• Aucun résultat trouvé

La rhétorique du « Changement » comme dispositif d’innovation en Tunisie

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "La rhétorique du « Changement » comme dispositif d’innovation en Tunisie"

Copied!
31
0
0

Texte intégral

(1)

La rhétorique du « Changement » comme dispositif d’innovation en Tunisie

Mohamed Ali ELHAOU

Chargé de cours à l’ISCOM Paris et à L’IUT GEA à Paris 13, Doctorant SIC, Université Paris 13, MSH Paris Nord et Jeune chercheur au LABSIC, Paris, dali.elhaou@gmail.com Résumé : Les promoteurs de la «

Tunisie du changement », face à un chômage structurel des jeunes diplômés, trouvent refuge dans la valorisation de l’« ère du changement

» comme unique solution innovante.

Dans cette configuration, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), le parti-État, joue, entre autres, un rôle communicationnel prépondérant dans la mise en avant de l’« ère du changement ». En ce sens, il agit au même titre qu’une grande agence de communication. Le parti, en interne, aura la charge de répandre sur le terrain l’action présidentielle auprès

des Tunisiens. En externe, dans un marché peu à peu mondialisé où des concepts-valises du type « bonne » ou « nouvelle gouvernance », de « transition démocratique », de « développement durable » ou encore de « société de l’information » sont légion, le rôle du RCD consiste dès lors à être une attrape tout rhétorique.

Mots-clés : communication, changement, Tunisie, innovation, mondialisation, société de l’information, télécommunication, chômage

***

(2)

« Change » Rhetoric as innovation device in Tunisian

Abstract: Proponents of the “Tunisia change” toward structural unemployment of young graduates highlight the “change’s era” as a unique innovative solution. In this publicity process, the Democratic Constitutional Rally (RCD) party- state plays a major communicative role. It acts indeed the same way as a huge communication agency. The party, internally, will have the responsibility to promote the presidential actions on the ground.

Externally, in a gradually globalized world market where suitcase- concepts such as “good” or “new governance”, “democratic transition”,

“sustainable development” and

“information society” are plentiful, the RCD’s role is therefore to be a catch-all rhetoric.

Keywords: communication, change, Tunisia, innovation, globalization, TIC, Information society, telecommunication, unemployment

***

Introduction

Les promoteurs de la « Tunisie du changement »1, face, entre autres, à un chômage structurel des jeunes diplômés, trouvent refuge dans la valorisation de l’«

ère du changement ». Cette mise en avant donne en partie une idée sur une conduite tunisienne du changement à travers laquelle se produit un discours politique promotionnel. Celui-ci se tourne résolument à l’heure de la mondialisation vers les investissements directs étrangers comme une des principales solutions à des problématiques économiques tunisiennes internes. Dans cette configuration, le

1La Tunisie du changement est un axe de communication développé depuis la prise du pouvoir de Ben Ali en 1987. C’est donc une rhétorique gouvernementale qui reconstruit l’histoire du réformisme de Khair-Eddine en fonction de ses propres préoccupations et de la vision qu’elle entend défendre. En outre, le « changement » comme axe de communication a immédiatement été mis en scène comme une nouvelle version du réformisme tunisien, d’un certain réformisme qui néglige une démarche plus intellectuelle et met l’accent sur l’action. Le Pacte national de 1988, qui traduisait le consensus entre les différentes forces politiques tunisiennes s’inspire explicitement de l’événement fondateur du réformisme tunisien, à savoir le Pacte fondamental de 1857. Il mentionne Khair-Eddine comme l’inspirateur des réformes que

« l’artisan du changement » et ses partisans entendent mettre en œuvre. Le réformisme à travers le discours de Ben Ali est présenté comme la valeur unificatrice, la manière d’être, de penser, de se comporter qui permet l’unité de la société tunisienne ; il fournit un sentiment de cohésion nationale, de

« modération » ; il est porteur de valeurs positives susceptibles d’être partagées par tous, quelles que soit les positions sociales.

(3)

Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), le parti-État, joue, entre autres, un rôle communicationnel prépondérant dans la vedettisation de l’« ère du changement ». En ce sens, il agit au même titre qu’une grande agence de communication. Le parti, en interne, aura la charge de répandre sur le terrain l’action présidentielle auprès des Tunisiens. En externe, dans un marché peu à peu mondialisé où des concepts-valises du type de « bonne » ou « nouvelle gouvernance », de « transition démocratique » ou de « développement durable » sont légion, le rôle du RCD consiste dès lors à être une attrape tout rhétorique. Il capte tous les énoncés du discours des organisations internationales, bailleurs de fonds, renvoyant à celles-ci l’image d’une Tunisie en phase avec « les défis et les enjeux du XXIe siècle ». De ce point de vue, il serait la vitrine de l’Etat policé. Dans cet article, l’introduction par le retour sur le rôle essentiel de parti principal de l’ « ère du changement », le RCD, est une manière d’examiner dans un premier temps le processus de mise sous silence de la liberté d’expression en Tunisie, la construction du récit de la « Tunisie du changement » comme seul récit légitime, une presse écrite tunisienne comme un dispositif de promotion de l’ « ère du changement » et l’instrumentalisation de d’Internet au service de la rhétorique de la

« Tunisie du changement » ; dans un deuxième temps on analysera comment le processus de valorisation de l’ « ère du changement » se met en train par la délégitimation d’une action syndicale « vindicative » notamment de son organe principal : l’UGTT. Dans un troisième temps, on verra que la progression destructrice de « l’ère du changement » s’appuie – pour se rendre plus crédible – sur les mutations du secteur de télécommunication. Lequel au moment où la « Tunisie du changement » rentre de plein fouet dans la « société de l’information » devient la principale vitrine de « l’ère du changement ».

Quand la rhétorique du changement accule au silence la liberté d’expression

Depuis le protectorat français en Tunisie, l’information est considérée comme une donnée stratégique. Plus explicitement, le citoyen ordinaire tunisien de l’époque était perçu comme étant un récepteur peu à même à assumer tout seul les nouvelles responsabilités liées « au progrès, au changement et à la modernité » d’un monde complexe car en partie en mouvement perpétuel. En ce sens, les informations qui lui sont adressées subissent un filtrage minutieux. Fidèle à cette tradition, la rhétorique de la « Tunisie du changement » s’impose présentement comme seule version légitime de la « réalité tunisienne », entre autres, à l’échelle internationale. On verra dans ce point, qu’à y regarder de plus près, la rhétorique de la « Tunisie du changement » malgré son démocratisme apparent, passe en effet en force notamment en acculant au silence ce qui est supposé être le quatrième pouvoir en Tunisie : le pouvoir de la presse.

(4)

La mise en avant du récit de la « Tunisie du changement » comme seul récit légitime L’étendue des droits accordés à la femme tunisienne ; les efforts soutenus visant à promouvoir l’éducation ; les soins de santé ; le souci d’endiguer la pauvreté pendant plus de quarante ans ; la mise sur pied de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'Homme en 1977 – la première en son genre en Afrique et dans le monde arabe – ; l’émergence d’une presse autonome quoique peu indépendante – durant les années 60 – ; la libération de temps à autre de centaines de prisonniers politiques ; la ratification de traités internationaux de défense des droits de la personne, y compris la convention contre la torture ; et la tolérance éphémère du pluralisme politique et médiatique ont constamment nourri l’espoir d’un « changement » véritable dans la manière de faire de la politique en Tunisie.

Or ces mesures aussi généreuses soient elles, sont en réalité un construit communicationnel à travers lequel la « Tunisie du changement » essaye tant bien que mal de paraître comme l’ « élève modèle » de l’économie-monde européenne voire celle des Etats-Unis. Autrement dit, au-delà de l’image de marque de l’« élève modèle », le discours de « la Tunisie du changement » à l’heure de la mondialisation ne laisse, à y regarder de près, que peu de place à une information autre, alternative, critique et libre. Depuis le début des années 90, la « Tunisie du changement » avait optée en effet d’une manière assez prononcée pour la « promotion des investissements directs étrangers ». Parallèlement, une poignée de nouveaux entrepreneurs proches du palais présidentiel tunisien prirent l’ascenseur social d’une manière assez vorace. Dans cette nouvelle configuration, les autorités tunisiennes exprimaient de moins en moins de tolérance quant à la critique de leurs actions. La censure tunisienne devient donc une sorte de « violence légitime »2 que les promoteurs de la « Tunisie du changement » doivent exercer afin de maintenir « stabilité et cohésion sociale ». Cette posture est, toutefois, de plus en plus difficile à perpétuer dans une conjoncture caractérisée par un hiatus entre pauvres et riches.

