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L'Autre de Lacan

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Introduction

Relire Lacan au début du XXIème siècle permet de se situer au croisement de l’avancée de la science désormais dominée par la biologie et ses tentatives de déchiffrer ce qui est écrit dans le vivant, et de la philosophie, dans ses secteurs les plus actifs. Les avancées de la biologie ravivent la question du mode de présence d’une écriture dans le corps. Or, il y a dans le vivant quelque chose qui ne s’écrit pas. La jonction de la vie et de la culture ne peut se faire dans l’ordre de la biologie elle-même. Le vivant est articulé à un autre domaine, à celui du discours, et la pulsion est à la fois quanteur libidinal et en même temps produit « ses bribes de discours auquel elle s’accroche, s’arrache, se prend et se déprend. »1 Cet étrange discours qui surgit à l’état sauvage n’est pas inscrit dans un discours stabilisé parce qu’il véhicule une charge de jouissance qui traverse les mots.

Cet autre discours, que Lacan désigne comme discours de l’Autre, surgit dans une dimension singulière qui remue la civilisation, vouée comme l’ont repéré Freud et Pessoa à l’intranquillité. La civilisation du bonheur, annoncée au XVIIIème siècle comme une idée neuve en Europe, a sombré dans les boucheries du XXème siècle. Le mouvement actuel de la civilisation qui met le sujet contemporain en prise directe avec les objets ne répond plus à la mise en ordre par les anciens universels. L’Autre inévitablement est en question. Lacan est un penseur de cette crise, il est entré en psychanalyse à partir d’un cas de passage à l’acte, la tentative d’assassinat d’Aimée sur une comédienne à l’issue du spectacle. Tout au long de son enseignement, il s’est efforcé d’extraire les leçons à tirer pour l’humanité de l’expérience de sujets en crise dans leurs relations avec les autres et dans leur effort d’être heureux. L’énoncé de cet enseignement est lui-même toujours en crise et chacun de ses pas porte la trace de son effort constant pour la surmonter. Il ne débouche ni sur un projet de civilisation ni sur une tentation de généraliser à toute une population les conquêtes singulières arrachées dans la douleur et dans le temps par chacun des patients. Il ne méconnaît pas non plus les impasses rencontrées. Il s’appuie sur un retour à la découverte de la psychanalyse par Freud qui la définit ainsi :

Psychanalyse est le nom :

1) d’un procédé d’investigation des processus psychiques, qui autrement sont à peine accessibles ;

2) d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fondent sur cette investigation ;

3) d’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui fusionnent progressivement en une discipline scientifique nouvelle2.

1 Pourquoi Lacan ? E.Laurent, conférence en ligne sur le site www.http/causefreudienne.org.

2 S.Freud, « Psychoanalyse » und « Libidotheorie », Résultats, Idées, Problèmes, trad J.Altounian , P.-L.Assoun et al, PUF, Paris, 1984, p51.

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Lacan a hérité de Freud une ambivalence qui nous paraît féconde à l’endroit de la philosophie. Le fondateur de la psychanalyse considérait en effet avec méfiance la ratio philosophique en ce qu’elle accorde un primat à la conscience, véhicule des visions du monde (Weltanschauungen) et surestime « la magie verbale, l’idée que notre pensée guide et régit les phénomènes réels. »3 Dans ses Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, composées lors des hivers 1915-1916 et 1916-1917, il soutient ainsi que, si la philosophie n’est pas dangereuse pour la vérité en ce qu’elle ne s’oppose pas à la science, elle

s’en éloigne en se cramponnant à des chimères, en prétendant offrir un tableau cohérent et sans lacunes de l’univers, prétention dont tout nouveau progrès de la connaissance nous permet de constater l'inanité. Au point de vue de la méthode, la philosophie s'égare en surestimant la valeur cognitive de nos opérations logiques et en admettant la réalité d'autres sources de la connaissance, telle que, par exemple, l'intuition. Assez souvent, l'on approuve la boutade du poète (Henri Heine) qui a dit en parlant du philosophe : « Avec ses bonnets de nuit et des lambeaux de sa robe de chambre, il bouche les trous de l'édifice universel.4

Compte tenu de la faible audience de la philosophie, qui « n’exerce aucune influence sur la masse et n’intéresse qu’un nombre infime de personnes »5, elle ne représente donc pas pour Freud, à la différence de la religion, une menace car elle « reste lettre morte »6.

Mais en même temps, Freud cherche pour ses travaux des précurseurs parmi les philosophes, de Platon à Kant, Schopenhauer ou Nietzsche. Il ne manque pas de rappeler que la philosophie était bel et bien son projet initial. Sa correspondance avec Silberstein indique qu’en 1875, l’étudiant Freud se destine simultanément à la médecine et à la philosophie. Il est passionné par l’enseignement de Brentano et écrit en 1875 : « Sous l’influence de Brentano notamment (qui a eu un effet de maturation), la décision est née en moi de passer un doctorat de philosophie sur la base de la philosophie et de la zoologie. » 7 Pourtant, il n’y a pas d’autre trace de Brentano ni dans les nombreux écrits de Freud ni dans sa correspondance.

Plus tard, dans sa correspondance avec Fliess, il confirme la proximité de sa recherche avec son projet d’étudiant : « Je nourris dans le plus grand secret l’espoir d’arriver par les mêmes voies à mon but initial, la philosophie. Car c’est cela que je voulais à l’origine quand ce pour quoi je suis venu au monde n’était pas encore absolument clair pour moi. »8

Et en 1913, dans L’intérêt de la psychanalyse, il écrit que « l’exposé de l’activité psychique inconsciente doit obliger la philosophie à prendre parti »9.

C’est dans cette obligation que se situent notre travail et notre lecture de l’œuvre de Lacan, selon une démarche interne à la méthode lacanienne, qui fait répondre le texte aux questions qu’il nous pose à nous. Cette démarche n’est à l’évidence pas étrangère au

3 S.Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung, trad A. Berman, Gallimard, Paris, 1936.

4 Ibid, p110.

5 Ibid.

6 Ibid.

7Freud, Lettres de jeunesse, 1889, Gallimard, Paris, 1990.

8 Lettre de Freud à Fliess n°85- 1er janv 1896, PUF, Paris, 2006, p205.

9 S.Freud, Das Interesse an der Psychoanalyse, Résultats, Idées, Problèmes, op.cité, p200.

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mécanisme du transfert par lequel le texte est abordé comme ce qui actualise et fait apparaître pour le sujet de la lecture ses propres émotions enfouies, faisant de lui un sujet désirant.

L’attention portera donc moins sur le dégagement d’une signification objective à un texte considéré comme objet clos ou même ouvert sur d’autre textes, effort classique dans le commentaire philosophique, que sur la reconnaissance d’une force à l’œuvre dans la parole transcrite ou l’écriture. La lecture philosophique d’un corpus psychanalytique interroge nécessairement son articulation à la clinique. Mais le souci constant de Lacan de dégager la portée philosophique de ses avancées cliniques nous paraît autoriser la fantaisie de tenter de ramasser les « miettes philosophiques » tombées du passage du couteau dans le discours clinique. C’est la façon singulière de Lacan de dire des choses qui touchent à la philosophie.

