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View of Les multiples voix et images de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

Dans une série d’articles publiés entre 1933 et 1934 dans Les Cahiers du film, Marcel Pagnol développera une cinématurgie qui lui permettra, à l’aune du parlant, d’envisager l’art dramatique comme un art total, immortalisant le jeu des acteurs, fournissant une forme idéale à l’œuvre dramatique et assurant une vaste diffusion du spectacle. Revendiquant une imbrication du théâtral et du cinématographique, Pagnol souhaitait placer au centre de ses préoccupations la voix et le son. Au regard des exigences théoriques formulées dans les articles « Cinématurgie de Paris », j’exa- minerai les relations entre les pièces et les films de trilogie marseillaise – Marius (1931), Fanny (1932) et César (1936) – afin de montrer qu’en plus d’accorder une place importante à la parole, le cinéma permet non seulement d’envisager une conti- nuité visuelle entre les textes et les images, mais aussi de donner la parole à la ville de Marseille, personnage central de cette trilogie.

Abstract

In a series of articles published between 1933 and 1934 in Les Cahiers du film, Marcel Pagnol develops a personal theory allowing him, at the time of the talkies, to consider drama as total art, immortalizing actors, providing an ideal platform for dramatic work and ensuring a wide dissemination of the show. For Pagnol, drama and cinema were interweaving, and the talkies were the perfect and only way to put voice and sound at the center of these interactions. By considering the theoretical approach developed in these three articles titled “Cinématurgie de Paris”, I will examine the relationship between the plays and the films of the Fanny Trilogy (Marius (1931), Fanny (1932), César (1936)) in order to demonstrate a visual continuity between texts and images, and that Pagnol, with the films, gave a voice to the central character of this trilogy: the city of Marseille.

Karine A

bAdie

Les multiples voix et images

de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol

Pour citer cet article :

Karine AbAdie, « Les multiples voix et images de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 11, « L’encre et l’écran à l’œuvre », s. dir. Karine AbAdie & Catherine ChArtrAnd-LAporte, octobre

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

(2)

Geneviève FAbry (UCL) Anke GiLLeir (KU Leuven) Gian Paolo GiudiCCetti (UCL) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ben de bruyn (FWO – KU Leuven) Ortwin de GrAeF (Ku Leuven) Jan hermAn (KULeuven) Marie hoLdsworth (UCL) Guido LAtré (UCL)

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ComitésCientifique – WetensChAppelijkComité

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 11, octobre 2013

l

es multiples voix et imAges

de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol

Après s’être émancipé des arts de la scène et avoir été accepté comme forme artistique autonome, le cinéma subit, à la fin des années 20, son premier grand bou- leversement en devenant parlant. Alors qu’on se demandait au cours de la décennie si oui ou non le cinéma était un art, on cherche, dans les années 30, à prendre posi- tion pour ou contre le parlant. Cette étape décisive dans l’histoire du cinéma ouvrira la voie à de nouvelles explorations visuelles et, bien évidemment, sonores. C’est dans ce contexte que Marcel Pagnol se prendra de passion pour ce qui allait, à son avis, et pour reprendre les termes de Claude Beylie, « devenir le moyen d’expression privilégié des dramaturges »1. En effet, alors que certains écrivains voient le pas- sage au cinéma parlant comme une régression et un retour vers le théâtre, d’autres, comme Marcel Pagnol, en tireront parti pour travailler cette analogie, profitant du déclin du théâtre et de la mort du muet – « Le film muet est mort, pour toujours, comme le vieux fiacre. Ce n’est plus à présent qu’un souvenir »2 –, et pour proposer de réinventer le cinéma en utilisant de nouvelles ressources afin de mettre à l’écran ce qui est irréalisable sur scène.

Pagnol rencontre véritablement le cinéma au printemps 1930, au Palladium de Londres, avec le film musical Broadway Melody3 et, surtout, avec la voix de Bessie Love, actrice américaine qui sut passer l’épreuve du parlant avec succès et qui fut nominée aux Oscars pour sa performance dans le film d’Harry Beaumont. Il découvre ainsi dans le cinéma sonore un allié incontestable, permettant « d’imprimer, de fixer et de diffuser le théâtre »4, comme il l’écrira en 1933 dans Les Cahiers du film. Dès lors, les promesses du parlant permettent à Pagnol d’envisager l’art dramatique comme un art total, immortalisant le jeu des acteurs, fournissant une forme idéale à l’œuvre drama-à l’œuvre drama- l’œuvre drama-œuvre drama- drama- tique et assurant une vaste diffusion du spectacle.

Il développera ce qu’il appellera une « cinématurgie » dans une série d’articles publiés entre 1933 et 1934 dans Les Cahiers du film, la revue qu’il a créée pour dé- fendre ses idées. En effet, lors du passage du muet au parlant, une certaine résistance existe dans les milieux de cinéma face à cette « césure technique »5 qu’est l’arrivée du parlant. Certains estiment d’ailleurs que le parlant signe non seulement la fin du cinéma muet, mais également celle du cinéma6. Dans ce contexte d’inquiétude

1. Claude beyLie, Marcel Pagnol ou le cinéma en liberté, Paris, De Fallois, 1995, p. 29.

2. Benjamin FondAne, « Cinéma 33 », dans Écrits pour le cinéma. Le muet et le parlant, éd.

Michel CArAssou, Olivier sALAzAr-Ferrer & Ramona FotiAde, Lagrasse, Verdier, « Poche », 2007, p. 107.

