Qui est Homère,

Qui est Homère,

l'architecte du monument homérique?

réflexions néo-unitariennes

Il n

y

y

HOUDART de la MOTTE, Discours sur Homère.

Sept villes se vantaient d'avoir produit Homère.

Mais il n'était pas né dans les sept à la fois.

Nous le donnerons donc à la septième Athènes, La seule où l'on soit sûr qu'on ne l'ait jamais vu.

Les naissances d'avant sont toujours incertaines, Les fils d'après font seuls que le père est pourvu.

Charles PEGUY, L'Aveugle, premier sonnet.

Qui est Homère, celui dont "on remarque partout dans l'fliade - et dans l'Odyssée - les mêmes vues et la même manière de penser" ? L. Bardollet en a imaginé ici un portrait psychologique^{2 •} Mais ce carac- tère, comme tout caractère vivant, a aussi ses foucades et ses contra- dictions, voire, comme disait Horace, ses moments de sommeil; et nous

1 Les néo-analystes sont des unitariens; alors ...

2Kentron, 11,2-12,1, pp. 51-59.

ne le connaissons que par son œuvre. Nous voici donc renvoyés à la vieille question des 'analystes' posée aux 'unitariens' : qui est Homère?

exigeant qu'on ne se contente plus de nous décrire une personnalité, mais qu'on nous présente une identité, une carte d'identité, un passe- port, des papiers (papiers! papieren l), qui permettront à la personne qui en sera possesseur de justifier de ses droits de propriété, sinon nous n'aurions plus affaire qu'à cette fiction juridique - à moins que cette notion juridique ne soit au contraire à l'origine de la notion de personne - qu'on appelle une personne morale.

Qui est Homère? Contrairement à Hésiode et à Kabti-ilâni-Marduk3 ,

contrairement à Hérodote et à Thucydide, Homère ne signe ni l'iliade, ni l'Odyssée - contrairement aussi à l'auteur de l'Hymne homérique à Apollon Délien qui signe en tant qu'Aveugle de Chio⁴ et que Thucydide appelle Homère5 .

Qui est Homère, "l'architecte du monument"6 ? Mais la question a-t-elle un sens ? Homère fut d'abord un label de qualité : l'Homère d'Hérodote est plus riche en biens que le nôtre. Mais pour Aristote, Homère - dont l'œuvre est réduite à l'iliade et à l'Odyssée (et au Margitès) - est l'inspiré qui s'oppose aux autres; il a partout été à la fois un initiateur suffisant7. Il ne faudra pas longtemps pour que le principe de la critique homérique d'Aristarque soit l'opposition d'Homère aux néôtéroi⁸ (dirions-nous à la décadence moderne ?) et, corrélativement, l'idée qu'il est nécessaire d' "expliquer Homère par Homère"9. Homère est désormais le seul cas d'une technique humaine où le même individu soit à la fois l'inventeur de la technique et celui qui l'a menée à sa perfec-

tionlO • Et Péguy pourra ironiser en prose sur le respect tout extérieur qui

empêche de le lire tout simplement sans se dire d'abord "c'est le premier; c'est le plus grand; c'est le plus fort."11, tout en manifestant le

3 Cf. d'un autre point de vue, B. Deforge, "Initiation et nom", L'Initiation, Actes du colloque int. de Montpellier 11-14 avril 1991, tome II, Montpellier, 1992, pp. 79-85.

4 TV<pÀàç àv~p, OtKEî Bè Xi", evt 1HXmuÀoÉooIJ 1 Toil 1Tâom J.lET01TW8EV àPWTEVOVOtV àmBui. Hymne homérique à Apollon, 172-173.

5 Thucydide III, 104.

6 Cf. G.S. Kirk, The Songs of Homer, passim; et spécialement pp. 256, 258, 318, '" ; ainsi que G.S.Kirk, Homer and the Oral Tradition, p. 204 : "One aspect of Homer's indivi- duality as a poet, then, is his concept of the monumental poem ".

7 Aristote, Poétique, 1448b-I449al; 1451a22sq. (8E01TÉOtoÇ, cf. 1459a30) ; 1459b13 (1TpWTOÇ KUt lKUVWÇ).

8 Cf. A. Severyns, Le Cycle épique dans l'école d'Aristarque, p. 83 sqq.

9 Mais l'expression précise' OJ.lI]POç tl;' OJ.l~POV oU<pl]viÇnv risque d'être seulement de Porphyre.

10 Le 1TpWTOÇ EUPET~Ç et le TEÀEtWT~Ç.

11 Ou plus exactement, "Pour lire Homère. Pour mieux connaître Homère. Faites comme moi, dit-elle (sc. Clio). Faites comme il faut toujours faire. Avec les plus grands. Et surtout peut-être avec les grands. Ne vous dites pas : Il est grand. Non, ne vous dites pas cela.