Lacan répète le geste freudien à l’endroit de la philosophie depuis son dialogue soutenu avec les philosophes dans les années 1950, moment fécond en avancées cliniques, jusqu’à son « anti-philosophie »10 des années 1970 qui, pour nous, inaugure une autre manière de faire de la philosophie. Quand, accueilli dans les locaux de l’Ecole Normale supérieure, mis à disposition dans le cadre de conférences tenues pour le compte de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, il tient son enseignement à partir de janvier 1964, il précise à l’occasion de son Séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : « Et ce n’est pas parce que je parle en ces lieux que je ne parlerai plus en philosophe »11. De fait, son Séminaire est émaillé de références biographiques à sa fréquentation des philosophes, depuis sa pratique de Saint Augustin « à un âge pubertaire »12 aux références à Berkeley, « ma nourriture la plus ancienne »13 ou à Bentham mais aussi de références nettement plus implicites comme à Nietzsche. Notre investigation se situe donc dans ce que P.L.Assoun repère comme « le moment lacanien de la philosophie »14, celui dont la pratique du logos philosophique, issue de la nouvelle version du sujet, de l’objet et de l’Autre et de leur confrontation à l’impossible à dire ne peut sortir inaltérée.

Car ce que Lacan entreprend, à son insu sans doute, en interrogeant la philosophie depuis un autre discours, constitue en retour un geste proprement philosophique, celui auquel Feuerbach assignait le philosophe soucieux d’efficacité curative : « il faut que le philosophe introduise dans le texte de la philosophie la part de l’homme qui ne philosophe pas, bien plus, qui est contre la philosophie. »15 Il ne s’agit pas tant avec Lacan d’œuvrer de façon interne pour sortir de la philosophie mais d’opérer une réduction de sa valeur, condition de sa préservation, et destinée comme l’indique toujours Feuerbach dans son projet de

10 Selon l’expression utilisée par Lacan dans la proposition intitulée « Peut-être à Vincennes… » qui figure dans le numéro 1 de la revue Ornicar ? en janvier 1975.

11 J.Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1964), Paris, Point Seuil, 1973, p.26, désormais référencé sous S XI.

12 Les noms du père, séminaire inédit, leçon du 20 novembre 1963, désormais référencé sous S XXI.

13 J.Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-1973), Point Seuil, Paris, 1975, p93, désormais référencé sous S XX.

14 P.L.Assoun, Préface à Lacan et Kierkegaard, R.Adam, PUF, Paris, 2005, pXI.

15 L.Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, in Manifestes philosophiques, trad.

L.Althusser, PUF, Paris, 2001, p120.

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« philosophie nouvelle » autrement appelée « philosophie de l’avenir » à faire descendre la philosophie dans la misère humaine.16

Choisir comme clé d’entrée de l’œuvre de Lacan le problème de l’Autre, pour dégager la portée de son geste philosophique, c’est d’une part partir d’un des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse identifiés par Lacan en 1964 puisque le champ de l’Autre y figure aux côtés de l’inconscient et la répétition, de l’objet a et du transfert et de la pulsion.

C’est aussi sur un plan méthodologique, partir de ce qui fait le domaine propre de la psychanalyse selon la définition qu’en donne P.Kaufman pour qui l’Autre désigne chez Lacan

« le foyer des coupures dont les incidences sur la structure du sujet et sur la constitution du discours forment le domaine propre de la psychanalyse. »17 C’est enfin permettre d’interroger de l’intérieur la structure de la démarche philosophique elle-même, qui utilise le langage pour dire ce qu’elle fait et tenter d’en rendre raison. De cette investigation pourront être récupérées quelques chutes de discours sur l’altérité mais également sur des notions connexes qui sont touchées : l’objet, la cause, le temps, le lieu, l’action, le désir. L’attention au « foyer des coupures » empêche de considérer l’élaboration de Lacan comme un système au sens d’une totalité close de concepts mais indique la voie par laquelle Lacan, après Pascal, oblige son lecteur à dépasser la philosophie en faisant éclater la cohérence du discours métaphysique.

Quand « un sujet dans le sujet pose au philosophe sa question depuis la science des rêves »18, il ne peut être aidé par des réponses formulées au moyen de concepts mais seulement accompagné, dans son effort de saisie de la logique profonde qui sous-tend ces propos et leur permet de se développer, logique dont, au nom du libre arbitre ou d’une conception classique d’une philosophie de la maîtrise, nous avons tendance à refuser le pouvoir.

Cette question adressée au philosophe, prend donc appui sur l’expérience analytique, qui en modifiant les conditions usuelles de l’interlocution, permet de mettre en évidence un certain nombre de phénomènes humains qu’aucune autre perspective n’avait permis de dégager de la même façon jusque là. La psychanalyse constate en effet que lorsqu’on laisse quelqu’un parler librement, son propos est le plus souvent orienté par l’autre. « Les conditions de l’expérience analytique : un sujet qui se manifeste comme tel à l’attention d’un autre. » 19 Cette expérience conduit donc à substituer à la question de l’être celle de la relation à l’autre et interroge la capacité à faire lien jusque dans les recoins les plus reculés de l’âme humaine.

« La question n’est pas de savoir jusqu’où on peut aller mais si on sera suivi ».20 Cette précision, qui témoigne d’un souci didactique important de l’enseignement lacanien des années 1950 et 1960, souligne une limite intrinsèque au discours qui le distingue du hors discours autrement dit du délire, même si l’avancée réalisée reste souvent infime et difficilement partageable.

16 Principes de la philosophie de l’avenir, in Manifestes philosophiques, op. cité, p131.

17 P.Kaufman, dir, dictionnaire de la psychanalyse, A.Michel, Paris, 1997.

18 La psychanalyse et son enseignement, Communication présentée à la Société française de philosophie, 23 février 1957, in Ecrits I (1966), Points Seuil, Paris, 1999, p434.

19 L’agressivité en psychanalyse, rapport théorique présenté au XIème Congrès des psychanalystes de langue française réuni à Bruxelles à la mi mai 1948, in Ecrits I, op cité, p.100 et suivantes.

20 Ibid.

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Appliquée au dialogue entre psychanalyse et philosophie cette question prend le tour d’un jeu de furet. La reprise par la psychanalyse lacanienne de concepts philosophiques, utiles à la mise en forme de ce qui se passe en nous, est celle d’un retour à l’expérience : il s’agit de faire place à des positions susceptibles de faire l’objet de propositions en contradiction avec les énoncés généraux. La psychanalyse opère des déplacements de concept par rapport à la philosophie, en abandonnant l’illusion d’un retour possible à quelque sol ou fondement originaire et en dénonçant les pseudo-évidences de la réflexion. Elle pose que toute compréhension et même toute expérience ne s’effectuent jamais qu’à travers ces déplacements. A travers sa lecture des philosophes, Lacan soumet les notions utilisées à toutes sortes de déplacements et condensations : comme le souligne J.P.Cléro, « lire comme le fait Lacan un auteur, surtout s’il est philosophe, c’est se rendre sensible à des raisons de transformation, à un jeu de figurations et de défigurations, à des déplacements topiques. »21 Le sens nouveau surgit de la différence et de la comparaison des configurations, de la traversée des illusions que l’auteur, à la manière de Wittgenstein, voudrait nous faire explorer, y compris ses propres productions. Des concepts majeurs de la pensée lacanienne se dissolvent ainsi peu à peu à leur tour au fil de son enseignement pour réapparaître parfois plus tard sous une autre forme: le grand Autre, posé, dissous puis réaffirmé ; l’objet a, transformation de la pulsion, le Nom du Père, singulier puis pluralisé, le point de capiton, posé puis laissé de côté.

