku, (4 vol.), Tokyo, Hokuseido Press, 1949-1952.

- Dominique Chipot, En pleine figure. Haïkus de la guerre de 14-18, Paris, Bruno Doucey, 2013.

- Paul-Louis Couchoud, Le haïkaï. Les épigrammes lyriques du Japon, Paris, La Table Ronde, [1906] 2003.

–, Au Fil de l’eau, (nouvelle édition établie par É. Dussert), Paris, Mille et une nuits, [1905] 2004.

–, Sages et Poètes d’Asie, Paris, Calmann-Lévy, 1916.

- Gérard Dessons, La voix juste. Essai sur le bref, Paris, Éditions Manucius, 2015.

- Philippe Forest « Haïku et épiphanie : avec Barthes, du poème au roman », Ebisu, n°35, 2006, pp. 159-165.

- Jeffrey Johnson, Haiku poetics in twentieth-century avant-garde poetry, Lanham, Lexington Book, 2011.

- Miou Kitamoura, L’évolution du haïku en France et ses caractéristiques, United States, Éditions universitaires européennes, 2011.

- Jean Paulhan, [et al.], « Haïkaï », La Nouvelle Revue Française, n° 84, 1er septembre 1920.

- Masaoka Shiki, Emmanuel Lozerand (traduit du japonais par), Un lit de malade, six pieds de long (5 mai – 17 septembre 1902), Paris, Belles lettres, 2016

- Jérôme Thélot, Lionel Verdier (dir.), Le haïku en France : poésie et musique, Paris, Éditions Kimé, 2011.

- Julien Vocance, « Cent visions de guerre », La Grande Revue, vol. 90, mai 1916, p. 424- 435.

–, « Fantômes d’hier et d’aujourd’hui », La Grande Revue, 21e année, n° 5, mai 1917, p. 475-484.

Références

Documents relatifs

La Seconde guerre mon- diale marque une nouvelle étape dans la destruction des villes.. La ville devient un des éléments à part entière du

La Seconde guerre mon- diale marque une nouvelle étape dans la destruction des villes.. La ville devient un des éléments à part entière du

11 Voir par exemple CPJI, affaire du Traitement des nationaux polonais à Dantzig (avis consultatif, 1932), sér.. ancrées dans le droit international 13. En effet, si elle

En so mme, le Document final du Sommet mondial ne fait rien de plus, pour ce qui est de la «responsabilité de protéger », qu'assembler une série d'acquis juridiques

This same focal position is exploited in the regular interrogative clefts of both varieties, whereas more structure is needed to derive reverse wh-clefts. As for (ii), it was

Face à la diversité des perceptions et des postures qui semble prévaloir autant chez les enseignants que chez les élèves, une question se pose, qui mériterait bien sûr d’autres

Au sujet du petit garçon qui se retrouve à mendier pour pouvoir manger (image h.), un début de sen- timent de justice sociale se dégage dans les arguments : « Il y en a qui

Seul le système arbitraire (dans le sens de non défini par la loi) garantit une justice modérée, nourrie d'équité et qui protège les individus d'un automatisme légal.