• Aucun résultat trouvé

Harcèlement au travail

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Harcèlement au travail"

Copied!
161
0
0

Texte intégral

(1)

Conference Proceedings

Reference

Harcèlement au travail

AUBERT, Gabriel (Ed.), GUINCHARD, Jean-Marc (Ed.), PICCOT, Marcel (Ed.)

AUBERT, Gabriel (Ed.), GUINCHARD, Jean-Marc (Ed.), PICCOT, Marcel (Ed.). Harcèlement au travail. Zurich : Schulthess, 2002, 154 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14314

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

Le droit du travail en pratique Arbeitsrecht in der Praxis Collection dirigée par Gabriel Aubert

Professeur à l'Université de Genève

Volume 22

Harcèlement au travail

Etudes réunies par Gabriel Aubert Jean-Marc Guinchard

et Marcel Piccot

Schulthess § 2002

(3)

,

Catalogage en publication de la Oeutsche Bibliothek

Tous droits réservés. Toute traduction, reproduction, représentation ou adaptation intégrale ou partielle de cette publication, par quelque procédé que ce soit (graphique, électronique ou mécanique, y compris photocopie et microfilm), et toutes formes d'enregistrement sont strictement interdites sans l'autorisation expresse et écrite de ,'éditeur.

<Cl Schulthess Médias Juridiques SA, Zurich . Bâle . Genève 2002

ISBN 3 7255 4432 8

(4)

SOMMAIRE

Préface ... 3 Gabriel AUBERT

Professeur à l'Université de Genève

1. L'APPROCHE DU PSYCHIATRE

Harcèlement et conflits de travail ... 9 Marie-France lllRIGOYEN

Psychiatre, Paris

Le harcèlement au travail,

vu du cabinet d'un psychiatre praticien ... 2?

Bernard REITH

Psychiatre et psychothérapeute

Président de l'Association romande pour la psychothérapie psychanalytique, Genève

n.

L'APPROCHE DE L'AVOCAT

La protection de la personnalité dans les rapports de travail . .3?

Jean-Bernard W AEBER A vocat et médiateur, Genève

III. L'APPROCHE DE L'INSPECTION DU TRA VAIL

Le concept du mobbing - cas cliniques ... 65 Dominique QUINTON

Médecin Inspecteur Régional du travail, Rhône-Alpes

(5)

2

Expériences lausannoises ... 81 Edmond BIANCHI

Chef de l'inspection communale du travail

Membre du groupe de lutte contre le mobbing de la Ville de Lausanne

Expériences genevoises ... 89 Elisabeth CONNE-PERRÉARD

Médecin inspectrice du travail, Genève

IV. L'APPROCHE DU MÉDIATEUR

La médiation dans les conflits interpersonnels du travail... .... 109 Francine COUR VOISIER

Avocate et médiatrice, présidente du groupement Pro-Médiation, Genève

V. L'APPROCHE DU JUGE

La médiation judiciaire en Franée ... 137 Béatrice BRENNEUR

Docteur en droit

Présidente de la Chambre sociale, Cour d'appel de Grenoble

Table des matières ... ; ... 151

(6)

PRÉFACE

Gabriel AUBERT

professeur à la Faculté de droit de Genève

S'il n'est pas récent, tout au moins sous certaines de ses formes, comme le prouvent plusieurs répliques du Figaro de Beaumarchais, trop connues pour être rappelées, le harcèlement constitue une nouveauté sur la scène juridique et judiciaire.

Thème actuel, il a fait l'objet de deux colloques organisés à Genève dans le cadre de la Faculté de droit: le premier en 2000, conjointement avec la Maison genevoise des médiations et le Groupement Pro-Média- tions, sous le titre: «Harcèlement, médiation et protection de la person- nalité,,; le second en 2001, conjointement avec l'Association des médecins du canton de Genève, sous le titre: «Harcèlement: vrai ou faux ?». Le deuxième colloque s'inscrivait d'ailleurs dans une série de demi-journées inaugurées voilà quelques années par l'Association gene- voise des Médecins et la Faculté de droit sur les rapports entre la méde- cine et le droit du travail.

J'aimerais marquer ma gratitude à la Maison genevoise des média- tions, au Groupement Pro-Médiation et à l'Association des médecins pour leur collaboration avec notre Faculté, qui confirme, une fois de plus, l'ouverture de l'Université sur le monde du travail. J'aimerais exprimer ma reconnaissance, en outre, à chacun des intervenants pour la richesse - non seulement intellectuelle, mais humaine - des propos qu'ils ont tenus et qui nous aident à mieux cerner le phénomène du harcèlement et à mieux concevoir ses remèdes.

Mme Brigitte Clinton, secrétaire au département de droit du travail et de la sécurité sociale, a très efficacement organisé les deux colloques et mis en page le présent volume. Mme Macarena Fatio, assistante à la Faculté de droit, m'a aidé à établir les textes. Que toutes deux soient chaleureusement remerciées.

Les deux colloques sur le harcèlement ont attiré chacun plus de trois cents praticiens. Bien que préparés dans des perspectives différentes, ils

(7)

4 Gabriel AUBERT

se sont révélés complémentaires: ils ont expliqué diverses approches du harcèlement: celles du psychiatre, de l'avocat, de l'inspecteur du travail, du médiateur et du juge. C'est la raison pour laquelle il a paru opportun de regrouper, dans ce livre, les contributions qui ont éclairé ces appro- ches.

Il existe, depuis longtemps, un arsenal de normes - relevant du droit commun ou, plus particulièrement, du droit du travail -, qui se rappor- tent au harcèlement. Il suffit d'évoquer les règles du code civil sur la protection de la personnalité en général, les règles du code des obliga- tions sur la protection de la personnalité du travailleur, la loi sur le travail, certaines dispositions du code pénal. Et pourtant, ce cocktail classique de droit privé, de droit administratif et de droit pénal ne suffit pas.

Aussi de nouvelles procédures se développent qui, visant davantage la prévention que la sanction, aident les victimes à se défendre avant que le mal ne soit irrémédiablement fait. Ces procédures sont apparues d'abord dans le secteur public, puis dans quelques grandes entreprises privées. S'inspirant largement des exemples étrangers, la Suisse n'a guère innové en la matière, mais répond, comme d'autres, à des préoc- cupations qui marquent toujours plus notre société.

La nécessité de la prévention est élldente, car le harcèlement débou- che en général (et parfois inévitablement) sur une rupture, qui revêt plusieurs formes: une mutation, une démission, un licenciement, une longue période de maladie, une mise à l'invalidité. Or, il est important d'éviter la rupture, pour plusieurs raisons.

D'abord, dans l'intérêt du salarié, dont les revenus dépendent de son emplni. Encore remarquera-t-on que le marché du travail n'est pas défavorable en Suisse, aujourd'hui encore, si bien que, dans un certain nombre de cas, le salarié peut changer d'emploi sans dommage matériel.

Quoi qu'il en soit, la rupture brise l'attachement personnel du salarié à son travail et détruit des contacts sociaux auxquels il tient. Si elle est causée par le harcèlement, cette. rupture sera ressentie comme une humiliation personnelle, une dévalorisation sociale.

De plus, le processus conduisant à la rupture et la rupture elle-même entraînent des coûts à la charge de l'entreprise: les harceleurs ne consa- crent pas toutes leurs énergies à leur travail; en outre, leur comporte- ment détériore les rapports entre les salariés, ou entre les salariés et leurs chefs. Lorsque le salarié s'en va, il faut trouver et former le successeur.

D'où des pertes de productivité souvent importantes.

(8)

PRÉFACE 5 Enfin, la rupture obère le système de sécurité sociale, lorsque survient une maladie, qui débouche parfois sur une invalidité.