Ces affirmations, renoncements, abandons et reprises successifs peuvent provoquer chez le lecteur un certain désarroi. Après l’enthousiasme de la découverte, du déchiffrement, de la clarté, ce qui avait pu paraître un temps comme acquis échappe à nouveau, se complique, redevient soudain confus. Le philosophe Burke n’a-t-il pas relativisé la portée de l’idée claire ? « une idée claire n’est qu’un autre nom pour une petite idée ». Ce régime discursif peut néanmoins participer d’une impression d’inconsistance du discours lacanien, constitutive du discrédit qu’il connaît aujourd’hui chez la plupart des philosophes et des médecins. Mais ce mouvement, interne à l’œuvre, n’est pas étranger à celui qui anime l’histoire de la philosophie et c’est sans doute la valeur de Lacan que d’avoir su dégager les pulsations inhérentes à l’activité de la pensée aux prises avec les mouvements du cœur, selon le registre identifié par Pascal, ainsi qu’avec ceux du corps selon l’acception spinoziste. Ses allusions procèdent du souci de laisser au lecteur effectuer son propre parcours, selon la démarche là encore wittgensteinienne : ce que ton lecteur peut faire, laisse le au lecteur. C’est cette place de lecteur ainsi définie que Lacan relève à l’égard de Freud, des philosophes, des écrivains et des mathématiciens et qu’il nous invite à relever. Les concepts ou valeurs explorés n’existent qu’à travers la longue série de leur élaboration et de leurs usages, dont nous tenterons de situer les étapes, pour ce qui concerne les « autres » de Lacan : le petit, le grand, l’objet a, la Chose. Construire un concept, c’est en effet pouvoir repérer le geste de sa construction.

Les problèmes rencontrés par la lecture de Lacan sont encore ceux de la dissémination des références et de l’ordre à opérer, travail du discours, discours au travail pour éviter de tomber dans ce que P.L.Assoun qualifie d’« inculture encyclopédique »22. Une autre difficulté

21 J.P.Cléro, Le vocabulaire de Lacan, Ellipses, Paris, 2002.

22 dans sa préface à la thèse de R.Adam, op. cité.

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à la lecture de l’œuvre lacanienne tient à ce que sa pensée ne s’embarrasse pas des contraintes de la logique argumentative ou discursive, procédant tantôt par allusion, tantôt par insistance, tantôt par ellipse. Comment respecter l’insoumission essentielle de l’œuvre sans donner le sentiment de son incohérence ? Comment respecter ces discontinuités sans partager les critiques concernant un manque de rigueur, de précision, d’explication ? Ce mode d’expressivité soucieux de ce qui lui échappe guidera notre démarche, attirée par les intervalles, les blancs, les trous et les dialogues interrompus voire inexistants avec des penseurs qui modèlent le plus sa pensée. Les contradictions apparentes seront resituées dans une pensée en mouvement, au long des cinquante années de son enseignement depuis la thèse de psychiatrie en 1932 jusqu’au dernier Séminaire en 1980.

Ce style difficile constitue une entrave à la réception des travaux de Lacan ou autour de Lacan dans un milieu philosophique attaché à dire le vrai sur le vrai au sens de Wahreit (véracité) plutôt que de Wahrnis (prise en garde) selon la distinction établie par Heidegger.

C’est évidemment à renouveler cette réception que ce travail se voue, avec la difficulté la plus essentielle formulée par Lacan : « ceux qui ne savent pas ne peuvent pas savoir. »23 Celui qui consacre en effet sa vie à traquer les incohérences, à contenir le débordement aura les pires difficultés –d’autant plus fortes qu’elle ne seront aucunement ressenties comme telles- à entendre le discours analytique. Comme l’a souligné Schelling, il y a en outre quelque chose d’inadmissible à concevoir que le contenu de son propre esprit comme étant celui d’un autre.

Lacan reconnaissait lui-même, à la différence de Joyce, que ses Ecrits ne se prêtent pas facilement à l’étude car « antithétiques de nature, puisqu’à ce qu’ils formulent, il n’y a qu’à se prendre ou bien à les laisser. »24

Pas plus que l’être nous ne savons ce que l’autre signifie. L’autre se tient toujours d’avance dans une pré-compréhension générale, une saisie vague et flottante que nous ne parvenons pas à fixer conceptuellement. Face à cette familiarité, deux positions se proposent : pour Pascal, il y a des mots primitifs qui sont suffisamment clairs naturellement par eux- mêmes et dans L’esprit géométrique, le jeune savant situe dans la lumière naturelle la suppléance au défaut du discours. Cette lumière amène la clarté sur ce type de connaissances, dont il souligne le caractère immédiat, intime et universel. Cette terminologie demeure présente dans les Pensées mais Pascal y désigne cette faculté qui assume ces connaissances immédiates (espace, temps, mouvement, nombres) dans le cœur. Le rôle d’une définition n’est pas d’expliquer les mots évidents : « il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. »25 Pour Pascal, constatant que dans la vie le raisonnement n’occupe qu’une place des plus limitées, seul le cœur permet de saisir un certain nombre de vérités indémontrables. L’esprit de finesse, qui nous guide dans nos relations avec nos semblables- sympathies ou antipathies irraisonnées même si elles n’échappent pas à tout essai d’explication- n’est pas le cœur, mais il constitue l’une de ses activités dominantes, qui se prolonge en ébauche de raisonnement. Le cœur de l’homme, creux et plein d’ordures, est

23 J.Lacan, Mon enseignement, Seuil, Paris, 2005, p.18.

24 Préface à une thèse, Autres Ecrits, p393.

25 B.Pascal, De l’esprit géométrique (1655), Classiques Garnier, Paris, 1999, p115.

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aussi le siège du dégoût dont Pascal prône de se détourner par une découverte de la présence divine. Pour Augustin au contraire, analysant la notion de temps dans le livre XI des Confessions, la familiarité d’une notion s’accompagne d’obscurité et de mystère qu’il faut éclairer. Il est possible d’appliquer à l’autre ce qu’Augustin dit du temps :

Qu’est-ce donc que le temps ? Qui le pourra dire clairement, et en peu de mots ? Et qui sera capable de le bien comprendre lorsqu’il voudra en parler ? Il n’y a rien toutefois qui soit plus connu que le temps, et dont il nous soit plus ordinaire de nous entretenir dans nos discours : et lorsque nous en parlons, nous entendons sans doute ce que nous disons, et entendons aussi ce que les autres en disent quand ils nous en parlent.26

Augustin souligne ici la difficulté de parler des choses que l’on croit connaître et le mélange qui se produit entre ce que l’on dit et ce que l’on entend dire. Et il confirme :

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien; mais si on me le demande et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore.27

Il en appelle donc à une exploration avec Dieu des demeures de l’âme. Les deux apologistes s’accordent toutefois sur les intentions du discours sur les choses : s’adressant à Dieu, Augustin confesse que « ce n’est pas certes pour vous en donner connaissance ; mais c’est pour allumer votre amour de plus en plus dans mon cœur »28.

L’autre nous paraît donc relever d’une approche par le cœur non pas réduit à la sensibilité mais selon l’acception pascalienne enrichie à partir d’Augustin29 : ce que retiendra Lacan de ces deux auteurs, c’est l’accointance entre l’amour et la connaissance. La pratique lacanienne de la philosophie confrontée à la non philosophie est traversée par la question de l’amour, comme Lacan lui-même s’en est rendu compte après-coup : « je ne fais que ça depuis que j’ai vingt ans, explorer les philosophes sur le sujet de l’amour » confie-t-il le 20 février 197330.

