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L'identité narrative sous conditions

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L'identité narrative sous conditions

PERRENOUD, Manuel

Abstract

Cette contribution vise à introduire à l'usage du concept d'identité narrative d'après Paul Ricœur, et à le faire avec, en perspective, un autre concept: celui d'institution.

PERRENOUD, Manuel. L'identité narrative sous conditions. Educateur , 2018, Num. spécial, p.

6-7

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:143478

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6 Educateur spécial / 2018

Répondre de qui je suis

Le paradoxe est une figure centrale de la pensée de Ricœur; l’identité n’y échappe pas. Il s’agit de penser deux aspects contradictoires de nos vies: une certaine permanence d’une part, une certaine variation d’autre part. Le premier paradoxe de l’identité est ainsi radi- calement lié à notre condition d’êtres affectés par le temps1. Ricœur propose des arguments pour ne pas en rester à ce qu’il nomme «une aporie», c’est-à-dire un problème insoluble dont on peut améliorer la formula- tion (spéculative), mais sans perspective de résolution (pragmatique).

Nous pouvons constater que dans nos vies des choses ne changent pas, demeurant stables, voire immuables (par exemple la couleur de nos peaux ou de nos yeux, plus fondamentalement notre code génétique), et que d’autres changent, ouvrant à l’instabilité et à la varia- tion (par exemple nos engagements amicaux, amou- reux ou professionnels, nos passions culinaires ou in- tellectuelles). Nous pouvons accepter un clivage entre ces deux séries et en faire des descriptions ou des in- ventaires séparés. Le défi principal est alors, sous une telle division, d’être capable de répondre à une question simple: qui suis-je?

Suis-je l’une ou l’autre de ces deux collections, ou al- ternativement l’une puis l’autre? À laquelle de ces deux parts de ma vie (la plus stable ou la plus variable?) puis- je m’identifier, et l’être par autrui? Choisir entre l’une et l’autre alternativement, par exemple en fonction des interlocuteurs ou des contextes, reviendrait, selon Ri- cœur, à s’enfermer dans une «antinomie», en assu- mant que les deux parts de moi-même sont autant moi l’une que l’autre, quitte à se contredire, chacune étant valable ou valide, pour ce qu’elle dit de moi, en tant que réponse à la question «qui suis-je?».

Ricœur préfère donc le paradoxe à l’antinomie et af- firme le besoin de pouvoir répondre à la question «qui suis-je?» de manière relativement unifiée. La solution, qui creuse le «paradoxe de l’identité personnelle» pour le rendre productif, porte un nom: «l’identité narra- tive». C’est par la «réplique poétique à l’aporétique de la temporalité», ou plus simplement par le récit, que le défi d’une réponse cohérente (mieux encore qu’uni- fiée) à la question «qui suis-je?», peut être relevé. Par le récit, ou une éventuelle pluralité de récits enchevê- trés les uns aux autres, les deux aspects temporels de

L’identité narrative sous conditions

Cette contribution vise à introduire à l’usage du concept d’identité

narrative d’après Paul Ricœur, et à le faire avec, en perspective, un autre concept: celui d’institution.

Manuel Perrenoud, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève

© Gianni Ghiringhelli

Paul Ricoeur (1913-2005), philosophe français, a développé la phénoménologie et l'herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales.

Il s'est intéressé aussi à l'existentialisme chrétien et à la théologie protestante.

nos vies peuvent être reliés l’un à l’autre par une mise en intrigue. Nous pourrions ainsi raconter à la fois ce

«qu’on a fait de nous», pour citer un aphorisme célèbre de Jean-Paul Sartre2 (nos dispositions les plus solide- ment «contractées») et ce que «nous faisons de nous- mêmes» (nos projets, nos engagements, ou, pour le dire avec un mot-clé de l’éthique de Ricœur, nos pro- messes).

Entre inscription et attestation

Répondre du paradoxe revient à tenir une ligne sur un continuum qui composerait deux pôles. D’un côté les

«caractères» les plus acquis (pensons aux inscriptions – faites par d’autres que nous – sur nos papiers d’identité), d’un autre côté, ce que Ricœur nomme la «constance morale», celle que ma promesse engage sans garantie sur la base d’une parole donnée; sans garantie autre que je serai demain celui que je suis aujourd’hui3. La pensée de Ricœur repose sur l’exercice de ce qu’il appelle une «dialectique fine». La dialectique cen- trale dont il est question ici est celle qui repose sur la distinction (devenue très célèbre dans les travaux sur l’identité) entre une identité-idem et une identité-ipse (en anglais entre same et self), ou entre la mêmeté et l’ipséité. Ce qui intéresse Ricœur, c’est non seulement la dialectique, existentielle et conceptuelle, entre ces deux formes d’identité (la mêmeté, la plus stable, et l’ip- séité, la plus variable), mais les possibilités de ruptures de cette dialectique. Deux modes de rupture sont pos- sibles:

• Une absorbation se produit quand une identité est ré- duite à une mêmeté, à des caractères immuables (bio- logiques ou sociaux), réifiée à la manière d’une chose;

avec ici des cas extrêmes, par exemple, comme on dit,

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Educateur spécial / 2018 7 de délit de faciès, qui réduisent l’identification, notam-

ment judiciaire, à quelques traits distinctifs, au risque que ceux-ci soient superficiels et, souvent, stéréotypés.

• Une disjonction se produit quand une identité perd tout ancrage dans des traces ou des procédures d’iden- tification; avec, dans ce cas, la perspective de ce qu’on nomme un solipsisme (solus ipse) qui pose des pro- blèmes, notamment dans l’exercice thérapeutique, par exemple quand je me trouve être le seul à pouvoir dire une douleur, que je suis mais que rien n’objective, que je ne peux pas montrer.