Que l'on puisse agir <<en amono" pour éviter la rupture, dans le cadre même des rapports de travail, les participants à nos deux colloques l'ont souligné. N'ont-ils pas montré que, souvent, les situations de harcèlement résultent d'une mauvaise organisation du travail ou de l'inaptitude des chefs à régler les conflits? Or, l'organisation du travail, le commandement quotidien ne constituent-ils pas la tâche permanente de l'employeur, en vertu de son pouvoir de direction, qui caractérise le contrat de travail?

Les relations de travail peuvent être troublées par des comporte- ments classiques: l'employeur viole des normes juridiques claires, en abusant de son pouvoir. Par exemple, il déclare à la salariée: «Si tu ne cèdes pas à mes avances, tu auras des problèmes". Dans de tels cas, l'employeur sait où est le bien, où est le mal. Mais on observe aussi, dans le cadre de l'entreprise, une certaine perte des repères, due à l'évolution des rapports entre les salariés, ou entre les salariés et leurs chefs. Selon les circonstances, par exemple, il sera ardu d'établir si le chef exerce simplement son autorité ou s'il s'adonne à un harcèlement; si le salarié supporte mal des injonctions légitimes ou s'il est victime d'un comportement illicite.

La perte des repères ouvre la porte à l'intervention de tiers, qui s'efforcent d'aider les parties à respecter (et souvent à formuler) les règles de comportement indispensables: des médiateurs ou des enquêteurs. Au bénéfice de leur expérience et de leur impartialité, ils font le travail des chefs lorsque manquent à ces derniers l'autorité ou les moyens nécessaires.

La victime éprouve aussi de la peine à se situer. Elle cherche une aide externe auprès d'un médecin, d'un syndicat, d'un avocat, entre lesquels, d'ailleurs, les rôles ne sont pas toujours clairement et oppor- tunément répartis.

L'intervention préventive des tiers échoue-t-elle, ·alors commence parfois une procédure administrative ou judiciaire, qui prendra des mois, voire des années, pendant lesquels la victime reste tourmentée par son problème personnel. La procédure même accroît le mal: l'une des parties attaque l'autre et la blesse; les témoins oublient ou se contredi- sent; l'humiliation recommence et s'aggrave.

Et lorsque la procédure parvient à son terme, le juge alloue une réparation - pour un dommage généralement irréparable: des souffran-

(9)

6 Gabriel AUBERT

ces continues, des relations familiales et sociales perturbées, la modifi- cation d'une personnalité.

Dans des situations si délicates, quel est véritablement le rôle du droit ? Si elle se défend en justice, la victime, exposée à de nouveaux affrontements, paie le prix fort pour une réparation souvent illusoire. Et si, tournant la page après une expérience douloureuse, elle renonce à la voie judiciaire et part, comme l'a dit un médecin, «se reconstruire ail- leurs», plutôt que de s'engager dans un affrontement public, la loi paraît également impuissante.

C'est dire le doigté que ces situations requièrent: comment offrir à la victime la meilleure réparation possible tout en lui épargnant des remè- des pires que le mal? Le présent recueil veut aider le praticien à choisir son chemin en mesurant mieux les obstacles, qui relèvent, souvent, de spécialités autres' que la sienne.

Quel que soit son choix, la tâche essentielle reste une nouvelle formulation des repères ou, si les mots n'étaient usés, de la morale et de la discipline dans les relations de travail. Est-ce l'affaire des responsa- bles du personnel, des syndicats, des avocats, des médecins, des média- teurs ou des juges? Ou notre affaire à tous?

(10)

I. L'APPROCHE DU PSYCHIATRE

(11)

(

(12)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL

Marie-France HIRIGOYEN Docteur en médecine, psychiatre

Paris

Marie-France HIRlGOYEN est psychiatre et psychothérapeute, auteur de «Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien» (Syros, 1998) et de «Le Malaise dans le travail, Harcèlement moral, Démêler le vrai du faux» (Syros, 2001). Elle a participé au groupe de réflexion sur le projet de loi français relatif au harcèlement et intervient auprès de nombreuses institutions et lieux de formation.

LES DIFFÉRENTES APPROCHES DU PHÉNOMÈNE

Je ne suis pas juriste mais psychiatre. J'ai trouvé très intéressant, dans nos rencontres, de constater à quel point nos points de vue sont proches. Cela donne espoir, puisque le harcèlement ne peut être réglé que de façon pluridisciplinaire.

Lorsque j'ai commencé à étudier le sujet, j'ai repris tout ce qui avait été fait sur les différents thèmes qui relèvent du harcèlement, notam- ment les définitions.

Le «mobbing»

Dans les années quatre-vingt, Heinz LEYMANN, psychologue d'origine allemande installé en Suède, introduit le concept de «mob- bing» pour décrire des formes sévères de harcèlement dans les organi- sationsl .

(<Par mobbing, on entend les actions répétées et répréhensibles ou nettement négatives qui sont dirigées contre des employés d'une Marie-France HIRIGOYEN, «Malaise dans le travail, Harcèlement moral, Démêler le vrai du faux», éditions Syros, Paris 2001. p. 61 (ci-après: op. cit.).

(13)

10 Marie-France HIRIGOYEN

manière offensante et qui peuvent conduire à leur mise à l'écart de la communauté sur le lieu de travail»2.

Le mot «mobbing» vient de l'anglais «to mob»: houspiller, atta- quer, malmener, assiéger, et concerne uniquement le monde du travail.

Pour Heinz LEYMANN, le mobbing consiste en des agissements hostiles, fréquents et répétés sur le lieu de travail, visant systématique- ment la même personne. Selon lui, le «mobbing» provient d'un conflit qui dégénère. Il l'analyse comme une forme~particulièrement grave de stress psychosocial. Tel qu'il est utilisé actuellement, le terme mobbing correspond d'abord à des persécutions collectives et à la violence liée à l' organisation3•

Le danger de cette définition, c'est qu'on peut considérer une agres- sion physique ou sexuelle comme du mobbing, alors que j'ai tendance à laisser de côté tout ce qui peut être puni par la loi. Ainsi, concernant une agression physique par exemple, on peut porter plainte, et il y a des textes légaux spéciaux pour le harcèlement sexuel ou la discrimination.

Le «bullying»

Dans les pays anglo-saxons, je pense à l'Angleterre en particulier, le terme «bullying» est utilisé. En angfais, «to bully» signifie brutaliser, rudoyer, comme quelqu'un de tyrannique qui s'attaque aux faibles'.

Mais, au départ, ce terme ne concerne pas le monde du travail. On parle de «bullying» essentiellement pour décrire les humiliations, les brima- des ou les menaces que certains enfants ou groupes d'enfants font subir à d'autres enfants, ou dans le monde du sport. Ce terme est utilisé alors dans des contextes plus rhysiques que celui du travail.

Le «harassement»

Aux Etats-Unis, le terme mobbing n'a été introduit qu'en 1990 par un article de Heinz LEYMANN, mais le phénomène avait néanmoins été étudié dès 1976 par un psychiatre américain, Carroll BRODSKY. Pour lui, selon son livre intitulé <<The Harassed Worken>, le harcèlement consiste en des attaques répétées et opiniâtres d'une personne contre une autre pour la tourmenter, la miner, la frustrer et la provoquer. L'auteur

2

,

3

Op. cit., p. 62 et 63.

Op. cit., p. 62.

Op. cit., p. 63.

(14)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL Il

en pointe les effets destructeurs sur la santé et, à juste titre, remarque qu'il ne s'agit sans doute que de la partie immergée de l'icebergs.

Les «whistleblowers»

Littéralement, le «whistleblower» est celui qui tire la sonnette d'alarme ou qui vend la mèche. Ceux qui dénoncent les dysfonctionne- ments d'un système subissent des représailles de la part de ce système.

Dans la plupart des pays de culture anglo-saxonne (Angleterre, USA, Canada, Australie, etc.), des mesures ont été prises pour protéger les dénonciateurs6.