Par crainte de voir le régime tunisien s’effondrer comme un château de carte, les promoteurs de la « Tunisie du changement » optent donc pour une « stabilité totalisante ». Celle-ci consiste, en effet, à rétrécir autant que de besoin la place aussi bien des partis de l’opposition que celle des journaux indépendants dans l’espace public tunisien. Ces « virus » selon le régime tunisien sont réduits au statut de

« résistants au changement » qui « refusent le progrès ». Une nuée de journalistes et centaines d’activistes politiques – présentement targués d’islamisme – vont même jusqu’à être emprisonnés suite à des procès pour le moins iniques, particulièrement

2 IBN KHALDOUN, 1965, La Muqaddima, extraits, choisis et classés par G. Labica, traduction revue par J.-E. BENCHEIKH, Paris, p. 37.

(5)

au début des années 90. En l’occurrence, Hamadi Jebali3, rédacteur en chef de l’hebdomadaire islamiste Al-Fajr (l’aube), a purgé de lourdes peines de prison au même titre que des individus et des membres influents du mouvement islamiste interdit en Tunisie El nahtha4. Quant aux rapports annuels d’Amnesty International, ils passent à croire les dires des représentants de l’Etat tunisien « pour de la jalousie de voir la Tunisie briller, progresser et rayonner ». Aussi, les leaders du Parti Communiste des Ouvriers Tunisiens (PCOT), en dépit de leurs modestes moyens par rapport au RCD n’ont pas échappé à l’interventionnisme de la « Tunisie du changement ». Présentement, ce parti n’a plus le droit à la parole au sein de l’espace public tunisien au même titre que le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) et de certains avocats qui se révoltent5. Les événements du 11 septembre 2001 donnent encore plus de préséance à cette « violence légitime ». La « Tunisie du changement » depuis n’a cessé de se vanter comme étant « précurseur » voire

« avant-gardiste » dans la lutte contre « toutes formes de résistances extrémistes, d’intolérance et de terrorisme ». A y regarder de près, cette lutte est une manière de poursuivre une conduite du changement autoritaire à travers laquelle les promoteurs de la « Tunisie du changement » se placent sans ambages comme donneurs de leçon aux dirigeants du monde entier. En ce sens, une nouvelle loi – une « réforme » dira- t-on aujourd’hui – criminalisant la liberté d’expression a été votée à la fin de 2003.

Elle consolide « les efforts internationaux pour lutter contre le terrorisme et le blanchiment d’argent ». Dans cette perspective, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH) a indiqué que suite à la promulgation de cette loi, « l’année 2003 fut marquée par l’adoption de lois qui portent très gravement atteinte au droit à l’information ».

En conduisant les « réformes » tambour battant, « la Tunisie du changement » a révisé, au passage, la Constitution de 1959 en 2002. Par le biais d’un référendum pour le moins à la soviétique. L’« artisan du changement » peut depuis se présenter

3 Hamadi JEBALI est un journaliste et ancien éditeur du journal Al Fajr, l'ancienne publication du parti islamiste interdit Ennahda. Il est condamné à un an de prison en janvier 1991 après que son journal ait lancé un appel à la réforme de la justice militaire tunisienne. En août 1992, il est condamné à 16 ans de prison par une cour militaire pour insurrection et appartenance à une organisation illégale. Il est jugé avec 279 membres ou sympathisants supposés d'Ennahda. Ces procès sont très critiqués par les groupes de défense des droits de l'homme. Considéré comme un prisonnier d'opinion par Amnesty International, il est libéré le 20 mars 2006, à l'occasion des grâces du cinquantenaire de l'indépendance qui voient 81 prisonniers politiques dont 75 islamistes (dont Hamadi JEBALI) et 6 internautes graciés.

4 La Renaissance

5 Mentionnons à ce titre le cas de Mohamed ABBOU qui a été Emprisonné à la région du Kef, située à plus de 100km au nord-ouest de la capitale Tunis, la justice tunisienne l’avait condamné, le 29 avril 2005, à un an et six mois de prison pour « publication d’écrits de nature à troubler l’ordre public » et

« diffamation des autorités judiciaires et diffusion de fausses nouvelles ». En cause, un article publié, en août 2004, sur le site Tunisnews où il comparaît les tortures infligées aux prisonniers politiques tunisiens aux exactions commises par les soldats américains dans la prison irakienne d’Abou Ghraib.

(6)

tour à tour en 2004 et en 2009. Cette modification référendaire réinstaure de facto la présidence à vie alors même que l’ « ère du changement » est censée y mettre fin.

D’ailleurs, les élections présidentielles de 1989, 1994 et 1999 – qui étaient des occasions relativement propices pour opérer une rupture dans la « Tunisie du changement » – se soldent par des scores qui avoisinent les 99 % du vote. En octobre 2004, l’ « artisan du changement » obtient tout juste 95% des suffrages.

Relative baisse qui survient à la suite des critiques internationales6.

Celles-ci estiment ces résultats inappropriés pour un pays s’acheminant vers la

« démocratie », le « changement » et le « progrès ». Quant au 5% restants, ils sont départagés par « l’opposition officielle ». Les dirigeants de cinq formations politiques se disputent aussi les 20% des sièges de la Chambre des députés. Laquelle est largement dominée par le Rassemblement constitutionnel Démocratique (RCD)7. Ces dirigeants sont peu connus à l’échelle nationale. D’ailleurs depuis 1994, la loyauté aux « idées » de la « Tunisie du changement » est la condition sine qua non de l’accès de ces derniers à la Chambre des députés.

Une presse écrite tunisienne au service de la promotion de « l’œuvre civilisationnelle » de la Tunisie du changement

La « Tunisie du changement » fait de l’information une denrée rare. Selon les promoteurs de la « Tunisie du changement », une information maîtrisée est une façon de changer en douceur la mentalité du Tunisien voire une façon de conduire une ouverture maîtrisée dans une mondialisation incertaine. Pour ce faire, la communication de la « Tunisie du changement » esquive les polémiques, ne reconnaît que rarement les crises économiques et sociales nationales. Les promoteurs de la « Tunisie du changement » pensent dur comme fer que « soulever les problèmes » en Tunisie signifiera ipso facto nuire à la « cohésion sociale » du pays ainsi qu’à sa « stabilité ». La presse tunisienne en ce sens « ne doit pas » déroger au rôle qui lui est attribué. Elle est amenée, en ce sens, à être un relais de la conduite du changement officielle c'est-à-dire, et entre autres, amplifier les actions des élites tunisiennes au gouvernement et principalement celles de l’« artisan du

6 Selon LABIDI K., : « D’autres soutiennent que les prochains scrutins vont offrir l’occasion à M. BEN ALI de rappeler à l’administration américaine que son régime demeure, en dépit de ses multiples atteintes aux droits humains, solidement implanté dans le pays ; Washington ne peut donc trouver allié plus docile dans sa « guerre contre le terrorisme ». Le choix de Tunis pour abriter un des bureaux de l’Initiative de partenariat entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient (MEPI) ne relève pas du hasard » ; cf. ; « Le nouveau masque de la politique américaine au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, avril 2004.

7 Le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), le Parti de l’unité populaire (PUP), le Mouvement Ettajdid et le Parti social libéral (PSL) occupent 27 des 182 sièges de la Chambre des députés. Le PUP, Ettajdid et le PSL ont présenté des candidats à la présidence ; tandis que le MDS et l’Union démocratique unioniste (UDU) appuient la candidature de M. BEN ALI.

(7)

changement ». Cela s’opère de telle manière que la surenchère journalistique en vient même à accorder une place parfois surhumaine aux promoteurs de la « Tunisie du changement ». La presse écrite tunisienne demeure, grosso modo, prisonnière donc du paradigme du « laisser-faire ». Que la presse tunisienne ne décortique pas en détail les stratégies des acteurs politico-économiques, ce fait ne peut que favoriser une rhétorique officiellement du changement qui présente les réalisations de l’ « ère du changement » comme un « miracle ». Dans cette perspective, rares sont les journaux tunisiens qui contredisent publiquement le récit officiel. Car la

« censure » peut survenir soit du parti (le RCD) soit du palais ou encore suite à un mécontentement de certains dirigeants d’une des grandes entreprises en Tunisie telles que Téléperformance Tunisie. Celles-ci demeurent donc hors de la critique car en partie porteuses de ressources publicitaires pour des journaux tunisiens qui cherchent tant bien que mal à survivre contre vents et marées. Dans cette position de dépendance financière, le travail des journalistes est malaisé.