3. Broadway Melody, Harry beAumont (réal.), 1929, 100 minutes.

4. Marcel pAGnoL, « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du Film, no 1, 15 décembre 1933, p. 8.

5. Dimitri VezyroGLou, Le Cinéma en France à la veille du parlant, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 14.

6. Des écrivains comme Antonin Artaud, Benjamin Fondane ou encore André Delons, bien que très enthousiastes vis-à-vis du cinéma, seront sceptiques face au parlant. Philippe Soupault écrira

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face à l’avenir sur 7ème art, les propositions de Pagnol peuvent déranger. Il revien- dra d’ailleurs régulièrement sur ces idées dans des versions ultérieures du texte7, sans pour autant les modifier drastiquement. Cependant, ces réévaluations théo- riques ne remettront jamais en question ses conceptions. Il revendiquera toujours une imbrication du théâtral et du cinématographique, tant sur les plans formels qu’esthétiques, et mettra d’ailleurs rapidement ses idées à l’épreuve en réalisant lui-même des films, après avoir fait ses classes (comme scénariste, dialoguiste et producteur) auprès d’autres metteurs en scène.

Les trois textes et les trois films (Marius, Fanny et César) de la trilogie mar- seillaise témoignent de ce va-et-vient entre théâtre et cinéma, et explorent les liens et les écarts entre ces deux formes. Il importe d’ailleurs de rappeler que Marius et Fanny eurent des existences scéniques8 glorieuses avant de devenir des œuvres cinématographiques, réalisées respectivement par Alexandre Korda (en 1931) et Marc Allégret (en 1932), alors que César fut d’abord un film réalisé par Pagnol (en 1936) et, dans un second temps seulement, une pièce créée au théâtre9. Entre ces expériences, Pagnol est progressivement passé de la scène à l’écran, en adaptant, entre autres, des textes de Jean Giono10 et de Georges Courteline11. À partir de 1935, il écrira des scénarios originaux qu’il mettra lui-même en scène au cinéma12 et portera aussi à l’écran certaines de ses propres pièces13. Après la réalisation du film César, la carrière de Pagnol s’éloignera de plus en plus des scènes de théâtre, sans pour autant qu’il ait abandonné l’idée de faire un cinéma de la parole et du dialogue.

C’est cette idée de « cinéma tel qu’on le parle »14 que j’explorerai ici, en m’at- tachant aux exigences théoriques formulées par Pagnol dans ses articles de 1933 et 1934 intitulés « Cinématurgie de Paris », et en examinant les relations entre certains de ses films et de ses pièces de théâtre. Ainsi, je montrerai que le cinéma, en plus d’accorder une place importante à la parole, permet d’établir une continuité visuelle entre les différents textes de la trilogie par le biais des images. Dans ce cadre, le cinéaste-dramaturge fait parler une entité additionnelle : la ville de Marseille, en lui assurant présence et résonnance à l’écran.

d’ailleurs, en 1929, dans « Le malaise du cinéma », que le parlant est un événement qui « a fait reculer de dix ans l’art cinématographique » (dans Écrits de cinéma, Paris, Plon, 1979, p. 59). Des réalisateurs, comme René Clair, Charlie Chaplin ou Erich von Stroheim, ont également pris position contre les talkies, pour plus tard revoir leurs positions.

7. Des extraits seront repris dans les revues Opéra (1945) et Paris-Cinéma (1946), ainsi que dans les anthologies de Marcel Lapierre (Anthologie du cinéma, 1946) et de Pierre Lerminier (L’Art du cinéma, 1960). Pagnol modifiera également son texte dans le troisième volume de ses Œuvres complètes (édition de Provence), en 1967.

8. Marius fut créé en 1929, au Théâtre de Paris et Fanny, en 1931, toujours dans ce même théâtre.

9. César fut créé en 1946, au Théâtre des Variétés.

10. Jofroi (en 1933), Angèle (en 1934).

11. L’Article 330 (en 1934).

12. Merlusse (en 1935), Cigalon (en 1935).

13. La deuxième version de Topaze (en 1936) – la première ayant été réalisée en 1932, par Louis Gasnier.

14. Titre de la série Cinéastes de notre temps consacrée à Pagnol (André LAbArthe et Janine bAzin

(réal.), 2 parties, 1965).