L'<djime» (harcèlement en japonais)

Ce terme est utilisé pour décrire les brimades et humiliations subies par des enfants à l'école, mais aussi dans les entreprises nippones, ou les pressions d'un groupe afin de former les jeunes recrues ou de mater les éléments perturbateurs. Un dicton japonais le résume très clairement:

«Le clou qui dépasse rencontrera le marteau»7. Au Japon, ces humilia- tions et cette maltraitance ont même poussé des adolescentes au suicide.

Le harcèlement moral

Quant à moi, je préfère une définition tenant compte des conséquen- ces de ce comportement sur les personnes. C'est ainsi que j'ai proposé la formule suivante aux groupes de travail auxquels j'ai participéB•

«Le harcèlement moral au travail est toute conduite abusive, (geste, parole, comportement, attitude, .. .) qui porte atteinte par sa répéti- tion ou sa systématisation à la dignité ou à l'intégrité psychique ou physique d'une personne, mel/ant en péril l'emploi de celle-ci ou

dégradant le climat de travail»9.

Le choix du terme «moral» implique une prise de position. Il s'agit effectivement de bien et de mal, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, de ce qu'on estime acceptable dans notre société et de ce qu'on

5 Op. cit., p. 65.

6 Op. cit., p. 65·66.

7 Op. cit., p. 67·68.

B Op. cit., p. 12· 13.

9 Op. cit., p. 13.

(15)

12 Marie-France HIRIGOYEN

refuse. Il n'est pas possible d'étudier ce phénomène sans prendre en compte la perspective éthique ou morale, car ce qui domine du côté des victimes de harcèlement moral, c'est le sentiment d'avoir été maltrait- ées, méprisées, humiliées, rejetéeslO.

Lorsqu'on parle de harcèlement moral, on est face à quelque chose de subtil. C'est quelque chose qui ne se voit pas et qui amène la per- sonne à être déstabilisée, ou plutôt à s'autodétruire, puisqu'on la pousse à craquer. J'inclus dans le harcèlement moral des comportements que Heinz LEYMANN ne considère pas, parce que ce sont des attitudes beaucoup plus subtiles. Peut-être parce que je suis psychiatre et psychothérapeute, je vois cela plus au niveau de la sensibilité des per- sonnes, mais pour moi ce ne sont pas des nuances essentielles. En revanche, je laisse de côté les comportements plus voyants, réprimés par des textes.

Quelle que soit la définition retenue, le harcèlement moral est une violence li petites touches, qui ne se repère pas, mais qui est pourtant très destructrice. Chaque attaque prise séparément n'est pas vraiment grave, c'est l'effet cumulatif des microtraumatismes fréquents et répétés qui constitue l'agressionll . Cette violence n'est utile ni à l'organisation ni à la bonne marche de l'entreprise et se produit dans un cadre de répétition et de systématisation, ainsi qu'avec intentionnalitél2 .

Ce sont des pratiques abusives, des brimades, des comportements portant une atteinte à la dignité (mais différentes des atteintes ponctuel- les à la dignité). Il y a un aspect subjectif, le fait pour la victime de se sentir harcelée, ce qu'un observateur extérieur a beaucoup peine à juger:

le ressenti d'une personne.

Le harcèlement est ,discriminatoire. On pourrait presque dire que tout harcèlement est discriminatoire, puisqu'il vient pointer le refus d'une différence ou d'une particularité.

10 Op. cit., p. Il.

Il Op. cit., p. 13.

12 Op. cit., p. 18.

(16)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 13 LE HARCÈLEMENT MORAL

A l'origine des procédés de harcèlement, on ne trouve pas de faits nettement explicatifs, mais plutôt un ensemble de sentiments inavoua- bles13.

Lorsqu'il s'agit de harcèlement moral, c'est l'humiliation qui domine. J'ai retrouvé une phrase de Schopenhauer, dans son livre

,<1-'art d'avoir toujours raison», qui me paraît correspondre tout à fait à

ce que j'essaie de vous expliquer. Schopenhauer nous dit que lorsqu'on se trouve en difficulté dans une discussion, on peut utiliser comme ultime stratagème l'attaque personnelle.

«Si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur est qu'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants, grossiers.

Etre désobligeant, cela consiste à quiller l'objet de la querelle, puisqu'on a perdu la partie, pour passer à l'adversaire et à l'attaquer d'une manière ou d'une autre dans ce qu'il est. On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier, c'est un appel des facultés de l'esprit à celles du corps ou à l'animalité»14.

Il me semble que ces lignes résument ce que j'essaie de dire de la spécificité du harcèlement. Dans le harcèlement, le but est de déstabili- ser l'autre, afin de ne plus avoir un interlocuteur capable de répondre.

On instaure une inégalité ou l'on renforce celle existant au préalable par le lien hiérarchique, par le lien de la subordination, et on désarme l'adversaire.

Donc, on ne vise pas le professionnel, on vise l'intime. On n'émet pas de reproches professionnels, mais des reproches personnels. C'est la personne qu'on vise. Les vrais motifs du harcèlement sont pratiquement toujours cachés. Je dirais même des motifs non avouables.

Par exemple, une personne est visée parce qu'elle pourrait être un danger pour quelqu'un d'autre. Dans le cas d'un dénonciateur, la per- sonne trop honnête n'est pas attaquée pour ce qu'elle est, mais parce que, vu son caractère, elle n'accepte pas les compromissions. De même, des personnes peuvent être attaquées parce qu'elles occupent une cer- taine position. Les études montrent qu'il y a davantage de personnes de plus de 50 ans qui sont visées. De même, les femmes enceintes sont

13 Op. cit., p. 30.

14 Op. cit. p. 30, «SCHOPENHAUER A, «L'art d'avoir toujours raison». éditions Mille et une nuits, Paris 1998, p. 52».

(17)

14 Marie-France H1RlGOYEN

davantage visées, de même que les délégués du personnel. Pourquoi?

Parce qu'à un certain moment, ces personnes dérangent. La personne de plus de 50 ans coûtera cher à licencier, elle n'est plus performante, et on préfèrerait qu'elle s'en aille d'elle même. Un délégué du personnel ne peut être évincé comme on veut, car il est protégé. Les personnes sont donc visées en raison de leurs particularités. D'ailleurs, n'importe qui n'est pas délégué du personnel; les personnes déléguées du personnel ont, en général, un caractère. Elles ont envie d'aider les autres, de les prendre en charge. C'est le trait de caractère de la personne qui dérange.

Quels sont ces motifs non avouables dont je parlais plus haut? Cela peut être l'envie, la jalousie ou la vanité. Mais également, très souvent dans les entreprises, des arrangements à la limite de la légalité ou bien illégaux, des choses qu'on ne doit pas nommer.

Le problème réapparaîtra dans les médiations, car si UDe médiation est difficile en cas de conflit, surtout débutant, elle l'est à plus forte rai-

son lors d'un harcèlement où 00 ne nomme pas les choses, où 00 cache

quelque chose. De même, si on a manipulé avant, on aura tendance à manipuler durant la médiation. Je n'ai pas de recul sur la médiation dans le cadre professionnel, car je n'en ai pas eu l'opportunité, mais, dans les médiations familiales, j'ai pu constater que, 'lorsqu'il y a mani- pulation, en particulier manipulation perverse au préalable, la manipu- lation perverse se retrouve dans la médiation. Le médiateur doit tenter de tout comprendre, tâche vraiment très difficile.

Les conséquences du harcèlement moral sur la santé

Il existe une spécificité des conséquences du harcèlement moral sur la santé. Dans un premier temps, on constate les conséquences du stress:

nervosité et irritabilité, ainsi que des états dépressifs, mais ils ne sont pas exactement les mêmes que dans le cas d'un stress collectif. La per- sonne est visée spécifiquement en tant que personne. Elle n'est pas visée parce qu'elle est un mauvais employé, elle est visée parce qu'elle gêne en ce qu'elle est.

