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Les "Amours de Marie": inscription de la deuxième personne et stratégies dialogiques

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Les "Amours de Marie": inscription de la deuxième personne et stratégies dialogiques

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Les "Amours de Marie": inscription de la deuxième personne et stratégies dialogiques. In: Tete, M. Sur des vers de Ronsard. Paris : Aux amateurs de livres, 1990. p.

61-70

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23161

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(2)

Michel JEANNERET

(Université de Genève)

Les Amours de Marie:

inscription de la deuxième personne et stratégies dialogiques

"Ma parole c'est toy"

(A son Livre)

Commençons par quelques chiffres. Dans les Amours de Cassandre, un poème sur deux comporte une qeuxième personne ; dans la Continuation et la Nouvelle Continuation, la proportion s'élève brusquement à quatre sur cinq1 Bien plus qu'en 1552, où l'interpellation était souvent limitée à une brève invocation, une apostrophe ponctuelle sans valeur structurale, la dimension transitive du poème, désormais orienté vers sa réception, acquiert ici une importance nouvelle. Les destinataires sont très variés, c'est vrai - la dame dans la moitié des cas environ, une quantité de figures diverses dans l'autre moitié ; il n'en reste pas moins que la présence de 1' autre et 1' objectif relationnel traversent 1 'ensemble du recueil.

D'autres indices corroborent l'observation. Ainsi la fréquence de quelques mots clés, dans le champ sémantique de la parole et de la communication, qui enregistrent, eux aussi, par rapport aux Amours de Cassandre, une augmentation considérable, les deux volumes étant de longueur équivalente2 : parler compte 5 occurrences en 1552, 18 en 1555-56 ; langue 4/6 ; langage 0/6 ; appeler 4/13 ; demander 0/5. Ou bien, toujours dans le registre de l'interlocution : conter 1/4 ; raconter 0/6 ; confesser 0/6 ; chanter 12{22 ; dégoiser 0/4. Les interjections, les formules de salutation marquent aussi un progrès sensible : 4/30 ; quoi 4/20 ; bonjour 1/5 ; adieu 3/13. Et enfin, côté réception : entendre 1/9 ; oreille

4n ;

1. J'ai travaillé sur le texte de l'éd. Laumonier. Les chiffres exacts sont : 1552 : 117 poèmes sur 222, soit 52,7 % ; 1555-56 : 110 poèmes sur 137, soit 80,3 %.

2. Les chiffres qui suivent sont empruntés au livre à paraître d'Olivier Pot, Inspiration et mélancolie chez Ronsard, Genève, Droz. Plusieurs observations, dans mon travail, recoupent des tendances dégagées dans cette thèse ; quelques interprétations s'en inspirent. Pour les fréquences lexicales, on utilisera A.E. Creore, A Word Itu:kx to tM Poetic Works of Ronsard~ Leeds, 1972, 2 vol.

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3, Les r;!fércnces renvoient 3 l'éd.

nw.., .. u,fl, suivies de l 'indîcation d<; la

Ronsard et kl

=

amc~reu:~, on par les études de volume. Voir aussi Fernand

éd. A.

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LES AMOURS Dl:' J>fl\R!E

6, dans œ même

'un En

encDres amoureus

(, .. ) 11

que la suivent.

chez

(5)

64 MICHEL

Ces effets dialogiques, ces tentatives d'imiter dans Je texte différentes voix d'une conversation recoupent une recherche récurrente, à travers la littérature du XVI• siècle, et pourraient être associés à des tendances plus larges. Pensez aux prologues de Rabelais ou au prestige de la parole dans Montaigne, pensez à la symbiose de la poésie lyrique avec le chant, à la vogue du dialogue littéraire, pensez encore aux conditions de la lecture, presque toujours à voix ; ces indices, et bien d'autres, que la relation de l'écrit et de l'oral est ressentie comme un problème. Quelle est la part d'autonomie et de créativité du

? Dans quelle mesure dépend-il de la production et de la récitation orales? Je n'ai pas l'intention, évidemment. de trancher ici pareilles questions. Je rappelle que le paradigme de la parole vive et l'idéal de la communication immédiate, portés par différentes traditions. religieuses, philosophiques, poétiques, assignent à l'écriture des modèles théoriques,

même des exemples pratiques, aisément repérables.