Parallèlement, l’autorisation préalable de publier un journal ou un périodique sous « l’ère du changement » constitue pour le moins un obstacle majeur pour l’expression libre des opinions. Très souvent l’administration se refuse le droit de délivrer des récépissés. Elle esquive donc les situations à partir desquelles elle serait amenée à se justifier en cas de rejet d’une demande de publication. Une fois l’autorisation accordée, le bénéficiaire est infantilisé ou peu s’en faut. Il est constamment mis sous pression. Une mauvaise surprise peut surgir en effet à tout moment. Dans cette configuration, ce dernier doit s’autocensurer, scrutant à chaque fois ce qu’il est possible de publier et surtout, la manière de le rapporter. Cela concerne aussi bien un simple journaliste que des responsables de publications officielles. Bref, l’autorisation de paraître pour une publication est synonyme d’un

« don ». Le cas d’un magazine de télévision «7/7», entre autres, en est l’illustration.

Sa propriétaire Souhayr Belhassen fut acculée à le saborder peu après les élections présidentielles d’octobre 1999. Les ressources publicitaires provenant des entreprises publiques et privées s’étaient subitement taries. Aussi Sihem Bensedrine, journaliste active au sein de l'opposition politique, porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie, dépose en 1999 une demande en vue de publier le magazine Kalima. Cependant, elle ne reçoit aucune réponse. En juin 2001, elle est arrêtée et emprisonnée durant sept semaines pour avoir critiquer la justice tunisienne sur une chaîne de télévision privée basée à Londres. En janvier 2004, elle est agressée par de présumés policiers en civil et voit sa troisième tentative de faire enregistrer Kalima rejetée. Des journaux tunisiens, dont Al Chourouk8, la présente

8 Al Chourouk (قوﺮﺸﻟا) est un quotidien tunisien en langue arabe créé en 1987 par Slaheddine EL AMRI.

Imprimé au format tabloïd (35 x 24), il paraît six fois par semaine (mardi au dimanche). Basé à Tunis, il est tiré à 80 000 exemplaires, ce qui en fait le quotidien le plus lu du pays. Ce serait également le journal arabophone tunisien le plus consulté sur Internet.

(8)

comme une « prostituée », une « créature du diable », une « vipère haineuse » et une

« vendue aux sionistes et aux francs-maçons »9.

Bensedrine publie Kalima sur Internet puisqu’il reste interdit d'impression après quatre tentatives d'enregistrement10. Elle collabore aujourd’hui avec Néziha Rejiba, alias Om Zeid. Celle-ci a été entendue, le 27 octobre 2008, par le substitut du procureur, au palais de justice de Tunis. La journaliste pourrait a été déférée devant la justice pour « allégations contraires à la loi », suite à la publication d’un article dans lequel elle avait fait porter aux autorités tunisiennes la responsabilité de l’attaque informatique qui avait ciblé, le 8 octobre 2008, le site Internet de Kalima.

Le ministère de l’Intérieur a également interdit la distribution de l’hebdomadaire Mouwatinoun qui avait reproduit l’article de la journaliste dans sa dernière édition11. Cet épisode répressif est loin d’être à sa fin est, entre autres, le fruit d’un flou juridique qui règne sur les dispositions relatives à la diffamation, les atteintes à l’ordre public, l’offense à l’ordre moral, diffusion de fausses nouvelles, etc. En d’autres termes, ce tohu bohu réglementaire laisse les coudées franches aux représentants de la « Tunisie du changement ». Ceux-ci ordonnent présentement, sans ambages, de saisir des numéros qui ne soient pas motivées par écrit aux responsables de la publication incriminée12. Le numéro double 4/5 de fév. /mars 2002 du journal d’Attariq Aljadid en est l’illustration.

L’accès en outre aux informations officielles et aux archives nationales – pendant du droit des citoyens à l’information – est occulté par le Code de la Presse.

La loi du 10 décembre 2003 relative au « soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent » (loi 75-2003) enfonce, toutes proportions gardées, encore le clou13. Cerise sur le gâteau, la bipolarisation pouvoir/islamistes en Tunisie rend moins facile l’émergence d’une conduite du changement au pluriel. Autrement dit, au risque de se voir targués

« d’islamisme » et « d’obscurantisme », les membres de l’opposition « légale » préfèrent tantôt œuvrer pour une critique « constructive », tantôt succomber aux

9 BEAUGE F., 28 mai 2005, « En Tunisie, une journaliste cible d'une campagne de haine », Le Monde.

10 « Sur la toile », Le Monde, 8 décembre 2000.

11 Selon l’article du Reporters sans frontières du 28.10.2008 : « La rédactrice en chef de Kalima menacée de poursuites judiciaires ».

12 Les médias étrangers n’échappent pas à la foudre de la « Tunisie du changement ». Toute publication et tout brin critique pour la smala de Carthage sont bloqués en douane. A l’instar de leurs confrères tunisiens, les journalistes étrangers sont également la cible d’agressions physiques. Dernier épisode en date : en novembre 2005, l’envoyé spécial de Libération, Christophe Boltanski, a été poignardé et aspergé de gaz lacrymogène sous le regard placide de policiers, à Tunis.

13 Cf, « Médias sous surveillance », Tunisie, mai 2004. Rapport de la LTDH sur la situation des médias et de la liberté de communication, p. 5.

(9)

offres financières de la « Tunisie du changement »14. Ainsi, la réclamation des journaux de l’opposition d’un espace médiatique libre – assise nécessaire à une production journalistique de fond – reste prisonnière, comme on l’a évoqué ci- dessus, de leurs dépendances des mannes financières distribuées par la « Tunisie du changement ». Celle-ci demeure dans ce domaine le principal investisseur. Par le biais d’un système de bonus malus, la « Tunisie du changement » perpétue en effet sa fonction providentielle notamment en plaçant des proches du palais présidentiel à la tête des entreprises médiatiques15. Concrètement, l'État tunisien alloue une subvention annuelle de 120 000 dinars (70 000 Euros) pour les quotidiens et hebdomadaires des partis politiques et 30 000 dinars (18 000 Euros) pour les autres périodiques. Ces subventions constituent, peu ou prou, « une technologie de pouvoir ». La dépendance financière des journaux de l’opposition vis-à-vis de la

« Tunisie du changement » ne fait donc que minorer leurs actions dans l’espace public tunisien. Empêtrés qu’ils sont dans leur stratégie de soutien à la « Tunisie du changement », ils se condamnent nolens volens à une sorte d’allégeance forcée. Ils toléreront voire accompagneront ceux-là mêmes contre lesquels ils sont censés se dresser. Un parcours du combattant attendra, en revanche, les journaux

« politiquement incorrects ». En critiquant l’incritiquable, ceux-ci s’exposent à des

« corrections » financières. Ils concourent de surcroit de réels risques qui vont de l’arrêt du journal jusqu’aux disparitions mystérieuses16. Entre ces deux extrémités, la pratique la plus courante demeure la saisie d'une publication à un moment donné ; le sabordage d’une publication indépendante par son propriétaire sans raisons apparentes ; la condamnation d'un responsable d'une publication souvent liée à des règlements de compte, ou peu s’en faut. En ce sens, l’appropriation de l’Internet par la « Tunisie du changement » n’échappe pas, comme on le verra lors du point suivant, aux pratiques répressives existantes.

La « Tunisie du changement » et Internet : appropriation ou instrumentalisation ? Le déploiement de l’Internet dans le système de la « Tunisie du changement » ne va pas sans ambivalence. L’appropriation de l’Internet était en effet marquée par un

14 La Loi du 10 avril 1999 précise les modalités d’aide financière de l’Etat en faveur de la presse d’opposition. Mais celle-ci est appliquée sélectivement. Cf, L'éditorial d’El Mawqaf – journal d’opposition - du 14 déc. 2001, n° 219.