Si l’on s’essaie toutefois à approcher l’autre, selon une ébauche de raisonnement, par sa définition, c’est sa fonction d’opérateur de distinction qui se manifeste d’abord. L’autre comme adjectif a un double sens : il permet de distinguer donc d’identifier quelque chose ou quelqu’un : ceci est autre que cela, Pierre est autre que Pierrette. Quelqu’un apparaît, disparaît, réapparaît, c’est le même et non un autre mais il peut aussi y avoir hésitation ou changement à travers l’altération des êtres : c’est le même et à la fois un autre, ce que Proust a décrit dans le Temps Retrouvé à travers le bal des têtes où le narrateur fait l’expérience du méconnaissable. Entre la méconnaissance et la reconnaissance complète, il y a toujours une incertitude.

26 Augustin, Les Confessions, livre XI, La Création du monde et le temps, trad. A.d’Andilly, Gallimard, Paris, 1993, p35.

27 Ibid, p36.

28 Ibid, p11.

29 Sur la comparaison du cœur chez Augustin et Pascal, voir P. Sellier, Pascal et saint Augustin, Albin Michel, 1995, p117 et s.

30 S XX, p70.

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En un second sens, l’autre opère une fonction de choix : lorsque j’ai une alternative, c’est ou l’un ou l’autre.

L’autre comme substantif désigne habituellement autrui, l’autre homme mais cette substantification garde en réserve les sens de l’adjectif car il y aura toujours des épreuves d’identification et d’alternative. La distance extrême à la reconnaissance, c’est l’autre comme inconnu, inaccessible, celui avec lequel on a rien à faire ensemble et c’est la quasi unanimité des hommes. Là où l’autre résiste au juridique, au politique, à l’éthique, j’ai à l’autre un rapport d’hétéronomie absolue. Cette dissymétrie ne se prête à aucune reconnaissance.

Lacan va accentuer cette duplicité de l’autre, à la jointure du plus intime et du plus étranger. L’autre est d’abord le semblable, avec lequel j’ai une relation imaginaire. Mais Lacan écrit également l’Autre avec un grand A, une majuscule qui en change la position.

L’expression est à dissocier de la relation à autrui ou d’une relation de connaissance. Selon J.P.Cléro, l’Autre est chez Lacan « l’ensemble des modes structurels par lesquels nous entrons en contact, refusons le contact, nous croyons en contact ou sans contact avec autrui »31. C’est une simple fonction, il vaut mieux ne pas la rencontrer, mais il faut absolument qu’elle existe.

Cette distinction entre « grand Autre » et « petit autre» est assez répandue dans la philosophie occidentale contemporaine et n’est pas le propre de Lacan. Toutefois, le discours analytique élaboré progressivement par Lacan à partir de son expérience et de sa lecture des philosophes, lui confère une portée accrue. L’Autre, ce sont les vicissitudes d’un autrui tantôt personnalisé et personnifié, tantôt abstrait : les différents autres, le trésor des signifiants, la mort…bref, le coupant et la coupure.

Le rôle central accordé par Lacan aux relations sociales dans la constitution de la personnalité a été dégagé dès sa grande œuvre de jeunesse, sa thèse de psychiatrie intitulée De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité, qui paraît à l’hiver 1932.

Lacan y réalise une première synthèse entre trois domaines jusque là séparés du savoir : la clinique psychiatrique, la doctrine freudienne et le surréalisme32. Cette synthèse a été permise grâce à l’appui philosophique des œuvres de Spinoza, Nietzsche et Husserl. En 1932, pour Lacan, la relation à autrui et plus largement les relations sociales sont le cadre dialectique par lequel les représentations conscientes et inconscientes qui constituent le sujet sont mises en œuvre. C’est ainsi que l’étiologie de la psychose paranoïaque est appréhendée comme relevant d’une histoire concrète du sujet dans ses relations avec le monde.

La démarche de Lacan vis-à-vis de l’altérité, telle que nous pouvons la reconstituer et dans laquelle nous remettons nos pas en guise de prémices, peut se décliner en différents moments. Dans un premier moment, il met en évidence que la fonction du symbolique est seule capable de rendre compte de la détermination du sens c’est-à-dire de la raison. Le moi a alors une fonction de rationalisation de motifs irrationnels. Cette fonction, caractérisée par une insistance répétitive, a pour structure une chaîne signifiante. Cette structure suppose la référence à un Autre distinct du semblable. Au début de l’enseignement de Lacan, il y a deux statuts de l’Autre : celui qui existe, unitaire, supposé détenir la signification qui manque au

31 J.P.Cléro, Dictionnaire Lacan, Ellipses, Paris, 2008.

32 Cf E.Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, Paris, 1993.

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sujet et celui qui est barré, manquant d’existence et signalant l’incomplétude de la langue.

C’est à partir du signifiant de l’Autre que le sujet trouve son statut symbolique et se fait reconnaître, obtenant des effets d’identification, des signifiants maîtres qui lui permettent de se repérer. A sa naissance, le sujet s’accroche à l’Autre, en lui supposant un savoir à découvrir selon les lois du signifiant. Mais l’exercice de la parole confronte à ce qui se dérobe et au vide que creuse le signifiant.

Dans un deuxième moment, Lacan est amené à constater l’échec de la raison à rendre compte des objets, c’est-à-dire de la réalité : les objets ne sont que métonymiques c’est-à-dire qu’ils glissent sous la chaîne signifiante, incapable de les fixer. Lacan a nommé par une formule ce rapport à l’Autre qui n’existe pas : « il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Là où il sollicitait le sens chez l’Autre, le sujet découvre que ses requêtes partent d’un vide insoluble par le signifiant. L’Autre manquant, création du sujet, est le support de ses attentes. La raison est de la même façon aussi impuissante à rendre raison des causes de nos actions que de nos intentions, nos motifs étant toujours incohérents. Il en vient ainsi à repérer qu’en nous un sujet pense et qu’à l’intérieur du sujet se reproduit la relation entre deux sujets.

Dès lors, la problématique qu’il s’agit d’examiner est la suivante : comment situer les rapports entre le sujet et les différents modes de l’autre dès lors qu’ils ne peuvent être articulés par la raison ?

Un troisième moment se dégage alors, constitué lui-même de trois temps : l’Autre dont l’existence n’est pas assurée bien qu’elle soit indispensable est l’enjeu d’un pari. Le langage, qui supporte le désir, est en effet à la fois expression de la coupure qui divise le sujet, le sépare des autres et remède à cette coupure : il traverse les coupures et nous permet de renouer avec ce qui a été scindé. Cette coupure vient trancher une tension entre le rejet de l’autre dans une altérité radicale ou au contraire le confondre avec le même c’est-à-dire méconnaître son altérité. Cet inconnu de l’altérité caractérise la parole au niveau où elle s’adresse à l’autre. La structure de ce rapport à l’altérité est enfin incluse dans l’objet, primitivement objet de rivalité et de concurrence, affect qui peut être surmonté dans la parole pour autant qu’elle intéresse un tiers.

Ainsi à travers ces trois moments, Lacan dessine-t-il un cheminement, qui d’égarements en renoncements, de leurres en sauts, oscille de la métaphysique freudienne à une éthique de la condition humaine. Sa méthode est celle du dépistage des idées reçues:

chute des identifications – l’autre en tant qu’imaginaire et l’Autre qui parle de ma place- et renversement des concepts psychiatriques, psychologiques, philosophiques en vigueur, suspension de toute demande d’être – les idéaux de la civilisation, les valeurs dominantes, la conformité aux normes- au profit de l’advenue du singulier, fût-il contraire aux discours établis qui font lien social. A ce prix, la reconnaissance de l’autre ne constitue plus un franchissement inaccessible mais peut devenir un enjeu éthique, autour de la culture du respect.