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Karine AbAdie

1. l

A

«

CinémAturgie

»

pAgnolienne

La presse spécialisée de cinéma est, à la fin des années 20, abondante, mais bien souvent éphémère15. Cependant, au tournant des années 30, elle est suffisam- ment bien installée dans le champ culturel pour que soient envisagées des publi- cations ayant pour objectif la défense d’une vision précise du cinéma. C’est dans cette conjoncture que Marcel Pagnol fonde, en 1933, à Marseille, Les Cahiers du film, une revue de cinéma qui se veut un espace pour formuler de nouvelles proposi- tions théoriques (défendre le parlant et sa filiation théâtrale) et pour faire la promo- tion de nouveaux films. Différents collaborateurs participeront au projet de Pagnol (Charles Brun, Charles Fasquelle, Vincent Scotto, Max Jacob, Gabriel d’Aubarèche), dans une première période qui durera deux années (1933-1934). En 1941, la revue renaîtra (l’implication de Pagnol y sera cependant moins importante), mais délais- sera son combat initial (la défense du cinéma parlant) au profit de l’actualité des vedettes de l’époque, et elle disparaîtra du paysage éditorial en 1944.

Pagnol posera les bases de son projet cinématographique dans une série de trois articles rassemblés sous le titre « Cinématurgie de Paris »16. Ces différents textes furent écrits après la réalisation des films Marius et Fanny, et à un moment où Pagnol a déjà une expérience pratique du cinéma puisqu’il a réalisé son premier film, Jofroi (1933), et qu’il en prépare un second, Angèle (1934). Ses idées très pré- cises sur ce que le cinéma doit être, une prolongation du théâtre, se fondent donc sur une expérience pratique concrète, bien qu’encore relativement limitée à cette époque.

Tout d’abord, il s’agit pour Pagnol de rappeler que le cinéma muet est mort et que le théâtre est à l’agonie. Le cinéma parlant apparaît dans cette configu- ration et peut ainsi espérer réinventer le théâtre en proposant de nouvelles res- sources permettant de faire à l’écran ce qui est irréalisable sur scène. Mais le cinéma parlant aurait besoin du théâtre puisque, pour le faire parler, il faut, selon Pagnol, des gens qui puissent lui donner la parole. Il écrira à ce propos que les gens de cinéma

[…] inventèrent une sorte de monstre ridicule : le film parlant sans paroles, le film réticent, le film orné de bruits de portes ou de tintements de cuillères, le film gémissant, criant, riant, soupirant, sanglotant, mais jamais parlant, et ils nous expliquaient que ça « c’était du cinéma » ; mais nous, nous savions bien pourquoi leur fille était muette. C’est parce qu’ils ne savaient pas la faire parler.17

Pagnol insiste sur la nécessaire collaboration entre ceux qui savent faire parler les acteurs – les dramaturges – et ceux qui savent faire parler les images – les cinéastes.

Ce sont donc au niveau du texte, des mots et du dialogue que réside le véritable défi du parlant. Mais c’est aussi grâce à ses propres spécificités par rapport aux autres arts que le cinéma constitue un gain pour le théâtre : il permet, toujours d’après

15. Voir Christophe GAuthier, « Le cinéma passé en revues », dans Bibliothèque du film, 2002.

[En ligne], URL : http://www.bifi.fr/public/ap/article.php?id=7 (page consultée le 24 avril 2013).

16. Il semble qu’il y ait eu deux autres textes publiés sous le titre « Cinématurgie de Paris », dans deux autres numéros des Cahiers du film (en 1934), mais tel que l’indique Claude Beylie dans Marcel Pagnol ou le cinéma en liberté, ces quatrième et cinquième numéros « relèvent du domaine de l’incunable » (Claude beyLie, op. cit., p. 215).

17. Marcel pAGnoL, art. cit., p. 6.

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Pagnol, l’unité de la salle – tous les spectateurs voient la même pièce18 – ainsi que la fixité de la représentation : « Que l’acteur grossisse ou maigrisse ; qu’il tombe malade ou qu’il change d’emploi, cela ne peut plus altérer son œuvre : elle est ache- vée, elle est hors d’atteinte. Et si la salle est à moitié vide, il jouera tout aussi bien que devant un parterre de rois »19. C’est ainsi que doit être comprise la « fixité de la représentation » : les modifications ne sont plus possibles, la scène ne peut plus être reprise. Plus précisément encore, le cinéma permet de soulager le texte par le décor ou en isolant un centre d’intérêt quelconque – par le gros plan, par exemple. Ainsi se creuse l’écart entre le spectacle de la scène et celui de l’écran puisque le cinéma donne accès à des détails qu’un spectateur isolé dans le fond d’une salle de théâtre ne pourrait percevoir :

[…] je pourrai souligner, à chaque instant, le centre d’intérêt ; je pourrai isoler, sur l’écran, un geste, une main, un objet.

Et de plus, ce centre d’intérêt, j’aurai pu l’agrandir au delà [sic] même du réel : sur l’écran du Gaumont-Palace, un visage en gros plan atteint six mètres de hauteur ! Quel merveilleux moyen de montrer une lèvre qui tremble, un regard qui s’assombrit, une larme qui se forme et que glisse sur un visage souriant ! Toutes choses impossibles au théâtre […].20

Un choix de prise de vue ou d’éclairage ne peut donc pas être uniquement justifié pour des raisons esthétiques : il doit plutôt, pour Pagnol, l’être par l’action à repré-’être par l’action à repré-être par l’action à repré-’action à repré- senter : « [c]’est la seule raison valable »21.

