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DE L'ORGANISME AU CORPS DANS L'APPROCHE SENSORI- TONIQUE DU DÉVELOPPEMENT Marie-Françoise Livoir-Petersen

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TONIQUE DU DÉVELOPPEMENT

Marie-Françoise Livoir-Petersen ERES | « Contraste »

2011/1 N° 34-35 | pages 93 à 132 ISSN 1254-7689

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-contraste-2011-1-page-93.htm

--- Pour citer cet article :

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Marie-Françoise Livoir-Petersen, « De l'organisme au corps dans l'approche sensori- tonique du développement », Contraste 2011/1 (N° 34-35), p. 93-132.

DOI 10.3917/cont.034.0093

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du développement

Marie-Françoise LIVOIR-PETERSEN1*

C

inquante ans après D. W. Winnicott (1958), mais avec un tout autre point de départ dans sa réflexion, A. Bullinger (2004) attire l’attention sur la façon dont les bébés sont tenus, tou- chés, placés, portés, nourris, lavés, soignés… et sur les conséquences de ces manières d’être avec eux. Ce qu’il propose est si simple qu’on ose à peine y croire : considérant qu’un organisme est amené à traiter simultanément des signaux profonds et des signaux superficiels, il fait l’hypothèse que les liens fonctionnels instaurés précocement entre ces deux types de signaux déterminent la façon dont il pourra se conduire et se connaître. Au cœur de sa lecture du développement, il place le fait que le traitement des signaux sensoriels par un organisme est toujours cou- plé à celui de signaux profonds déterminés par ses propres fluctuations toniques.

Cet aspect de l’activité de nos centres nerveux, comprise après Piaget (1936) comme une extraction d’invariants, ne porte ni sur les objets du milieu, ni sur l’organisme : c’est l’interaction qui est objet de connaissance.

En attirant l’attention sur la fonction des co-variations entre signaux toniques et sensoriels dans le développement, l’auteur lie l’avenir d’un

1. Pédopsychiatre, CHU Montpellier.

Adresse contact : mf-petersen@chu-montpellier.fr

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organisme au milieu dans lequel il se développe. Il ébauche un récit du processus par lequel les particularités de son organisme et de son milieu embarquent chaque petit d’Homme dans une dynamique déve- loppementale qui fait de lui un être unique. Ces particularités peu- vent être à l’origine de conduites adaptatives durables, dont certaines s’avèreront handicapantes à plus ou moins long terme. Délibérément aménagé, le milieu peut être utilisé pour en prévenir l’installation ou le maintien.

Cette modélisation1 intègre tous les aspects du développement, ou plutôt ne les désintègre pas. Son approche n’est pas intégrative. Elle ne combine pas des éléments a priori indépendants : le bébé est un tout intégré, non segmentable. Elle est cohérente avec les observations réalisées en neuro-imagerie qui montrent que l’activité du cerveau est globale quelle que soit la tâche proposée, mais elle bouscule les repré- sentations en vigueur et souvent déconcerte même ceux qu’elle séduit.

Peu de recherches ont encore été menées pour en établir la part de vérité : l’expérience clinique la nourrit d’exemples qui restent à étudier de manière plus systématique. L’objet de ce texte est de la présenter succinctement. Ses prémisses extrêmement simples, mais très diffé- rentes de celles des autres modèles du développement précoce, nous conduiront à revenir à plusieurs reprises sur les notions-clefs. Nous parlerons d’abord du bébé et des relations qu’il entretient avec son milieu en général. Les relations qu’il noue avec ses proches, indispen- sables au déroulement de ce phénomène, seront examinées en fin d’ar- ticle, comme un aspect particulier et déterminant de cette progression.

1. A. Bullinger récuse le caractère de modèle à son «approche», probablement en raison du caractère exemplaire et prêt à l’emploi associé à la signification du mot.

Il en souligne souvent le caractère provisoire. Dans le même esprit, nous lui subs- tituerons quelquefois, pour des raisons de lisibilité du texte, le terme de modélisa- tion qui conserve l’idée de démarche, de mouvement de pensée mis à disposition.

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L’approche sensori-tonique du développement et le bilan sensori-moteur

L’approche sensori-tonique (ST) du développement met sur le devant de la scène la nécessité dans laquelle se trouvent nos organismes de contrer et d’utiliser l’attraction gravitaire. De sa naissance jusqu’à sa mort, un être humain – comme tout organisme – est le siège de fluctuations toniques permanentes : elles lui permettent d’utiliser son milieu mal- gré et grâce à la pesanteur. Bullinger souligne que ces fluctuations sont source de signaux et que ces signaux sont continus et concomitants aux signaux sensoriels. Le cerveau n’a pas l’occasion de traiter isolé- ment des signaux sensoriels. Des signaux relatifs aux mouvements du capteur sensoriel, indiquant l’état de tension des muscles, la position angulaire, la vitesse de déplacement des articulations… accompagnent les signaux reçus et émis par le capteur lui-même (corpuscules du tact, oreille interne, bourgeons du goût, tâche olfactive, rétine…). Détecter les concomitances temporelles entre ces deux types de signaux est une propriété partagée par tous les êtres vivants (Berthoz, 1997) : c’est leur coordination qui constitue la fonction proprioceptive, la connaissance que l’organisme acquiert de lui-même comme objet du milieu. Ainsi la proprioception n’est-elle pas seulement l’effet d’un processus maturatif, mais un phénomène développemental, sur lequel pèse l’influence du milieu.

Ces deux types de signaux ne sont pas transmis au cerveau par les mêmes voies ; leurs modalités de transmission sont différentes et seules les projections corticales des voies sensorielles sont somatoto- piques. La question explorée par Bullinger n’est pas de savoir si le bébé a initialement une perception de lui-même comme entité distincte des autres objets qu’il perçoit, et en particulier de sa mère1. Il décrit

1. D’un point de vue neurophysiologique, il n’y a pas de confusion possible entre les signaux sensoriels et les signaux profonds.

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comment les co-variations des signaux sensoriels et profonds déter- minent, comme deux facettes d’un même phénomène, d’un côté la progression des capacités du bébé à agir sur le milieu, de l’autre une connaissance de soi comme objet en interaction avec d’autres objets.

L’«instrumentation»1 progressive de l’organisme – l’installation des conduites alimentaires, de communication, de sphinctérisation, des praxies, du langage, de la marche, de maîtrise de la respiration… – et la connaissance de soi, en tant qu’entité, sont consécutives aux rema- niements des connexions neuronales que suscite son fonctionnement.

Bullinger voit dans les liaisons entre ces signaux le moteur de la progression des capacités de régulation tonique du bébé et le point de départ de sa subjectivation (au sens de connaissance réflexive de lui-même). La conscience de soi et du milieu sont, au même titre et en même temps que ses performances motrices, des sous-produits du fonctionnement de son organisme dans ce milieu.

Considérant l’ensemble des fluctuations toniques – c’est-à-dire non seulement les ajustements posturaux et les mouvements, mais aussi le fonctionnement viscéral –, nous verrons comment les aspects neu- ro-végétatifs pourraient prendre part à son instrumentation et à la connaissance de soi (Livoir-Petersen, 2008). Nous verrons comment l’entourage du bébé met à profit ses réactions toniques (ou «émotion- nelles») dans les moments de dialogue tonico-émotionnel, et comment ces derniers pourraient éviter que se fissure le sentiment de soi.