15 M. Mohamed Fahd Sakher El materi, président de « Princesse Groupe », et gendre du président Ben Ali est présentement à la tête de la « Société tunisienne de presse, d’impression, d’édition, de diffusion et de publicité – Dar Assabah » : deuxième groupe de Presse en Tunisie. Voir la dépêche de la TAP du 18 avril 2008.

16 L’hebdomadaire indépendant Erraï (L’opinion) – lieu peu ou prou d’expressions et de revendications démocratiques pendant les années 1977 à 1987 – dont le directeur avait décidé inopinément interrompre ses numéros en décembre 1987.

(10)

volontarisme politique. Lequel se souciait depuis la fin des années 90 de donner l’image d’un pays moderne se développant et changeant en permanence à travers l’adoption, entre autres, du modèle de la « société de l’information » dans le cadre de la mondialisation. A examiner de près, cette appropriation relativement rapide de l’Internet en Tunisie se conjugue donc avec une idéologisation de cet outil. Internet dans le pays du jasmin est présentement associée à l’avènement de la « révolution numérique ». En ce sens, elle est tolérée de facto dans la mesure où elle promeut les acquis de la « Tunisie du changement ». Or derrière cette tolérance se profile une accentuation de la surveillance et une présence de plus en plus imposante des services de sécurité tunisiens. Ceux-ci opèrent, à l’occasion, un contrôle implacable du cyberespace. Censure des sites, interception des courriels, contrôle des

« publinets » – cybercafés –, arrestations et condamnations arbitraires sont une monnaie courante17ou peu s’en faut. Sans trop faire de ces cas particuliers des vérités généralisables, force est de constater que la réglementation de l’Internet en Tunisie ne s’éloigne pas, toutes proportions gardées, de celle de la presse écrite. La première dans la même lignée que la seconde est grosso modo concernée en première instance par la censure. Le fournisseur d’accès en Tunisie est assimilé à un éditeur de publication au sens du code de la presse. La loi du 22 décembre 199718 en témoigne. Elle stipule que chaque fournisseur d’accès doit impérativement désigner un directeur en charge, de fond en comble, du contenu des pages web et des sites qu'il héberge. Eventuellement, celui-ci aura à s’expliquer devant les autorités publiques au cas où il autorise un espace d’information « compromettant ».

Il risque pour le moins son poste. Se trouvant sous pression, « le directeur des publications » préfère ainsi éviter de prendre des décisions pour les souscriptions peu « claires ». Quant à l’attribution des noms de domaines et les formalités d’enregistrement, elles sont objectivement lourdes. L’une comme l’autre requiert une copie de l’extrait du registre de commerce s’il s’agit d’une société à caractère commercial ; copie de l’autorisation de création s’il s’agit d’une organisation non gouvernementale ; ou encore copie du visa légal de création, s’il s’agit d’un organe de la presse écrite. Dans ce contexte, les quelques internautes tunisiens qui auront placé beaucoup d’espoir dans la toile se heurteront aussitôt à une réalité sèche. La hargne de l’Etat prométhéen tunisien est d’une vigueur telle que la « Tunisie du

17 La troisième chambre criminelle du tribunal de Tunis a condamné, le 6 avril 2004, Hamza MAHROUK (21 ans), Amor Farouk CHLENDI (21 ans), Amor RACHED (21 ans), Abdel-Ghaffar GUIZA (21 ans), Aymen MECHAREK (22 ans) et Ridha Hadj BRAHIM (38 ans), à 19 ans et trois mois de prison. Ils sont accusés « d’association de malfaiteurs, de vol et acquisition de produits pour la fabrication d’explosifs » pour avoir consulté des sites "terroristes". Selon leur avocat qui a pu leur rendre visite en prison, ils ont été torturés.

18 La principale législation sur Internet en Tunisie.

(11)

Changement » figure dans la liste des systèmes les plus « hostiles » à l’Internet19. En 2002, le contrôle des moyens de communication, dont Internet, a encore été renforcé. Ce contrôle s’inscrit dans la même perspective que le code de la Poste (tunisienne) de 1998. Celui autorise l’interception du courrier électronique et la confiscation de tout courrier portant « atteinte à l’ordre public et à la sécurité nationale ». Une année après les attentats du 11 septembre, une police du cyberespace est légion20. Ses activités : traquer les sites « subversifs » pour pouvoir en bloquer l’accès ; intercepter les requêtes vers des sites ou les courriers à contenus

« politiques ou critiques » ; rechercher le maximum d’adresses de « proxys »21; pister et interpeller les internautes trop actifs, les cyberdissidents. À titre d’exemple, le 4 juin 2002, Zouhair Yahyaoui a été arrêté à Tunis par les autorités locales à la suite de sa création en 2001 du site Internet <www.tunezine.com>. Espace dans lequel il signait ses articles sous le pseudonyme « Ettounsi » – le Tunisien. Le 10 juillet 2002, Zouhair Yahyaoui a été condamné, en appel, à une année de prison pour « propagation de fausses nouvelles dans le but de faire croire à un attentat contre les personnes ou contre les biens »22. Aussi, Yahyaoui a écopé d’une autre année et quatre mois pour « vol par utilisation frauduleuse de moyens de communication »23. Pour avoir utilisé, en l’occurrence, la connexion Internet à l’insu du gérant de cybercafé pour lequel il travaille. Dans la même perspective,

« la Tunisie du changement » a fait adopter, le 10 décembre 2003, une loi antiterroriste qui concerne l’usage de l’Internet. Cette loi favorise, entre autres, des procédures expéditives pour juger « les terroristes ». Des sites comme ceux du journal Le Monde, Le Monde Diplomatique, Libération obéissent, de temps à autre, au même sort réservé aux « terroristes ». Ils sont ainsi pourchassés au même titre que les sites des organisations non gouvernementales Amnesty International, Human Rights Watch, RSF, CPJ, FIDH, REMDH, OMCT, CRLDH, CNLT, RSP, Zeitouna, Takriz…

19 Je me réfère essentiellement sur la liste des 13 ennemis d’Internet publiée par RSFen 2006. Liste où figure la Tunisie à coté de l’Arabie Saoudite, le Belarus, la Birmanie, la Chine, la Corée du nord, Cuba, l’Égypte, l’Iran, l’Ouzbékistan, la Syrie, le Turkménistan et le Viêt-nam.

20 Un document publié en mai 2004 par la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH), note que les publinets sont soumis à un contrôle régulier. Ils dépendent également du ministère de l’Intérieur, tombant ainsi sous le coup de la police politique. Celle-ci supervise depuis les locaux de la Kasbah (le Châtelet tunisien), dans la longue rue Bâb Bnet qui aligne les bâtiments de style colonial des différents ministères, à l’un des étages du Ministère des technologies de communication que sévit la police de l’information, avec une annexe au Belvédère. C’est là, d’ailleurs qu’on trouve un matériel d’écoute des plus sophistiqué, acheté chez la marine française.

21 Serveurs relais qui permettent aux internautes d’accéder aux sites interdits en contournant les systèmes de blocage, et les rendre inopérants.

22 Article 306 ter du code pénal.

23 Article 84 du code des communications.

(12)

« La Tunisie du changement » ne cesse donc de déployer l’un des dispositifs les plus étendus de censure au monde à l’encontre d’Internet. En ce sens, de point de vue strictement quantitatif, une étude de OpenNet Initiative24 de 2005 révèle que sur 1923 sites Internet testés de l’intérieur de la Tunisie 187 étaient bloqués. Soit une moyenne de 10%. Instrument de gestion de la « Tunisie du changement », l’ATI veille en outre à ce que le marché de l’Internet reste « sous sa haute bienveillance ».

Ainsi pour pouvoir exercer dans la « légalité », les fournisseurs d’accès signent un contrat. Celui-ci stipule, entre autres, que l’usage d’Internet doit se limiter « à des fins scientifiques, technologiques, commerciales, strictement en rapport avec les activités des clients ». Quant aux gérants des publinets, ils sont de plus en plus

« vivement » encouragés à garder les « traces » de leurs visiteurs. Ces cybercafés font aussi l’objet de surveillance. Des logiciels espions – implantés sur les disques durs lors de téléchargement de logiciels gratuits – sont installés sur les ordinateurs.

Ils permettent ainsi d’épier les usagers. Au risque de perdre leur commerce, certains gérants mentionnent, sur la bordure des écrans : « Il est strictement interdit de se rendre sur des sites prohibés ».