Pagnol défendra très fermement ses idées, à la suite d’« attaques » d’un cer- tain nombre de critiques de cinéma influents (comme Émile Vuillermoz, René Bizet, ou encore René Clair) l’accusant de faire du « théâtre photographié », du « théâtre filmé » ou, plus méchamment, du « théâtre en conserve »22. Émile Vuillermoz avait amorcé les « hostilités »23, en 1931, dans sa chronique du Temps24 :

Nous sommes ici en présence de cette forme de théâtre mécanique exclusive- ment destinée à exporter commodément des scènes bien jouées et bien dialo- guées sous leur forme originale. Aucune transposition. Aucun effort d’adapta- tion. La pellicule n’est ici qu’un prolongement de la technique théâtrale. Grâce à elle on fait non pas du cinéma, mais de la téléphonie et de la télévision pour les spectateurs que cent lieues séparent de la rue Blanche.25

18. C’est, du moins, ce que pense Marcel Pagnol : « Comparons, par exemple, le spectateur placé au premier fauteuil du premier rang d’orchestre, et le Monsieur assis là-haut à gauche au der- nier fauteuil du deuxième balcon : NOUS POUVONS AFFIRMER QU’ILS NE VERRONT PAS LA MÊME PIÈCE [capitales de l’auteur]. Et voilà le problème qui se pose à l’écrivain de théâtre : il faudra que son sujet, son rythme, son dialogue soient leur valables en même temps pour mille spectateurs, qui sont déjà différents par leur âge, leur éducation, leur intelligence, et dont aucun ne verra l’œuvre sous le même angle que son voisin ! » (Id., « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du film, no 2, 15 janvier 1934, p. 6.)

19. Ibid., p. 7.

20. Ibid., p. 9.

21. Id., « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du film, no 3, 1er mars 1934, p. 8.

22. Pagnol reprend ces différentes désignations dans la deuxième livraison de « Cinématurgie de Paris » (Les Cahiers du film, no 2, 15 janvier 1934, p. 12).

23. Pagnol interpellera directement Émile Vuillermoz et René Bizet dans la deuxième livrai- son de « Cinématurgie de Paris » (ibid.).

24. Émile VuiLLermoz, « ‘‘Marius’’ », dans Le Temps, 10 octobre 1931, p. 6.

25. Ibidem.

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Karine AbAdie

Le film d’Alexandre Korda reprend donc exactement la pièce de Pagnol, et pour Vuillermoz, le fait que le cinéma en permette une meilleure diffusion n’est pas une raison suffisante pour généraliser ce genre de pratique. En 1931, dans une critique de Marius, Philippe Soupault26 condamnera la faiblesse de cette même production qui sous-estime « la puissance et [de] la raison d’être au cinéma »27. Emprunter ce genre de direction apparaît aussi, pour Soupault, tout à fait néfaste puisque le public s’avère déçu, à la fois du cinéma et du théâtre. Albert Thibaudet, dans l’article

« Cinéma et littérature »28, publié dans la Nouvelle Revue Française, parlera aussi de ce passage de la scène à l’écran en indiquant que Pagnol a quitté le théâtre « pour le cinéma, ou plutôt pour le théâtre filmé »29 et qu’il ne faut penser « aucun bien » de cette nouvelle approche du cinéma30. Cette tentative de passage de la scène à l’écran est donc bien souvent considérée comme un échec, mais ces critiques ne feront pas vaciller Pagnol : il s’évertuera à défendre la dépendance du cinéma parlant à l’égard du théâtre afin que les deux formes artistiques produisent ensemble, de nouvelles formes cinématographiques.

2. l

esrelAtionsentrepièCeetfilm

La position de Pagnol est pourtant difficile à défendre. D’un côté, les gens de cinéma voient le parlant comme une opportunité artistique supplémentaire, mais certainement pas comme un prolongement du théâtre. Le chemin pour se distancer et se distinguer de ce dernier fut suffisamment difficile... D’un autre côté, les gens de théâtre (dont fait partie Pagnol31) voient d’un très mauvais œil que l’un des leurs s’intéresse à cet envahisseur qu’est le cinéma. Dans la version de 1967 de Cinéma- turgie de Paris, Pagnol relate d’ailleurs une visite à la Société des auteurs au cours de laquelle on lui reprochera son succès au cinéma :

Lorsque j’arrivai, souriant d’aise, à la rue Ballu, je fus surpris et navré. On m’appelait ingrat, traître et surtout « renégat ». Un auteur célèbre refusa de me serrer la main ; un autre prétendit que je devais, sur-le-champ, verser aux œuvres philanthropiques du théâtre tous les droits d’auteur que j’avais reçus de Topaze et de Marius.32

Cette anecdote, peut-être un peu romancée, démontre cependant la réserve des gens de théâtre à l’égard du cinéma, cet art « populaire » qu’on a cherché à hisser au sommet de la pyramide des arts.

Le fait que Pagnol participe activement à la mise en scène des films issus de ses pièces le place dans une double position : celle d’auteur et d’adaptateur. De plus,

26. Philippe soupAuLt, « ‘‘Marius’’, un film de Marcel Pagnol », dans L’Europe Nouvelle, no 716, 31 octobre 1931, repris dans Philippe soupAuLt, Écrits de cinéma 1918-1931, éd. Alain & Odette VirmAux, Paris, Plon, 1979, pp. 282-284.

