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CHRONIQUE DU MALAISE : L incertitude au temps du coronavirus

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Academic year: 2022

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CHRONIQUE DU MALAISE : L’incertitude au temps du coronavirus

Avec le coronavirus, on voit apparaître une autre pandémie, celle d’une incertitude généralisée, devenue une des formes actuelles du malaise dans la civilisation. Jusque-là recouverte par les espoirs générés par la science, l’incertitude se répand encore plus vite que le virus, et met en crise la société : incertitude quant aux nouveaux variants, incertitude quant aux mesures à prendre, incertitude quant à la vaccination – jusqu’à la vaccination des enfants.

L’incertitude devient-elle une raison de ne pas vacciner ? Ou bien faut-il vacciner les enfants malgré l’incertitude ? Comment choisir, sur quoi parier ? L’incertitude révèle à quel point on n’échappe pas au pari.

Quelle que soit la position prise, on bascule du côté d’un choix forcé analogue aux alternatives impossibles dépliées par Lacan : la bourse ou la vie, qui oblige au choix d’une vie écornée de la bourse ; la liberté ou la vie, qui contraint, tel l’esclave, à une vie écornée de sa liberté ; jusqu’à la liberté ou la mort, qui introduit la mort comme la limite à la liberté, introduisant dans l’équation un incontournable

« facteur léthal »[1]. Comme dans cette dernière alternative, par-delà la mort propagée par la pandémie, l’incertitude est devenue cet autre facteur de mort qui dévaste le monde.

On ne sort pas de l’incertitude. Elle poursuit sa course au fur et à mesure qu’on essaye de la traiter. À vouloir la dépasser, la science elle-même la produit, tel un réel qui

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sans cesse échappe. Et s’il y avait une science de l’imprévisible, comme celle qu’appelle de ses vœux Nassim Nicholas Taleb[2] ? Une science qui dépasserait ses propres distorsions, typique de la tendance qui consiste à ne sélectionner que les données qui cadrent avec ses a priori, comme si tout pouvait se placer sur une courbe de Gauss, dans l’acharnement à vouloir expliquer rétrospectivement ce qui était imprévisible. Comment situer l’improbable par rapport à la probabilité, quel est son poids ? En cachant l’improbable derrière les probabilités, on n’efface pas ses conséquences, lesquelles font sans cesse retour sur les démarches à adopter.

Pourtant, il n’y a pas qu’une incertitude de mort, l’enjeu est bel et bien de relever son défi, sans se laisser prendre aux pièges de la pulsion de mort. La pulsion de mort comme le fait d’un vivant aspiré vers la mort ; une tendance à la mort présente dans la vie, vécue comme « un appétit »[3] de la mort, pour aller vers « ce qui, dans la vie, peut préférer la mort »[4]. Aller contre cette tendance, c’est faire le pari de la vie, donc manier l’incertitude du côté de la vie. « Le pire n’est pas toujours sûr », comme l’écrivait Paul Claudel en sous-titre du Soulier de satin – Lacan parle à ce propos d’« heureuse incertitude » qui permet « une existence suffisamment détendue »[5].

Oser vivre dans l’incertitude, faire avec, sans la cacher, pouvoir prendre des décisions malgré elle – tel est le pari.

Miser sur la vie, sans en rajouter du côté de la mort – tel est l’enjeu pour passer d’une incertitude de mort à une incertitude de vie.

Sortir du malaise de l’incertitude, c’est aussi sortir des certitudes qu’elle induit. N’y aurait-t-il pas en effet, p a r a d o x a l e m e n t , t r o p d e c e r t i t u d e s e n s i t u a t i o n d’incertitude ? C’est là aussi que la tendance à la mort se loge.

Pour aller vers la vie, il s’agit au contraire de faire le

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pari d’une possible sortie de l’impasse, en trouvant justement dans l’impasse la force de créer du nouveau. Utiliser l’impasse pour ouvrir des champs nouveaux : une manière d’affronter la crise, en transformant l’incertitude de mort en incertitude de vie, en transformant le malaise en opportunité – ce qui suppose sans doute d’inventer ce qu’on ne connaît pas.