Ces phénomènes de rupture ne sont pas de la même nature. Pour maintenir la dialectique entre les deux modalités de l’identité (et de l’identification), il s’agit de permettre, sans trop céder à l’esprit de symétrie, le développement d’un jeu d’appuis, par ressourcement mutuel. On peut ainsi, dans les exemples qui précèdent, chercher la composition en demandant, d’une part, si l’individu caractérisé par des traits objectifs se recon- naît soi-même dans cette inscription, en proposant qu’elle soit éventuellement négociée, par transaction;

on peut, d’autre part, établir des protocoles d’enquête qui chercheraient à trouver de nouveaux signes peu ou prou objectivables (par exemple des échelles d’évalua- tion relative) pour permettre au patient de communi- quer sa douleur en la socialisant, et au thérapeute d’en entendre l’attestation.

Ces deux manières de nuancer les situations (de com- poser les extrêmes) introduisent des enjeux de mé- diation narrative, même si les échanges qui trament la négociation ne reçoivent pas nécessairement la forme du récit; la notion de récit demande, en effet, à être en- tendue dans une acception étendue, éventuellement fragmentaire, toujours vulnérable. Le plus fondamen- tal, dans les deux scénarios brièvement évoqués, est qu’ils introduisent deux sortes de capacité humaine que Ricœur appelle des puissances ou des pouvoirs:

une capacité réflexive et une capacité narrative.

Se dire dans des institutions

On peut voir, à partir de ces deux seuls exemples, que l’usage du pouvoir de (se) raconter est soumis à des conditions d’interlocution et d’attention. Ces condi- tions, Ricœur les conceptualise en termes de sollicitude (si on prend pour repère l’interaction interpersonnelle), de respect (si on prend pour repère la norme sociale), et d’estime (si on prend pour repère la relation à soi- même comme un autre…).

Ces conditions sociales, nous pouvons les regrouper sous le concept d’institution; en tant que concept gé- néral, ce concept permet de parler, au singulier et par exemple, de l’«institution du langage»; au pluriel, il per- met de désigner certaines des institutions sociales les plus importantes – judiciaire, éducative, thérapeutique – incarnées par trois figures d’autorité correspondantes – juge, éducateur, thérapeute.

Ricœur s’est souvent intéressé aux métiers qui reposent sur l’usage de la parole. Des échanges dont il témoigne, ayant eu lieu avec des juges et des médecins, évoquent directement la question de l’identité narrative, pour en mettre en évidence la vulnérabilité. L’enjeu commun

Bibliographie

Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris: Le Seuil.

Ricœur, P. (1996). «Les paradoxes de l’identité». In L’information psy- chiatrique, vol. 72, n° 3, pp. 201-206.

Ricœur, P. (2001). «Autonomie et vulnérabilité». In Ricoeur, P. Le juste 2 (p. 85-105) Paris: Éditions Esprit.

Sartre, J-P. (1952). Saint Genet, comédien et martyr. Paris: Gallimard, 1952.

que ces métiers rencontrent est le suivant: si la capacité narrative est donnée potentiellement à chacun, son dé- veloppement et son expression dépendent des cadres institutionnels, autrement dit des formes concrètes que prennent les interactions.

La menace de l’incapacité ou de l’empêchement plane, finalement, sur la capacité et le possible, comme la dé- pendance sur l’autonomie ou la violence sur le langage (voir encadré). «On peut parler d’éducation à la cohé- rence narrative, d’éducation à l’identité narrative», écrit Ricœur4, qui conçoit, en quelque sorte, la possibili- té pour chacun de s’interpréter soi-même (parce qu’il en est d’abord estimé capable et est sollicité à le faire) comme la finalité et la mesure d’une institution juste;

une institution dans laquelle s’applique une «règle de distribution» qui permette à chacun d’y prendre part, en y risquant une part de son identité. •

1 Ricœur, P. (1996).

2 «L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.» (Sartre, 1952, p. 63).

3 «Promettre c’est se placer sous l’obligation de faire demain ce que je dé- clare aujourd’hui que je ferai.» (Ricœur, 1990, p. 183).

4 Ricœur, 2001, p. 94.

«Immédiatement nous saute aux yeux cette iné- galité foncière des hommes quant à la maîtrise de la parole, inégalité qui est bien moins une don- née de la nature qu’un effet pervers de la culture, lorsque l’impuissance à dire résulte d’une exclusion effective hors de la sphère langagière; à cet égard une des toutes premières modalités de l’égalité des chances concerne l’égalité sur le plan du pouvoir parler, du pouvoir dire, expliquer, argumenter, dé- battre. Là les figures historiques de la fragilité sont plus significatives que les formes basiques, fonda- mentales, tenant à la finitude générale et commune qui fait que nul n’a la maîtrise du verbe. Ces limi- tations acquises, culturelles, et en ce sens histo- riques, donnent plus à penser que tout discours sur la finitude langagière qui nous conduirait à d’autres considérations fort importantes concernant la plu- ralité des langues, la traduction, et les autres embar- ras de la pratique langagière. Le tableau s’aggrave si nous tenons compte du lien entre affirmation et puissance. La confiance que je mets dans ma puis- sance d’agir fait partie de cette puissance même.

Croire que je peux, c’est déjà être capable. Il n’en va pas autrement des figures de la non-puissance et d’abord de celles du non-pouvoir dire. Se croire in- capable de parler, c’est déjà être un infirme du lan- gage, excommunié en quelque sorte.»

(Ricœur, 2001, p. 89-90)

Références

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