Délégitimation provisoire du syndicalisme tunisien

La rhétorique des promoteurs de la « Tunisie du changement » n’a pu, en outre, s’imposer qu’en enrégimentant peu à peu le syndicalisme tunisien. En réalité, depuis le début du XXème siècle celui-ci jouait non seulement le rôle du défenseur des intérêts des travailleurs mais aussi incarnait en Tunisie une voix peu ou prou révoltée qui s’insurgeait tour à tour contre un changement se réalisant dans les dépassements et les abus de la colonisation ; contre un changement dans le cadre d’une modernisation guidée par un autoritarisme éclairé durant les années 60, 70, 80 et jusqu’au milieu des années 90 ; contre in fine un changement prônant l’ « autorégulation du marché » et vantant le mérite de « l’entreprise individuelle », de la « performance et de la flexibilité » des modes de production. En ce sens, la prise de vigueur de la rhétorique du changement avec l’avènement de l’ « ère du changement » est en partie le fruit d’une domestication du syndicalisme tunisien.

Autrement dit, la faiblesse de celui-ci est le fruit de plusieurs combats perdus contre les « réformistes » en Tunisie.

24 L’OpenNet Initiative a pour objectif d’enquêter, d’analyser et de diffuser les pratiques de censure et de surveillance sur Internet. Elle est le fruit d’une collaboration entre quatre centres de recherche universitaire américains, canadiens et anglais : le Citizen Lab at the Munk Centre for International Studies de l’université de Toronto, le Berkman Center for Internet & Society d’Harvard, l’Advanced Network Research Group de l’université de Cambridge et l’Oxford Internet Institute de l’université d’Oxford.

(13)

Le premier rapport de force : La CGTT VS le protectorat français

L’amorce de l’entreprise syndicale en Tunisie est pour le moins tourmentée. La CGTT25 la première centrale syndicale en Tunisie fût créée en 1924 par Mohamed Ali el Hammi26 sur fond de colère, de précarité et d’exaspération ouvrière. Dès sa création, elle eut une bonne résonance auprès des ouvriers tunisiens. Elle répondait un tant soit peu aussi bien à leurs frustrations qu’à leurs aspirations. Les actions de la centrale, au demeurant, ne tardent pas à déplaire aux représentants du « projet du changement » français en Tunisie. Parallèlement, en embrassant l’idéologie communiste, l’entreprise syndicale n’avait que peu d’échos auprès du (vieux) Destour27. Ce dernier avait avorté la tentative de la centrale à s’y rallier. En fait, le Destour – à la tête du Cartel des gauches pendant la colonisation – ne voulait pas attribuer le statut d’interlocuteur agrée à la CGTT. Celle-ci est considérée par le parti du vieux Destour comme défendant un changement qui s’inspire de l’idéologie de la révolution bolchevique. En 1925, en tentant de préserver sa prééminence sur la scène politique tunisienne, le Destour va ainsi officiellement marquer ses distances avec la Confédération. Désolidarisation qui survient après l’emprisonnement de plusieurs dirigeants de la CGTT et le soupçon de Mohamed Ali El Hammi par les autorités du protectorat français de communisme et de complicité avec l'Allemagne.

A ce soupçon ce dernier rétorquait au président du Conseil français : « Je n'appartiens à aucun parti politique [...] mon travail cherche à organiser et défendre les intérêts du prolétariat tunisien exploité par le capitalisme mondial28». Il fût nolens volens condamné à 10 ans d’exil29. Après le décès de Mohamed Ali El hammi en 1928, la CGTT aura tenté une nouvelle entrée en juin 1937 sur la scène politique tunisienne. Celle-ci fut encore avortée ; cette fois par le Néo-Destour.

Celui-ci finissant avec le « projet archaïque » du (vieux) Destour et son leader emblématique Abdelaziz Thâalbi, rejette la « repentance » de la Confédération sous prétexte de la persistance des « idées dérangeantes » en son sein. Autrement dit, les actions de la nouvelle CGTT nuisaient au projet de changement – à « la stratégie de résistance » – du Néo-Destour. Après avoir été rejetée deux fois en tant qu’acteur

« officiel » dans le champ politique tunisien, la troisième entrée en scène de la

25 La Confédération Générale Tunisienne du Travail.

26 Mohamed Ali El Hammi (ﻲﻣﺎﺤﻟا ﻲﻠﻋ ﺪﻤﺤﻣ), né le 15 octobre 1890 à El Hamma (Sfax) et décédé le 10 mai 1928 en Arabie saoudite, est considéré comme le père du syndicalisme tunisien.

27Issu du mouvement « Jeune-Tunisie » du cheikh Thaalibi, il fut fondé en 1920. Il revendiquait une constitution (en arabe déstour) et la fin du protectorat français. Cette revendication est assez complexe car elle n’arrivait pas tellement à proposer un projet politique et économique alternatif au projet du changement français en Tunisie.

28TABABI H., Mohamed Ali El Hammi, (éd), 2005, Tunis, Institut supérieur de l'histoire du mouvement national, pp. 13-36

29 Ibidem.

(14)

nouvelle CGTT coïncide avec un contexte de tumulte populaire. Contexte où les mouvements de grève des travailleurs tunisiens culminent. Cette troisième fois aurait été la bonne, la nouvelle CGTT a réussi à s’imposer, entre autres, grâce à l’impulsion des militants syndicalistes dont certains avaient appartenu à la première CGTT. Les élites de la CGTT se distinguaient d’ailleurs de celles du Néo-Destour.

Elles étaient autodidactes ou de formations scolaire primaire, issus de milieux populaires et originaires du Sud tunisien. Aussi, la CGTT comptait parmi ses membres des néo-destouriens. Son secrétaire général, Belgacem Guenaoui en est l’illustration. La présence des membres du Néo-Destour dans la centrale syndicale fut en quelques sortes, la condition sine qua non de la reconnaissance de cette dernière dans le champ politique tunisien. Champ à l’époque sous la tutelle de la puissance colonisatrice française. Cette reconnaissance ne fût pas acquise sempiternellement. Elle se réalise en effet dans la difficulté. En 30 Janvier 1938, la CGTT tenait un congrès extraordinaire, lorsqu’une trentaine de membres de la Jeunesse destourienne conduits par des dirigeants du parti, dont Salah Ben Youssef et Hédi Nouira, firent irruption dans la salle et prirent le contrôle. Cet événement marque non seulement l’interventionnisme d’un certain membre du Néo-Destour mais aussi une dichotomie au sein même de la CGTT. Dichotomie entre ceux qui prônent une action et un changement indépendants de la centrale ; et ceux qui envisagent une action enrégimentée de la CGTT. Le conflit entre ces deux visions antagonistes de l’action de la CGTT aura une courte durée. L’une et l’autre s’éclipsèrent aux lendemains des émeutes du 9 avril 1938. Néanmoins, les idées sous-jacentes à ce quiproquo redessineront les contours de l’action syndicale tunisienne tout au long du 20eme siècle.

Le deuxième rapport de force : L’UGTT VS le principe de l’indépendance par étape Le syndicalisme tunisien fait une deuxième rentrée en scène avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Ce retour est, en partie, facilité par le rétrécissement de la place du Néo-Destour dans le champ politique tunisien. En d’autres termes, la mise sur pied de l’UGTT survient à un moment de discrédit de l’action du Néo-Destour aussi bien de la part de la puissance colonisatrice française que de la part de la population tunisienne. La première juge le parti incapable de maîtriser les « indigènes » ; la seconde le juge déconnecté des préoccupations tunisiennes. Dans cette posture inconfortable, le parti se trouvait dans l’obligation de s’associer à d’autres forces son but est de prôner une version du changement tunisienne indépendante et libre au-delà même de l’interventionnisme du protectorat français. L’association du Neo-destour avec l’UGTT s’effectuait dans le cadre de

« fronts ». La nouvelle centrale syndicale, partie prenante du « Front national pour l’indépendance » de 1946 au même titre que les deux Destours et le parti communiste, commençait à avoir une certaine autonomie. En effet, l’UGTT était forte des revendications des travailleurs tunisiens et de leurs protestations liées à des

(15)

conditions de travail objectivement difficiles. En 1952, alors que Bourguiba et Ben Youssef, les principaux dirigeants du Néo-Destour, étaient « de nouveau emprisonnés » ou en « exil », un autre leader, Farhat Hached, secrétaire général de l’UGTT à l’époque, prend la tête du mouvement indépendantiste. Dès le départ, les actions de Hached vont à l’encontre de la conduite du changement coloniale.