François Ansermet

_________________

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 193.

[2] Cf. Taleb N. N., Le Cygne noir : la puissance de l’imprévisible, Paris, Les Belles Lettres, 2012.

[3] Cf. Lacan J., Les Complexes familiaux, Paris, Navarin, 1984, p. 33.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.- A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 124.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 87.

CHRONIQUE DU MALAISE : La

haine au temps du coronavirus

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Si Gabriel García Márquez abordait l’amour au temps du choléra, ne faudrait-il pas parler de la haine au temps du coronavirus ? Avec lui, la haine est devenue plus évidente encore. Une haine politique, une haine subjective, une haine issue de la peur. Une haine dans le rapport à l’autre qui constitue un danger, une haine dans le rapport à l’État, une haine face aux décisions engagées, vécues comme imposées. Le bien pour tous n’est pas vécu comme un bien pour soi, et le bien pour soi exclut parfois celui des autres.

Le fameux amour pour le prochain dévoile la haine comme sa part cachée. On rejoint la critique par Lacan du commandement biblique d’aimer son prochain comme soi-même. La haine habite soi-même autant que son prochain : « Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? Car dès que j’en approche – c’est là le sens du Malaise dans la civilisation – surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule »[1].

Quand la pandémie s’insinue dans les corps, elle s’en prend aussi à la société. Au XIXe, face au typhus, Rudolf Virchow l’avait déjà énoncé en une formule saisissante où il considérait une pandémie comme un phénomène social, avec quelques aspects médicaux ! C’est ainsi qu’il a été amené à nouer du même coup médecine et politique : « La médecine est une science sociale, et [que] la politique n’est rien d’autre que la médecine à grande échelle »[2]. Ce à quoi on pourrait ajouter Freud « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié »[3]. R. Virchow, avec Freud, nous amène à faire

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d’une pandémie un phénomène social qui implique, de façon majeure, des phénomènes subjectifs tels que l’angoisse, mais aussi la haine.

Tel est le malaise. La pandémie virale se double d’une pandémie de haine. Si le combat contre la pandémie est un combat pour la vie, cela n’empêche pas qu’un travail de mort soit en jeu au cœur même de cette lutte, une pandémie de pulsion de mort par-delà la pandémie virale. Ces mouvements contradictoires s’intriquent, se cristallisent sous la forme d’une ambivalence où coexistent simultanément des forces contraires, non compatibles : confiance et défiance, peur et défi, solidarité et haine.

Quelle est la fonction de la haine si évidente dans le contexte pandémique actuel ? De quoi l’humain se préserve-t-il en la retournant contre l’autre ? Quelle menace peut conduire à la haine de l’autre ? S’agit-il vraiment d’une peur de l’autre ? Ou d’une peur de soi, d’une peur de quelque chose en soi ? N’y aurait-il pas paradoxalement quelque chose de vital dans la haine, même s’il s’agit d’une tendance qui va contre la vie : une contradiction fondamentale entre les racines et les conséquences de la haine ? L’humain se sauve à travers la haine. Freud pointe justement ce paradoxe dans sa réponse à Einstein en 1932 sur la question « Pourquoi la guerre ? » :

« L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d’autrui. »[4]

La peur ouvre à un risque totalitaire, en nourrissant la servitude : une servitude volontaire qui peut s’installer à l’insu de chacun, à l’insu de tous. Tel est le malaise. Chacun est à risque d’y participer. Qu’en sera-t-il des frontières, des liens sociaux, de la place des enfants ? Qu’en sera-t-il de l’amour ? Qu’en sera-t-il de soi ? Qu’en sera-t-il de la société ? C’est aussi la responsabilité de la psychanalyse de faire coupure dans le malaise comme seule issue. Encore faut- il qu’elle s’y consacre comme une priorité, dans l’époque contemporaine où l’intime se conjugue autant avec le

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collectif.

François Ansermet

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.- A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 219.