Un outil, le Bilan Sensori-Moteur (BSM), en consignant l’usage que le bébé (mais aussi l’enfant et l’adulte) fait de son organisme et du milieu, permet de décrire les changements qui s’opèrent. L’examinateur observe ses ajus- tements posturaux, ses conduites instrumentales, les comportements

1. Nous reviendrons sur ce concept central qui correspond à la transformation pro- gressive de l’organisme en outil.

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adaptatifs qu’il déploie dans un contexte donné. Il constate le caractère de plus en plus finement orienté et adressé des mouvements du bébé.

En variant les conditions d’examen, il précise les conditions dans les- quelles des relations objectales spatialisées entre l’enfant et les objets de son milieu peuvent exister. Il se hasarde à prévoir l’apparition et la disparition de conduites symptomatiques. Le BSM permet de suivre les étapes du développement, la progression instrumentale ou la récu- pération fonctionnelle (Bullinger, 2002).

Si l’essentiel est dit, il est plus difficile de rendre compte, d’un côté, de l’évidence de cette approche pour ceux qui l’adoptent, de l’autre, de sa complexité, voire de son hermétisme, en particulier pour ceux qui ont pris l’habitude d’isoler fonctionnellement la tête et les jambes.

Alors que dissocier les différents aspects du développement (viscéral, moteur, perceptif, cognitif, émotionnel…) pour mieux les observer semble aller de soi, Bullinger «raconte» – c’est là le mot qu’il utilise – le développement comme un phénomène global. Quel que soit l’âge de la personne, la progression de ses capacités d’effection (praxiques, locomotrices, langagières…) et les aides à lui apporter ne peuvent être pensées indépendamment les unes des autres, ni de son développement cognitivo-émotionnel. Enfermé dans la boîte crânienne, le cerveau est considéré pour ce qu’il est : un organe coupé de toute information concernant le milieu qui n’ait pas transité par le reste de l’organisme.

Dans ces décennies où, par des glissements sémantiques on tend à confondre développement psychique avec neuro-développement, ce

«reste» – qui produit l’ensemble des signaux et les transmet – s’en trouve revalidé. Cette perspective globale n’est pas une position de principe, mais un fait observable.

Le caractère global de cette approche a une autre conséquence, tan- gible durant l’examen et capitale pour la mise en place des soins : c’est l’enfant qui est acteur de son développement. C’est lui qui interagit avec son milieu, s’y adapte (devient apte à faire avec ou à le modifier) et éven-

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tuellement se handicape du fait de cette adaptation. C’est aussi lui qui se soigne si on aménage son milieu. Lui, c’est-à-dire d’abord son organisme.

Il n’est pas nécessaire de le présumer sujet au début de sa vie, de penser les soins à lui apporter comme s’il était déjà conscient de lui-même.

Ces soins sont mis en place pour lui permettre de le devenir dans de meilleures conditions. C’est à un sujet potentiel que sont proposés ce que Bullinger appelle «des mises en forme posturales» et des «appuis sensoriels». Le caractère conscient d’eux-mêmes des membres de notre espèce est bien central, mais potentiel, et pas nécessairement perma- nent. Il n’est pas non plus la conséquence d’un processus en soi, indé- pendant du fonctionnement du reste de l’organisme. Bullinger n’an- ticipe pas la connaissance de soi comme un phénomène autre, distinct de la connaissance des objets qui nous entourent et de leurs relations spatiales. L’objet «moi», les objets du milieu et l’espace où ils interagissent adviennent progressivement comme objets mentaux : conséquences d’un seul et même processus, leur représentation et l’instrumentation de l’organisme sont simultanées. Il n’y a pas de pilote dans l’avion. Il y a un avion qui, à mesure qu’il fonctionne, devient – dans une certaine mesure – capable de se piloter grâce à l’expérience combinée qu’il fait de lui-même et de son milieu. Ne pas mettre au début du développement humain ce que l’on souhaite voir advenir – la dimension de sujet conscient de lui- même – tout en lui conservant sa qualité d’acteur dans ce processus, est un des aspects fondamentaux de cette approche.

La notion d’instrumentation

C’est par l’accroissement des capacités de régulation tonique, elle- même dépendante de l’installation de liaisons ST, que s’opère la trans- formation de l’organisme en outil. Régulation tonique, instrumentation de l’organisme et connaissance de soi comme entité spatialisée sont trois aspects du même phénomène, trois façons de constater le développement selon ce que l’on retient de l’observation.

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Parler en termes d’instrumentation revient à noter la progression et la sta- bilisation de conduites orientées à l’égard des sources sensorielles du milieu (Bullinger, 1994). Chronologiquement (Vasseur, 2010), le récit com- mence avec l’apparition de l’activité de succion. Elle est normalement en place à la naissance, les liaisons ST installées in utero en ayant fait le lit. Son installation a impliqué des signaux tactiles, vestibulaires et gustatifs, les liaisons ST étant facilitées par l’enroulement postural du fœtus dans l’enceinte utérine, ses membres regroupés sur l’avant. Elle est plus difficile chez les grands prématurés nourris par sonde, sauf si l’on recrée les conditions sensorielles et posturales facilitant sa mise en place (Sizun, 1999). Elle est primordiale pour la suite de la progression des capacités de régulation tonique. En position d’enroulement (nuque et bassin soutenus pour éviter un passage en extension, posture natu- rellement dominante durant le premier semestre), l’activité de succion est l’occasion pour le nouveau-né d’éprouver de nouvelles co-variations impliquant des signaux tactiles, olfactifs, vestibulaires et visuels. L’ar- ticulation entre la fonction périphérique – vestibulaire – de la vision et sa fonction focale rend possible le pilotage visuel. Le soutien de la tête lui permet de suivre des contrastes visuels mobiles et de s’orienter vers les stimuli auditifs.

La paroi thoraco-abdominale, sollicitée par la respiration et à l’occasion des tétées, des changes et autres interactions avec le milieu humain, est progressivement investie. L’acquisition de la tenue de tête permet le renforcement des points d’appui visuels : projetée de manière stable, la rétine devient un écran sur lequel glissent des motifs que le bébé peut suivre des yeux en modifiant sa posture. Prenant appui sur les deux pos- tures d’équilibre asymétrique innées droite et gauche (Casaer, 1979), il alterne ses orientations pour suivre les patterns visuels ou sonores.

Ses deux espaces de préhension s’intègrent progressivement, initiale- ment grâce au relais de la bouche. Les oscillations latérales entraînent l’investissement des muscles para-vertébraux et «les rotations suivent

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le redressement comme son ombre» (Vasseur, 2000). La possibilité d’un équilibre antéro-postérieur autonome n’est acquise qu’aux environs du 7è mois.

À la naissance, seuls les extenseurs ont été sollicités pour exercer une rétro-poussée utérine. En l’absence de fléchisseurs également efficients, le bébé se trouve entraîné sur l’arrière chaque fois qu’il sur-réagit à une situation. Lorsqu’il persiste et que l’entourage ne peut ou ne pense pas à le compenser, ce déséquilibre est à l’origine d’un cercle vicieux. On observe l’installation de troubles fonctionnels (alimentaires, moteurs, communicationnels, praxiques et/ou langagiers) et du comportement (qualifiés d’impulsivité, voir d’agressivité ou à l’inverse de retrait).

Selon leur degré de sévérité, ces troubles passés inaperçus ou banali- sés pourront à leur tour avoir des conséquences morphologiques sur la croissance de l’enfant ou compliquer son intégration sociale et ses apprentissages scolaires.