Ses origines plébéiennes en sont pour beaucoup. Hached30 incarnait en effet un tout autre type d’élite. Il opérait d’emblée une identification avec les couches populaires, allant jusqu’à les personnifier. « Je t’aime, ô peuple ! ». Les grèves, les mouvements de protestations et les manifestations de rue comme étant des résistances au changement français se multiplient donc avec Hached. Les Tunisiens pendant un court laps de temps retrouvent leur leader. Leader incarnant un projet de changement collé, un tant soit peu, aux aspirations des classes populaires dont les revendications premières sont l'indépendance et l'amélioration des conditions de vie et de travail. Aussi, sous la conduite de Hached, l'UGTT31 joue un rôle central dans le déclenchement, l'encadrement des mouvements et la radicalisation des revendications populaires. Elle assumera à partir du dernier trimestre de 1952 aussi bien la responsabilité de diriger la « résistance » politique que de galvaniser la

« résistance » armée ; principalement contre les autorités du protectorat français.

Elle profitait surtout d’une certaine amnistie. En l’occurrence, ses actions sont, peu ou prou, avalisées par la loi sur les libertés syndicales et le soutien de la CISL ; outre l’appuie du syndicalisme américain et de quelques démocrates au pouvoir aux États-Unis. A la fois leader du mouvement national, chef de la résistance et homme de communication, Hached en personne organise les groupes d'activistes dans les locaux de l'UGTT. Il mène des attaques armées contre les symboles de l'autorité

30 Farhat HACHED (دﺎﺸﺣ تﺎﺣﺮﻓ), né le 2 février 1914 à El Abbassia (Kerkennah) et mort le 5 décembre 1952 près de Radès, est un homme politique et syndicaliste tunisien. Il est l'un des principaux chefs de file du mouvement indépendantiste aux côtés d'Habib Bourguiba et de Salah Ben Youssef. Fils d’une famille de pêcheurs des îles Kerkennah au large de Sfax, il avait pour tout capital scolaire le certificat d’études obtenu à l’issue de sa formation dans une école primaire franco-arabe. Il accède à des responsabilités diverses aux niveaux local et régional et dans l'administration centrale auprès d'Albert Bouzanquet. C'est pourquoi, il est renvoyé de son emploi en 1939 et vit des jours difficiles avec la Seconde Guerre mondiale et l'interdiction de toutes ses activités politiques et syndicales sous le régime de Vichy. Durant la guerre, il se porte volontaire auprès du Croissant Rouge en vue de secourir des blessés, tâche qu'il accomplisse en dehors de ses heures de travail. En 1943, il arrive à Sfax après son recrutement en qualité de fonctionnaire des travaux publics et reprend ses activités syndicales à l'Union régionale de Sfax. Employé d’une société de transports, il avait d’abord milité à la section de Tunisie de la CGTT dont il était devenu l’un des dirigeants, avant de créer, en 1944, l’Union des syndicats autonomes du Sud tunisien. La fusion de cette Union avec celle des syndicats autonomes du Nord et la Fédération des fonctionnaires donnerait Naissance à l’UGTT en 1946. Cf. Juliette BESSIS, « Farhat Hached (1914-1952) », Jeune Afrique, 883, 9 décembre 1977, p. 36 – 64.

31 L’adhésion de l’UGTT à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) en 1949 mène Hached de réunion en réunion (Afrique du Nord, Milan, etc.).

(16)

coloniale. Que les arrestations atteignent plus de 20 000 personnes, Hached participe, contre vents et marées, à des actions de grèves et de mobilisations. Dans une note adressée au comité exécutif de la CISL le 21 octobre 1952, Hached décrit la conjoncture comme suit : « certaines mesures auxquelles on aurait voulu donner le caractère d'apaisement sont toujours assorties d'autres mesures brutales qui ne font que rendre le climat plus malsain encore. C'est ainsi qu'au mois de mai, les ministres qui avaient été internés à Guibilli puis transférés à l'île de Djerba étaient libérés. Mais ils étaient tenus de ne recevoir personne chez eux […] Les rafles se succédaient à un rythme infernal et des condamnations à la peine de mort étaient prononcées. Au mois de septembre, les internés des camps de concentration étaient soi-disant libérés, mais on leur assigne pour résidence le périmètre communal de leur localité, ou bien on leur interdit le séjour dans la circonscription du contrôle civil de leur résidence habituelle. Les syndicalistes ne sont pas libérés. Ils sont transférés à l'île de Djerba et on les laisse sans ressource et sans pourvoir à leur nourriture et à leur logement. Les ouvriers libérés des camps sont congédiés de leur emploi. D'autres sont expulsés de Tunisie sans préavis, sur l'Algérie. Au même moment, des centaines de détenus politiques sont transférés dans les prisons d’Iambèze en Algérie, où ils sont sous le régime du véritable bannissement. À ce jour, plus de 3 000 condamnations ont été prononcées par le tribunal militaire, dont 9 à mort, 12 aux travaux forcés à perpétuité, 65 à la réclusion, le tout totalisant plus de 13 000 années de bagne, 2 500 prévenus attendent encore de comparaître devant le tribunal militaire... Plus de 20 000 personnes avaient été ainsi arrêtées, un grand nombre d'entre elles ont subies des tortures et des sévices de toutes sortes. » Aussitôt la « résistance » tunisienne devenue sérieuse, la puissance colonisatrice française ne la tolèrera plus. Elle y mettra fin en assassinant Hached le 5 décembre 1952 dans de sombres circonstances. Selon Antoine Moléro, ancien agent des services français au Maroc, « Hached a bien été assassiné par La Main rouge qui avait reçu l'ordre de le faire. La Main rouge était une organisation dont l'État français se servait pour ne pas se mouiller. » De toute façon, « il fallait se débarrasser de Hached, d'une façon ou d'une autre ». Hached était une entrave au projet du changement français pour la Tunisie.

En effet, la relation de Hached avec les Tunisiens était, toutes proportions gardées, d’une osmose rare. Son projet de changement pour la Tunisie s’inspire des aspirations des ouvriers tunisiens et de la frange de la société tunisienne la plus fragilisée. Avec Hached le syndicalisme tunisien prend l’allure de la « résistance » voire de la « révolte ». Un syndicalisme qui négocie, certes, dans les palais mais aussi dans les rues et dans les mines du phosphate. Toutefois, cette période du

« syndicalisme révolté » fut éphémère. Après l’assassinat de Farhat Hached, le Néo- Destour est remis en sel. Profitant de la disparition d’un homme charismatique, les néo-destouriens se faufilent dans la direction de l’UGTT. Le parti du « combattant suprême » profite ainsi de l’occasion pour renouer le lien d’avec les franges populaires tunisiennes.

(17)

Sous l’égide d’Habib Bourguiba, le Néo-Destour prône présentement la nécessité d’introduire un changement tunisien qui s’esquisse par « réflexion, ruse, étapes et patience ». Derrière cette rhétorique, il est vraisemblable que les élites Néo-destouriennes adoptent un pragmatisme et un réalisme suite à une mesure des disparités des rapports de force entre la France et la Tunisie. Désormais, le but de ces élites conduites par le « combattant suprême » est la « pacification » des relations avec la puissance colonisatrice française. Toutefois, ce changement stratégies s’éloigne ipso facto des causes des plus démunis : les mineurs, les ouvriers agricoles, les populations du Sud et du Centre tunisiens. En ce sens, après l’assassinat de Farhat Hached, l’UGTT n’est plus pour un « changement radical » mais plutôt pour un changement procédant par étapes. Cette conception de la conduite du changement qui relativise les difficultés quotidiennes d’une grande partie de la population tunisienne du sud ne va sans heurts. Au début des années 1955, les populations du sud feront des grèves, protesteront, se révolteront contre la misère et le dénouement. Deux phénomènes sociaux que la communication du Néo- Destour essayera tant bien que mal d’occulter. Le « pragmatisme » bourguibien s’en sort quasi indemne de sa première épreuve notamment grâce au soutient subreptice de la direction néo-destourienne de l’UGTT. Celle-ci à travers des promesses à ses populations démunies ont pu faire passer au mieux la conduite du changement par étapes. L’UGTT jouera ainsi un rôle de premier plan dans la tenue et l’issue du congrès du Néo-Destour réuni à Sfax en novembre 1955. Lequel a scellé le ralliement à Bourguiba de la majorité des dirigeants et des militants du parti contre les « rebelles yousséfistes ».

