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De nombreux allers-retours nous ont été nécessaires pour comprendre pourquoi Bullinger qualifiait de recrutement tonique ce qui nous paraissait être, à l’évidence, de l’ordre de l’émotionnel. Puis est venue cette idée que les émotions pourraient être, dans un langage bullin-gérien, les représentations des états toniques (Livoir-Petersen, 2008) comme le corps l’est de l’organisme. Pas plus que de «corps», un bébé n’a d’«émotions» au début de son existence. Les notions de plaisir, déplaisir, colère, joie, honte… s’élaborent progressivement à partir des traces que laissent derrière elles ses expériences des recrutements toniques correspondants, pourvu que des liaisons ST puissent s’instal-ler. Non qu’il ne ressente ces tensions en rapport avec une attribution de valeur, mais leurs manifestations ne suscitent pas nécessairement de signaux sensoriels co-variants avec elles. L’élaboration psychique de ces expériences (qui associent changements posturaux, mouvements et phénomènes neurovégétatifs) requiert des réverbérations, des retours sensoriels co-variants et réguliers.

Le caractère souvent soudain de ses changements internes ne facilite pas la satisfaction de cette condition. Ses réactions quelquefois exces-sives aux changements de milieu, les modifications inattendues de son état métabolique (hypoglycémie, encombrement respiratoire…) et ses mouvements pulsionnels en rapport avec des attentes innées ou acquises font de ses fluctuations toniques des situations à risque de non-élaboration psychique s’ils ne produisent pas des échos sensoriels familiers. C’est souvent d’un organisme autre que le sien que viennent ces échos.

C’est dans les moments de «dialogue tonique», décrits par

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guerra (1962) sur la base de travaux de Wallon, que le bébé pourrait trouver les ressources nécessaires à cette élaboration.

Dans ces moments particuliers des relations adulte/bébé, on observe des ajustements extrêmement précis impliquant postures et mouve-ments des deux partenaires, et donc le tonus de chacun. Ces adaptations réciproques font de ses proches des sources sensorielles exceptionnelles : leur encor-dage émotionnel – de fait tonico-émotionnel – au bébé les conduit à émettre des signaux qui varient en fonction de son état. Ces signaux lui apparaissent donc stables dans la relation qu’il établit avec leur source, l’adulte ajus-té. Que l’on prenne l’exemple d’un sourire, d’un pleur ou d’une réac-tion de surprise, l’ajustement de l’adulte détermine des changements dans sa mimique, sa prosodie, son regard, la pression de ses mains, la qualité de son portage, et sans doute, lorsque l’émotion est importante, une modification de son odeur. L’enfant perçoit, sur ce gabarit sensoriel familier que son parent met à sa disposition, le reflet de son état.

Prenons l’exemple quasi insignifiant d’une saisie par le bébé du doigt de sa mère : celle-ci lui oppose une résistance variable, en rapport avec la pression qu’il exerce, ce qui ne serait pas le cas d’un objet ou d’une personne non attentive. Il en va de même lorsqu’il crie : l’interpréta-tion que fait l’adulte de ce comportement détermine chez lui des chan-gements marqués par une plus grande tension que lorsque le bébé est paisible : ses traits tendent à s’accuser, son regard à s’acérer, sa voix à se percher et se durcir, la pression de ses mains s’accentue. La colère d’un bébé ne nécessite pas celle du parent en répons, mais un mouvement de sa part dans cette direction. Ce sont les gradients sensoriels liés à son changement d’attitude qui témoignent à l’enfant de son propre recru-tement tonique. Ces signaux portés par l’adulte ajusté sont comme des fractales, comme les harmoniques des signaux profonds qu’il ressent.

C’est parce qu’il se modifie simultanément et parallèlement au com-portement de l’enfant que le comcom-portement de l’adulte devient appui

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sensoriel (et souvent postural) pour le bébé. Signaux toniques et signaux sensoriels se modifient, mais pas leur rapport. Les signaux émis par l’adulte sont la version sensorielle des signaux profonds dont le bébé est le siège. L’ajustement de l’adulte permet au bébé de maintenir des liaisons ST, d’intégrer les traces de cette expérience au creuset déjà constitué. Ils sont suffisants pour lui permettre de «mentaliser» le changement qui se passe en lui1. S’appuyant sur ses représentations, le parent se fait milieu changeant au gré des éprouvés de l’enfant, lui évitant ainsi l’expérience disconti-nue de lui-même. Le maintien de l’enfant ou son retour à des conduites organisées soutient l’adulte dans son effort d’ajustement. Le dialogue tonique est interactif : il implique dans une danse subtile des enchaî-nements de comportements d’une grande diversité. La fonction de tels moments a été qualifiée d’accordage par Stern (1985) et, depuis plus longtemps encore de miroir (Winnicott, 1965 ; Bick, 1967 ; Dolto, 1984). La réverbération sensorielle, rendue possible par l’ajustement tonique des deux partenaires, est multimodale et la voix y a une place considérable. Ce n’est pas tant des contours du bébé, de sa taille et du rapport des segments de son organisme dont les ajustements du parent se font alors l’écho, mais avant tout des fluctuations, massives ou sub-tiles, de son état neurovégétatif.

Alors que le milieu ordinaire lui fait retour de ses contours et de sa surface, une personne disponible assure au bébé une fonction miroir de l’ensemble des modifications de son état tonique, incluant ses fluctua-tions de consistance et ses réacfluctua-tions viscérales.

1. On retrouve ici une version non métaphorique de la fonction «détoxiquante» de Bion (1979).

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