Le problème, pour Ronsard, serait celui~ci : faire que l'autre ne soit plus un objet de l'énoncé, un simple thème, une troisième personne, mais un sujet actif qui ait voix au chapitre, une deuxième personne. un destinataire et un éventuel locuteur dont la participation modifierait le fonctionnement du texte. Là où la monotonie du soliloque le piétinement d'une lAI' ... , ...

d'un étroit, l'introduction d'une parole garantirait la

nécessaire. Simuler la présence du partenaire dans même y introduire des variations polyphoniques, ce l'un projets des Amours de

fltfarie. L'expérimentation en un moyen. eUe s'inscrit un ensemble d'autres procédés complémentaires, je voudrais signaler.

L'actualisation de la deuxième personne et l'attraction qu•eue exerce se marquent par exemple dans l'extraordinaire investissement sonore

vous. Il l'interpeUation se transforme en invocation et

du delà sa fonction référentielle, une allure nca.marou·e.

comme la possession de l'autre -la -à"~""",..,.

modulations phoniques de son pro-nom. Ecoutez ces

où le vous se répercute en écho, de vers en vers, bientôt amplifié par

assonances en [u], comme si le envahi par le signe sonore de l'aimée, en était saturé:

Ma plume sinon vous ne autre

Mon pié sinon vers vous ne scait autre voiage, Ma langue sinon vous ne .scait autre langaige, Et mon œil sinon vous ne connoît autre objet

Si je souhaite rien, vous estes mon souhait.

Vous estes Ie doux de mon plaisant dommage, Vous estes le seul but où vise mon courage,

Et seulement en vous toul mon rond se parfait (C 132-33)

Ailleurs, comme dans .. ~Iignongne, levés-vous. vous estes paresseuse" (C 140-41).

le possessif et les allitérations [du v

J

contribuent encore à ces effets de conjuration

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LES AMOURS DE ,\otARIE 65

et à ce déploiement musical de la deuxième personne. Autant d'appels acoustiques qui postulent bien une lecture à haute voix, conforme à cet idéal de communication orale, de la bouche à l'oreille, que j'évoquais plus tôt.

Dès lors que le je cherche à s'approprier le vous et rêve d'une fusion avec la dame, il est normal, du moins quand tout va bien, que le vous soit relayé par un

nous. Ainsi le sonnet qui commence par "Je vous envoye un bouquet de ma main"

et continue à la deuxième personne, jusqu'au moment où les deux se confondent dans le destin commun : "Las ! le tems non, mais nous nous en allons"

(C 152-53). Avec ou sans nous, les Amours de Marie en tout cas la représentation de scènes intimes, propices à la circulation de la parole. Deux ou plusieurs personnages réunis dans un milieu familier, engagés ensemble dans une action collective, sont candidats à la conversation. Une atmosphère festive, par exemple, suscite la libération du discours et génère l'interpellation, comme le fameux sonnet où le poète apostrophe tour à tour Corydon et Belleau (C 130-31).

Mais c'est la dame, bien sûr, qu'il s'agira rapprocher, d'intégrer au décor de la vie quotidienne, pour créer l'espace favorable au dialogue. Ça n • est pas par

hasard que l'un des sonnets les plus systématiquement orientés vers leur destinataire se termine "Mais je bien( ... )'' (C 148-49). regard la physique de l'autre et le face*à-face active la parole. A maintes reprises, construit, autour du couple, une situation d'énonciation et de recemmn précise, qui donne à 1 'échange oral un circonstancié.

n

évoque une scène de retrouvailles (C 163-64 ; NC 247-48), une autre d'adieux (C 159-60; NC 271-

72), ne serait pas complète sans la d'un le

poème met en place, avec les ressources I'hypotypose, tout un dispositif .:IIJP\J.v-

temporel qui confere au discours une occasion, un milieu, une sorte nécessité ambiante: le lever de la dame. un à la campagne {C 140-41),l'intervention d'un barbier saigne la jeune fille (C 153-54). Il arrive aussi que la parole devienne instrumentale, redouble un geste -l·envoi d'un (C 152-53), le don d'un rossignol (NC 309~10)-qui n'atteint sa signification par mots qui l'accompagnent. Chacun de ces épisodes en puissance, un ev~me1me1ru

oral et la vraisemblance de 1 'interpellation est à la mesure de la ... .,,,,.,,.