Il s’agira dès lors pour nous d’interroger ces différentes prémices qui entraînent par alternance de sauts et de suites de petits pas – l’art de manier le langage s’apparente en effet selon Lacan à celui du patineur qui glisse sur les effets de signification- l’effacement de ce

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qu’il avance. La thèse qui sera soumise à vérification autant qu’offerte à la réfutation, est celle d’un Lacan philosophe qui prolonge le projet de l’anthropologie pascalienne interrompue par l’appel apologétique, celle d’un autre sensible au cœur. Son ordre d’exposition de ses

« pensées » peut en effet être considéré comme l’ordre du cœur, qui selon la méthode pascalienne « consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour le montrer toujours. »33 C’est en quoi elle ne se laisse pas simplement rendre compte par l’ordre de l’esprit, mais fait appel à une « logique en caoutchouc » constituée de reprises, de permutations, de déformations et de blancs.

La première partie visera à poser les termes du problème des rapports aliénants entre le sujet et les différents modes de l’autre, en mettant exergue à la fois la nécessité de l’Autre, compagnon du langage et l’impossibilité de ce dernier à rendre raison du monde, donc de l’autre. Cette rencontre avec l’impossible débouchera sur un désir épistémique d’interroger la validité des structures de la connaissance humaine et d’examiner si le renouvellement qu’en propose Lacan à travers la promotion d’une ignorance au cœur même de ce que l’on croit savoir, et l’appréhension d’une approche désencombrée des catégories qui s’interposent dans la relation à l’autre- cause des échecs, caractère fuyant de l’objet, mauvaise distance à l’autre, troubles de la perception- offre un traitement permettant d’échapper aux rets de la jouissance de l’Autre. Mais si la nature ontique de l’inconscient ne peut être établie, il reste que le sujet pratique est sans cesse confronté à la relation avec autrui. L’éthique devient chez Lacan ce qui permet de surmonter la division intrinsèque à l’être humain et sa méconnaissance de l’altérité.

33 Pascal, Pensées, texte établi par P.Seigner, Le livre de Poche, Paris, 1999, fr 298.

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I.

Le langage de l’impossible

ou l’Autre il faut absolument qu’il existe

« J’ai à parler n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai à parler. »

« Tout ce dont je parle, avec quoi je parle, c’est d’eux que je les tiens. Moi je veux bien, mais ça ne sert à rien, ça n’en finit pas.

C’est de moi maintenant que je dois parler, fût-ce avec leur langage, ce sera un commencement, un pas vers le silence, vers la fin de la folie, celle d’avoir à parler et de ne le pouvoir, sauf de choses qui ne me regardent pas, qui ne comptent pas, auxquelles je ne crois pas, dont ils m’ont gavé pour m’empêcher de dire qui je suis, où je suis, de faire ce que j’ai à faire de la seule manière qui puisse y mettre fin, de faire ce que j’ai à faire[…]. Sur leur propre terrain, avec leurs propres armes, je les balayerai, et leur pantin raté avec. Des traces de moi, j’en trouverai peut-être à la même occasion. Voilà qui est décidé»

Samuel Beckett, L’innommable, Gallimard, Paris, 2004, p46, 62 et 63.

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Si Freud a inventé la psychanalyse à partir de la question des hystériques, le coup d’envoi du travail de Lacan avec sa thèse34 est le problème de la psychose. Avec le cas Aimée, cas d’autopunition qu’il relie à des idéaux sociaux, il se libère de ceux de la psychiatrie ; avec Joyce, il se détachera de son enseignement antérieur et commencera à ouvrir d’autres voies.

C’est de l’écoute des psychotiques que Lacan va tirer bon nombre des questions qu’il abordera dans son enseignement, notamment celles qui interrogent les rapports de l’homme au langage, avec les autres, le rôle des rapports de l’homme au langage dans ses rapports avec les autres. Dès sa thèse de psychiatrie présentée en 1932, Lacan prend ses distances aussi bien avec le constitutionnalisme et l’organogénèse, pour lesquels la maladie mentale relève de troubles organiques cérébraux, qu’avec le positivisme pour lequel la pathologie est un objet d'étude évoluant indépendamment de la situation ou du milieu. A la suite de Pinel, d’Esquirol, puis de Freud, il s’inscrit dans le courant psychogénétique qui considère le sujet comme la somme des représentations mises en œuvre dans une relation dynamique à autrui et à la société. Le premier pas de Lacan, dans la lignée des travaux d’Eugène Minkowski35, est donc d’introduire dans l’étiologie de la paranoïa l’histoire concrète du sujet dans ses relations avec le monde. Grâce à l’appui des conceptions phénoménologiques d’Husserl et de Binswanger, Lacan peut relier la maladie mentale à l’histoire existentielle du sujet dans ses relations au temps, à l’espace, à autrui. Avec l’exposé du cas Aimé, c’est à Freud et à ses disciples que Lacan emprunte ses concepts cliniques mais c’est à la philosophie qu’il se réfère pour l’armature théorique de sa démarche. Ce coup d’envoi donnera la ligne de son enseignement ultérieur.

Que « le sujet psychotique ignore la langue qu’il parle »36 constitue un point de départ de toute une série d’interrogations qui vont amener du nouveau à la fois dans le champ de la clinique des névroses, c’est-à-dire de l’homme du commun, et dans la philosophie du langage ordinaire.

Partant d’une attention clinique à la signification, notamment celle apparemment effilochée des délirants, Lacan est intrigué dans le texte du président Schreber37 par deux

34 J.Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Le François, Paris, 1932, thèse publiée dédiée à son frère le R.P. Marc-François Lacan, bénédictin de la congrégation de France.

35 Membre fondateur du groupe l’Evolution psychiatrique, il est influencé d'abord par Bergson et son concept d'élan vital, puis engage ses observations à partir de la phénoménologie. Il postule que la base du processus de la schizophrénie est une perte de la dynamique des contacts avec autrui, c'est-à-dire ce qui fait le caractère vivant de la relation du sujet à autrui. À partir de là, il explore les distorsions du temps et de l'espace qui sont à la base du rapport au monde qui caractérise la maladie.

36 J. Lacan, Le Séminaire, livre III, Les psychoses (1955-56), Paris, Le Seuil, 1981, p20, désormais référencé sous S III.

37 Le président Schreber est l’un des cinq cas étudié par Freud dans Cinq psychanalyses, sous le titre

« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa ». Le président Schreber est un magistrat qui présente un premier accès morbide, peu après une candidature infructueuse aux élections législatives. Cet épisode, qualifié d'hypochondrie grave avec tentative de suicide, nécessite son hospitalisation. Il est suivi par le professeur Flechsig. Huit ans plus tard, au lendemain d'une promotion dans la magistrature, survient le deuxième épisode qui prend la forme du délire hallucinatoire. Le président Schreber obtient la levée de son internement et entreprend la rédaction de ses mémoires (Les mémoires d'un névropathe) afin de faire connaître au monde la mission qui lui était assignée par Dieu et qu'il énonce ainsi : "Faire le salut du monde et

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phénomènes atypiques de la signification : d’un côté, une signification qui ne renvoie qu’à elle-même et non à une autre signification, comme Lacan est conduit à le déduire; de l’autre, une signification qui ne renvoie plus à rien. Ces deux phénomènes ont pour effet de figer la parole alors même que « ces malades nous parlent le même langage que nous »38 . Ils dérangent l’idée selon laquelle « parler, c’est avant tout parler à d’autres »39 c’est-à-dire faire

« parler l’autre comme tel »40.