La personne est humiliée, a honte, perd sa confiance en elle. Je crois que cette honte ne se retrouve pas dans toutes les pathologies traumati- ques. Si je suis agressée dans la rue, je peux subir des troubles immédiats de stress; je peux éventuellement déprimer; je peux même, parce que je n'ai pas compris ce qui m'est arrivé, développer un stress post-traumatique. Mais je n'aurai pas honte spécifiquement d'avoir été agressée. Quelque chose d'extérieur m'est arrivé. Ce n'est pas la même chose d'être blessé dans un accident que d'être blessé par quelqu'un en

(18)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 15

qui l'on avait confiance et qui le fait intentionnellement dans le but de vous nuire. Il y a, en plus de la souffrance causée par l'événement, des blessures d'amour propre. Il y a une atteinte à la dignité ainsi qu'une brutale désillusion liée à la perte de confiance. Perte de confiance en l'agresseur, bien sûr, mais également en l'entreprise qui laisse s'installer un tel processus. Le traumatisme est d'autant plus grand que la personne avait investi dans son travail.

Dans le harcèlement moral, on retrouve la même chose que dans les agressions sexuelles insidieuses et dans les abus sexuels sur l'enfant par exemple: ,iEst-ce ce qui m'est arrivé est normal ?»; ,<Est-ce de ma faute ?»;«Y suis-je pour quelque chose»; Qu'est-ce qui, venant de moi,

a provoqué cela ?».

On assiste donc une perte des limites, vu la difficulté de savoir où on se situe dans cette agression et vu la honte insidieuse. «Pourquoi ai- je accepté qu'on me traite de cette façon-là jusqu 'à hier el aujourd'hui

viens-:J'e me plaindre?» C'est d'ailleurs, en général, la question que posent les juges et, en général, la personne ne sait pas. Il y a un petit déclic, qui fait que la personne a réagi, mais elle ignore pourquoi. Tout cela pose problème et conduit la victime à avoir honte de n'avoir pas su émettre une réponse adaptée. Une réponse inadaptée, c'est par exemple être maltraité et dire «ce n'est pas grave» ou plaisanter là-dessus.

Le problème du changement de personnalité, induit par des agres- sions de harcèlement moral, me paraît être aussi une conséquence grave et poser des problèmes de diagnostic. Lorsqu'on est victime, de façon régulière et sur une longue durée, on est obligé de s'adapter.

Voici un exemple pour vous montrer à quel point on peut changer la personnalité de quelqu'un. Une femme travaillait dans une mairie en tant que contractuelle. Un nouvel élu arrive. Il tente, au début, de séduire cette personne parce qu'elle connaît le métier et pas lui. Puis, au bout de quelque temps, il tente de la mettre de côté. Il commence alors à critiquer systématiquement son travail et à l'empêcher de travailler, puis décide, pour des raisons de sécurité, de faire installer des caméras dans la mairie, dont une caméra dirigée sur le bureau de cette dame.

Cette dernière possède des témoignages de tous les comportements. Elle a le sentiment qu'on la surveille, que le maire, qui habite le même quartier qu'elle, la suit. Cette personne bascule de l'autre côté et devient paranoïaque. Elle finit par tomber gravement en dépression. Or, avant d'être surveillée, harcelée, cette personne ne présentait aucun signe cli- nique. On se trouve en présence de deux êtres qui ne se supportent plus.

Le maire parle d'elle comme d'une personne dont il faut se débarrasser.

(19)

16 Marie-France HlRJGOYEN

Les deux personnes sont devenues pathologiques, mais nulle expertise psychiatrique du maire n'a été établie.

Le caractère de cette dame a véritablement changé. Il y a donc des changements de personnalité. Dans les changements de personnalité induits par le harcèlement moral, on relève très souvent une rigidifica- tion et quelquefois un sentiment de persécution.

Dans les services publics, je recevais au début des dossiers énonnes et je pensais que ces dossiers seraient difficiles, revendicateurs, mais je me trompais. Car, dans l'administration, si on veut se faire entendre, il faut faire des dossiers plutôt que de se plaindre à sa hiérarchie de son supérieur, ce qui est très mal vu. Se multiplient donc des dossiers très épais, contenant maints et maints recours. Puisque la procédure est longue, l'intéressé devient ou va devenir de plus en plus revendicateur au cours de l'action, car il faut apprendre à se défendre. Une sorte de paranoïa découle de ces procédures.

Il faut se garder de dire que la personne est victime parce qu'elle présente tel ou tel trait de caractère, telle ou telle pathologie au préala- ble. Au contraire, c'est comme si, dans ces faits de harcèlement, la per- sonnalité était mise de côté et ne réapparaissait qu'une fois l'intéressé délivré du harcèlement. Les victimes ne sont pas visées en raison de leur personnalité, mais pour ce qu'elles repfésentent.

Ce sujet me paraît très épineux. Dire que telle personne est visée parce qu'elle a telle personnalité, c'est aller dans le sens des agresseurs qui disent qu'on l'agresse parce qu'elle est pathologique. Or je ne crois pas que cela soit ainsi. Il y a des profils qui rendent les gens plus vulnérables à l'agression, des profils qui font que les gens s'adaptent mieux aux compromissiQlls et sauront mieux riposter au bon moment.

La secrétaire de mairie dont je parlais est, pour l'instant, en arrêt maladie. Elle possède des preuves du harcèlement. Mais la question sui- vante se pose: cette dame sera-t-elle un jour capable de retravailler dans une mairie? Je ne crois pas. Le problème est qu'elle ne sait finalement faire que cela. De plus, des difficultés conjugales viennent s'y ajouter, le mari ne comprenant pas son incapacité à trouver un accord avec le maire.

Au milieu de telles histoires se trouvent des personnes qui souffrent.

Il y a quelque temps, lorsque j'ai commencé à étudier ce sujet, je conseillais aux personnes de se battre. Maintenant, lorsque à plus long lenne je vois des personnes cassées, irrécupérables sur le plan profes- sionnel, il m'arrive de leur conseiller de renoncer à se mettre dans une surenchère de justice. Par exemple, dans les administrations, dans le

(20)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 17

secteur public, j'ai rencontré un certain nombre de personnes qui, au bout d'une longue quête (deux ans pour la plupart), ont obtenu gain de cause au tribunal administratif. Ces personnes ont été tellement abîmées que, maintenant, je leur conseillerais d'abandonner, de renoncer, certes, à quelque chose, mais de «sauver leur peau», parce que les conséquences sur la santé ne sont pas les mêmes que celles du stress: elles sont plus graves.

CE QUI N'EST PAS DU HARCÈLEMENT

En France, on a tendance à utiliser de façon abusive le terme de

«harcèlement morab>. Dès qu'il y a quelque chose qui ne va pas, en cas de stress par exemple, on parle de harcèlement. Où est la limite? Je crois qu'il faut distinguer, très clairement, le harcèlement, d'une part, le conflit et le stress, d'autre part.

Le stress (professionnel)

Le stress est un état biologique, mais, dans le langage courant, on entend par stress les surcharges et les mauvaises conditions de travail.

Heinz LEYMANN parle de stress psychosocial.

Pour ma part je crois qu'il y a, entre les deux, une différence essen- tielle. Le stress entraîne un excès de stimulation, qui peut faire qu'on va se sentir mal. Au bout de trois heures dans les embouteillages, par exemple, comme ce matin, je n'en pouvais plus, mais je n'y pense déjà plus maintenant: je peux le raconter comme une plaisanterie et je l'aurai oublié demain, sans qu'il n'y ait aucune conséquence sur ma santé. Dans le harcèlement moral, par contre, il y a quelque chose d'autre: les conséquences à long terme.