Au fil du premier semestre, aidé par ses proches, le bébé peut de manière répétée voir et éprouver «sa» main se déplacer, «ses» pieds se toucher, percevoir un contraste thermique sur le segment déplacé, éprouver le ballant de «sa» tête lorsqu’elle s’affale ou se redresse, entendre «son»

souffle et «son» cri… À l’occasion de ses ajustements posturaux et de ses mouvements, il fait l’expérience de ses contours, de son envergure, de sa consistance, de son volume. Les rapports entre les segments de son organisme se précisent. Au début du deuxième semestre, les tor- sions – qui ont dissocié fonctionnellement la ceinture scapulaire de la ceinture pelvienne – lui font éprouver son rachis comme un axe cor- porel. La mise en tension des muscles de la paroi antérieure (droits et obliques) lui permet de découvrir ses membres inférieurs et, alors qu’ils sont encore libres de toute fonction d’appui mécanique, de développer le potentiel préhensile de ses pieds. Il en fait l’expérience à l’instar des membres supérieurs. Il découvre et instrumente ses pieds comme des mains : doués de mobilité dans tous les plans de l’espace. Ses membres inférieurs ne seront pas seulement de poteaux porteurs : il déroulera

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son pas selon les accidents du relief. Cet investissement est l’occasion de spatialiser les relations entre le haut et le bas de l’organisme. Le nourrisson s’expérimente comme mobile articulé. Durant le troisième trimestre, tous ses segments participent à l’usage qu’il fait du milieu.

Tous ont pris part à l’élaboration de ces représentations que sont son corps et l’espace de locomotion dans lequel il se déplace. En limitant la diffusion tonique au périnée et aux membres inférieurs, la dissocia- tion des ceintures rend également possible le contrôle du sphincter anal. À ce niveau aussi, il peut contraster un «dedans» et un «dehors».

Appui et agrippement

Au long de cette progression, les objets ou éléments de son milieu (comme les surfaces solides, l’air, l’eau, les sons…) ont été pour lui des sources de réflexion sensorielle stables. La régularité des interac- tions avec eux leur a conféré une fonction d’appui. Pour Bullinger, l’appui – la base sur laquelle on peut (se) reposer, (se) supporter – n’est pas nécessairement une surface solide. Une source sensorielle (sonore, olfac- tive, lumineuse…) acquiert une fonction d’appui grâce à sa permanence ou sa récurrence. D’une occurrence à l’autre, la mémoire des co-variations de signaux confère à cette source un caractère prévisible… qui simultané- ment modifie la relation qu’il établit avec elle. Cette notion d’appui est importante. Elle contient l’idée que (a) il n’existe pas d’appui en soi, mais seulement selon l’usage que le bébé fait d’une source, (b) cet usage débouche sur des co-variations quand il peut physiquement entretenir des rela- tions stables avec elle, (c) tout ce qui émet des signaux sensoriels est appui potentiel, les éléments du milieu comme son organisme.

C’est aux «représentations»1 de ces relations relativement stables entre

1. Nous utiliserons ce terme au sens très large de trace centrale stable, correspondant à un objet ou à un phénomène du réel.

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l’organisme et le milieu que sera ultérieurement déléguée la fonc- tion d’appui : initialement trouvée dans l’instant de ses expériences ST, la fonction d’appui se déplace vers leurs traces, car son organisme comme son milieu sont changeants. C’est la consolidation et l’inté- gration progressive des liaisons ST qui permet cette migration de la fonction d’appui d’une expérience ici et maintenant vers la mémoire de cette expérience. Les interventions du milieu humain, en stabilisant le milieu, viennent à la rescousse du bébé. Elles facilitent cette bascule – progressive, incomplète, relative, inégale d’un enfant à l’autre – de la fonction d’appui des sources sensorielles vers leurs représentations, et en particulier vers la représentation de cette source sensorielle qu’est l’organisme : le corps.

Bullinger (2000) réserve le mot corps à la connaissance que l’enfant a de son organisme : l’organisme préexiste au corps. L’objet «corps» – initialement désigné par le petit enfant par le mot qu’utilise son entourage (prénom – Pierre ou Marie – et pronoms – tu, il/elle), puis par «moi» – s’élabore en même temps que les autres objets du milieu. Le corps est la représen- tation de l’organisme par lui-même. Peut-être par prudence compte tenu de sa proximité avec la notion de conscience, l’auteur utilise peu le terme de «représentation». S’il est évident que la connaissance dont il parle y conduit1, elle n’est évidemment pas réflexive au début de la vie.

Les premières manifestations irréfutables de la conscience de soi sont liées à la capacité de s’auto-désigner. Cette capacité apparaît habituel- lement de manière intermittente dans le cours de la deuxième année de vie. Elle est permanente dans la troisième année de vie. Ses premières manifestations sont souvent associées à des recrutements toniques : la vigueur des «non» apparemment sans objet – et pourtant si fermes et si catégoriques – de cette période maximise les co-variations de signaux

1. Comme elle conduit aux notions de «schéma corporel» et d’«image de soi»

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aux frontières de l’organisme. À mesure que l’objet «moi» intègre les différents segments et que cette intégration se maintient dans la plu- part de ses états toniques, les conduites exploratoires se multiplient et le jeu – qui implique d’être en capacité de supporter le plaisir et la déception sans se désorganiser – se diversifie.

Dans le cas contraire, lorsque ses comportements ne donnent pas lieu à suffisamment de retours sensoriels prévisibles, le bébé met tout en œuvre pour retrouver des interactions stables avec le milieu. Recher- chant des co-variations des signaux, il oriente ses conduites selon les gradients, les écarts sensoriels présents dans le milieu, ou en génère par le fonctionnement de son organisme. Chacun de nous connaît l’alternance et la combinaison de ces deux types de conduites, explo- ratoires ou stéréotypées. Faute d’appui mentalisé suffisant, le bébé, comme l’adulte, semble se tenir, se cramponner, à des comportements qui n’ont pas de fonction instrumentale ou l’ont perdue. Lorsqu’ils prennent toute la place et ne servent plus d’appoint ou de prépara- tion à une conduite instrumentale complexe, ces comportements sont qualifiés d’agrippements1 (Bullinger, 2006). La notion d’agrippement est ici le pendant de la notion d’appui. Selon le degré d’équilibre du bébé (l’en- fant, l’adulte), il y a recherche d’appui ou agrippement. Le fonctionnement de l’organisme peut être détourné à des fins d’agrippement (régurgi- tations, balancements, bruxisme, contraction des masséters, lissage d’une mèche de cheveux, respiration…). Des objets ou des personnes peuvent être utilisés à cette fin, manipulés pour obtenir des effets ST prévisibles. L’enfant se conduit alors comme un tyran domestique. À l’extrême, la situation a l’apparence d’une recherche d’immuabilité.

L’agrippement perd de sa visibilité, mais pas de son efficacité, lorsqu’il s’agit d’un attachement à nos idées.

1. D’autres auteurs, comme G. Haag (1995), ont également développé ce thème.

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Dans la même direction, Bullinger (2001) a proposé la notion de fonc- tion prothétique d’un comportement ou d’un objet. Ainsi en va-t-il de l’inspiration et de l’apnée que l’enfant maintient quand, ses espaces de préhension droit et gauche n’étant pas intégrés, il doit les associer pour accomplir une tâche dans le champ médian. Ce comportement, qualifié de recherche d’un tonus pneumatique, peut entraîner une projection sternale lorsqu’il se pérennise. Il n’est souvent remarqué qu’au moment du soupir qui marque la limite de cette ressource. L’agitation perpé- tuelle de certains enfants en est un autre exemple : leurs mouvements sans finalité spatialisée leur assurent des co-variations ST. Comme nos allers-retours dans les halls de gare ou autres salles «des pas perdus», ils restaurent provisoirement le sentiment de continuité, le fil de soi.