27. Ibid., pp. 282-283.

28. Albert thibAudet, « Cinéma et littérature », dans La Nouvelle Revue Française, no 269, février 1936, repris dans Albert thibAudet, Réflexions sur la littérature, éd. Antoine CompAGnon & Christophe prAdeA), Paris, Gallimard, 2007, pp. 1585-1589.

29. Ibid., p. 1588.

30. Ibidem.

31. Au début des années 30, Marcel Pagnol est un auteur dramatique à succès (ses pièces Topaze (1928) et Marius (1929) ont été à l’affiche au théâtre pendant plusieurs années).

32. Marcel pAGnoL, « Cinématurgie de Paris – 1939-1966 », dans Œuvres complètes, Paris, tome II - Cinéma, De Fallois, 1995, p. 18.

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son nom seul permet une sorte de « caution », un gage de qualité pour le public. Pre- nons l’exemple suivant : l’encart publicitaire annonçant le film Marius d’Alexandre Korda, présenté dans Le Temps en 1931.

Encart publicitaire publié dans Le Temps, 10 octobre 1931, p. 6.

(Source : www.gallica.bnf.fr)

La hiérarchie des noms y est évocatrice : le nom des deux acteurs vedettes de la pièce et du film (« RAIMU » et « Pierre FRESNAY ») apparaissent audessus du titre « MARIUS » ; sous ce dernier, on repère le nom de « MARCEL PAGNOL », suivi de celui de l’actrice personnifiant Fanny, « ORANE DEMAZIS » et finale- ment, le nom du réalisateur, « A. KORDA ». Le public est ainsi attiré dans la salle avec les atouts de la représentation au théâtre : des acteurs populaires, une histoire

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Karine AbAdie

désormais célèbre et un auteur à succès. La comparaison entre les génériques des films (Marius, Fanny, César) est aussi significative à ce niveau : celui du film Marius (tout comme l’encart publicitaire pouvait le laisser soupçonner), met l’accent sur les acteurs (RAIMU, PIERRE FRESNAY et ORIANE DEMAZIS), sur le titre du film (« MARIUS »), sur l’auteur « MARCEL PAGNOL » et, dans un quatrième temps, sur la « MISE EN SCÈNE DE ALEXANDRE KORDA ». Pour Fanny, la « cau- tion Pagnol » est apportée dès la première image : « MARCEL PAGNOL présente ».

Le titre du film apparaît ensuite, puis le nom du réalisateur, « Marc Allégret ». Et en ce qui a trait à César, l’insistance est encore plus marquée : la première image indique

« LES FILMS MARCEL PAGNOL PRÉSENTENT », s’en suivent les noms des acteurs principaux (« RAIMU (César) », « PIERRE FRESNAY (Marius) », « CHAR- PIN (Maître Panisse) », « ORANE DEMAZIS (Fanny) dans »). La sixième image présente le film (« CÉSAR, film de Marcel Pagnol ») et la septième indique qu’il s’agit du dernier volet de la trilogie marseillaise initiée avec Marius et Fanny. On constate que Pagnol, même s’il ne participe qu’à l’adaptation de la pièce à l’écran (pour Marius et Fanny), est toujours mis de l’avant en tant qu’auteur et que, ainsi, il apparaît comme celui qui peut non seulement donner vie à des histoires, des personnages et des répliques, mais comme une personnalité qui a aussi le pouvoir d’inciter le public à voir ses films.

Au-delà du simple fait d’attirer le public par son nom, Pagnol s’associe à des films qui mettent de l’avant le texte et les mots, annonçant ainsi la vision du cinéma qu’il défendra dans sa revue. En effet, les trois films de la trilogie marseillaise, même s’ils sont réalisés par différents cinéastes, accordent une place prépondérante au texte, si bien que le spectateur remarque de nombreux plans statiques d’une durée de plus de dix minutes. Pour Pagnol, cela est un objet de fierté ; par exemple, sur la première page de la « Cinématurgie de Paris » de 1933, la première photographie reproduite – une scène du film Fanny – est accompagnée de la précision suivante : « Cette scène de Fanny dure 22 minutes ». Cette précision fera d’ailleurs dire à René Bizet, un critique de l’époque, cité par Pagnol dans son deuxième article de « Cinématurgie de Paris » :

« […] on peut bien lui dire qu’on s’en est aperçu lorsqu’elle parut sur l’écran, et qu’on eut quelque regret qu’elle ne fût pas plus courte »33.

Cette longueur des scènes permet cependant de respecter le texte et de ne pas trop le sectionner. Pourtant, malgré tout ce que Pagnol a pu en dire, il y a d’im- portantes différences entre les textes des pièces et les films, écarts permis par cer- taines des possibilités offertes par le cinéma – et marquant dès lors la différence entre les deux formes. Je ne ferai pas un relevé exhaustif de ces écarts, mais m’attarderai sur certains exemples révélateurs des relations entre théâtre et cinéma. Ces relations exposées me permettront de considérer le passage de la scène à l’écran non pas comme « une recherche d’équivalences raisonnées »34 entre un texte et un film, mais comme une totalité dont la continuité est assurée par les images.