Le harcèlement ne comporte pas simplement un excès de quelque chose, c'est dans la nature même de l'agression qu'il yale problème.

Ce n'est pas tellement, par exemple, la surcharge de travail qui pose problème. Ce qui pose problème, c'est qu'une personne soit brisée spécifiquement. Si j'ai trop de travail, si tout le monde a trop de travail, mais que l'ambiance soit bonne et que votre travail soit apprécié, je pense que cela pose peu de problèmes. En tout cas, les personnes que je rencontre sont, la plupart du temps, valorisées par leur travail et ont simplement envie de travailler dans de bonnes conditions. Dans le harc- èlement, au contraire, on empêche la personne de travailler, on ne lui en donne pas les moyens, et on s'arrange pour la déstabiliser.

(21)

18 Marie-France HIRIGOYEN

Le stress peut être utilisé pour l'accroissement de l'efficacité ou de la rapidité dans l'accomplissement d'une tâche. Le management par le stress, utilisé par une entreprise, peut être appelé harcèlement profes- sionnel.

Le stress ne devient destructeur que pas excès, le harcèlement est destructeur par sa nature mêmel5 .

Certes, le stress professionnel, fait de pressions, d'envahissement par des tâches multiples et répétitives, peut user une personne et même la conduire jusqu'au «bum ou!>" c'est-à-dire à une «dépression d'épuise- men!>,16.

Le stress fait souvent le lit du harcèlement moral. Dès que l'on passe au harcèlement moral, les conséquences sur la santé sont beaucoup plus graves. Chez les stressés, le repos est réparateur, de meilleures conditions de travail permettent de repartir et il n'y a pas d'intentionnalité malveillante. Par contre, ce qui est visé, dans le harc- èlement moral, c'est l'individu lui-même, avec une volonté plus ou moins consciente de lui nuire.

Au fond, ce qui pose problème à la personne, ce n'est pas le stress, mais le fait qu'elle soit maltraitée ou traitée différemment. Si tout le monde est surchargé de travail, cela !je pose pas de problèmes. Mais si une personne se trouve surchargée de travail de façon spécifique, elle commencera à souffrir, du jour où elle prendra conscience que le trai- tement qu'on lui inflige est spécifique et anormal. La personne est déstabilisée à partir du moment où elle prend conscience qu'il y a intention de nuire. L'atteinte à la dignité est d'un registre subjectif qui ne peut être analysé qu'au cas par cas. En fonction de leur histoire familiale ou de leurs expériences antérieures, les personnes seront plus ou moins affectées.

Le conflit

Il me paraît également essentiel de différencier le harcèlement moral du conflit. Alors que Heinz LEYMANN considère que le mobbing résulte toujours d'un conflit professionnel mal résolu, je pense pour ma part que, s'il y a harcèlement moral, c'est que justement aucun conflit n'a réussi à se mettre en placel7 . Or, je crois qu'il y a un problème de

15 Op. cit., p. 16.

16 Op. cit., p. 16.

17 Op. cit., p. 19.

(22)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 19

communication dans notre société. On constate une lâcheté de la part des entreprises et des managers, qui ne veulent pas nuire à leur image en laissant s'installer des conflits. Donc, pour éviter les conflits ouverts, par exemple les grèves, une communication perverse est mise on place:

on ne dit pas les choses, on met des gens de côte sans leur dire pour- quoi, etc. Dans un conflit, les reproches sont nommés (la guerre est ouverte en quelque sorte)18.

D'une façon générale, les dirigeants et les cadres ne prennent pas les difficultés relationnelles suffisamment au sérieux, sauf si elles peuvent occasionner un préjudice évident pour l'entreprise. Dans certaines grandes entreprises, de vrais conflits régulateurs ne peuvent pas avoir lieu, puisqu'il n'y a pas d'interlocuteur véritable. Dans ces situations de souffrance individuelle qui ne peuvent pas être réglées de façon uni- quement collective, les syndicats ont beaucoup de difficultés à interve- nir. Les attitudes les plus usuelles restent la fuite et l'évitement.

Un conflit a une utilité, mais, pour qu'il ait conflit, il faut qu'il y ait deux interlocuteurs. Ce qui caractérise un conflit, c'est <d'escalade symétrique», l'égalité théorique des protagonistes. On reconnaît l'existence de l'autre comme interlocuteur, on lui reconnaît l'appartenance à un même système de référence. L'un dit quelque chose, l'autre riposte. Eventuellement, les salariés se mettent en grève, des alliances se forment, les syndicats s'en mêlent, etc. Les deux inter- locuteurs s'estiment comme des personnes qui peuvent s'entendre, même si cela est fait d'une façon violente.

Dans un conflit, les choses sont nommées, c'est-à-dire qu'il est pos- sible de dire à l'autre: «Je n'aime pas ta façon de travaillem ou «La façon dont tu me parles ne me plaît pas». Un employeur peut toujours dire à un salarié que son travail est mal fait et qu'il y a des problèmes.

Dans les situations de harcèlement, il n'y a pas d'interlocuteur, puisque l'autre n'existe pas et que l'on se moque de ce que l'autre peut penser.

Même lorsqu'il s'agit de harcèlement entre collègues, on s'arrange pour que l'autre soit disqualifié avant même qu'il ait conscience du probl- ème. On s'arrange pour l'empêcher d'avoir les moyens de se défendre.

Dans le harcèlement, on n'observe une situation symétrique comme dans un conflit, mais il y a la subordination et un abus du pouvoir hiérarchique. L'autre est déprécié a priori en raison de ce qu'il est, de son appartenance sexuelle, de son manque de compétences, ou de sa position hiérarchique.

18 Op. cit., p. 19.

(23)

20 Marie-France HlRIGOYEN

Nous verrons que le même problème se pose dans la médiation:

pour qu'il y ait médiation, il faut deux interlocuteurs. Or, dans le harcèlement moral, il y a une personne qui estime qu'elle a raison et une autre personne qui subit et qui ne peut pas s'exprimer. Il n'y a pas d'interlocuteur.

Citons un exemple, qui se termine malheureusement de manière tragique. Un monsieur travaille sur une chaîne de production, dans une entreprise où tout le monde a l'habitude de «piquer» de matériel précieux, tout cela de façon presque officielle: tout le monde le savait.

Les syndicats et la direction étaient au courant. Arrive cette personne, embauchée après une période de chômage, quelqu'un d'un peu strict, plein de principes. Il veut conserver son emploi et fait du zèle. Les employés lui recommandent de voler, lui aussi, et, comme il s 'y refuse, on lui demande de laisser la place libre en se rendant aux toilettes, pour qu'on puisse voler sur son poste de façon à maintenir un équilibre dans les «disparitions». Il s'y refuse également. L'homme, harcelé par ses collègues, se décide à en faire part à son supérieur et lui raconte quelque peu ce qui se passe. Le supérieur, qui tient à son poste et se refuse à créer un conflit social, nie l'existence d'un quelconque problème et accuse l 'homme de faire des histoires. Ce dernier se trouve donc pris entre deux feux: d'une part, ses collè,gues avec le soutien implicite du syndicat et, d'autre part, son supérieur, qui fait un barrage sur la direc- tion. L'employé tombe malade, cesse de travailler deux mois pour état dépressif, puis rencontre le médecin du travail, qui lui permet de reprendre. Mais la direction exerça une pression sur le médecin, pour ne pas réintégrer l'employé qui crée le risque d'un conflit social dans l'entreprise (grèves, problèmes syndicaux, etc.). La direction demande au médecin de déclarer, cet employé inapte. J'ai rencontré ce médecin qui, après de nombreuses pressions, finit par penser qu'il était plus pru- dent d'attester l'inaptitude.