circonstances qui l'entourent

Ronsard le dit d'ailleurs nettement: la relation amoureuse se réalise dans deux sens du : elle elle La fable fait intégrante du . commerce cœurs. Quand je suis avec une autre, dit le poète, "mes propos sont

!ours, Au milieu du devis s'egarent mes discours''. Au contraire, en présence de ma maitresse,

( ... )sans me forcer me vient Un propos dessus 1' autre, et jamais je ne cesse

De baiser, de taster, de rire, et de parler. (C 144)

Vienne la dame à raconter, c'est le comble du bonheur:

Je suis un demidieu quand assis vis à vis

De toy, mon cher soucy, j'escoute les devis( ... ) (NC 313)

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66 MICHEL JEANNERET

Le rituel amoureu.x comporte donc idéalement une parole, un chant ; en le ramage de ces différents oiseaux- rossignol (C 160), alouette (NC 289), (NC 293) - dont le poète voudrait imiter la virtuosité. La nature elle-mênne associe le sentiment et l'expression. Autant que les oiseaux, les bergers donnc:nt

l'exemple - autre thématisation en abime de ce dialogue que le poète ur"''n'"'-""

adopter dans son propre discours :

Ici. la bergerette en tournant son fuzeau Degoise ses amours, et là, le

Respond à sa chanson : icy toute ayme, Tout parle de l'amour( ... ) (NC 254)

Cette ce pastoureau un idéal amoureux et donnent le ton 1m

recueil. Or les bergers, on le sait, avec leur milieu champêtre et leur

bucolique, fonctionnent, selon la roue Virgile, comme le paradigme canoniq1x.-e bas et du humble. Tandis font l'amour en gardant leurs brebiis~

ils chantent ensemble. On se demander, lors, s'il le style bas, dont Ronsard se et l'insistance de la

pratique dialogique. Je ne pas que les U<.U!U.UiVU>"'.:> cdu sermo humilis contiennent ce critère. les visibles. Le style bas

coïncide avec v1e les

domestiques - , cette ambiance même postule, je l'ai dit,

conversation. Il correspond à un profil social : la jeune femme

"Belle, 1\ciarie" (NC 269), donc une n~rh"'n~-,llN'c

proche. accessible. avec s ·établit immédiatement

scénario de sociabilité. aux genres

; il est dans la logique du Inversement, le style humble 'T"""""'""

destinée à un personnage modeste un

la simplicité de l'impromptu de la causerie, simulacre de naturel, d'improvisation s'accomplit au mieux dans le nrs•cnurs familier.

Je serais tenté de verser au dossier style bas une autre conjecture.

les Amours de comme si parole poétique

pour Il ne suffit pas de dire

humble s'inscrit une circonstance et qu'il fonde sa

et nunc. Conçu pour assurer la fonctionnelle d'un semble chercher sa légitimité non dans une impulsion

sa destination, l'attention prêtée par autrui. La voix du dans Marie, n'accède à son que dirigée et écoutée ; s'actualise que dans la relation et la réaction qu'elle provoque. La

premiers sonnets ou, plus loin, la série des chansons, avec leurs vocatifs et leurs deuxièmes personnes, marquent bien priorité de la dimension transitive. La réception, ici, ne compte pas moins que production, le locuteur a besoin d'un auditeur.

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LES A}AOURS DE MARlE 67

C'est le contraste avec les Amours Cassandre, sur ce point, qui rn à conjecturer un rapport avec le style Dans Ja diction noble du premier la parole, semble~t-il, vaut en soi, sans autre justification que sa qualité ou sa différence. Elle interpelle moins on J'a vu, elle ne dialogue

qu'elle tient son autorité d'elle-même. ou plutôt de la source transcendante qui l'anime. Le poète de Cassandre ne cherche pas de légitimation immanente ; la puissance de son énonciation, 1 tinspiration- -qui rhabite, se passent d'alibis humains. L'opposition des sonnets d'ouverture, de part et d'autre, dit tout : dans·