C’est à partir de ces constats effectués dans sa clinique depuis les années 30 et repris dans le Séminaire sur Les psychoses que Lacan introduit la distinction entre deux types d’autres : l’autre qui est moi, source de connaissance mais aussi de méconnaissance, pris dans une relation imaginaire avec le moi, enjeu de rivalité et de concurrence, et l’Autre en tant qu’il n’est pas connu, mais qui doit exister, « trésor des signifiants » selon une formule assez énigmatique.

L’écoute des psychotiques a permis de mieux cerner ce qu’il en est de la fonction de cet Autre, à travers le constat des effets produits par son effondrement. Ce sont les phénomènes de mise en panne de l’ensemble des signifiants, provoquant un cataclysme imaginaire. La réalité qui est entraînée par le fond, est celle qui est « soutenue, tramée, constituée par une tresse de signifiants. Il s’agit d’une réalité structurée par la présence d’un certain signifiant qui est hérité, traditionnel, transmis par le fait qu’autour du sujet, on parle. »41

Lacan en déduit qu’il faut que cet Autre existe. Il est amené à poser et à répéter à qui l’entend mal que le discours de l’homme est le discours de l’Autre, l’Autre étant le lieu d’où le sujet tire sans le savoir sa parole qui en retour le divise, le coupe à la fois de lui-même, d’autrui et de la réalité. Cela l’amène à avancer, par une lecture précoce de Berkeley et des emprunts à la linguistique, le statut métaphorique du langage, dont les marges sont constituées par des figures d’une altérité radicale et l’horizon la confrontation à un impossible à dire.

En élaborant dans le séminaire III la notion de discours, plus large que celle de parole, Lacan est en mesure d’en isoler la fonction de lien social, qu’il tente de formaliser à travers quatre discours fondamentaux, structurés à partir de la permutation de termes différentiels.

Cette articulation permet de nouer ensemble les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel mais conduit à mettre en évidence que l’Autre, nécessaire à la consistance du discours, tend à se dérober, laissant le sujet livré à la fois à la nécessité de parler et à l’impossibilité de dire.

rendre à l'humanité sa félicité perdue". Il mourut interné après un nouvel accès de démence. Ce sont ces mémoires que Freud a étudiées et que Lacan reprend à sa suite.

38 S III, p44.

39 Ibid, p47.

40 Ibid, p48.

41 Ibid, p283.

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Chapitre 1. D’un autre à l’Autre

Certains commentateurs ont cru pouvoir mettre en évidence dans l’enseignement de Lacan une prévalence des fonctions imaginaires dans les travaux initiaux, jusqu’en 1953, date du premier Discours de Rome intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » qui marquerait le tournant symbolique de son enseignement. Le symbolique chez Lacan est de l’ordre du langage au sens où Lévi-Strauss pense que les relations de parenté et les échanges sont structurés comme un langage.

Cette présentation est critiquée par l’auteur qui insiste au contraire sur la présence du symbolique dès ses premiers travaux, sur le poids de l’imaginaire dans la suite de son œuvre et sur le nouage qu’il convient d’opérer entre l’imaginaire, le symbolique et le réel.

Il ne faut pas croire que je mette l’accent sur le symbolique, ce qui se cogite est en quelque sorte retenu par l’imaginaire comme enraciné dans le corps. On n’imagine pas à quel point l’imaginaire est engluant. La paranoïa, c’est un engluement imaginaire. C’est la voix qui sonorise, le regard qui devient prévalent, c’est une affaire de congélation d’un désir.42

L’autre est l’opérateur de la distinction que Lacan établit entre imaginaire et symbolique.

Il repose sur une anthropologie qui se distingue assez vite de l’approche freudienne.

D’inspiration durkheimienne, elle considère que l’état du groupe familial, sa composition, son insertion sociale, la valeur sociale qu’y trouve son chef, le père de famille, déterminent les formes des symptômes. Contre l’universalisme de Freud, Lacan promeut un relativisme socio- historique dont témoigne son travail sur Les complexes familiaux en 193843. En outre, son diagnostic du père humilié inspiré à la fois de Maurras et de Claudel, en contrepoint, jusque dans les années 1950 au moins, d’un appel au père politico-religieux se distingue de l’éthique laïque de Freud.

Le père et la fonction symbolique qu’il assume pour Lacan sont en effet selon lui les supports de l’introduction du sujet à son désir, les voies et moyens de sortir du face à face purement imaginaire avec son semblable, à commencer par la mère, et de surmonter les rapports de rivalité et d’agressivité qui enferment dans l’aliénation. Lacan s’appuie au départ sur une reprise du complexe d’oedipe freudien mais pour élaborer peu à peu sa doctrine du Nom-du-Père qui accentue sa fonction symbolique de séparation.

La figure du grand Autre qui apparaît dès le deuxième Séminaire en prépare la formulation ; elle cristallisera par la suite toutes les inflexions que Lacan apportera à son enseignement, sa disparition relativement précoce n’en disqualifiant pas sa fonction dès lors qu’il s’agit d’une instance symbolique dont l’absence vaut autant que la présence.

42 J.Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I. (1974-1975), non publié, séance du 8 avril 1975, désormais référencé sous S XXII.

43 Les complexes familiaux, Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p23-84.

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Progressivement se dégage l’enjeu de l’existence de l’Autre, qui, dans une proximité avec le Dieu de Pascal, fait davantage l’objet d’un pari que d’une démonstration.

1- Le moi, c’est l’autre ou l’aliénation primordiale

Si l’on devait situer Lacan dans l’histoire des disputes relatives à la nature des relations humaines primitives, c’est pour lui clairement l’agressivité et non l’harmonie qui est originaire. Il conteste la distinction entre le moi et le non moi, l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, le sujet et l’objet, en confirmant la découverte freudienne des phénomènes d’aliénation et d’identification qui vont progressivement lui permettre de revisiter le registre imaginaire. L’identification est définie dans le texte sur le Stade du miroir qui date de 1936 comme « la transformation produite chez le sujet quand il assume une image. »44 Cette fonction de l’image, Freud l’avait déjà articulée en découvrant dans l’expérience les puissances de l’identification.

Bien différente de l’imitation partielle et tâtonnante, ou de la notion philosophique de sympathie, l’identification se caractérise « non seulement comme l’assimilation globale d’une structure mais comme l’assimilation virtuelle du développement qu’implique cette structure. »45 C’est ainsi que le caractère d’un homme peut développer une identification parentale qui a cessé de s’exercer depuis l’âge limite de son souvenir.

1.1. Le moi est relation au semblable

Lacan dans ses travaux sur les Complexes familiaux en 1938 se livre en apparence à une description psychogénétique du développement de l’enfant. Ce texte est construit en deux parties, la première consacrée au « complexe, facteur concret de la psychologie familiale » et la seconde aux « complexes familiaux en pathologie », ce qui montre que la notion de complexe élaborée dans cet article paru dans L’Encyclopédie française vaut comme explication aussi bien de la psychologie générale que de la psychopathologie. Il décrit ce qu’il observe dans le comportement des jeunes enfants de 6 mois à deux ans et demi entre eux. Il souligne la prévalence de la captation par l’image de la forme humaine, qui domine toute la dialectique du comportement de l’enfant en présence de son semblable.

Nous retrouvons ici l’influence de Spinoza qui, dans l’Ethique, insiste sur l’immédiateté du processus46. Spinoza convoque lui aussi l’expérience pour confirmer sa

44 J. Lacan J., Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p 92.

45 Ibid.

46 « De ce que nous imaginons qu’une chose semblable à nous (et que nous ne poursuivons d’aucun affect) est affecté d’un certain affect, nous sommes du même coup affectés par un affect semblable », Spinoza, Ethique III, 27, trad C.Appuhn, Flammarion, 1965.