L’agrippement est un pis-aller, le plus souvent banal et temporaire.

Alimentant un bassin de recrutement neuronal correspondant à une manière d’être familière, il permet de réorganiser sa conduite sans «se»

perdre de vue. Pensons au verre de cocktail auquel nous nous tenons dans un espace inconnu, le temps de faire connaissance avec autrui : ce (petit) agrippement nous permet d’organiser l’ensemble de notre recrutement tonique. La version bébé en est le hochet, la sucette, ou maman. Conduites exploratoires et agrippements sont panachés selon la possibilité ou non d’anticiper l’effet (sur soi) d’une situation. Agrip- pements et prothèses de rassemblement n’apparaissent que lorsque les étapes antérieures de l’intégration fonctionnelle de l’organisme n’ont pu se réaliser normalement. Précocement installés, ils modifient dura- blement la suite du développement.

Régulation tonique et irritabilité sensorielle

Le processus d’instrumentation de l’organisme peut aussi se raconter comme la progression de ses capacités de régulation tonique. Le recrutement tonique en réponse aux stimuli se fait moins diffus. On observe moins de co- contractions et de syncinésies. Déterminée par les câblages établis

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dans la période prénatale, la réaction d’alarme initiale perd en inten- sité et l’orientation qui lui fait suite gagne en précision. Les bassins neuronaux mobilisés par le fonctionnement de l’organisme dans son milieu utérin puis aérien constituent une mémoire interne : la part des conditions d’interaction au milieu dans le maintien d’une réponse instrumentale décroît. Appuis sensoriels et mémoire des co-variations ST conjuguent leurs effets. Ainsi, la présentation d’un coton parfumé à l’anis à un nouveau-né connaissant ce parfum depuis sa vie utérine grâce à l’alimentation de sa mère et soumis au test de Guthrie, limite l’apparition d’une détresse (Goubet N. et al, 2002). Retrouver dans le milieu un signal connu lui permet de s’orienter plus rapidement et évite qu’il se désorganise. Chez l’enfant comme chez l’adulte, la simple évocation d’expériences sensorielles passées1 peut suffire à maintenir une conduite instrumentale dans des conditions adverses.

Les capacités de régulation tonique progressent de manière céphalo-caudale et proximo-distale à partir de la sphère orale. Il n’est pas toujours donné à la bouche de devenir un espace, un lieu, ou de le rester. La bouche est une source de signaux toniques et sensoriels, en lien avec tout l’organisme.

Les signaux sensoriels, multimodaux et redondants, n’enclenchent un cercle vertueux que s’il existe un équilibre entre extenseurs et fléchis- seurs. L’orbiculaire des lèvres est le point de jonction des grands appa- reils extenseurs et fléchisseurs contenus dans les parois postérieures et antérieures. Leur intégration fonctionnelle dépend des ressources propres du bébé et de la manière dont il est porté. Dans les conditions ordinaires, le fonctionnement de la zone orale produit des co-variations qui vont faire d’elle le facteur d’intégration, le point de ralliement de tous les autres segments de l’organisme. La stabilisation de liaisons ST permet des conduites exploratoires : la langue, le souffle, les ali-

1. Ce phénomène est utilisé dans les thérapies cognitivo-comportementales.

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ments, le sein, le biberon, les mains en sont le moyen puis l’objet. À l’inverse, le déséquilibre sensori-tonique va gêner la spatialisation et la sphinctérisation de la bouche. La recherche sensorielle peut prendre le pas sur les conduites instrumentales, détournant les mouvements des lèvres, de la langue vers cette fonction. L’enfant, l’adulte, peut cultiver ces ressources et rester dépendant d’auto-stimulations de la zone orale.

Les conduites alimentaires, phonatoires et sociales, la collaboration bi-manuelle progressent dans la mesure où la bouche est libérée de sa contribution au maintien de l’équilibre ST. Dès que les mains peuvent se rencontrer autour de la bouche, s’engage l’intégration des espaces bouche/main droite et bouche/main gauche, puis celle des deux hémi- corps1. Ce schéma peut être décrit à toutes les étapes de l’instrumen- tation de l’organisme : sphère orale, buste, tronc, corps entier corres- pondent à l’intégration de nouveaux segments et de leur potentiel fonctionnel. Pour chacune d’elles, l’enfant passe progressivement de l’intérêt pour le geste lui-même à l’investissement de son effet spatial (Bullinger, 1997).

Des aléas de cette intégration découle l’apparition de troubles et défi- cits instrumentaux. L’absence d’intégration des hémicorps se constate par un clivage droit/gauche, entraînant parfois une hémi-négligence fonctionnelle. L’impression de clivage haut/bas correspond à une non- intégration du bas du corps. Elle est à l’origine d’une sorte d’abandon des membres inférieurs quand ils ne sont pas massivement recrutés pour répondre à un besoin d’appui. Dans cette perspective, on regret- tera qu’un enfant en difficulté soit invité à centrer son effort sur la dimension instrumentale sans autre forme de procès. Une visite de

1. Pensons, à propos de l’intégration du bas du corps, à l’expression «prendre son pied» : ce phénomène peut être observé chez le bébé à la fin du premier trimestre, quand l’hypotonie relative des membres inférieurs le permet encore.

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chantier préalable – c’est en ces termes que Bullinger décrit le BSM – permet de préciser si le segment intéressé (bouche, membre, sphincter) est intégré au corps (et donc existe bien pour le projet envisagé), par quels moyens symptomatiques l’enfant tente de résoudre le problème, avec quels aménagements du milieu il peut l’être. C’est par exemple en vain – ou à un coût tel qu’il ne pourra maintenir son attention pour aller au bout de la tâche – qu’on demandera à un enfant de s’intéresser au graphisme ou au découpage si ses deux hémicorps ne sont pas inté- grés en un tronc volumé et pivotant. La conduite se désorganise quand le tonus pneumatique lâche ; le mouvement vient à la rescousse, mais désocialise son comportement : il est puni.

Lorsque les liaisons ST ne peuvent se stabiliser, soit les réactions du bébé ou de l’enfant sont absentes, soit (plus souvent) elles restent excessives.

Il peut s’agir de difficultés de freinage du geste et de coordination des espaces. Il peut aussi s’agir de comportements liés à un phénomène d’«irritabilité» : Bullinger (2007) parle d’irritabilité tactile (allant de la sensation de chatouillement au triple retrait d’un membre), vesti- bulaire, auditive, visuelle, olfactive ou gustative lorsque la réponse de l’orga- nisme à un stimulus est exagérée. La diffusion du recrutement tonique ne permet pas l’apparition ou le maintien d’une conduite instrumentale adaptée. S’agissant d’irritabilité tactile, on peut l’observer par le retrait du membre, ou la deviner lorsque l’enfant redescend précipitamment la manche, semble vouloir effacer la trace du contact, ou inflige le même traitement à l’examinateur. À l’inverse, on peut observer plus tard chez ces mêmes enfants comme un gel de la perception, comme si la réaction au stimulus était volontairement bridée dans le but de juguler évitement et désorganisation. Au niveau de la bouche, l’irrita- bilité participe à l’installation des troubles alimentaires. L’hypothèse en lien avec ces observations a été mise à l’épreuve dans des services de néo-natalogie. Prodiguer des stimulations faciales puis péri-buccales aux prématurés – qu’on aura préalablement pris soin de posturer – en

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situation de gavage entraîne l’installation d’une activité de succion dans un délai bien moindre qu’en l’absence de tels soins (Pfister, 2008).