La trilogie marseillaise fonctionne, au cinéma, comme un tout, bien que les films soient réalisés à quelques années d’écart par des réalisateurs différents.

On retrouve à l’écran les mêmes acteurs qu’à la scène et, de film en film, les

33. Marcel pAGnoL, « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du Film, no 2, 15 janvier 1934, p. 13.

34. Philippe CheVALLier, « Adaptation », dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, s. dir. Antoine

debAeCque& Philippe CheVALLier, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2012, p. 12.

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mêmes lieux sont visités. Ainsi, le spectateur est témoin d’une histoire, sur plu-’une histoire, sur plu- sieurs générations, prenant place autour du port de Marseille. Films et pièces se font écho, et le cinéma accentue ce dialogue permanent en présentant à l’écran des suites d’images d’un film à l’autre. Prenons comme premier exemple la fin du film Marius35 et le début du film Fanny36. L’action reprend là où elle fut laissée, afin que l’idée de suite résonne dans l’esprit du spectateur, comme si on avait filmé des bandes de quatre heures et qu’on les avait ensuite coupées pour en faire deux films – ce qui n’est absolument pas le cas, puisque les films ont été réalisés à un an d’intervalle, par deux cinéastes différents, et avec certains nouveaux acteurs (notamment Auguste Mouries, qui reprend le rôle d’Escartefigue, interprété au théâtre et dans Marius (pièce et film) par Paul Dullac). Dans la pièce Fanny, l’écart est creusé, notamment parce que le rôle de César n’est pas repris par Raimu37. De plus, alors que la dernière scène de la pièce Marius reprend à peu près l’action mise en images dans le film de Korda, la première scène de la pièce Fanny est diffé- rente : on retrouve les quatre compères, César, Panisse, Escartefigue et monsieur Brun, discutant de choses et d’autres, se moquant les uns des autres, comme à leur habitude. Cette scène rappelle cependant une autre célèbre scène de Marius, celle de la partie de cartes. La continuité est donc assurée au théâtre par un autre biais, beaucoup moins visuel, ce qui marque bien évidemment une différence entre les deux médiums.

Le deuxième exemple que je souhaite considérer est la célèbre scène, dans Marius, de la partie de cartes38, dont il s’agira d’examiner la mise en scène à l’écran. Si l’on se fie au texte de la pièce de théâtre, il n’y a pratiquement pas de différences entre cette dernière et le film, tant au niveau des répliques que des indications scéniques que fournissent les didascalies : la scène se déroule le soir (« Il est 9 heures du soir »39), César, Panisse, Escartefigue et monsieur Brun, atta- blés au Bar de la Marine, jouent à la manille (« Dans le petit café, Escartefigue, Panisse, César et M. Brun sont assis autour d’une table. Ils jouent à la manille »40) et à leurs pieds, des bouteilles vides (« Autour d’eux, sur le parquet, deux rangs de bouteilles vides »41). Cette adéquation entre la pièce et le film correspond, pour Pagnol, au cinéma :

Je prends donc, par exemple, le texte de « On ne badine pas avec l’Amour », et je n’y change pas un mot, je n’en coupe pas une ligne.

Si je déplace mon appareil de prise de vues, si je fais des plans d’ensemble, des plans moyens, des gros plans ; si j’accompagne Perdican à travers les jardins du château ; si je suis le baron dans son cabinet de travail et Rosette à travers les champs, en obéissant strictement aux indications scéniques de Musset, JE DIS QUE J’AURAI FAIT DU CINÉMA.

35. Marius, Alexandre KordA (réal.), 1931, 120 minutes, repris dans The Fanny Trilogy, New York, Kino Video, 2004, 1:59:00-2:00:59.

36. Fanny, Marc ALLéGret (réal.), 1932, 120 minutes, repris dans The Fanny Trilogy, New York, Kino Video, 2004, 1:512:25.

37. À la création de la pièce, Harry Baur jouera César et Berval reprendra le rôle de Marius.À la création de la pièce, Harry Baur jouera César et Berval reprendra le rôle de Marius.

38. Marius, Alexandre KordA (réal.), 1931, 120 minutes, repris dans The Fanny Trilogy, New York, Kino Video, 2004, 1:11:48-1:14:23.

39. Marcel pAGnoL, Marius, Paris, Fasquelle, 1928, p. 149.

40. Ibidem.

41. Ibidem.

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Karine AbAdie

En effet, À AUCUN MOMENT, le spectacle sur l’écran ne ressemblera au spectacle sur la scène.42

Si on applique cette affirmation à la pièce Marius de Pagnol, on n’obtiendrait absolu- ment pas le résultat à l’écran. Les dialogues et les didascalies de la pièce ne rendent pas la joute verbale de la scène et les doubles sens des répliques. Le jeu des acteurs y est pour beaucoup, tout comme l’arrêt de la caméra sur les visages des différents protagonistes de l’action : on souhaite marquer une tension entre les joueurs, on insiste sur les regards, sur les grimaces de César. Le film ajoute donc quelque chose à la pièce, qui ne sera désormais plus jouée de la même manière, puisqu’à jamais, les rictus et l’accent de Raimu, le débit et le rythme de ses paroles sont associés au personnage de César.