Prenez le texte. Ne vous dites pas: C'est Homère. C'est le plus grand. C'est le plus vieux.

même humour admiratif dans des vers qui soulignent la multiplicité mythique de son origine et l'unité nécessaire de notre admiration pour sa personne.

Qui est Homère, l'architecte du monument que forment les poèmes homériques? Le mieux, pour donner un sens à notre question, est peut- être de transformer la métaphore de Kirk en comparaison. Qui est rarchitecte, non pas un architecte mais l'architecte, l'auteur d'un monu- ment architectural ? Qui est l'architecte de Versailles ? qui est l'architecte du Louvre? On sait que Louis XIV imposa que le château de Louis XIII fût enchâssé dans son château ; on connaît les travaux de Le Vau, de Le Nôtre (pour l'urbanistique des jardins), de Mansart, de Jules Hardouin-Mansart, de Robert de Cotte, de Louis-Philippe 1er, roi des Français, et de ses architectes. On connaît les dévelopements du Louvre, la colonnade attribuée à Claude Perrault, les idées de Napoléon 1^er sur une grande percée vers l'ouest; on sait les travaux de l'époque de Napoléon III et de son administrateur en chef dans l'urbanisme parisien, Haussmann; on ne connaît pas (ou du moins je ne sais pas) qui fut celui qui décida, après les destructions de la Semaine Sanglante, de la non-reconstruction des Tuileries, et donc de l'ouverture du Louvre ; on sait, et on commence à constater dans leur réalisation, les projets de 'Grand Louvre' de François Mitterrand et on voit la pyramide de Pei qui multiplie vers le ciel l'ouverture du Louvre. Qui est l'auteur de Versailles? Qui est l'auteur du Louvre ? Je serais tenté d'attribuer dans le premier cas la forme dynamique à Le Nôtre ; dans le second, à Perrault... et la cristallisation de la forme dans la réalité actuelle, dans le premier cas, à Louis-Philippe ; dans le second, à François Mitterrand - sans ignorer qu'il s'agit là d'une décision.

Qui est Homère? Y a-t-il une unité de l'œuvre qui nous permette de conclure à un esprit unique? Les mêmes vues et les mêmes manières de penser dont nous parle Lamotte-Houdart concernent-elles un auteur, un genre littéraire, une culture, une "matière" (la future "matière de Troie")? Depuis Aristote, et sous son influence, on a tendance à voir l'unité de chaque œuvre dans une unité d'action ou d'intrigue, tendant à

C'est le patron. C'est le père .... ", Ch. Péguy, Clio, NRF, Gallimard, Trentième édition (achevé d'imprimer 9/1948), p. 208. - Noter que Pour mieux connaître Homère est le titre d'un ouvrage de H. Bréal, Paris, 1906, que, en 1909 c'est·à-dire l'année de la Clio de Péguy, AJ. Reinach, dans la "Bibliographie critique" qui termine La Question d'Homère de A Yan Gennep, commente ainsi: "Avec M. Bréal en France, A Lang en Angleterre, W. Christ et G. Finsler en Allemagne, s'est prononcé un retour vers la conception de l'unité de composition des poèmes homériques dont on fait descendre l'auteur jusqu'au VIle s., où Kirchoff plaçait la rédaction définitive de l'Odyssée, même au VIe s., - sans prendre garde qu'on se rapproche singulièrement du fameux paradoxe soutenu en 1866 par l'Anglais Paley, qui mettait au ye S. un Homère, simple compilateur de l'Iliade et de l'Odyssée!" (op. cit., p.74).

sa fin12 ; mais les notes sur la fin ou le terme de l'Odyssée au vers 296 du chant XXIII 13, quand Ulysse et Pénélope retrouvèrent "leur couche et leurs droits d'autrefois"14 nous satisfont-elles ? Ulysse a-t-il seulement accompli son odyssée pour coucher avec Pénélope ? la reprise ultérieure d'un récit du périple - dont on peut se demander s'il sera jamais termi- né - n'est-elle pas l'indice que nous sommes engagés en un récit sans fin ? Et de même après les funérailles d'Hector "vint l'Amazone ... "15. Si nous prenons au sérieux les prologues, nous voyons d'un côté que, de

"l'homme aux mille tours", on dira quelqu'un des exploits; de l'autre, que, des conséquences de la colère d'Achille qui "valut des souffrances sans nombre", qui entraîna la mort de tant de héros, aucun terme n'est indiqué, cependant qu'est seulement indiqué le point de départ du récit :

"Pars du jour où ... "16. Bref, avec les poèmes homériques, nous sommes dans le domaine du récit sans fin et ce n'est pas dans la perspective du récit finalisé que nous trouverons l'unité d'Homère. Ajoutons tout de suite que, pour s'en tenir au domaine du récit qui tend à la chronique, ni Hérodote, ni Xénophon ne présentent plus qu'Homère une fin, et que cette absence de fin n'est donc pas un indice de l'absence d'unité d'auteur. Mais cet appel, sensible au cœur, vers l'unité d'un Homère ne me paraît pas encore avoir été rationalisé. Simplement : inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te.