Cette précaution diminue la probabilité d’apparition de troubles ali- mentaires ultérieurs.

La progression des capacités de régulation tonique peut s’observer lors du BSM en notant les comportements du bébé ou de l’enfant en rap- port avec des stimulations sensorielles. La recherche de limitations des voies d’entrée sensorielles fait partie du bilan au même titre que l’exa- men moteur. Nous ne pourrons poursuivre ici en décrivant toutes les variables qui interviennent. Chacun aura compris que le potentiel inné du bébé et son milieu co-déterminent son développement, et qu’en conséquence le franchissement de toutes ses étapes dépendra de l’ajus- tement du milieu à ses besoins particuliers. La détermination de ces derniers est une démarche qui associe la recherche de déficits sensoriels et moteurs à l’inventaire des conditions de milieu, sans attendre l’ins- tallation de handicaps. L’apparition de comportements atypiques est comprise comme l’effet d’un «mésusage» de l’organisme, d’un usage à visée adaptative.

C’est en ce sens que le concept d’«instrumentation» de l’organisme aide à penser – et donc à prévoir – l’installation de troubles. Il conduit pour les mêmes raisons à des regroupements de symptômes (tels que troubles des conduites alimentaires et de l’expression verbale, difficul- tés dans le graphisme, particularités de la respiration et de la déféca- tion par exemple) qui dérangent les catégorisations dont nous avons l’habitude.

De la perception de flux à la relation d’objet

Pour penser la situation du point de vue du bébé – ou, comme il aime à le dire, «depuis le bébé» –, Bullinger (1996) invite à «désobjectaliser»

le milieu : nous devons nous efforcer de ne plus le considérer comme un espace peuplé d’objets définis et distincts les uns des autres. Sa modélisation ne nécessite pas de penser l’existence d’objets dans le milieu (ni,

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nous l’avons déjà dit, de sujet pensant au début du développement), mais celle d’un organisme soumis à et créant des «flux» de matière et d’énergie.

Le milieu d’un nouveau-né n’est pas un monde d’objets, mais un enchevêtrement de flux d’énergie et de matière que son organisme peut connaître quand ils impactent des surfaces spécialisées, ses capteurs sensoriels. Il est d’abord un monde de flux (nommés «flux sensoriels»

en les référant aux capteurs portés par nos organismes) dans lesquels le nouveau-né s’oriente dès lors qu’il perçoit – qu’il s’impose à lui ou qu’il le crée – un écart, un contraste. Là où l’adulte tend à s’orienter par rapport à des sources de signaux visuels, auditifs, … (une personne, un objet), le bébé s’oriente dans un gradient (de lumière, de son, de cha- leur …). Les fluctuations sensorielles l’impactent grâce à ses surfaces sensibles : peau, saccule, utricule, canaux semi-circulaires, cochlée, rétine, bourgeons du goût, tâches olfactives. Il s’oriente sans avoir de représentation de leurs sources, sans préjuger qu’elles existent, que les objets existent. C’est à son insu qu’il tend à s’approcher ou à s’éloigner d’un objet défini ; ce n’est que progressivement que les traces de ses expériences s’organisent selon des contours dédiés et stables, qu’il «fait la part des choses». Occupés à vivre dans un monde d’objets et entrete- nant avec eux des relations spatiales, nous ne pensons pas souvent nos expériences en termes de flux sensoriels, et cela malgré leur caractère souvent déterminant. Combien de fois dans une journée ne sommes- nous pas «menés par le bout du nez», sans avoir réellement conscience, sinon après coup, que nous nous orientons en fonction d’une odeur, d’un coefficient lumineux, d’un écart thermique ou sonore. C’est secondairement que nous «réalisons» la nature sensorielle que ce qui a déterminé notre comportement. Il en est ainsi pour le bébé, l’enfant, l’adulte… chaque fois que les traces de nos expériences ne sont pas

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suffisamment différenciées sous forme d’objets mentaux1, de modèles internes, ou que ceux-ci ne sont pas immédiatement disponibles. Il en serait ainsi en permanence pour le nouveau-né : il s’oriente non pas par rapport à des sources sensorielles, mais selon leurs effets sur son orga- nisme. Cette nécessité de désobjectaliser pour comprendre le monde du bébé (et le nôtre plus souvent qu’on ne croît) concerne également l’organisme : il est lui aussi considéré dans cette approche comme un milieu, un milieu dont les frontières avec le milieu «extérieur» restent à consolider. Le cerveau «connaît» le reste de l’organisme comme il connaît le milieu extérieur, grâce aux flux sensoriels que le fonctionne- ment de ce «reste» génère et aux co-variations ST dont il organise la mémoire. Il devient un milieu «intérieur» dans la mesure où le bébé peut en éprouver et représenter les frontières de manière stable. Ses contours et son contenu évoluent avec ses expériences et sa maturation.

Pour se représenter le milieu dans lequel vit le nouveau-né, essayons l’image d’un tissu (pensons aux effets tactiles, odorants, visuels, voire gustatifs d’une couverture ou d’un pyjama), ou encore celle d’une mousse ou d’un bain, qui lui dessinerait des contours changeants selon ses mouvements et selon les aléas de sa propre texture. Ces images de tissu ou de bain soulignent l’idée que ce milieu est plein et continu.

Bien qu’il soit fait comme le nôtre, de matière et d’énergie inégalement distribuées et très largement organisées indépendamment de nous, il a d’abord pour lui une fonction potentielle d’enveloppe. Il y aurait lieu de par- ler d’enveloppes au pluriel (et pas seulement tactile), ou mieux encore d’une enveloppe multisensorielle. Chacun des capteurs offre la possibi-

1. Le néophyte s’aventurant en forêt équatoriale ne rencontre bien souvent que des serpents morts, signalés après coup par son accompagnateur qui, lui, avait identi- fié l’animal vivant se fondant dans le camaïeu mouvant de verts et de bruns. Une version moins exotique de cette expérience est la cueillette des champignons.

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lité d’une réverbération, d’un écho à son fonctionnement. Tissée avec les éléments du milieu, elle «parle» au bébé de ce qui l’entoure autant que de lui-même. Les signaux sensoriels sont comme l’empreinte externe de ces événements internes que constituent ses changements d’organisation tonique auxquels ils sont temporellement associés. Mais ces enveloppes n’existent que parce que (a) ses mouvements les plus infimes les font exister ; (b) ses capteurs détectent les flux ; (c) les relations qu’il entretient avec les gradients sont récurrentes et relative- ment prévisibles. Elles ne sont néanmoins pas équivalentes : selon leur nature et leurs sources, elles ne témoignent pas du fonctionnement de l’organisme de la même manière, avec la même richesse, la même subtilité. L’enveloppe vestibulaire donne un axe au bébé, l’enveloppe tactile lui offre des contours.