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Même si, par l’accent, Pagnol donnait une voix à l’univers marseillais dans lequel s’inscrivent les pièces de sa trilogie, le cinéma place non seulement le contexte provençal au centre des actions, mais il établit la ville de Marseille comme véritable personnage des films Marius, Fanny et César. Certes, au théâtre, cette particularité était relayée par l’accent des acteurs et par des répliques en « parlé marseillais ». De plus, l’ancrage dans le décor de Marseille (et par extension, de la Provence) était aussi marqué par l’usage de termes ponctuant les conversations du Sud (« hé bé »,

« qué »), par des mots de la région (« fada », « embouligue », « coucourde ») et par des particularités locales (la bouillabaisse, la pétanque, la manille, le pastis)43. Au cinéma, on associe à ces éléments rythmant les dialogues des sons typiques (le bruit des cigales, ceux du port, des bateaux, des cloches) qui font du lieu une véritable présence, enveloppant les personnages et leur destin.

Le lieu est aussi un décor soulignant les habitudes d’une région. L’exemple, dans le film Fanny, de la partie de pétanque44, est à ce sujet éloquent. Elle prend place en bordure des rails du tramway, lequel freine violemment afin de ne pas frapper Panisse et César mesurant la distance séparant les boules du cochonnet.

Malgré les klaxons du conducteur du tramway, les joueurs ne se déplacent pas (« Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? [Escartefigue, en voix off] Pardon, c’est pas une plaisanterie, c’est une partie de boules ! »45). Lorsqu’un passager leur indique qu’il est pressé, on lui répond : « Silence ! Vous voyez pas que vous risquez de troubler le tireur ? »46. Une fois le gagnant désigné, le tramway peut repartir. Cette scène, totalement absente de la pièce de Pagnol, est tournée en extérieur et reconduit un autre cliché : la nonchalance des gens du Sud (cliché récurrent, camouflé derrière de longs dialogues et de longues répliques). Cepen-

42. Id., « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du Film, no 2, 15 janvier 1934, p. 9.

43. Tout ceci reconduit bien souvent des clichés sur Marseille, la Provence et les gens du Sud.

Notre propos n’est pas de les déconstruire, mais de constater leur présence et leur « popularité » toujours d’actualité. Pour preuve, le récent projet de Daniel Auteuil (qui a réalisé une nouvelle ver- sion, en 2011, de La Fille du puisatier (le film de Pagnol date de 1940) consistant à refaire la trilogie marseillaise).

44. Fanny, Marc ALLéGret (réal.), 1932, 120 minutes, repris dans The Fanny Trilogy, New York, Kino Video, 2004, 11:3612:25.

45. Ibid., 11:5411:59.

46. Ibid., 12 :1112 :13.

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dant, cette scène participe de l’un des apports du cinéma par comparaison avec le théâtre : « […] le cinéma nous permet autre chose : LES EXTÉRIEURS : je veux dire les extérieurs QUI SONT COMMANDÉS PAR L’ACTION »47. Ici, la scène en extérieur permet de souligner un trait de caractère régional et de présenter une activité typique du lieu.

Le lieu est aussi bien évidemment identifiable par les images (le vieux port, le pont transbordeur, la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, les commerces, les cafés, le marché, etc.), mais ces dernières permettent aussi des liaisons entre les plans (qui correspondent bien souvent aux scènes et tableaux des pièces).

Dans Marius, par exemple, des images de Marseille correspondent aux différents changements d’actes de la pièce ; on a remplacé les effets de lumière et la tom- bée du rideau par de véritables images qui sont pour nous parfois documentaires (comme par exemple, les images du pont transbordeur de Marseille qui a été détruit en 1944). Par le biais d’images de trois mats, d’un phare, de la mer, ou encore, du port, la tension récurrente – véritable sujet de Marius – entre l’envie d’être chez soi et le désir du large est perceptible. L’importance de ce lieu est d’ailleurs relayée dans le discours de Marius, particulièrement dans César, lorsqu’il s’explique sur son bannissement de la ville : « Je suis interdit de séjour ! [César :

« Depuis quand ? »] Depuis dix-huit ans, et c’est vous qui m’avez condamné. Vous m’avez interdit Marseille, la ville où j’avais mes amis, le seul endroit du monde où je n’étais pas seul »48. Marseille accompagne donc les personnages, dans leur passé, leur présent et leur avenir.

Pourtant, la présence des personnages dans le décor marseillais est progres- sive. Dans Marius, les personnages déambulent peu dans la ville. Elle est surtout là comme un symbole. Dans Fanny et dans César, elle prend vie parce que les per- sonnages y passent et s’y promènent. Par exemple, lorsque Fanny sort de chez le médecin, ayant appris qu’elle était enceinte49, elle marche à travers le marché, elle erre dans les rues, vers la Basilique Notre-Dame-de-la-Garde, pour s’y réfugier et avouer ses péchés. Au moment où elle monte les marches la menant vers la Basi- lique, la ville de Marseille et son port sont en arrière-plan, isolant complètement la jeune femme, seule face à son destin.