« Explication : qui fuit parce qu’il en voit fuir d’autres, ou qui a peur parce qu’il en voit d’autres avoir peur, ou bien encore, qui, de ce qu’il voit que quelqu’un s’est brûlé la main, nous dirons certes qu’il imite l’affect d’un

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théorie « surtout si nous prêtons attention aux premières années de notre vie »47. Il souligne la force de la causalité corporelle. Sans vitalisme ni finalisme, Spinoza considère que l’objet n’inscrit pas spontanément en nous un signe mais que l’acquisition de ce signe est une opération liée à l’ensemble des capacités du corps à se faire support de la perception. Il soutient une conception certainement plus forte que Lacan du corps comme cause, et notamment comme détermination de l’action. Spinoza, par sa théorie de la perception, avait déjà remis en cause la frontière entre l’intérieur et l’extérieur.48 Il établit même que « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt l’état de notre propre corps que la nature des corps extérieur »49.

Parmi les corps extérieurs qui affectent notre propre corps, Lacan va accorder une importance singulière aux autres corps humains qui nous entourent et forgent notre imaginaire.

Comme l’a indiqué Freud, l’image spéculaire est ce dont se supporte « cette série d’identification s’enveloppant l’une l’autre, s’additionnant, se concrétisant à la façon des couches d’une perle, au cours du développement qui s’appelle le moi ».50

Ce moi répond chez Lacan à une organisation passionnelle qui se distingue des approches par construction identitaire : son analyse n’est pas un constructivisme, il ne s’agit pas de construction sociale de la réalité au sens ou Berger et Luckmann la soutiennent.51

Ce rapport érotique où l’individu se fixe à une image qui l’aliène à lui-même, c’est là l’énergie et la forme d’où prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi. C’est pourquoi jamais le moi de l’homme n’est réductible à son identité vécue.

Et dans les disruptions dépressives des revers vécus de l’infériorité engendre-t-il les négations mortelles qui le figent dans son formalisme : « je ne suis rien de ce qui m’arrive. Tu n’es rien de ce qui vaut. » 52

Mais Lacan n’est plus en 1938 aussi spinozien que lors de sa thèse de 1932. Il a commencé à suivre les cours de Kojève. Spinoza soutient que le mélange entre le corps et la

autre, mais non pas qu’il est l’émule de cet autre ; non qu’il y ait, à notre connaissance une cause différente à l’émulation et à l’imitation, mais parce que l’usage a fait que nous appelons émule seulement celui qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable ».

47 « Car les enfants, parce que leur corps est continuellement en équilibre, nous savons bien par expérience qu’ils rient ou pleurent parce qu’ils en voient d’autres rire ou pleurer ; et tout ce qu’ils voient encore faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin ils désirent pour eux-mêmes tout ce qu’ils imaginent être agréables aux autres ; c’est que les images des choses sont , comme nous l’avons dit, les affections du corps humain, autrement dit les modes dont le corps humain est affecté par les causes extérieures, et disposé à agir de telle ou telle manière ». Spinoza, Ethique III, 32, Scolie.

48 « Si donc la nature du corps extérieur est semblable à la nature de notre corps, alors l’idée du corps extérieur que nous imaginons enveloppera une affection de notre corps semblable à l’affection du corps extérieur ; et par conséquent, si nous imaginons quelqu’un de semblable à nous affecté d’un certain affect, cette imagination exprimera l’affection de notre corps semblable à ce même affect ; et par suite, de ce que nous imaginons qu’une certaine chose, semblable à nous, est affectée d’un certain affect, nous sommes affectés avec elle d’un affect semblable. Que si nous avons en haine la chose semblable à nous, dans cette mesure nous serons affectés avec elle d’un affect contraire et non pas semblable ».B.Spinoza, Ethique III, 27.

49 Spinoza, Ethique, II, 16.

50 J. Lacan , Le Séminaire, Livre XIII, L’objet de la psychanalyse (1965-1966), non publié, 30 mars 1966, désormais référencé sous S XIII.

51 P L.Berger et T.Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1966, trad. Fr 1986, rééd A.Colin, 1997.

52 J.Lacan L’agressivité en psychanalyse, in Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p100.

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pensée permet ensuite de construire, d’objectiver un objet selon des règles internes et indépendantes de la réalité extérieure. Lacan écarte cette possibilité d’objectivation. L’objet sera toujours plus enjeu de rivalité et reflet de soi-même que fidélité aux choses

On peut néanmoins retenir que pour Spinoza comme pour Lacan, il n’y a pas plus d’accès direct à la présence aux choses qu’à autrui. Il y a une dynamique à l’œuvre dans la formation des images. Le corps est donc loin d’être un simple réceptacle de la perception. Sa constitution présente résulte d’un ensemble de dispositions qu’il a pu acquérir au cours de son histoire et qui contribuent à forger la perception. La sensibilité n’a donc rien de naturel, pas plus que nos passions qui prennent le ressenti pour l’essentiel.

« C’est dans le sac, le sac du corps que se trouve figuré le moi. »53

Comment dès lors rendre compte de nos relations à nos semblables ? Ne seraient-elles que pathétiques ? Au voisinage des notions d’imitation et de sympathie54, qu’il n’utilise pas, Lacan reprend de Freud le mécanisme d’identification. Ce phénomène psychique a été repéré par Freud chez les hystériques qui ont tendance à se prendre pour un autre. Davantage qu’une imitation, c’est une appropriation qui modifie le moi. De la force de ce mécanisme imaginaire d’identification , Lacan en déduit, à l’encontre de toute doctrine sur la « nature » humaine,

53 S XXII, séance du 17 décembre 1974.

54 Les Stoïciens ont eu recours à la notion de sympathie pour décrire le lien qui unit les différents êtres de l’univers en lui assurant son ordre harmonieux - Plutarque cite : « l’éléphant en fureur s’apaise dès qu’il voit un mouton ». Les Stoïciens invitent à se représenter chaque être comme étant au centre de cercles concentriques sur lesquels sont regroupés les autres êtres que la nature rend indispensable au développement de l’être en question jusqu’à son complet épanouissement. La nature nous recommande successivement certains êtres, nous met en sympathie avec certains d’entre eux, tissant des relations entre les êtres et assurant une cohésion universelle.

Dans un univers finaliste, la sympathie participe de la divine providence, permet d’accomplir la fin attribuée par le Dieu qui a ordonné l’univers et de prévoir l’avenir.

Le terme grec sympatheia (co-afffection) a permis aux stoïciens de décrire les interactions entre les éléments de l’univers sans trahir le fait qu’il n’existe ultimement, dans leur physique, qu’une seule cause : le souffle divin. La sympnoia (communauté de souffle) explique ainsi ce que la sympatheia décrit : toutes les parties du monde se trouvent à la fois séparées et unies par l’action d’un même souffle, seule cause de la cohésion intime d’un tout organique composé de parties distinctes. Ce souffle, que Sénèque identifie à l’air qui pénètre toute chose depuis les hauteurs de l’éther jusqu’aux minéraux, apparaît ainsi comme l’agent des échanges entre les parties du cosmos. Il y a donc chez les Stoïciens à la fois co-affection des éléments et intervention d’un autre principe qui maintient les éléments séparés tout en les unisant, armature dont va s’inspirer Lacan.

