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Winnicott a souligné et illustré l’importance des relations précoces parents/enfant en des termes plus immédiatement parlants que le per-met ce cadre conceptuel. Bowlby, Ainsworth ont mis en évidence et précisé les comportements dits d’«attachement» normaux et patho-logiques (Guedeney, 2006) par lesquels parent et bébé s’appuient, quelquefois s’agrippent, l’un à l’autre. Condon (1977), Nadel (1991) Trevarthen (1978), Stern (1985) ont à leur tour éclairé cette période en soulignant les caractères de simultanéité, d’imitation, de réciprocité et d’évolutivité des comportements observés, comportements dont les fluctuations sont si subtiles que l’usage de l’image et de la vidéo s’est avéré nécessaire pour les décrire. Mais comment, par quels moyens physiques une vie en influence-t-elle une autre ? Que se passe-t-il entre un bébé et ses parents, quels phénomènes physiologiques déterminent leurs comportements, traduisent leurs attentes conscientes ou incons-cientes ? L’approche ST peut-elle préciser autrement ces interactions ? Pendant des décennies, les psychanalystes ont paru seuls à même de raconter l’accès à la représentation de soi dans la relation aux autres, ses limites et ses remaniements. Il a pu sembler qu’ils aient jeté une sorte d’OPA sur cet aspect du développement et raflé la mise. La «construc-tion du Sujet» paraissait leur affaire. Durant les dernières décennies, il ne fut question que de résister à cette bipolarité : à Freud, ses fidèles et infidèles, la question du Sujet, à Piaget et ses élèves, celle de la repré-sentation du milieu. Les champs de recherche nécessairement partiels de ces défricheurs et les usages qui ont pu être faits de leurs modèles ont conduit à contraster, sinon à opposer, des perspectives dites «psy-chodynamiques» (mettant en avant la fonction des relations interper-sonnelles dans le développement) et des perspectives dites

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pementales» (s’intéressant aux modes de fonctionnement des individus indépendamment de leur entourage). Peut-être parce qu’il s’est trouvé à cette croisée des chemins, mais aussi à un carrefour plus large – avec l’influence de Wallon (1934), les apports d’Ajuriaguerra et ceux de l’école russe (Leontiev, 1976) – Bullinger a problématisé les relations du bébé avec le milieu, humain ou pas, dans les mêmes termes. Tout ce qui a été dit jusqu’ici à propos des interactions du bébé avec son milieu en général s’applique à ses relations avec le milieu humain : nous n’en soulignerons que les particularités et le caractère essentiel.

Bien que rappelant constamment la fonction décisive des relations interpersonnelles, Bullinger l’explicite peu. Lorsqu’il le fait, il utilise un vocabulaire et des concepts non spécifiques, pour partie emprun-tés à la psychanalyse (tels que les concepts de «narration» (Hochman, 1997) ou d’«arrière-fond» (Haag, 1991). C’est davantage l’observation qu’on peut faire de lui conduisant ses bilans qui permet de comprendre la place qu’il accorde aux interactions. Plus précisément, l’observer permet de comprendre comment, en tant qu’examinateur, il en use.

Reconnaître l’importance des relations interpersonnelles ne le porte ni à les isoler du contexte où elles s’inscrivent, ni à en cantonner la représentation dans l’espace intersubjectif. Pour lui, ce dernier n’est pas nécessairement acquis : la possibilité d’être sujet, de se connaître dans une altérité et dans une relation à un autre semblable, est contex-tuelle. Ses travaux tendent d’ailleurs à montrer quels contextes facili-tent l’accès à une connaissance de soi, comment cette connaissance ini-tialement labile devient quasi permanente, et à quel prix quelquefois.

L’approche ST n’est pas seulement une piste pour comprendre l’impact des relations interpersonnelles sur le développement : elle permet aussi de mieux les utiliser.

Le gros œuvre de la fonction du milieu humain dans le développement précoce tel que conçu ici peut être déduit de ce qui a été dit

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ment. En plus d’assumer les conditions d’homéostasie de son organisme, c’est par cette double fonction d’appui, de mise en forme posturale et de source senso-rielle, qu’intervient l’entourage d’un bébé (et avant lui du fœtus). Ses proches sont, au même titre que son organisme et que les autres éléments du réel, une source potentielle d’appuis.