[2] Virchow R., Virchow RC. Collected essays on public health and epidemiology. Vol 1. Rather LJ, rédacteur. Boston, MA : Science History Publications ; 1985, cité par L.C Low, N. Rajaram,

« Virchow 2.0. et la promotion de la santé par les médecins », Can Fam Physician. 2020 Dec ; 66(12) : 887-890. Disponible en ligne.

[3] Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, éditions Payot, 2001, p. 137.

[4] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 211.

CHRONIQUE DU MALAISE : Du secret

Quand on amène un bébé chat chez le vétérinaire pour la première fois, celui-ci lui met une puce et vérifie qu’elle permet de détecter le chat. Cette puce renferme quelques autres informations. Voyant faire le vétérinaire, je ne pouvais m’empêcher de penser que sans doute dans un avenir prochain les humains aussi auraient chacun leur puce. Déjà nos téléphones portables en remplissent certaines fonctions et

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contribuent à notre « traçabilité ». Souvenez-vous du chef- d’œuvre, que Wikipédia qualifie aujourd’hui de « meilleure série de tous les temps », The Wire, en français Sur écoute[1]. Les trafiquants de drogue n’utilisaient que des téléphones portables anonymes qu’ils jetaient dès qu’ils s’en étaient servis une fois. Les débats actuels, dans l’opinion comme à l’Assemblée nationale, sur le « pass sanitaire » liés à l’épidémie et à l’importance politique prise aujourd’hui par les questions de santé, témoignent en chacun d’entre nous d’une dialectique difficile entre liberté et santé depuis le développement de la médecine et des sciences de la vie.

Souvenons-nous aussi d’un film, Ad Astra[2]. L’intrigue en est classique : un fils à la recherche de son père. Celui-ci, astronaute, a disparu des années auparavant dans sa recherche folle de la vie sur d’autres planètes. Mais un élément était à noter. Le héros tout au long de son équipée doit vérifier son équilibre mental et affectif. Il le fait en parlant à des bornes qui lui retournent leur diagnostic, déchiffrant son supposé équilibre mental à partir de ses énoncés et de son énonciation. Elles l’autorisent alors, ou pas, à poursuivre sa mission. Voilà le psychologue-machine de l’avenir, au service des autorités : carrément intrusif !

Georges Canguilhem[3] avait, il y a longtemps, prévu la chose quand il donnait ironiquement un conseil d’orientation aux psychologues : à partir de la Sorbonne, deux voies sont possibles : l’une mène au commissariat de police et l’autre au Panthéon.

Mais il s’agit de fictions, me direz-vous. C’est vrai. Mais ces fictions interprètent un mouvement en marche. Prenons un exemple trivial. La création de Doctolib a modifié la modalité de la prise de rendez-vous médical, dentaire, mais aussi psy.

Elle a donc modifié le dispositif générant la rencontre, comme c’est aussi le cas pour d’autres rencontres, amoureuses par exemple. L’adresse du patient à un praticien n’est désormais plus faite, ni par le relais d’un autre praticien, ni par le

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conseil d’un ami ou d’un proche. Le seul nom en jeu est Doctolib, qui sert de garantie. Le domaine de la tuché s’est collectivisé.

Ces différents fils, traçabilité des corps, psychologisation des activités socialement exigibles des individus dont le terme de « phobie scolaire » peut servir d’exemple, interlocuteurs construits par algorithme, autant d’indices sur la direction prise par le maître de demain dont Lacan a pu dire que « c’est dès aujourd’hui qu’il commande »[4].

Gérard Wajcman a analysé dans un[5] de ses livres les développements de la vidéosurveillance dans tous les domaines, satellites, drones, imagerie médicale. Il montre comment s’est développée une « omni voyance » globale et par conséquent une surveillance aussi généralisée que bien intentionnée des lieux et des personnes. Il en déduit une idéologie de la transparence généralisée, s’appliquant à tous les domaines de notre vie, ne se limitant pas aux espaces publics mais pénétrant, avec notre consentement, dans tous nos domaines privés.

Nous sommes donc à l’époque de la fin de l’intime et du secret.