A partir de là, la mission de l’UGTT consiste certes à se préoccuper des questions économiques et sociales mais œuvrera aussi pour la promotion de la rhétorique du changement et de la modernisation bourguibienne. Peu à peu, l’activisme de la centrale se réduit donc comme une peau de chagrin. La UGTT ne soutiendra présentement que les « grèves organisées ». Elle relancera les revendications d’un statut de l’ouvrier agricole. Elle proposera même un plan de développement du Centre et du Sud tunisiens. Ces actions visent donc moins à discréditer le projet du changement bourguibien qu’à le conforter. Dans ce deuxième rapport de force, depuis l’assassinat de Farhat Hached, le temps n’est plus à la « Révolution ». L’UGTT est par surcroît un acteur politique qui a des responsabilités. L’« atténuation des disparités régionales » en est une. L’UGTT œuvre donc pour « la stabilité » de la conduite du changement bourguibienne. Sa défense des revendications des ouvriers agricoles et du « prolétariat » s’inscrit désormais dans les limites compatibles avec l’« univers des possibles » du régime bourguibien32.

32 Que les dirigeants de l’UGTT, à l’instar de Hmid BEN SALAH, son secrétaire général de l’époque, inquiètent par leurs idées communistes et par leurs proclamations « radicales » les intérêts de la bourgeoisie tunisienne, ils modéraient en réalité une exaspération et une crise sociales. En ce sens,

(18)

Après l’indépendance, l’UGTT sera présente dans l’échiquier politique sous le patronage de Bourguiba à partir d’avril 1956. Composée de nombreux fonctionnaires et enseignants, les actions de l’UGTT sont certes ancrées dans le mouvement ouvrier tunisien mais seront de plus en plus teintées des couleurs de la

« realpolitik » c’est à dire de la conduite du changement par étape. Ce qui n’enlève rien à la persistance d’un éthos révolutionnaire quoique discret remontant aux deux figures emblématiques du syndicalisme tunisien : Mohamed Ali El Hammi et Farhat Hached. Dans la mise en train du projet du changement bourguibien, l’UGTT fit donc l’objet de pressions pour participer au gouvernement. Son secrétaire général Hmid Ben Salah refusa le portefeuille ministériel que lui proposait Bourguiba. La forte personnalité du syndicaliste faisant craindre au Néo-Destour que l'UGTT n'échappe à son contrôle. Que Ben Salah puisse créer un parti travailliste était le scénario à éviter. Ainsi, un courant néo-destourien se forme rapidement au sein de l'UGTT pour obtenir son éviction. Au congrès du mois de septembre 1956, un courant animé par Habib Achour pénètre la commission administrative et, sous son influence, certaines unions régionales refusent de s'affilier à l'UGTT et se groupent en une union adverse : Union des Travailleurs Tunisiens (UTT). En outre, le Néo- Destour, s'appuiera sur les syndicats patronaux et paysans. À l’issue de cette contre- attaque orchestrée par le parti devenu aussitôt hégémonique du « combattant suprême », Ben Salah sera « mis sur le carreau » en décembre 1956, mais pas pour longtemps. Ahmed Tlili jusqu’à lors à la fois membre de la commission administrative de la centrale et du bureau politique du parti Destourien chapeautera l’UGTT. Dans ces premières années après l’indépendance, la conduite du changement bourguibienne se met en train en semant les troubles au sein de l’UGTT. L’objectif est que celle-ci demeure prisonnière de ses tracas internes. Ce qui permet de vedettiser « l’œuvre » bourguibienne du changement en Tunisie.

Aussi, la conduite du changement bourguibienne ne se gênait pas à convertir les membres les plus influents qui lui sont les plus hostiles. Ainsi, en juillet 1957, Hmid Ben Salah après avoir été dans le collimateur du « combattant suprême » et après avoir perdu sa place au sein de l’UGTT, entrait au gouvernement en qualité de secrétaire d’Etat à la Santé publique.

Après avoir changé trois fois de ministre de l'économie en quatre ans, Bourguiba tente la planification puis opte enfin pour le socialisme. Ben Salah l’ennemi du départ devient un des premiers partenaires de Bourguiba. Ce dernier le met en charge du ministère de la planification et des finances en 1961 dans un contexte où la Tunisie recherche présentement un modèle économique viable. En 1965, la politique socialiste de Ben Salah est omnipotente. Elle menace l’autonomie de l’UGTT. La centrale résiste à la conduite du changement autoritaire de Ben Salah.

Habib Achour et Ahmed Tlili y sont pour beaucoup. Ces deux acteurs ont été, toutes

l’annulation de l’ordre de grève générale que la direction de l’UGTT a initialement lancé pour le 10 août 1955 en est l’illustration.

(19)

proportions gardées, derrière l’éviction de Hmid Ben Salah de la tête de l’UGTT.

Ainsi, dans le sillage de sa politique des « coopératives », Ben Salah s’acharne à prendre sa revanche personnelle. Il finit par aligner l’UGTT au grand dam de Tlili et d’Achour. En juillet 1965, Tlili quitte discrètement la Tunisie pour l'Europe. Il y effectue des déclarations hostiles au régime du président Habib Bourguiba. À partir de janvier 1969, dans la même lignée que Tlili, les commerçants et les gros et moyens agriculteurs – menacés par « les coopératives de production » instaurées en 1962 – unissent leurs forces contre Ben Salah. Ce dernier ne peut s'assurer l'appui des paysans pauvres. Sa chute sera rapide. Démis de ses fonctions ministérielles en septembre 1969, il est aussitôt exclu du Néo-Destour. Il sera même déchu de son mandat de député et ensuite accusé d'avoir « abusé de la confiance » de Bourguiba.

Mieux, il sera soupçonné d'avoir pris avantage – dans les deux dernières années – du mauvais état de santé du « combattant suprême ». Il finit par être traduit devant la Haute Cour. Il sera condamné le 25 mai 1970 à 10 ans de travaux forcés. Au moment des règlements de compte entre Bourguiba et son hyperministre Hmid Ben Salah, l’UGTT regagne son autonomie de fonctionnement mais elle de plus en plus perplexe quant à la manière avec laquelle elle doit mettre en place une conduite du changement qui ne soit pas autoritaire et qui œuvre pour les populations et les ouvriers les plus fragiles.

Le troisième rapport de force : L’UGTT VS le libéralisme économique tunisien A partir des années 1970, l’UGTT comme étant un acteur important dans la construction d’un Etat tunisien s’orientant peu à peu vers système de libéralisme social développe à son tour des succursales dans les milieux les plus divers et parfois dans des situations antagonistes. La centrale a pris la dimension d’un vaste rassemblement, bien au-delà de la seule classe ouvrière ou des couches salariées les plus modestes. Elle comptait en 1977 plus de 500 000 adhérents contre 40 000 en 1970. L’élargissement et la diversification de l’UGTT vont avec un renouvellement des cadres de syndicats de base. Une proportion importante de militants âgés de moins de 35 ans y a accédé aux responsabilités. Une large place est de surcroît réservée aux enseignants et aux journalistes. Ceux-ci proviennent majoritairement de la région de Sfax et de Gafsa – les deux principaux bastions historiques du syndicalisme tunisien –. Aussi, le rajeunissement de l’effectif de l’UGTT ne va pas sans une distance critique quant au nouveau souffle que prend la conduite du changement bourguibienne après l’épisode Ben Salah. « Réformisme » que le premier ministre Hédi Nouira se charge de mettre en place. Ce dernier ayant rejeté le socialisme de son prédécesseur Hmid Ben Salah, entreprend une politique économique libérale. Celle-ci ne tarde pas, après une décennie euphorique, à susciter à son tour le mécontentement d’une grande majorité des Tunisiens.