Marie. l'appel. horizontal, aux amis ; dans Cassandre, l'invocation aux Muses, en ex voto, puis un discours superbe, sûr de son bon droit. sans référence à son destinataire. D'un côté, la à autrui, de l'autre, l'affirmation orgueilleuse d'une parole autonome7

L • intégration de la deuxième personne entrai ne une autre différence, ne pourrai, ici encore, qu'esquisser. Cassandre est essentiellement traitée comme une troisième personne. Elle le comme un thème omniprésent, dès lors qu'elle est absente de l'énonciation, son statut dans le texte est celui d'un objet Elle est distancée, donnée à voir, présentifiée par le déictique, découpée par la synecdoque, observée à la Dans Cassandre, le seul sujet.

détenteur de la parole responsable unique du discours, c'estje. La dame, quant à elle, moins une personne qu'un ou plutôt, en tant que rrŒtmeme personne, un tiers,·-indifféremment inanimée ou ê-tre humain, le du message, extérieur à la relation deux sujets actifs de la communication.

producteur et récepteur. On à de Benveniste, dans sa raiJneiise étude sur personnes verbales *'La 'troisième personne' n'est une 'personne' ; c'est même la forme qui a pour fonction d'exprimer

personne''8

Interpellée à la comme ce destinataire au

fonctionnement du texte, la dame, Marie, est au .contraire traitée comme un

une un être de parole et doué de Le

poète s'adresse à elle comme à une conscience susceptible d'être ... 4,ru•e"'."'t'""

appelle au dialogue, parce l'autre, en tant qu'il est présent et réceptif, flé-ehi. D'où l'importance la dimension rhétorique du discours.

destinataire entraîne le déploiement de une stratégie - séduction, démonstration ... -,les techniques de l'orateur en face de son

n'est pas question d'étudier ici le des procédés mis en œuvre pour charmer ou convaincre J'interlocuteur. On pas de mal à repérer les

ordinaires des trois grands genres de rhétorique, le judiciaire et le u ... J,...,...A d'une part. sans doute difficiles à démêler, le démonstratif d'autre part. On -n.rliU'!I"'llti

aussi interroger les poèmes à la deuxième personne dans la œt·SIX~Cti

l'argumentation, analyser leurs logiques, leurs articulations syntaxiques,

1. O. Pot, op. cit. (n. 2) développe davantage le cootraste.

8. Emile Benveniste, "Structure des de personne dans le verbe", dans Problèmes de Jin.gui.rtiqtU générale, Gallimard, 1966, p. 22-8.

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c'est-à-dire suivre les pistes de la dialectique, puisque celle*d. précisément, est la science du dialogue. Le je qui parle à tu se munit de toutes les ressources du verbe pour solliciter la sympathie amoureuse. Du coup, l'équilibre des pouvoirs tend à se corriger: dès que le poète, asservi à la beauté, à la cruauté de la dame, s'empare de la parole et la retourne contre sa partenaire, il établit sa propre puissance et demande aux mots la faculté d'exercer, à son tour. l'empire sur autrui. A rascendant de l'amour, il réplique par la force du langage.

Il me reste à traiter un aspect du problème, que jusqu'ici j'ai esquivé : la question du lecteur. Les destinataires invoqués dans les poèmes sont évidemment fictifs, ce sont des produits du texte, et l'effet de validation qu'ils semblent opérer n'est lui-même qu'un trompe-l'œil. Le destinataire réel, c'est le lecteur. Le poète s'adresse à son public effectif, mais tacite, par l'intennédiaire de récepteurs provisoires, mais nommés. Sauf dans quelques cas où il semble interpeller directement lecteur9• H procède donc par relais. On peut alors se demander quelle est la conséquence, sur la lecture, de ce mécanisme à retardement ? A quoi bon le dispositif de la double destination ? Quelle est la relation des deux destinataires, le fictif l'empirique ?