Et la psychanalyse ?

Présente sur twitter et les médias sociaux, elle s’est mise au goût du jour pour informer le public sur les activités qu’elle organise. L’École de la Cause freudienne a créé sa télévision ; y sont diffusés des entretiens avec des intellectuels et des artistes, générant des débats où elle dialogue avec d’autres champs des savoirs. Dotée depuis longtemps d’une maison d’édition ainsi que d’une librairie, elle en a rénové régulièrement les modalités et s’en est acquise d’autres. Les journées de travail et les enseignements donnés dans ses locaux sont diffusés en visio à un nombre toujours plus important de participants, physiquement présents

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dans différents pays. En ce qui concerne donc l’information, le débat théorique et clinique et les enseignements, la psychanalyse fait entendre sa voix, ses voix, à un large public. Mais ce dont il s’agit n’est pas de contrôler. Il s’agit d’être là, encore, en se pliant à la modernité.

Qu’est-ce qui singularise réellement la psychanalyse aujourd’hui dans le champ social ?

La coupure que la psychanalyse opère avec l’orientation de l’époque est le cabinet de l’analyste. Il demeure dans notre monde de traçabilité et de transparence un lieu du secret, secret que seul peut rompre l’analysant. C’est aussi le lieu où l’intime se construit.

Parlons d’extime.

Un cours de Jacques-Alain Miller met au travail ce mot, que Lacan s’approprie, à partir d’une question, citation de Stendhal, « Y aurait-il quelque chose de réel dans cette science ? »[6].

J.-A. Miller introduit ainsi la question : « la psychanalyse semble bien faite pour nous mettre de pleins pieds dans le registre de l’intimité […] La vie privée, la vie intime, c’est bien de ça que se sustente la psychanalyse ». Il l’introduit ainsi pour souligner l’invention d’un nouveau mot par Lacan : celui d’extime. Rappelant que c’est ainsi que Lacan qualifie l’Autre dans les Écrits[7], désignant par-là l’inconscient, il montre que le noyau en a cette opacité d’objet. L’extime a structure de béance. Il désigne « à la fois un manque de signifiant et un plein ».[8]

Le secret, dont le cabinet de l’analyste et la séance sont les lieux, est un secret à soi-même. Il gîte dans cet extime, dont l’intime n’est que le voile imaginaire.

Le secret est en psychanalyse de l’ordre du réel. Il attrape ce qu’il y a de réel dans l’inconscient.

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Marie-Hélène Brousse

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[1] The Wire, Sur écoute, série télévisée créée par David Simon et coécrite avec Ed Burns,

diffusée sur HBO du 2 juin 2002 au 9 mars 2009 (cinq saisons et soixante épisodes), musique de Tom Waits, Ed Burns étant un ancien officier de la brigade criminelle de Baltimore.

[2] Ad Astra, réalisateur James Gray, USA, avec Brad Pitt et Tommy Lee Jones, sortie en septembre 2019.

[3] Canguilhem G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1958.

[4] Lacan J., « D’une réforme dans son trou », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 13.

[5] Wajcman G., L’œil absolu, Paris, Denoël, 2010.

[6] Miller J.-A., « Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 1985, inédit.

[7] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, p. 524 :

« Quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché qu’à moi, puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? »

[8] Miller J.-A., « Extimité », op. cit., cours du 11 juin 1986, inédit.

CHRONIQUE DU MALAISE :

Extension de l’empire du

virtuel

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Une rupture est en route dans « la subjectivité de [l’]

époque »[1] pour reprendre cette belle et juste formulation de Lacan. Le virtuel est en train de prendre la relève du présentiel.