12 Dans l'application à l'Iliade et à l'Odyssée de ces idées d'origine aristotélicienne qui font reposer l'unité de l'œuvre sur l'unité d'intrigue, il y a peut·être quelque hyperaristo- télisme. Aristote n'a jamais étudié l'intrigue de l'Iliade et de l'Odyssée que par rapport à son modèle tragique et reconnaît que, de· chacune de ces deux épopées, pourraient être tirées peut-être deux tragédies (Poétique, 1459b4 - faible nombre opposé, il est vrai, aux

"plus de huit" de la Petite Iliade). Son résumé du logos de l'Odyssée (1455bI5-23) est centré sur la reconnaissance et néglige un peu les épisodes dans cette intrigue "complexe" - c'est-à-dire ici comportant reconnaissance - et "éthique" (1459bI5). Quant à l'Iliade,

"poème simple et pathétique" (1459bI4), c'est-à-dire poème où, après une désis présentée dès le début, et que l'on peut facilement identifier avec la colère d'Achille, la lusis conduit progressivement dans l'ensemble de l'œuvre, sans reconnaissance ou coup de théâtre brutal, du bonheur au malheur, son intrigue pourrait dans ces conditions s'arrêter à la mort de Patrocle, à moins de se poursuivre, sinon indéfiniment (mais l'intrigue devant de préférence, selon Aristote, ne pas être double, en menant les uns au bonheur et les autres au malheur - bien que ce soit le cas de l'Odyssée qui récompense les bons et punit les méchants :1453a30sqq. - où s'arrêter dans ce malheur total ?), du moins jusqu'à la mort d'Achille. Et cet hyperaristotélisme est sans doute aussi un faux aristotélisme, en ce qu'il néglige la liaison des analyses aristotéliciennes avec une philosophie qui fait de la fin l'essence, mais reconnaît dans la réalité sublunaire la part d'échec et de contingence et dans la poésie, si divine soit-elle, la part d'illusion.

13 Notes dont l'origine est attribuée à Aristarque et Aristophane (de Byzance) : TtÀOÇ ou 7rtpaç.

14 ... ÀtKTPOtO 7raÀatOû 6wIJov ...

15 Scholies T : ... TcXq,OV "EKTOPOÇ . ~À61; /)' 'AIJaÇuSv

l

16 Noter les IJUptÙ, 7roÀÀù, etc. des deux prologues ; le n3v ciIJo61;v yl;... d7rL. de l'Odyssée; le ... Èl; ou /)D Tà 7rpWT<X ... de l'Iliade.

Qui est Homère ? dans cette reprise de la querelle des universaux qu'est à sa façon et parfois à fronts renversés la 'question homérique', sans doute ne suis-je pas assez réaliste pour estimer que l'universel concret inconnu et à réaliser préexiste de toute éternité à l'œuvre que nous lisons. Sans aller jusqu'au rwminalisme, peut-être suis-je assez conceptualiste pour m'intéresser aux Robert de Cotte, aux Napoléon 1^er et Napoléon III et aux barons Haussmann de l'fliade et de l'Odyssée, aussi bien qu'aux traces enchâssées du petit château de Louis XIII et aux fouilles du vieux Louvre. Peut-être ai-je aussi, en tant que conceptualiste, assez le goût de l'Auteur pour supposer qu'il y a eu, comme créateur de l'unité, un Le Nôtre ou un Claude Perrault et non seulement un Louis- Philippe ou un François Mitterrand.

Qui est Homère? Sans doute ne connaîtrons-nous jamais par sa fiche d'état civil ce Le Nôtre ou ce Perrault qu'il nous plaît à imaginer. Mais, même si nous retrouvions toutes les sources, si nous discernions toutes les influences, si nous possédions l'enregistrement de toutes les performances, si nous notions toutes les réfections (ou interpolations), si nous subodorions toutes les destructions (réparées ou non), ce serait toujours question de goût que de choisir l'architecte privilégié qui a su et pu donner son idée dynamique à l'ensemble, quand les autres n'ont fait que lui imposer des contraintes l'obligeant à la réutilisation, ou que tenter de réparer par des réfections l'œuvre en ruine.

Qui est Homère? Si nous devons renoncer à savoir qui fut le Perrault de l'Iliade, si nous devons aussi craindre de projeter sur le père aveugle les vues des fils d'après, du moins connaissons-nous bien le François Mitterrand de ce Grand Louvre. En ce sens, la chose .est claire, Homère, c'est Aristarque.

Jean-Marie MATHIEU Université de Caen

P.S. Et pourtant ...

Que témoins du paraître et greffiers du connaître, Que d'autres soient savants de tout ce qui se sait:

L'aveugle vagabond sera toujours le maître, Sous tout ce qui se dit, de tout ce qui se tait.

Charles PEGUY, L'Aveugle, second sonnet.

J.M.M.