Prenons, pour réfléchir, cas extrême de destinataires non seulement fictifs, mais invraisemblables : le petit chien de la dame (C 156),le Loir (C 136), Jupiter (C 164),le (C 176), etc. Tout le monde comprend la médiation de ces témoins, le poète s'adresse à la dame ; c'est elle qu'indirectement il veut toucher, c'est un message amoureux que, par circonstances et personnages interposés, il lui envoie. Le petit chien n'est qu'un pour un autre objectif. Cette technique, c'est précisément ce que la rhétorique appelle l'apostrophe : figure par laquelle l'orateur se détourne, ou plutôt feint de se détourner. de son auditoire nonnal pour en interpeller un autre (par exemple, au lieu des la adverse. ou les dieux, ou l'État), de manière à obtenir un effet pathétique. Je raconte mon amour à un tiers pour accéder, par ruse, au cœur de ma maîtresse. Or le procédé vaut aussi pour frapper lecteur. 11 suffit de franchir un palier : ce le petit chien est à la dame, la dame rest au lecteur.

implorant ou célébrant ~tarie, le poète a en vue la séduction de son public.

L'apostrophe au destinataire fictif est un expédient oratoire pour stimuler la participation du destinataire réel. Le lecteur est en position de voyeur ou de spectateur de théâtre: il reste dans l'ombre et assiste} pour son plaisir, à une scène qui se dérouler en dehors de lui, alors qu'elle lui est en fait adressée. La vraie deuxième personne, c'est lui : non-dit du discours, qui pourtant commande toute l'entreprise.

Il y a pourtant une exception : le lecteur émerge dans le poème A son Livre, tout à la fin de la Nouvelle Continuation, comme pour confirmer, par ce rattrapage de la dernière heure, que c'est bien lui le telos l'opération10Au moment de se séparer

9. Voir par ex. C 139, 169, 172, où le locuteur s'adresse à un vous indétenniné ("Vous l'aurez beau prescher", '*Voos diriez qu'el' se joue") qui pü!Jmit être le lecteur.

10. Sur A son livre, voir, dans ce même volume, l'analyse de Richard Regosin.

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de son livre, le poète, à la deuxième personne, s'adresse à lui et, pour en préparer réception, dresse le scénario de l'œuvre et de la lecture idéales :

Ma parole c'est toy, à qui de nuict et jour J'ay conté les propos que m'a tenus Amour,

Pour les mettre en ces vers qu'en lumiere tu portes. (NC 315)

Le poète parle ici à son livre ; plus que cela, il a, dit~il, parlé son livre, il a déposé sur la page les récits vivants et sonores de son amour. On reconnaît ici le topos familier de 1' oralisation de l'écrit ; clans les mots imprimés vibrerait encore la voix qui les a prononcés. Le livre serait le produit animé et mimétique de la parole, ce serait un moyen naturel de la communication quotidienne, une conception spontanée de la vie en marche. La métaphore génitale - le livre comme fils, comme "geniture" - redouble d'ailleurs le paradigme de l'oral et introduit une variation sur le même thème : écrire, ce serait transmettre et perpétuer les puissances de la vie. Or ce livre qui n'en est pas un doué de parole et, comme tel, dans le monde pour parler aux lecteurs, pour répondre à leurs objections. Il ne reproduit pas seulement la voix du poète, mais il entame avec le public un réel dialogue, rapporté ici au style indirect: .. Si dame (. .. ) vient ( ... ) reprendre

Dequoy je ne devais abandonner Cassandre( ... )

Responds lu y, je te pry, que Petrarque sur moy ( ... ) (NC 317)

Et encore:

Or', si quelqu'un aprés me vient blasmer de quoy Je ne plus si en mes vers que j'estoy ( ... )

Dy luy que les amours ne se souspirent pas( ... ) (NC 324)

L'idéal dialogique informe donc à son le de la lecture : la médiation du livre, auteur et lecteur dialogueraient comme à un autre niveau de la fiction, l'amant et sa maîtresse. La lecture serait un échange, elle impliquerait un débat et l'intervention d'une deuxième personne qui participerait à l'élaboration de l'œuvre. Le bon poème serait une partition à deux voix, le de la collaboration d'un producteur et d'un récepteur qui. çà et là, échangeraient rôle.