Nous sommes pour nos enfants des sources sensorielles omniprésentes, redondantes, multimodales, spécifiques à l’espèce, et à l’égard des-quelles ils manifestent d’emblée une attirance plus importante qu’à l’égard de toutes les autres sources. Le fœtus découvre une partie des caractéristiques sensorielles de sa mère (et de son groupe social) à mesure que les canaux tactile, gustatif, auditif… deviennent fonction-nels et sont sollicités. La paroi utérine l’adosse et le regroupe, lui per-mettant de stabiliser de premières liaisons ST. Cette base de liaisons ST s’élargit lorsqu’il change de milieu. Sa capacité de régulation tonique étant insuffisante en post-natal, les parents du bébé suppléent à ce qu’il ne peut faire encore par lui-même : entretenir des relations régulières avec son milieu. Il leur échoit de surcroît de déterminer une partie des caractéristiques sensorielles du milieu dans lequel il vit (comme de choisir les surfaces sur lesquelles le poser ou les moyens de le trans-porter). La satisfaction de ce besoin par l’entourage est indispensable dans une dimension substitutive : le bébé est tenu et nourri. Mais tout aussi essentielle et de surcroît spécifique est sa dimension facilitante.

En réalité, on ne tient pas un bébé, on l’aide à se tenir ; on ne le nourrit pas, on l’aide à se nourrir.

Déjà expérimentés en ante-natal, les moments de succion sont l’oc-casion de nouveaux flux sensoriels. Légèrement enroulé par sa mère – elle maintient sa nuque et son bassin – lors des tétées, le bébé fait dans cette corbeille sensorielle stable l’expérience toujours renouvelée, similaire, mais jamais identique, de sa surface, de son épaisseur, de l’articulation changeante de ses segments, de ses états internes. Lové

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dans les bras, le peau à peau, œil à œil, main à main, nez à nez, bouche à bouche et bouche à oreille… constituent ensemble un formidable écrin sensoriel multimodal (Livoir-Petersen, 1998).

Les éléments du milieu extérieur sont utilisés du point de vue du bébé : sources de stimulations sensorielles pour les adultes, l’eau (toi-lette, mer, piscine), l’air (séchoir, ventilateur, déplacements rapides), la gravitation (déplacements), la musique, les odeurs sont spontané-ment proposés comme des flux, dans lesquels il pourra s’orienter. Mais, comme le souligne Lécuyer (2002), les visages, les voix, les corps, les mouvements de ses parents font d’eux les «jouets» les plus adaptés – et préférés – du bébé au début de sa vie.

La fonction décisive du portage a déjà été décrite. Nous avons vu qu’il s’agit moins de suppléer à son incapacité à se déplacer seul, que de compenser les limites de ses capacités de régulation tonique et en par-ticulier de son équilibre antéro-postérieur. Cette aide est nécessaire pour le développement de ses capacités instrumentales. À ce sujet, les conseils relatifs à la prévention des régurgitations1 ou de la mort inex-pliquée des premiers mois, lorsqu’ils sont mal compris2, peuvent avoir des conséquences catastrophiques en faisant négliger l’investissement du plan ventral. Les modalités de portage renforçant le déséquilibre naturel du bébé en extension ont le même inconvénient.

Pour résumer ce chapitre, soulignons qu’une grande part des bénéfices que le bébé tire des relations avec ses proches tient à leur présence régulière en tant que «porte-manteaux sensoriels» d’une part et au fait

1. Les régurgitations sont elles-mêmes très souvent des effets du déséquilibre to-nique antéro-postérieur.

2. S’il est préconisé de laisser le bébé sur le dos lorsqu’on ne peut le surveiller, donc en particulier lors de son sommeil, il est tout aussi recommandé d’interagir et de jouer avec lui dans toutes les positions.

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qu’ils l’aident à composer avec la pesanteur sans se désorganiser, d’autre part. Mais le fait extraordinaire est que ces sources d’appuis que constituent les personnes puissent varier selon l’état interne du bébé.

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