Ces enveloppes sont continues, non encore doublées d’une autre enve- loppe faite, elle, de nos représentations du milieu sous la forme d’objets séparés. Les mots par lesquels nous pouvons les évoquer accentuent ou confèrent à ces représentations un caractère discret, discontinu. C’est cette doublure, cette cotte de mailles, que nous tendons par la suite à privilégier comme source d’appui au détriment du réel non repré- senté. Elle a sur la première enveloppe l’avantage considérable de nous rendre moins dépendants du milieu, de la présence des signaux qui nous ont permis de l’élaborer. Mais elle n’est pas là au début de la vie ; elle peut se défaire (dans les démences et les syndromes confusionnels)

; elle peut temporairement s’estomper, lorsque les relations que nous entretenons avec le milieu changent brutalement. C’est pourtant sur ce

«je» et sur les autres objets mentaux que nous avons pu élaborer, que nous tendons à nous appuyer comme si nous ne dépendions plus du réel. Celui-ci continue de peser sur nos existences, d’autant plus qu’il n’est pas perceptible (comme la radioactivité ou le magnétisme) ou qu’il est difficilement représentable : nos grandes fluctuations toniques ne sont – au mieux – pensées qu’après-coup, souvent en des termes

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immédiatement éloquents («j’ai pété un câble») ou poétiques. Nous reviendrons plus loin sur la fonction des interactions sociales dans cette possibilité d’élaboration.

Les liaisons sensori-toniques

À la question «comment les objets mentaux dont l’objet «moi» se constituent-ils ?», nous avons vu que Bullinger répond en substance, laconiquement : «grâce aux liaisons ST qui se stabilisent à mesure du fonctionnement de l’organisme dans un milieu donné». Mais les interactions entre l’organisme et son milieu sont des ingrédients du développement individuel de nature et de qualité très diverses, et les flux sensoriels n’acquièrent leur fonction de réverbération que dans certaines conditions.

Toute mobilisation du bébé, active ou subie, tout changement dans le milieu donne naissance à deux types de signaux simultanés : les uns, profonds, que Bullinger appelle «toniques» car émanant en large partie des fuseaux neuromusculaires1, et les autres, sensoriels, qui tran- sitent par les capteurs de surface. La perception comprenant toujours une mobilisation tonique, il n’y a pas de perception sensorielle : il n’y a de perception que sensori-tonique . Le bébé s’oriente vers la lumière douce, se détourne d’une lumière crue, tend l’oreille au bruit, sursaute au claquement d’une porte.

Son organisme est affecté par les flux sensoriels soit du fait des change- ments propres au milieu (bruits, lumières, mobilisation passive par un tiers), soit du fait de ses changements posturaux, de ses mouvements,

1. Par sensibilité profonde, nous entendrons en fait les signaux se rapportant à l’élon- gation des muscles squelettiques, mais aussi à la tension des tendons, des fascias et des aponévroses, au fonctionnement des viscères, aux pressions que subissent tous les organes, aux changements de leurs rapports…

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ou de son fonctionnement neurovégétatif (respiration, pulsations, tran- sit, transpiration…). Que les changements soient de son fait (mouve- ment, orientation) ou du fait du milieu (transport, change, bain…), les deux types de signaux sont toujours présents. Mais ils peuvent être, ou non, co-variants. Ils ne peuvent être co-variants que lorsqu’il est actif. Leurs caractéristiques temporelles et les contours des trains d’influx nerveux en rapport avec eux constituent alors la face externe et la face interne d’un même événement.

Cet événement se trouve défini par leur simultanéité et leur synchronie (même accélération ou décélération par exemple).

Les frayages neuronaux de ces signaux couplés ne concernent ni l’orga- nisme ni du milieu : ils concernent les interactions organisme/milieu.

La répétition des occurrences conduit à leur stabilisation, que Bullin- ger nomme «liaisons sensori-toniques». La mémoire du bébé n’est pas un catalogue d’objets mentaux caractérisés sur des bases sensorielles, mais une activation temporaire de traces laissées par des signaux ST.

Les objets de connaissance du foetus puis du nouveau-né sont ses inte- ractions avec le milieu. Même si son orientation spatiale semble indi- quer à l’observateur qu’il a conservé la mémoire d’un objet malgré son absence, rien ne permet d’affirmer qu’il entretient des relations objec- tales avec le milieu. Bullinger (Vurpillot & Bullinger, 1981) comprend cet indice non comme «il a conservé le souvenir de l’objet et s’oriente vers lui», mais comme «son organisme a conservé la mémoire de son interaction avec l’objet» : c’est la mémoire de cette interaction qui est remise en œuvre. Les frayages neuronaux se modifient et évoluent vers des objets mentaux évocables lorsque des expériences similaires se présentent à nouveau et les réactivent. Un certain degré de régularité dans les interactions organisme/milieu est nécessaire à la stabilisation de liaisons ST. Il permet la re-mobilisation des circuits neuronaux à l’occasion d’occurrences comparables. Sur la base du câblage neuronal préexistant, un «creuset sensori-tonique» se fixe et s’affine à mesure des expériences du bébé.

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Les conséquences de ce point de vue sont cruciales : (a) il n’est pas d’ob- jet mental que nous construisions de manière semblable à partir des mêmes objets du milieu ; (b) la connaissance de soi – l’objet «soi» – se dégage et se spécifie en même temps que celle des autres objets du milieu, selon le degré de co-variation des signaux. L’accès à ce qu’il est convenu d’appeler «la permanence de l’objet»1 va de pair et progresse en même temps que la connaissance de soi comme entité. Une autre notion apparaît d’ailleurs en même temps : la notion d’espace. Elle naît comme les objets mentaux des expériences d’un organisme dans son milieu, pourvu qu’il soit en capacité d’entretenir des relations régu- lières avec lui.

Le besoin de régularités d’interaction

Ancêtre de l’objet «moi», le creuset ST se met en place à mesure que les différents appareils (ostéo-musculaire, sensoriels, viscéraux) et que les voies de transmission des signaux deviennent fonctionnelles. In utero, les composantes tactiles, auditives, gustatives, vestibulaires sont les ingrédients des premières liaisons. Elles vont de pair avec l’appari- tion des premières conduites orientées main/bouche et de la succion.

La connaissance de soi est marquée par des contraintes spatiales (enrou- lement), des limitations sensorielles (parmi les composantes du flux gravitaire, les flux d’écrasement sont absents, les flux lumineux sont peu marqués…) et des particularités fonctionnelles (différences circu- latoires, pas de respiration) propres à ce milieu. Les fonctions vitales (pulsations, transit) du fœtus et celles de sa mère génèrent des signaux tantôt concordants, tantôt discordants.

À la naissance, les changements de fonctionnement et de milieu sont

1. La connaissance des objets du milieu comme permanents, indépendamment de nos interactions sensorielles avec eux.

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considérables. L’expérience d’écrasement liée au flux gravitaire compte parmi les plus importantes qui s’imposent à lui. Livré à lui-même, il ne dispose que de l’ampliation thoracique pour lutter contre les forces de la pesanteur qui tendent à l’étaler sur ses supports. La respiration devient un moyen physique de stabiliser ses relations au milieu en même temps qu’une nouvelle source de signaux co-variants.

De très nombreux mouvements spontanés, dits «mouvements géné- raux» (Hadders, 2000) sont visibles durant les 14 premières semaines de vie. De même nature que les mouvements in utero en fin de grossesse, ils sont observables en décubitus dorsal au repos chez le bébé vigil. Le bébé semble déplier ses membres, les essayer selon une progression précise dans toutes les positions et dans tous les champs de l’espace.

Ces mouvements, sans autre finalité apparente que celle de susciter des échos sensoriels, pourraient participer à fabriquer des co-variations ST en milieu aérien. Leur diversité, leur variabilité et leur fluidité sont prédictives de la qualité de sa motricité à venir.