Les deux confinements en ont accéléré le processus, mais celui-ci avait déjà commencé bien avant. J’avais en effet appris, longtemps avant le premier confinement, que certains collègues de l’AMP menaient des cures par le médium du virtuel (téléphone ou Visio). Ils s’affranchissaient ainsi de la d i m e n s i o n d e l ’ e s p a c e , l ’ u n e d e s d e u x d i m e n s i o n s transcendantales de la sensibilité selon Kant, l’autre étant le temps. La dimension du temps est d’ailleurs aussi concernée par le virtuel, puisque ce dernier permet de gagner du temps et, comme le dit le discours du maître capitaliste, « le temps, c’est de l’argent ». Le virtuel modifie donc le mode opératoire des objets a sans annuler en rien leur puissance en tant qu’organisateurs d’une modalité de jouissance. On peut même penser qu’il la renforce.

Récemment, on peut voir sur une chaîne de télévision une série intitulée Clickbait. En français, ce terme signifie « appât à clics » ou encore « piège à clics », et la définition en est :

« sur internet, un contenu dont le but principal est d’attirer l’attention et d’encourager les visiteurs du site à cliquer un lien particulier sur une page web »[2]. Dans cette fiction télévisée, il est question d’un procès fait à un homme. On le voit ensanglanté sur une image et portant deux pancartes. Sur l’une est écrit qu’il sera puni pour avoir abusé d’une femme et sur l’autre qu’il sera mis à mort, car il en a assassiné une autre. La condition pour qu’il soit châtié est que soit franchie la barre de cinq millions de clics. Immédiatement cette vidéo, diffusée sur le web, y fait le buzz et chaque

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clic est enregistré en direct. Tout clic rapproche en temps réel cet homme de sa mort. On peut donc dire qu’il s’agit d’un lynchage, vieille solution américaine, mise au goût du jour du virtuel.

En ce qui concerne le lien sexuel et amoureux, le virtuel s’est imposé aussi. Les dires analysants recueillis dans la pratique clinique nous enseignent que se développent des pratiques sexuelles avec des partenaires ne se rencontrant jamais en chair et en os. Les deux se mettent d’accord pour s’envoyer des films ou des photos d’eux-mêmes à caractère érotique voire pornographique, puis se branchent et par masturbation conjointe atteignent l’orgasme. Se répand aujourd’hui un « faire l’amour » virtuel.

Mais le virtuel permet encore d’aller plus loin ! Il est possible de créer des profils divers de personnes inventées (noms propres, photos, curriculum), n’existant que dans ce champ virtuel. Autrement dit, le virtuel a rendu possible les

« personnalités multiples », autrefois trouble psychiatrique r e c e n s é p a r l e D S M . D a n s l ’ e m p i r e d u v i r t u e l , l e s personnalités sont multiples.

Et la psychanalyse ? Est-elle dépassée à l’heure du virtuel ? Non, elle est sur les réseaux sociaux, sur Tweeter, sur Facebook, sur Instagram. N’y sont diffusées que des informations. Toutefois, si certaines séances peuvent adopter la modalité du virtuel, jamais de premiers entretiens, dits préliminaires, ne peuvent avoir lieu ainsi. Jamais non plus ne peut s’envisager une cure sans un rythme de présence physique.

Il est vrai que le sujet, en tant que représenté par un signifiant pour un autre signifiant, n’objecte pas au virtuel.

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On peut même dire que le sujet lui-même n’est que virtuel.

Le corps parlant par contre jamais n’y sera réductible. Dans la rencontre de ce Un unissant paradoxalement le corps et le langage, rien de virtuel. Le corps n’est pas seulement r é d u c t i b l e à l ’ i m a g e , i l d é p a s s e l a d i m e n s i o n d e l’Imaginaire ; l’inconscient lui n’est pas réductible aux signifiants-maîtres, donc au Symbolique. Certes les deux ensembles constituent la réalité, laquelle est d’essence virtuelle depuis toujours et pour toujours. Mais le corps parlant, expression explosive, relève en partie du Réel. Il est l’impossible du virtuel.

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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[2] Cf. wikipedia.org

CHRONIQUE DU MALAISE : L’Époque de la montée des Egos

Quelle Époque ?