Mais tout cela. bien sûr, n'est qu'un beau rêve. L'écrit ne parle et le lecteur reste absent. Niême tourné au style bas, même d'apostrophes, le livre n • échappe pas à la littérature ; jusque dans ses techniques mimétiques, il demeure livresque. C'est pourquoi le dialogue, dès qu'on sort de l'idéal, ne peut fmalement se dérouler qu'à un autre niveau, selon d'autres lois. Dans la sphère de l'écriture, l'échange réel avec l'autre ne fonctionne que de livre à livre, dans les jeux d'échos que les textes se renvoient entre eux. Remarque banale et qui manquerait totalement de pertinence, si eUe ne faisait que renvoyer à la pratique universelle de l'irnitatio et du bricolage intertextuel. Mais il y a plus que cela dans les Amours de Marie, et précisément de quoi montrer que le seul dialogue effectif, pour le poète,

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70 ~1ICHEL JEANNERET

réside dans rapport qu'il entretien~ par l'écriturt\ avec d'autres poètes.

dernières pages de la Contiruu:ztion et de la Nouvelle Continuation sont particulièrement intéressantes à cet égard.

Les soixante-dix sonnets de 1555 sont suivis de plusieurs poèmes intitulés Imitation d'Anacréon, Imitation de Bion poëte grec, puis Traduction de quelques épigrammes grecs, sur la Jenisse d'Aerain de Myron ( .. .). Pareille inclusion n'a rien d'extraordinaire, c'est vrai, mais eUe désigne noir sur blanc, avec une insistance peu commune, quels sont les interlocuteurs réels de Ronsard ; elle place le problème de la communication littéraire à son vrai niveau. Encore celle-ci ne fonctionne-t-elle ici qu'à sens unique : on ne saurait parler de dialogue. La situation est plus intéressante lorsque des contemporains se sentent interpellés par Ronsard et lui répondent: d'un livre à l'autre, deux textes s'envoient la réplique.

Au sonnet qui lui est adressé (C 118-19), Du Bellay fait écho dans un sonnet des Regrets, partiellement construit sur les mêmes rimes11 ; de même Baïf qui, dans Amours Francine12, rétorque à un reproche de Ronsard (C 141-42).

Je concède, ici encore, que ces de résonances et de réparties livresques sont alors des pratiques communes. Tout se passe pourtant comme si Ronsard voulait id. délibérément, mettre à nu ces mécanismes. Il inclut le poème d'un inconnu, N.

MaUot (NC 328-34), qui reprend, pour lui répliquer. une pièce du Bocage de 1554:

"Qu'en dis tu donques, mon Ronsard ( ...

r

(NC 330); il est piquant

le débat porte sur les rossignols et leur métaphore en abîme deux I.J\.A., .. ...,"'

qui rivalisent par leurs chants. D'autres textes d'autres auteurs (sans commune mesure avec les éloges encore remplir les derniers feuillets des deux Continuations. Belleau surtout occupe une place choix ; Ronsard, dans plusieurs poèmes du recueil. adressé à lw, et voilà

ami, dûment intégré, lui rend, à la la Le dialogue dans sa

la complicité des et textes sont étalés en plein jour. On en dira traductions latines, Belleau (C 187-88; NC 326-28), de sonnets : ici encore, se renvoient la ; la parole poétique se partage en deux qui se font écho.

Ce d'œuvres composites, cette stratification de couches textuelles diverses, à la fin de la Continuation et de la Nouvelle Continuation, exhibent donc l'interdépendance des discours. Ronsard choisit de rompre la close de ses pour accueillir d'autres voix à côté de la sienne et leur solidarité. De même sa parole amoureuse s'ouvrait à la parole de l'autre, son œuvre postule ici l'échange réciproque avec d'autres œuvres. Les six premiers sonnets des Amours de Marie, par leurs invocations aux poètes, en appelaient à une sorte de fraternité littéraire qui, à la fin, se concrétise. Les apostrophes, les essais de dialogue n'étaient des rhétoriques, des effets d,oralité inévitablement récupérés l'écriture. Le seul vrai rapport à autrui. le seul vrai dialogue, pour le poète. c'est dans la des textes qu'ils s'établissent

11. Lu Regrets, sonnet lO.

12. Les Amours de Francine, II, 50; éd. E. Caidarini, Genève, Droz, 1966, p. 200.

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