Mais les régularités d’interaction avec le milieu qu’un bébé peut entre- tenir par lui-même sont très limitées. La succion est la seule conduite instrumentale dont il est capable. Le fractionnement de son alimen- tation devient un support à la création de nouvelles régularités. Si les moments de tétée sont l’occasion de co-variations entre signaux toniques, signaux tactiles, olfactifs, gustatifs, auditifs, visuels, ves- tibulaires, le bébé est particulièrement dépendant des conditions de portage que vont pouvoir réaliser ses proches. Pendant tout le premier semestre de sa vie, ce sont eux qui auront la charge d’assurer son équi- libre. Il a perdu l’enroulement que lui procurait la paroi utérine (qui rendait possible des conduites orientées main/bouche par exemple).

Il ne connaît pas son plan thoraco-abdominal, peu sollicité jusque-là.

L’existence d’un milieu extérieur stable ne suffit pas. Comme d’autres chercheurs avant lui (Grenier, 1988), Bullinger (1999) attire l’atten-

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tion sur le fait que les relations que le bébé entretient avec le milieu sont dépendantes de son équilibre tonique. Selon sa posture et son état interne, le même bébé sera ou non en capacité d’entretenir des rela- tions polarisées entre l’objet moi et un objet du milieu. L’apparition et la progression de ses conduites instrumentales sont dépendantes de la stabilité de cet autre milieu qu’est son organisme. Le caractère familier d’un lieu, d’un objet, d’un partenaire dépend autant de ses propriétés sensorielles que de la posture et de l’état de tension dans lequel le bébé se trouve. Deux bains, deux tétées ne sont pas nécessairement compa- rables. Il n’est pas abusif que l’entourage d’un nourrisson le considère tantôt comme un organisme qui ne se connaît pas comme tel (en le manipulant, en faisant pour lui), tantôt comme un sujet entretenant des relations d’objet avec le milieu (en s’adressant à lui : «oh, tu as reconnu Mamie !»). Si cette deuxième position tend à s’installer à mesure que le temps passe, l’entourage du petit enfant l’abandonne dès qu’il est perçu souffrant ou malheureux, considérant de nouveau ses relations au milieu comme sensorielles (trop chaud, trop froid, trop bruyant…) et l’adaptant pour lui1. Ses parents veillent à s’inscrire comme aides posturales et sources sensorielles en continuité avec la vie utérine. Le bébé dépend d’eux pour retrouver des mises en forme qui permettent la survenue d’interactions comparables. Ses nombreuses plages de sommeil facilitent la transition. Les chutes de la vigilance, en effondrant son tonus et en le désafférant sensoriellement, lui évitent de se désorganiser et participent à sa régulation tonique (elles sont particulièrement bien observées chez les prématurés). Les parents en

1. À l’égard d’un enfant initialement peu autonome, cette adaptation longtemps nécessaire devient avec le temps un facteur de sur-handicap lorsqu’elle empêche l’enfant de puiser en lui des ressources émergeantes.

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bénéficient pour organiser leurs propres rythmes et lui assurer ainsi des conditions d’interaction régulière avec le milieu.

Les fonctions du milieu humain

Winnicott a souligné et illustré l’importance des relations précoces parents/enfant en des termes plus immédiatement parlants que le per- met ce cadre conceptuel. Bowlby, Ainsworth ont mis en évidence et précisé les comportements dits d’«attachement» normaux et patho- logiques (Guedeney, 2006) par lesquels parent et bébé s’appuient, quelquefois s’agrippent, l’un à l’autre. Condon (1977), Nadel (1991) Trevarthen (1978), Stern (1985) ont à leur tour éclairé cette période en soulignant les caractères de simultanéité, d’imitation, de réciprocité et d’évolutivité des comportements observés, comportements dont les fluctuations sont si subtiles que l’usage de l’image et de la vidéo s’est avéré nécessaire pour les décrire. Mais comment, par quels moyens physiques une vie en influence-t-elle une autre ? Que se passe-t-il entre un bébé et ses parents, quels phénomènes physiologiques déterminent leurs comportements, traduisent leurs attentes conscientes ou incons- cientes ? L’approche ST peut-elle préciser autrement ces interactions ? Pendant des décennies, les psychanalystes ont paru seuls à même de raconter l’accès à la représentation de soi dans la relation aux autres, ses limites et ses remaniements. Il a pu sembler qu’ils aient jeté une sorte d’OPA sur cet aspect du développement et raflé la mise. La «construc- tion du Sujet» paraissait leur affaire. Durant les dernières décennies, il ne fut question que de résister à cette bipolarité : à Freud, ses fidèles et infidèles, la question du Sujet, à Piaget et ses élèves, celle de la repré- sentation du milieu. Les champs de recherche nécessairement partiels de ces défricheurs et les usages qui ont pu être faits de leurs modèles ont conduit à contraster, sinon à opposer, des perspectives dites «psy- chodynamiques» (mettant en avant la fonction des relations interper- sonnelles dans le développement) et des perspectives dites «dévelop-

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pementales» (s’intéressant aux modes de fonctionnement des individus indépendamment de leur entourage). Peut-être parce qu’il s’est trouvé à cette croisée des chemins, mais aussi à un carrefour plus large – avec l’influence de Wallon (1934), les apports d’Ajuriaguerra et ceux de l’école russe (Leontiev, 1976) – Bullinger a problématisé les relations du bébé avec le milieu, humain ou pas, dans les mêmes termes. Tout ce qui a été dit jusqu’ici à propos des interactions du bébé avec son milieu en général s’applique à ses relations avec le milieu humain : nous n’en soulignerons que les particularités et le caractère essentiel.

Bien que rappelant constamment la fonction décisive des relations interpersonnelles, Bullinger l’explicite peu. Lorsqu’il le fait, il utilise un vocabulaire et des concepts non spécifiques, pour partie emprun- tés à la psychanalyse (tels que les concepts de «narration» (Hochman, 1997) ou d’«arrière-fond» (Haag, 1991). C’est davantage l’observation qu’on peut faire de lui conduisant ses bilans qui permet de comprendre la place qu’il accorde aux interactions. Plus précisément, l’observer permet de comprendre comment, en tant qu’examinateur, il en use.

Reconnaître l’importance des relations interpersonnelles ne le porte ni à les isoler du contexte où elles s’inscrivent, ni à en cantonner la représentation dans l’espace intersubjectif. Pour lui, ce dernier n’est pas nécessairement acquis : la possibilité d’être sujet, de se connaître dans une altérité et dans une relation à un autre semblable, est contex- tuelle. Ses travaux tendent d’ailleurs à montrer quels contextes facili- tent l’accès à une connaissance de soi, comment cette connaissance ini- tialement labile devient quasi permanente, et à quel prix quelquefois.

L’approche ST n’est pas seulement une piste pour comprendre l’impact des relations interpersonnelles sur le développement : elle permet aussi de mieux les utiliser.

Le gros œuvre de la fonction du milieu humain dans le développement précoce tel que conçu ici peut être déduit de ce qui a été dit précédem-

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ment. En plus d’assumer les conditions d’homéostasie de son organisme, c’est par cette double fonction d’appui, de mise en forme posturale et de source senso- rielle, qu’intervient l’entourage d’un bébé (et avant lui du fœtus). Ses proches sont, au même titre que son organisme et que les autres éléments du réel, une source potentielle d’appuis.