La nôtre, en date de cette petite chronique pour l’Hebdo-Blog du 10 janvier 2022. Vous pensez peut-être que je vais vous parler d’épidémie, de virus et de variants… Détrompez-vous, parce que je ne sais pas où vous, cher(e)lecteur(e) en êtes, mais en ce qui me concerne, je suis lasse pour parler

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poliment, soûlée serait plus juste, de ce thème. Il m’évoque le sparadrap qui colle au capitaine Haddock, en ce qu’il semble impossible d’y échapper dans les conversations comme dans les médias. Ce virus fait au moins leur joie et leurs profits à défaut de faire les nôtres.

Quelle époque épique ! Deux mots dissemblables malgré les apparences. Si époque renvoie à un point de repère se caractérisant de faire date, d’être mémorable, épique nous mène, depuis Homère, vers l’épopée, l’épos et ses héros.

Parlons donc des héros d’aujourd’hui. Qui sont-ils ? Ce sont les Egos. C’est l’époque épique des Egos. Sur Twitter, Facebook ou autres Instagram, ils en sont les héros. Ou du moins se le font-ils croire. À cet endroit j’invoquerais volontiers Zazie : « Héros, mon c… »[1].

En 1999, à la veille du xxie siècle, furent publiés dans le cadre de l’IRMA[2], les textes et débats de la Convention d’Antibes, sous le titre « La psychose ordinaire »[3]. Lors d’un séminaire ultérieur, Jacques-Alain Miller avait fait une conférence sur ce qu’il avait nommé « les psychoses ordinaires ». Plus de vingt ans ont passé. Mais nous y puisons pour vous proposer la thèse suivante : les Egos ont triomphé et avec eux la psychose l’a emporté.

Les sciences dures, pas les sciences dites humaines qui déploient les idéologies, ont accès au réel par les mathématiques. Autrement dit, elles écrivent le réel en petites lettres. Depuis la Seconde Guerre mondiale et l’invention par le mathématicien Alan Turing de son concept de machine universelle, machine capable de réaliser un calcul en utilisant un algorithme conditionnel, le résultat en est devenu visible dans tous les domaines du lien social. Ce fut Von Neumann qui, mettant en application la machine universelle de Turing, permit aux ordinateurs de mettre en jeu des programmes de nature algorithmique. La programmation était née et avec elle la science informatique. L’information se chiffre

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au moyen du couple 0/1.

Effectuons un retour en arrière pour mettre l’histoire au travail du savoir.

En 1440, Gutenberg invente l’imprimerie, soit des caractères mobiles rentabilisés indéfiniment. La transmission de l’information entre dans un nouvel âge au xve siècle. Cent ans plus tard, Luther utilise des feuillets imprimés pour soulever les foules. Il traduit la bible en allemand, langue courante et non langue des érudits. S’ensuit un raz de marée protestant sur l’Europe. Dans la foulée viendront les guerres de religion et leurs conséquences humaines et économiques.

Il est donc clair que toute modification technoscientifique portant sur la circulation de l’information affecte le lien social dans son entièreté.

Nous sommes aujourd’hui, grâce à l’informatique et aux réseaux sociaux, confrontés à une modification de cet ordre. Elle signe la fin de ce que Georges Perec met en évidence dans Penser/Classer[4]. Par là même les diagnostics, qui sont des classifications opérées à partir de critères cliniques, deviennent obsolètes. Adieu, « Névrose, psychose et perversion ». À chaque Ego son autodiagnostic.

Mais alors où est passé l’inconscient, ignoré par les Egos qui pensent s’en être débarrassés ? Mais plus ils parlent, et jamais ils n’ont autant parlé, c’est-à-dire joui, plus ils le rendent puissant.

Et, comme toujours, Lacan avait anticipé la chose en glissant la clinique analytique vers la topologie borroméenne : pluralisation des modes de jouir et leçon de Joyce sur l’Ego comme symptôme[5].

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[1] Cf. Queneau R., Zazie dans le métro, Paris, Seuil, 1959.

[2] IRMA est l’acronyme de l’Instance de Réflexion sur le Mathème Analytique.

[3] Cf. Miller J.-A. (s/dir), La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Agalma / Le Seuil, 1999.

[4] Cf. Perec G., Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985.

[5] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565-570.

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