Orchestré par l’UGTT celui-ci dégénère en un « jeudi Noir ». Le 26 janvier 1978, en l’occurrence, sera le jour de l’escalade de la violence et du bras de fer entre les

(20)

forces de l’ordre – sous les commandes de Zine el Abidine Ben Ali – et les grévistes animés par l’Habib Achour. Ce « jeudi noir » fût, toutes proportions gardées, l’amorce d’une presque guère civile à Tunis. Des graves incidents à Tozeur et à Sousse se produisirent dans la même semaine. Militants syndicaux, lycéens ou étudiants et laissés-pour-compte de la croissance se sont retrouvés dans la rue, lieu de convergence de plusieurs formes de contestation. Devant les locaux de l'UGTT, Achour tient un discours vindicatif. Selon lui « il n'y a de combattant suprême que le peuple ». Des jeunes venus de la périphérie de la ville, rejoignent dans les rues de la capitale les personnes également sorties de chez elles. Un coup de feu tiré aux abords de la médina ait marqué le début des émeutes. Des enfants se seraient alors mis à jeter des pierres depuis les terrasses où ils se sont regroupés. Des milliers de manifestants convergent vers la médina, les rues commerçantes du centre-ville et les quartiers bourgeois du Belvédère et de Mutuelleville. Ils dressent des barricades, brisent des vitrines et mettent le feu à des bâtiments administratifs. Sur réquisition des autorités civiles, l’armée est intervenue pour rétablir l’ordre, au prix de plus d’une centaine de victimes et de près d’un millier d’arrestations. Cette fois l’UGTT a pris vraiment un coup dur. Il ne reprendra un nouveau souffle qu’en 7 novembre 1987. Après la destitution du président Bourguiba par son premier ministre Zine el Abidine ben Ali, l’UGTT a de plus en plus à faire à un libéralisme tunisien incarnant et communiquant sans cesse sur le « Changement ». Réunifiée en 1988, l’UGTT profite peu ou prou d’un air de liberté qui regagne pour une courte durée la Tunisie. A bien regarder, cette liberté est en effet une distanciation vis-à-vis du parti unique tunisien. Ce denier, selon la rhétorique de l’ « artisan du changement » est prêt à « jouer le jeu démocratique » en accordant certes plus de liberté à l’opposition mais aussi en rappelant l’importance de la question de responsabilité.

En ce sens dans le cadre de ce paysage teintée présentement de pluripartisme, la centrale est censée être autonome toutefois dépolitisée notamment par l’observation d’une attitude de « neutralité » à l’égard des actions du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) et des autres partis légalement reconnus. Cette neutralité partisane, synonyme d’autonomie fonctionnelle, signifie de facto l’alignement de l’UGTT sur les grandes orientations de l’ « ère du changement ». En d’autres termes, dans la « Tunisie du changement », l’UGTT défendra présentement les intérêts des salariés et aura les coudées franches sur le plan de son organisation interne et le choix de ses membres et leaders. Son autonomie sera préservée pour autant qu’elle ne franchisse pas « la ligne rouge » de la politique protestataire.

Autrement dit, ses critiques doivent être « constructives », en faveur de la

« cohésion nationale » et de la « stabilité » de l’ « ère du changement ». Ainsi, l’UGTT aura avec l’ « ère du changement » de plus en plus le rôle d’accompagnateur des « réformes économiques ». Dans cette perspective, l’ébauche de la privatisation et de la libéralisation de l’économie tunisienne vers la fin des années 80, amène l’UGTT à caler tant bien que mal son action sur les changements engagés par les autorités tunisiennes. « Réformes » qu’elle ne critique qu’à la

(21)

marge. Dans ce processus de libéralisation, l’UGTT perd de surcroît ses lieux de prédilection dans les entreprises publiques. Elle est peu à peu confrontée à la volatilité de ses adhérents. Ce fait remet en question l’autonomie de l’UGTT vis-à- vis de l’Etat. En d’autres termes avec de moins en moins d’adhérents, la centrale est amenée, nolens volens, à rechercher ses ressources financières dans les caisses de l’Etat. Par conséquent, la centrale concentre ainsi son activité sur la défense de l’emploi. Ces critiques en ce domaine demeurent circonscrites dans le cadre de la « contestation légale » tracée par la « Tunisie du changement ». À titre d’exemple, au lieu de remettre en cause la flexibilité croissante du marché de l’emploi33 et notamment l’augmentation de la précarité dans les rangs des diplômés de l’enseignement supérieur, l’UGTT s’intéressa plutôt aux statistiques globales relatives au chômage en Tunisie. Celles-ci, d’ailleurs, selon les chiffres officiels, avoisinent les 15 %34. En d’autres termes, « l’UGTT ne s’oppose plus aux autres instances de l’Etat-parti, ne serait ce que sur les registres du travail et du salariat, mais participe, au même titre que les autres institutions, à l’élaboration des politiques économiques, contribue à la régulation de la crise de l’emploi et in fine au maintien de « l’ordre public » et de la « paix sociale ». »

En 1995 avec l’adhésion de la Tunisie au processus de Barcelone, le rôle de l’UGTT se rétrécit sérieusement. Le programme « de mise à niveau » adopté par les autorités tunisiennes enferme, toutes proportions gardées, l’UGTT dans les cercles vicieux des licenciements et du droit syndical. En témoigne, les circonstances dans lesquelles est survenue la « démission » d’Ismaïl Sahbani35, en septembre 2000.

Celui-ci après avoir été le « bon élève » de la « Tunisie du changement » et après avoir été fortement appuyer par celle-ci notamment pour sa réélection à la tête de l’UGTT durant la période de 1994 à 1999, franchi « la ligne rouge » en parlant de son éventuelle candidature aux élections présidentielles de 1999. Dans une « Tunisie du changement » qui conçoit le pouvoir comme une propriété privée, Sahbani est aussitôt accusé de « malversations et de mauvaise gestion ». Il sera contraint à la démission en septembre 2000 et traduit en justice et condamné, en octobre 2001, à 13 ans de prison ferme et à de fortes amendes. Une fois sa carrière politique détruite, il sera amnistié en 2003. Sahbani est, certes, réputé par son refus du dialogue, sa

33 Voir le Code du travail de février 1994 portant sur la flexibilité du travail.

34 Selon l’INS (Institut national des statistiques) le Taux de chômage : 15,0 % en 2001. Sur le taux de chômage en Tunisie et ses bases de calcul qui masqueraient un recul du chômage.

35 Le parcours d’Ismaïl Sahbani avant son élection à la direction de l’UGTT, à l’âge de 42 ans, était celui d’un jeune cadre syndical indépendant du pouvoir politique. Cet ancien ouvrier avait été arrêté en janvier 1978 et condamné en septembre de la même année par la Cour de sûreté de l’Etat à cinq ans de travaux forcés. Lors du procès, il avait fait état de tortures infligées durant les interrogatoires par la police.

Secrétaire général de la Fédération de la métallurgie en 1980 après son élargissement, il avait rejoint en 1983 le bureau exécutif de la centrale. C’est à l’issue du congrès extraordinaire tenu en avril 1989 au lendemain d’une nouvelle réunification qu’il est devenu le secrétaire général. Confirmé à ce poste par le congrès de décembre 1993 et avril 1999, il a assumé la responsabilité de la reconversion de l’UGTT.

Références

Documents relatifs

Article 8- Les Secrétaires généraux de la préfecture du Pas-de-Calais et du Nord, les Sous-préfets de Saint- Omer et de Dunkerque, Monsieur le directeur régional de l’environnement

• Recherche d’une cohérence: mise en place d’une charte qualité.. • Un dispositif commun de qualité d’enseignement en ligne

Si à première vue nous pouvons constater le ton paternaliste de cette notion de protection, qui doit s’appliquer aux femmes seules et aux enfants par l’entremise

Et parmi ces expressions, les locutions à première vue, au premier abord et de prime abord présentent un fonctionnement que l’on peut dire doublement cadratif au

Le réseau de points focaux pays est ainsi appelé à fonctionner sur le mode d'une CO C OM MM MU UN NA AU UT TE E D DE E P PR RA AT TI IQ QU UE E (CoP) permettant de partager des

En tant que Directeur fondateur de cette école privée, professeur de mathématique au collège d’une expérience de 17 ans de classe ayant exploité

La capoeira de Ios afios treinta en adetante también ofrece un campo muy fértil para observar los procesos hegemônicos y las negociaciones que suponen con los grupos subaltemos.

Tenant en compte le nombre relativement bas des études sur l’intégration d’un dispositif hybride pour l’enseignement-apprentissage (DHEA) reposant sur une