Nous sommes pour nos enfants des sources sensorielles omniprésentes, redondantes, multimodales, spécifiques à l’espèce, et à l’égard des- quelles ils manifestent d’emblée une attirance plus importante qu’à l’égard de toutes les autres sources. Le fœtus découvre une partie des caractéristiques sensorielles de sa mère (et de son groupe social) à mesure que les canaux tactile, gustatif, auditif… deviennent fonction- nels et sont sollicités. La paroi utérine l’adosse et le regroupe, lui per- mettant de stabiliser de premières liaisons ST. Cette base de liaisons ST s’élargit lorsqu’il change de milieu. Sa capacité de régulation tonique étant insuffisante en post-natal, les parents du bébé suppléent à ce qu’il ne peut faire encore par lui-même : entretenir des relations régulières avec son milieu. Il leur échoit de surcroît de déterminer une partie des caractéristiques sensorielles du milieu dans lequel il vit (comme de choisir les surfaces sur lesquelles le poser ou les moyens de le trans- porter). La satisfaction de ce besoin par l’entourage est indispensable dans une dimension substitutive : le bébé est tenu et nourri. Mais tout aussi essentielle et de surcroît spécifique est sa dimension facilitante.

En réalité, on ne tient pas un bébé, on l’aide à se tenir ; on ne le nourrit pas, on l’aide à se nourrir.

Déjà expérimentés en ante-natal, les moments de succion sont l’oc- casion de nouveaux flux sensoriels. Légèrement enroulé par sa mère – elle maintient sa nuque et son bassin – lors des tétées, le bébé fait dans cette corbeille sensorielle stable l’expérience toujours renouvelée, similaire, mais jamais identique, de sa surface, de son épaisseur, de l’articulation changeante de ses segments, de ses états internes. Lové

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dans les bras, le peau à peau, œil à œil, main à main, nez à nez, bouche à bouche et bouche à oreille… constituent ensemble un formidable écrin sensoriel multimodal (Livoir-Petersen, 1998).

Les éléments du milieu extérieur sont utilisés du point de vue du bébé : sources de stimulations sensorielles pour les adultes, l’eau (toi- lette, mer, piscine), l’air (séchoir, ventilateur, déplacements rapides), la gravitation (déplacements), la musique, les odeurs sont spontané- ment proposés comme des flux, dans lesquels il pourra s’orienter. Mais, comme le souligne Lécuyer (2002), les visages, les voix, les corps, les mouvements de ses parents font d’eux les «jouets» les plus adaptés – et préférés – du bébé au début de sa vie.

La fonction décisive du portage a déjà été décrite. Nous avons vu qu’il s’agit moins de suppléer à son incapacité à se déplacer seul, que de compenser les limites de ses capacités de régulation tonique et en par- ticulier de son équilibre antéro-postérieur. Cette aide est nécessaire pour le développement de ses capacités instrumentales. À ce sujet, les conseils relatifs à la prévention des régurgitations1 ou de la mort inex- pliquée des premiers mois, lorsqu’ils sont mal compris2, peuvent avoir des conséquences catastrophiques en faisant négliger l’investissement du plan ventral. Les modalités de portage renforçant le déséquilibre naturel du bébé en extension ont le même inconvénient.

Pour résumer ce chapitre, soulignons qu’une grande part des bénéfices que le bébé tire des relations avec ses proches tient à leur présence régulière en tant que «porte-manteaux sensoriels» d’une part et au fait

1. Les régurgitations sont elles-mêmes très souvent des effets du déséquilibre to- nique antéro-postérieur.

2. S’il est préconisé de laisser le bébé sur le dos lorsqu’on ne peut le surveiller, donc en particulier lors de son sommeil, il est tout aussi recommandé d’interagir et de jouer avec lui dans toutes les positions.

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qu’ils l’aident à composer avec la pesanteur sans se désorganiser, d’autre part. Mais le fait extraordinaire est que ces sources d’appuis que constituent les personnes puissent varier selon l’état interne du bébé.

Le dialogue tonico-émotionnel

De nombreux allers-retours nous ont été nécessaires pour comprendre pourquoi Bullinger qualifiait de recrutement tonique ce qui nous paraissait être, à l’évidence, de l’ordre de l’émotionnel. Puis est venue cette idée que les émotions pourraient être, dans un langage bullin- gérien, les représentations des états toniques (Livoir-Petersen, 2008) comme le corps l’est de l’organisme. Pas plus que de «corps», un bébé n’a d’«émotions» au début de son existence. Les notions de plaisir, déplaisir, colère, joie, honte… s’élaborent progressivement à partir des traces que laissent derrière elles ses expériences des recrutements toniques correspondants, pourvu que des liaisons ST puissent s’instal- ler. Non qu’il ne ressente ces tensions en rapport avec une attribution de valeur, mais leurs manifestations ne suscitent pas nécessairement de signaux sensoriels co-variants avec elles. L’élaboration psychique de ces expériences (qui associent changements posturaux, mouvements et phénomènes neurovégétatifs) requiert des réverbérations, des retours sensoriels co-variants et réguliers.

Le caractère souvent soudain de ses changements internes ne facilite pas la satisfaction de cette condition. Ses réactions quelquefois exces- sives aux changements de milieu, les modifications inattendues de son état métabolique (hypoglycémie, encombrement respiratoire…) et ses mouvements pulsionnels en rapport avec des attentes innées ou acquises font de ses fluctuations toniques des situations à risque de non-élaboration psychique s’ils ne produisent pas des échos sensoriels familiers. C’est souvent d’un organisme autre que le sien que viennent ces échos.

C’est dans les moments de «dialogue tonique», décrits par Ajuria-

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guerra (1962) sur la base de travaux de Wallon, que le bébé pourrait trouver les ressources nécessaires à cette élaboration.

Dans ces moments particuliers des relations adulte/bébé, on observe des ajustements extrêmement précis impliquant postures et mouve- ments des deux partenaires, et donc le tonus de chacun. Ces adaptations réciproques font de ses proches des sources sensorielles exceptionnelles : leur encor- dage émotionnel – de fait tonico-émotionnel – au bébé les conduit à émettre des signaux qui varient en fonction de son état. Ces signaux lui apparaissent donc stables dans la relation qu’il établit avec leur source, l’adulte ajus- té. Que l’on prenne l’exemple d’un sourire, d’un pleur ou d’une réac- tion de surprise, l’ajustement de l’adulte détermine des changements dans sa mimique, sa prosodie, son regard, la pression de ses mains, la qualité de son portage, et sans doute, lorsque l’émotion est importante, une modification de son odeur. L’enfant perçoit, sur ce gabarit sensoriel familier que son parent met à sa disposition, le reflet de son état.

Prenons l’exemple quasi insignifiant d’une saisie par le bébé du doigt de sa mère : celle-ci lui oppose une résistance variable, en rapport avec la pression qu’il exerce, ce qui ne serait pas le cas d’un objet ou d’une personne non attentive. Il en va de même lorsqu’il crie : l’interpréta- tion que fait l’adulte de ce comportement détermine chez lui des chan- gements marqués par une plus grande tension que lorsque le bébé est paisible : ses traits tendent à s’accuser, son regard à s’acérer, sa voix à se percher et se durcir, la pression de ses mains s’accentue. La colère d’un bébé ne nécessite pas celle du parent en répons, mais un mouvement de sa part dans cette direction. Ce sont les gradients sensoriels liés à son changement d’attitude qui témoignent à l’enfant de son propre recru- tement tonique. Ces signaux portés par l’adulte ajusté sont comme des fractales, comme les harmoniques des signaux profonds qu’il ressent.

C’est parce qu’il se modifie simultanément et parallèlement au com- portement de l’enfant que le comportement de l’adulte devient appui

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