Je pense que le médecin avait raison. Cette histoire est totalement immorale. Les employés de cette entreprise continuent de voler avec l'accord tacite des uns et des autres; la direction continue à fermer les yeux. La victime est cet employé trop honnête. Mais peut-on dire de quelqu'un qu'il est trop honnête? Que cette personne était quelqu'un d'inadapté? En tous cas, il était effectivement inadapté à l'entreprise qui l'occupait. Cette histoire est un exemple, car, même en médiation, elle aurait été étouffée.

(24)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 21

Les plaintes abusives

Je pense qu'il y a, de nos jours, un abus du tenue de harcèlement moral, utilisé à tort quand il s'agit de stress, ou de conflits qui peuvent être réglés par des médiations internes ou externes.

Ce tenue est, notamment, de plus en plus utilisé de façon perverse.

En particulier lorsqu'on veut viser son supérieur hiérarchique. Si votre supérieur hiérarchique ne vous plaît pas, un des moyens pour vous en débarrasser est de l'accuser de harcèlement sexuel ou moral. Dernière- ment, nous avons entendu parler de cas de harcèlement moral dont les médias se sont fait l'écho, sans précaution. Des employés ont accusé leur supérieur, dont les méthodes de management étaient peut-être à revoir, de harcèlement moral, sans apporter véritablement des preuves.

Il faut rester très prudent.

Il y a aussi ce que certains appellent les «auto-mobbés». C'est ce que j 'appe\1erais une tendance à la victimisation dans notre société. Ces personnes n'ont pas une pathologie antérieure. Elles ne sont pas des paranoïaques persécutés, mais simplement des personnes mal à l'aise dans le monde du travail et dépourvues des facultés d'adaptation néces- saires. Le fait de mettre une étiquette de harcèlement ou de mobbing leur donne le sentiment qu'e\1es vont trouver une solution à leur malaise. Puisqu'il y a une étiquette, il y a une solution. C'est extrêmement dangereux. Ce sont de fausses victimes. Pour moi, il ne s'agit pas de harcèlement, et il n'y a pas vraiment de solution.

Ce phénomène résulte quand même d'un problème de communica- tion dans les entreprises, qui ne savent pas suffisamment préparer les salariés. Je vois également beaucoup de ces cas d'auto-mobbing que l'on met de côté ou en retraite anticipée. Les entreprises tentent la plupart du temps de faire au mieux, mais elles le font mal en ne sachant pas communiquer. Les messages ne passent pas bien, donc les gens se sentent persécutés. Tous ces cas pourraient être évités si les entreprises apprenaient à respecter un peu plus les personnes en traitant clairement les situations.

CONCLUSION: LA PRÉVENTION

Je crois que la seule et unique façon de régler les choses est d'inter- venir dans la prévention puisque, lorsqu'on arrive au niveau judiciaire, il est trop tard sur un plan psychologique ou psychiatrique. Il faut remonter bien en amont. J'ai quelques cas dans ma clientèle de person-

(25)

22 Marie-France HIRIGOYEN

nes dont on a reconnu que le traitement qu'elles avaient subi n'était pas tout à fait ce qu'il aurait dû être, La personne a donc été réhabilitée, au bout de deux, trois, quatre ans, Ce sont des cas absolument catastrophi- ques quant aux conséquences psychologiques, Je pense notamment à une personne qui a été réhabilitée et qui se trouve dans l'incapacité de retourner à son travail. Son honneur est sauf, mais cette personne est détruite et n'est absolument pas en état de travailler.

Même s'il est important que des textes mentionnent ce qui est inter- dit, même si une loi a été votée en France, il y aura toujours des groupes d'individus qui trouveront le moyen de violer les lois à leur avantage, Les tribunaux ne suffisent donc pas, JI faut faire l'éducation de chacun, victimes ou futures victimes, pour leur apprendre à dire les choses suffisanlment tôt. JI faut donc, tout d'abord, que chacun de nous apprenne à repérer ce qu'il ne supporte pas,

Aux Etats-Unis, il y a harcèlement sexuel lorsque la personne a dit qu'un comportement ne lui convient pas; en revanche, si une personne fait des avances et que l'autre laisse faire parce que cela lui plaît bien, il ne s'agit pas de harcèlement sexuel. Voilà la limite,

Dans le harcèlement moral, il existe quelque chose de spécifique, c'est-à-dire la perte de la limite entre ~e qui est et ce qui n'est pas nor- mal. Il faut apprendre à retrouver nos limites, et cela devrait s'apprendre au niveau de la société tout entière, Je ne pense pas que cela concerne uniquement les entreprises, JI faut apprendre à nos enfants à mettre des limites, à respecter l'autre et à se faire respecter, Il faut, également, que chacun de nous apprenne à anticiper les conséquences possibles de son comportement sur autrui,

Les histoires de harcëlement sont délicates parce que la vulnérabilité de chacun est variable, suivant l'histoire de chacun. Il y a, en effet, des personnes qu'on peut rudoyer, malmener et qui le supporteront bien.

Mais d'autres seront plus fragilisées par un aspect de leur histoire, et supporteront telle attitude mais non pas telle autre. Il faut également savoir que l'agresseur a toujours le don de trouver le point où cela fait mal. C'est ce qui fait qu'on est en situation de harcèlement et qu'il ne s'agit pas d'un conflit. Dans le harcèlement, encore une fois, on vise là où l'autre ne peut pas se défendre, on vise au traumatisme de la per- sonne, à son histoire. Le harcèlement se place, de plus, dans la conti- nuité. Si votre supérieur ou votre collègue est de mauvaise humeur et vous parle mal, il ne s'agit pas de harcèlement.

Je pense donc qu'il faut responsabiliser les entreprises: quels que soient l'agressé et l'agresseur, que le harcèlement vienne de la hiérar-

r

(26)

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 23 chie ou que cela soit du harcèlement horizontal, les entreprises sont res- ponsables de ne pas laisser faire et elles seront de plus en plus res- ponsables de ne pas avoir mis en place une certaine prévention. Il faut obliger les entreprises à se responsabiliser, à être vigilantes, car, pour le moment, elles ne considèrent pas ce problème comme étant le leur.

J'ai eu l'occasion d'intervenir dans des colloques organisés par de grandes écoles de commerce, avec des dirigeants mondialisés, qui sont finalement au-dessus des pouvoirs politiques. Ces gens-là disent: «Oui, cela existe, mais pas chez nous. Et de toute façon, les personnes un peu fragiles, nous n'en voulons pas». Voilà un discours hypocrite des entre- prises, en apparence éthique et correct, alors qu'en réalité elles ne se sentent nullement concernées. Si les entreprises étaient tenues de payer les pots cassés, elles agiraient et feraient de la prévention.

Je pense qu'il ne sert à rien de tenir un discours moral aux entrepri- ses (<<ce n'est pas bien ce qui se passe chez vous»), mais on peut tout à fait leur tenir un discours économique: le harcèlement n'est pas renta- ble. Le harcèlement coûte cher en arrêts de travail, en médicaments, mais aussi - et cela les entreprises l'entendent - cela coûte cher en pro- ductivité. L'agresseur et l'agressé ne sont pas efficaces professionnelle- ment et les autres, autour, perdent confiance.

Voilà véritablement, toute une éducation à faire: l'éducation des personnes qui doivent apprendre à être vigilantes, mais sans tomber dans la paranoïa et se sentir victimes dès que quelqu'un leur parle sèchement.

C'est une éducation à faire auprès des victimes, auprès des intervenants dans les entreprises, des directeurs des ressources humaines, des médecins .du travail, des syndicats qui, pour le moment, ne savent pas quand intervenir ou s'il faut intervenir. Et il y a également une édu- cation à faire auprès des médecins, qui ne sont pas très informés sur ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent pas faire.