Hume dans son Traité de la Nature humaine (1739) va retrouver l’idée stoïcienne d’un ordre au sein des rapports humains: la sympathie dessine des cercles concentriques, comme les passions, en produisant des différences de degré en intensité et en extension. Nos relations avec les objets tiennent au principe des associations d’idées selon trois mécanismes principaux : par contiguïté, par ressemblance et par causalité. Notre relation à autrui participe de ces trois associations : contiguïté avec les proches, ressemblance avec nos semblables, causalité entre parents et enfants. La sympathie produit donc différents degrés d’extension et d’intensité comme les cercles concentriques des stoïciens. Les associations d’idées ne jouent pas forcément en pleine conscience, les circonstances de rencontre jouent aussi beaucoup. Le moi peut ainsi s’étendre au-delà des limites corporelles, n’être plus que l’affaire de psychismes entre eux, c’est-à-dire des êtres sentants et pensants. La sympathie réside donc dans un effet de l’imagination qui opère en copiant les impressions que nous pourrions ressentir. On intériorise, on incorpore, on s’assimile des processus que l’on imagine réels chez les autres. Je m’attribue des sentiments que j’imagine chez les autres. C’est parce que je suppose qu’il existe chez l’autre un affect, à la façon d’un langage, qu’une correspondance entre les affects se produit. On construit une figure idéale de partage mais la production symbolique des affects ne supprime pas la coupure entre le sujet et l’autre, elle ne fait que la déplacer.

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que ce qui se transmet par cette voie psychique, ce sont des traits qui dans l’individu donnent la forme particulière de ses relations humaines, autrement dit, de sa personnalité. Ce sont donc les relations de l’homme et non sa constitution qui forment sa personnalité. Mais ce que la condition humaine reflète alors, ce ne sont pas seulement ces traits qui souvent sont parmi les plus cachés, c’est la situation passée où se trouvait la personne objet de l’identification quand elle s’est produite, situation de conflit ou d’infériorité dans le groupe familial.

Il résulte de ce processus que le comportement individuel de l’homme porte la marque d’un certain nombre de relations psychiques typiques qui l’organisent et où s’exprime une certaine structure sociale, au moins celle de la constellation qui a dominé les premières années de l’enfance. Ces relations psychiques fondamentales sont ce que Lacan appelle, par une pluralisation du terme freudien limité à l’Œdipe, auquel il fait allusion sans le nommer tout de suite « les complexes ».

Le complexe, en effet, lie sous une forme fixée un ensemble de réactions qui peut intéresser toutes les fonctions organiques depuis l’émotion jusqu’à la conduite adaptée à l’objet. Ce qui définit le complexe, c’est qu’il reproduit une certaine réalité de l’ambiance, et ceci doublement.

1) Sa forme représente cette réalité en ce qu’elle a d’objectivement distinct à une étape donnée du développement psychique ; cette étape spécifie la genèse.

2) Son activité répète dans le vécu la réalité ainsi fixée, chaque fois que se produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette réalité ; ces expériences spécifient le conditionnement du complexe.55

Ces complexes constituent donc l’opération par laquelle « s’instaurent dans le psychisme les images qui informent les unités les plus vastes de comportement, images auxquelles le sujet s’identifie tour à tour pour jouer, unique acteur, le drame de leur conflit. »56 Cette comédie entre rire et larmes se joue « selon un canevas type et des rôles traditionnels. » 57 Le sens de la dramaturgie manifesté par Lacan confère à cette analyse à la fois sa force et sa portée : le vocabulaire théâtral utilisé dans ce texte est le style requis pour exprimer ce qui se passe réellement dans la scène intérieure du sujet souvent à son insu même si Lacan « n’exclut pas que le sujet ait conscience de ce qu’il représente »58. Mais c’est pour ajouter aussitôt que « c’est comme facteur essentiellement inconscient qu’il fut d’abord défini par Freud. »59 Dès lors, on n’apprend pas le sens de ses propres affects par un retour sur soi- même suivi inévitablement d’une projection sur les autres.

L’anthropologie lacanienne est dominée à ce moment par les facteurs culturels : Dans ce procès, il faut reconnaître le caractère qui spécifie l’ordre humain, à savoir cette subversion de toute fixité instinctive, d’où surgissent les formes fondamentales, grosses de variations infinies, de la culture.60

55 Les complexes familiaux, p28.

56 Au-delà du principe de réalité, Ecrits, p 89.

57 Ibid.

58 Ibid, p29.

59 Ibid, p29.

60 Les complexes familiaux, p28.

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Il faut voir là une critique implicite de la conception freudienne de l’instinct puisque selon Lacan, ce n’est pas l’instinct qui conduit au complexe mais « c’est l’instinct qu’on pourrait éclairer actuellement par sa référence au complexe. »61 Et il précise la différence entre l’instinct freudien et le complexe:

alors que l’instinct a un support organique et n’est rien d’autre que la régulation de celui- ci dans une fonction vitale, le complexe n’a qu’à l’occasion un rapport organique, quand il supplée à une insuffisance vitale par la régulation d’une fonction sociale.62

Lacan conteste ainsi que l’instinct de mort soit une tendance, proposition qu’il impute au préjugé biologiste de Freud, mais il est pour lui lié à ce que le complexe répond non pas à des fonctions vitales mais à « l’insuffisance congénitale de ces fonctions. »63 C’est plus largement une critique de la métaphysique freudienne dans sa prétention à remonter de la relation interhumaine à la fonction biologique qui en serait le substrat.

Ce qu’il est aussi intéressant de souligner, c’est que la notion de complexe permet de nouer ensemble trois dimensions que l’on retrouvera tout au long de l’enseignement de Lacan: la relation de connaissance, la forme d’organisation affective et l’épreuve du choc du réel.

Lacan contribue ainsi à brouiller non seulement la frontière entre le moi et l’autre, entre le corps et l’esprit, mais aussi une opposition structurante en philosophie entre les sensations et les idées qu’il invite ses collègues à abandonner. Cela le conduit à ironiser sur un certain nombre d’entre eux qui éprouvent le besoin d’inventer un tiers terme entre le corps et la parole :

« Entre le corps et le discours il y a ce dont les analystes se gargarisent en appelant ça prétentieusement les affects. »64

Lacan parait en effet accorder peu de crédit à la valeur des affects qui selon lui sont trompeurs. L’exacerbation de certains d’entre eux peut certes constituer un symptôme qui vient perturber les relations sociales. La jalousie, l’érotomanie ou le délire d’interprétation par exemple constituent des formes par lesquelles en chargeant l’autre, le sujet se nie lui-même.

Lacan s’attarde sur la jalousie qui joue selon lui un rôle central dans la genèse de la sociabilité. Mais c’est pour souligner qu’il s’agit là encore d’une forme d’identification :

« Elle représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale ». 65

Cette réaction se manifeste surtout entre deux enfants dont l’écart d’âge est inférieur à deux mois et demi.

61 Ibid, p29.

62 Ibid, p34.

63 Ibid, p35.

64 J. Lacan Le Séminaire, Livre XIX, Ou pire (1971-1972), Seuil, 2011, séance du 21 juin 1972, désormais référencé sous S XIX.

65 J.Lacan, L’agressivité en psychanalyse, p37.

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Or, puisque les impressions distinctives, par lesquelles le bien et le mal moraux nous sont connus, ne sont rien que des douleurs ou des plaisirs particuliers, il s’ensuit que,

Un objet dont nous désirons l’existence donne du plaisir quand nous réfléchissons aux causes qui le produisent mais, pour la même raison, excite le chagrin ou le déplaisir