Progressivement, les plans statiques et les dialogues sont aussi abandonnés au profit des décors naturels : toujours ceux de Marseille, mais aussi ceux de l’arrière- pays. À ce titre, le film César est tout à fait représentatif de ce choix de mise en scène. Bien sûr, la progressive mobilité de l’appareillage technique et l’expérience de Pagnol – lorsqu’il réalise César, en 1936, Pagnol en est à sa huitième réalisation – expliquent sans doute ces choix, mais peut-être est-ce aussi parce que César a d’abord été pensé pour le cinéma. Tout le générique (c’était aussi le cas de Marius) accumule les plans de Marseille pour se terminer sur une seule image du port.

Les obsèques de Panisse sont l’occasion de promener les personnages en ville, la rencontre entre Césariot et Marius est un prétexte au voyage dans ce qu’on présente comme Toulon, et la scène finale, lorsque Fanny va retrouver Marius à

47. Marcel pAGnoL, « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du Film, no 2, 15 janvier 1934, p. 11.

48. César, Marcel pAGnoL (réal.), 1932, 132 minutes, repris dans The Fanny Trilogy, New York, Kino Video, 2004, 1:54:201:54:31.

49. Fanny, Marc ALLéGret (réal.), 1932, 120 minutes, repris dans The Fanny Trilogy, New York, Kino Video, 2004, 41:3243:30.

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la campagne, transpose en périphérie de cette ville et de son port l’histoire des amoureux qui ont dû choisir entre Marseille et la mer. Tous ces déplacements ne trouvent pas leur place ni leur résonnance dans la pièce César. En effet, cette dernière consiste en une version pour la scène, mais une version dans laquelle la fin est substantiellement différente du film : les dialogues changent, les lieux aussi – par exemple, dans le texte, on retrouve Fanny et Marius dans une salle à manger50, alors que dans le film, ils sont dehors, à la campagne. On retrouve également dans cette version écrite des précisions sur les procédés techniques utilisés au cinéma (par exemple, des fondus enchaînés), mais ces indications – qui se veulent des imitations de didascalies, présentes dans le texte pour donner des indices de mise en scène – s’avèrent totalement inadaptées aux réalités du théâtre. Dans le cas de César, le passage de l’écran à l’écrit se cristallise autour du texte et des dialogues et prive, dans cette logique d’adaptation à la scène, la ville de Marseille de visibilité.

*

* *

Le cinéma parlant a permis à Pagnol de modifier la voix de ses pièces (par les acteurs, par les accents, par les intonations, par les bruits et les sons) et de leur associer à jamais des images. Ainsi, il a tenté de transporter son théâtre ailleurs que sur les seules scènes. Les nouvelles potentialités offertes par le parlant furent donc l’occasion de prolonger les succès du théâtre sur grand écran. Bien sûr, la chose ne fut pas faite pour la seule gloire de l’art cinématographique ! Mais Pagnol avait véritablement le désir de donner au cinéma des textes, de faire « parler » cette nouvelle forme avec des dialogues et des répliques efficaces et adaptés aux exigences de la représentation sur écran.

Il ne parviendra peut-être pas à jouer audacieusement avec la caméra, ni avec le montage ou la mise en scène cinématographique, mais il parviendra à faire du cinéma la véritable mémoire de ses propres pièces, courant même le risque de faire disparaître ces dernières. En effet, si le cinéma parlant était le moyen « d’im- primer, de fixer et de diffuser le théâtre »51, il a immortalisé les images des décors et des acteurs associés à tous les textes de la trilogie marseillaise, laissant peu de place pour la rivalité entre reproduction et réalité : la ville de Marseille photogra- phiée dans Marius, Fanny et César sera l’inévitable modèle d’un quelconque décor de théâtre reproduisant la cité phocéenne, et aucun acteur ne pourra désormais reprendre le rôle de César sans être comparé à Raimu, et donc, à tout ce que l’acteur lui-même a donné au personnage fictif.

Bien sûr, le cinéma et le théâtre ont des existences indépendantes et paral- lèles, mais chez Pagnol, les films et les pièces fonctionnent, du point de vue de leur création, de concert et ils sont à jamais liés les uns aux autres. En jouant avec les mots et les images, et en se nourrissant des possibilités offertes par ces dernières, Pagnol a exploré et travaillé les liens que lui offraient les possibles réé- critures d’œuvres théâtrale et cinématographique dans le but de concrétiser ce que seul le cinéma parlant pouvait à ses yeux réussir : « le mariage de l’idéographie,

50. Marcel pAGnoL, César (1946), Paris, Presses Pocket, 1976, p. 26.

51. Id., « Cinématurgie de Paris », dans Les Cahiers du film, no 1, 15 décembre 1933, p. 8.

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sous sa forme cinématographique, et de l’écriture phonétique, sous sa forme pho- nographique »52.

Karine AbAdie

Université de Montréal karine.abadie@umontreal.ca

52. Id., « Cinématurgie de Paris – 1939-1966 », art. cit., p. 73.

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