En France, on a constaté une vague d'arrêts de travail au motif de

«harcèlement morab,. Le conseil de l'Ordre des médecins a réagi de façon très véhémente, soulignant qu'il était interdit d'attester des arrêts de travail pour <<harcèlement morab,. Evidemment, les médecins attes- tent des arrêts de travail parce que la personne va mal, mais, en se référant au harcèlement moral, par une simplification de langage, au lieu de dire: «état dépressif consécutif à telle situation professionnelle».

Le conseil de l'Ordre ne veut pas que les médecins établissent de lien entre une pathologie et l'événement qui l'a causé. Mais lorsque le médecin constate qu'une personne retombe malade chaque fois qu'elle doit reprendre son travail, alors que le reste du temps elle va bien, il finit par donner un avis.

(27)

24 Marie-France HlRIGOYEN

Le rôle du médecin est de faire le tri entre ce qui est du vrai mob- bing et ce qui n'en est pas. Car, parmi les fausses victimes, se trouvent tout de même des paranoïaques de la persécution. Lorsqu'ils quittent mon bureau ils disent: «Ce n'est tout de même pas rien de payer une consultation chez un psychiatre pour s'entendre dire qu'on n'est même pas victimes !». Il faut du courage pour dire à un paranoïaque qu'il n'est pas victime. Ces personnes, persuadées que je suis un mauvais médecin, disent que je ne fais pas bien mon travail, que je n 'y connais rien, et partent en claquant la porte, convaincues d'avoir raison. J'ai reçu également des menaces.

L'un des moyens de reconnaître ce qui est du mobbing de ce qui n'en est pas, c'est de déceler l'intentionnalité malveillante, consciente ou inconsciente. Dans les cas de harcèlement, il y a volonté de nuire.

Dans d'autres, il s'agit simplement de personnes qui se sentent laissées de côté, abandonnées par l'entreprise. Il n'y a pas d'intention de nuire, sauf peut-être une maladresse. Si c'est le cas, la communication peut être rétablie et là, la médiation peut jouer.

Pour ces personnes qui se sentent victimes et qui ont le sentiment de n'être pas reconnues dans l'entreprise, le médecin, le psychothérapeute, peut faire quelque chose. Il peut amener la personne à prendre conscience que la situation n'est pas /Si grave, qu'elle résulte de sa vulnérabilité et de son besoin de reconnaissance. Lors de thérapies, lorsque des personnes ont été malmenées, l'essentiel est de les aider à savoir qui elles sont, ce qu'elles veulent et de les amener à retrouver leur identité.

Les médias ont également un rôle à jouer et doivent faire passer les bons messages.

Ainsi, il faut remettre les choses en ordre. Chacun doit retrouver sa place, et je pense qu'on ne peut trouver de solution que dans le multi- disciplinaire. Ce qui signifie intervenir au niveau de l'entreprise, au niveau médical, avec le médecin du travail ou le médecin traitant.

Ensuite, la justice doit trouver sa place.

le suis tout à fait convaincue de l'intérêt de la médiation dans la prévention et le règlement du harcèlement moral. Je n'en ai malheureu- sement pas l'expérience, car je n'ai réglé aucun des cas qui sont venus à ma connaissaoce par la médiation. Par contre, j'ai pu voir des cas aggravés de façon dramatique par la procédure judiciaire. Il faut être clair: les personnes que j'ai vues et qui sont allés devant les tribunaux ont rarement gagné. C'est pour cela que je pense qu'il faut travailler avec la médiation, essayer de trouver des solutions, mais des solutions

r

" ,

(28)

r

" .,

HARCÈLEMENT ET CONFLITS DE TRAVAIL 25

précoces, extrêmement précoces, car, une fois encore, il faut éviter des conséquences dramatiques sur le plan médical.

(29)

r

; ,

(30)

LE HARCÈLEMENT AU TRAVAIL, VU DU CABINET D'UN PSYCHIATRE

PRATICIEN

Bernard REITH psychiatre-psychothérapeute

Genève

Le psychiatre, à son cabinet, perçoit le monde du travail à travers les récits qu'en font ses patients. Ces témoignages sont par définition subjectifs et c'est ce qui fait leur richesse. Il s'agit d'expériences indivi- duelles, s'inscrivant dans la personnalité et les expériences de vie antérieures du patient. Elles sont colorées par ses manières habituelles de percevoir et de comprendre les autres, lui-même et le monde, ainsi que par ses façons caractéristiques de réagir aux événements et de résoudre les problèmes. De tels récits n'ont donc pas l'objectivité descriptive, voire chiffrée, de l'étude sociologique, ni la valeur de preuve solidement étayée du dossier juridique. Ils ont, en revanche, l'impact et la force de conviction de l'expérience vécue, et ils peuvent être analysés avec rigueur par les grilles de lecture propres à la psychia- trie et la psychothérapie.

A partir de l 'histoire vécue, le psychiatre engage le patient dans l'effort conjoint de discerner ce qui s'est vraiment passé, de ce que le patient a éventuellement pu percevoir de façon sélective ou déformée.

De même, dans ce qui a réellement pu se passer, patient et psychiatre doivent essayer de faire la part entre ce qui a pu être provoqué par le patient lui-même et ce qui est attribuable aux actes ou attitudes des autres, ou au fonctionnement de l'entreprise. De telles distinctions sont importantes afin d'éviter deux écueils opposés, mais aussi nuisibles au traitement l'un que l'autre. Le premier écueil serait de considérer que le patient ne peut être que la victime passive de ce qui se passe autour de lui et qu'il ne saurait y avoir joué aucun rôle, même à son insu. Cela reviendrait à nier toute problématique psychique individuelle et donc à priver le patient du traitement d'une éventuelle difficulté personnelle, qui pourrait également avoir des conséquences dans d'autres domaines

(31)

i-n ,.

,

28 Bernard REITH

de son existence. L'écueil opposé serait de considérer que le patient est toujours responsable ou du moins complice, consciemment ou incons- ciemment, de ce qui lui arrive. Cela serait nier ses facultés autonomes de perception et de jugement, et l'empêcher d'élaborer et de déployer des actions spécifiques appropriées pour changer sa situation.

Il n'est bien sûr jamais simple de départager ainsi la réalité subjec- tive et la réalité objective, mais le psychiatre-psychothérapeute, de par son entraînement à détecter assez rapidement les modalités habituelles de perception et de réaction des gens, dispose ici d'un atout certain. En effet, quel que soit son modèle théorique, le psychothérapeute s'intéresse en priorité aux schémas cognitifs et relationnels conscients ou inconscients que le patient répète à toutes les époques et dans tous les domaines de sa vie, ainsi qu'avec toutes les personnes de son entourage - parents, partenaire, enfants, supérieurs, collègues et thérapeute. Ce sont ces schémas répétitifs qui sont susceptibles de le mettre en diffi- culté en l'empêchant de s'adapter aux réalités changeantes de l'existence. Mais c'est précisément parce qu'il apprend à connaître ces schémas caractéristiques du patient que le psychothérapeute apprend également à discerner ce qui ne fait pas partie des schémas, c'est-à-dire ce qui, dans une interaction, ne ressemble vraiment pas au patient et provient donc plus probablement de s<pl entourage.

Avec une telle grille d'analyse, on constate une réalité complexe, faite de scénarios divers, pouvant tous engendrer des difficultés profes- sionnelles et des souffrances considérables. Il existe incontestablement des situations de conflit professionnel qui sont provoquées, envenimées ou mal interprétées par le patient, qui n'a souvent pas ou peu conscience de sa participation et qui peut donc s'estimer, plus ou moins à tort, victime de mobbing. On voit d'ailleurs des entreprises et des équipes qui parviennent à intégrer, avec patience et doigté, des collaborateurs réellement difficiles à vivre. Mais il existe également des situations où il paraît extrêmement hasardeux, voire impossible, d'attribuer l'origine du problème au patient, les conflits qui surgissent au travail ne ressemblant en rien à ce qui se passe ailleurs dans la vie de celui-ci. Au contraire, dans certains cas, tout suggère qu'un collaborateur, un supérieur hiérar- chique ou une équipe entière a choisi de s'en prendre à une personne, pour des motifs qui n'ont rien à voir directement avec elle, mais qui paraissent plutôt liés à la dynamique propre du harceleur, de l'équipe ou de l'entreprise. De fait, le mobbing semble frapper volontiers des colla- borateurs de qualité, compétents et motivés, à la personnalité agréable et serviable, dont les défauts éventuels ne dépassent en rien ceux de la moyenne de la population. Naturellement, entre les deux extrêmes que nous venons d'esquisser, toutes les combinaisons peuvent également

r

i'

(32)

LE HARCÈLEMENT AU TRAVAIL 29

s'observer. Souvent, par exemple, c'est toute une équipe qui est har- celée par son supérieur, mais certains employés résistent mieux que d'autres, généralement en se retournant à leur tour contre l'un des leurs, qui se voit désigné comme victime soit parce qu'il ou elle est difficile de contact, ou au contraire trop gentil et mal armé pour se défendre, ou encore parce que, dans cette ambiance de chacun pour soi, il ou elle menace les autres par sa motivation et ses compétences.

Certains patients se rendent compte de l'absurdité de ces situations et tentent d'y remédier. Généralement, leurs tentatives - qu'il s'agisse de dialogue, concertation, révolte, démarches auprès de la hiérarchie - s'avèrent inefficaces, en tout cas en l'absence d'une structure de média- tion dotée d'une réelle écoute dans l'entreprise. Quand un climat de mobbing a pu s'installer, cela semble être en raison d'un contexte hiérarchique et institutionnel qui tolère, voire cautionne ce genre de fonctionnement individuel et collectif - contexte envers lequel l'individu isolé est alors tout à fait impuissant. Ces patients finissent généralement par quitter l'entreprise, après avoir longtemps fait le poing dans la poche en attendant des jours meilleurs. D'autres patients tentent aussi de réagir à leur façon, mais de manière plus auto-destruc- tive, selon les modalités dictées par leur personnalité propre, par exem- ple par des accès de colère intempestifs, des récriminations et des menaces ou encore des arrêts de travail infondés - ce qui ne fait que péjorer leur situation, parce qu'ils se désignent ainsi comme cible de nouvelles attaques, de surcroît apparemment justifiées. Dans mon expérience clinique, ce sont ces tentatives de défense inappropriées, suivies de surenchère de part et d'autre, qui aboutissent aux conséquences les plus graves pour la santé, pouvant aller jusqu'à l'invalidité. D'autres personnes, enfin, ne trouvent même pas l'énergie de réagir, épuisées par le climat de tension perpétuelle, écrasées par la lourdeur du contexte institutionnel ou manquant simplement en elles des ressources nécessaires. Dans ces cas, les atteintes à la santé physique et psychique peuvent également devenir préoccupantes.

Un autre phénomène typique du mobbing, soit le fait que beaucoup de victimes ne se rendent pas réellement compte de l'anormalité et de l'injustice de la situation, explique également leur difficulté à réagir.

Cette constatation peut surprendre, mais elle est rapportée par de nombreux observateurs. La faculté de jugement des victimes paraît émoussée par l'expérience même du harcèlement, de sorte qu'elles ne parviennent plus vraiment à identifier les comportements interperson- nels et professionnels violents dont elles sont la cible, ni à les différen- cier de comportements normaux. Par un singulier effet d'inversion, c'est le climat professionnel aberrant qui devient la norme, et c'est la

(33)

30 Bernard REITH

victime qui se définit comme déviante et inadaptée. Les victimes éprou- vent souvent des sentiments tenaces et envahissants d'insuffisance et de culpabilité, soit parce qu'elles s'imaginent confusément responsables des attaques d'autrui, soit parce qu'elles se reprochent de ne pas mieux tenir le coup face à des difficultés écrasantes qu'elles ont fini par considérer comme étant somme toute à peine plus grandes que la moyenne.

L'explication psychopatbologique détaillée de ce phénomène dépasserait le cadre de cet exposé, mais, en première approche, on peut estimer que la tentative de déstabiliser et dévaloriser la victime fait précisément partie de la stratégie du harcèlement, le motif conscient ou inconscient de l'agresseur étant justement de s'imposer et de se valoriser aux dépens d'autrui. Pour que cette manœuvre réussisse, il est nécessaire de déjouer les capacités de réaction de la victime, si possible en la convaincant

qu'elle est dans son tort et que c'est l'agresseur qui a raison. La victime,

de son côté, peut être subjuguée par cette force apparente de l'adversaire, parfois même au point de l'admirer. Un travail thérapeutique minutieux peut alors s'avérer nécessaire, afin d'accompagner le patient dans son effort pour récupérer sa pensée criti- que et ses capacités de jugement, lui permettant de faire une évaluation plus clairvoyante de sa situation.

Afin d'illustrer mes propos, j'ai choisi de vous rapporter deux cas de harcèlement ordinaire, dans lesquel~ il m'a semblé que l'entreprise avait une responsabilité majeure. Plus que certains cas spectaculaires et graves, ces situations me paraissent refléter la réalité quotidienne de bon nombre d'employés moyens. Dans ces cas, l'approche psychotbérapeu- tique a suffi, mais d'autres traitements, notamment antidépresseurs, s'avèrent parfois nécessaires. J'ai naturellement pris toutes les précau- tions nécessaires pour que ni les personnes ni les entreprises ne puissent être identifiées. '

Depuis son arrivée en Suisse, il y a vingt-cinq ans, Madame A.

travaille pour la même grande entreprise d' import-export. Compétente, aimant le travail bien fait, appréciant beaucoup le contact avec les four- nisseurs et les clients dont elle connaît à peu près tous les dossiers, elle est devenue l'un des piliers de la succursale, celle qu'on appelle volon- tiers pour un conseil ou un renseignement. Elle est en même temps plutôt discrète, peu ambitieuse, mal armée pour se battre, préférant aplanir les conflits et n'ayant jamais sérieusement songé à faire carrière.

Un vent néo-libéral ayant soufflé depuis quelques années sur l'entreprise (qui marchait pourtant plutôt bien), elle a vu passer plusieurs restructurations avec réductions de personnel, nouveaux cahiers des charges, nouvelles politiques commerciales et exigences accrues de rendement. Opposés au début à certains changements qui leur

r

Références

Documents relatifs

Comme, de tous les objets, la vertu, reconnaît- on, est le plus estimable, les philosophes de cette espèce la peignent sous les couleurs les plus aimables : ils empruntent tous

Guidé par les principes et les valeurs de l’OIT, ce cours vise à fournir aux participants un ensemble de compétences solides et de connaissances approfondies sur la résolution

Le discours est approprié, clair et adapté aux situations Les consignes et explications données oralement sont claires, efficaces, bien adaptés aux élèves qui les comprennent et

« Quand un travailleur prétend être victime de harcèle- ment psychologique, une enquête doit être réalisée par le syn- dicat, en parallèle de celle de l’employeur ou même

Le recours portant sur le harcèlement psychologique, qui est prévu dans la Loi sur les normes du travail depuis le 1 er juin 2004, réserve à la Commission de la santé et

Il est là juste pour aider le jury à suivre et comprendre la structure de votre présentation.. Présenter votre rôle dans

Le Conseil économique et social évoque le mode machiste et sexiste dans le harcèlement moral au travail : « Lorsque le harcèlement vise les femmes et qu’il est le fait d’hommes,

Un projet de loi est en cours, ce dernier le défini comme ˙ harcèlement par dégradation délibérée des conditions de travail ¨ mais cette définition mérite d'être complétée :