Sébastien Franck et la pensée moderne*
JAMES MacLEAN
Sébastien Franck(1499-1542)était
un
penseurau carrefourdel'histoire intellectuelle duXVI^
siècle. Mystique religieux dans la tradition d'Eckhart et de Tauler, ilétaitenmême
temps humanisteetprécurseurdu
rationalisme des Lumières. Les historiens ont qualifié Franck de"spiritualiste," carle
thème
dominantdeses écrits estlaprimautéabsolue de l'Esprit sur tout ce quiestmondain. Maislapensée de Franckrévèle à bien des égards une modernité précoce: il aspiraitàl'objectivitédans son interprétation de l'histoire, il formulait une vision universaHste de l'humanité, il rejetait toute forme de dogmatismeetréclamaitlaliberté de conscience. "Les idées de Franck," déclare le philosophe Wilhelm Dilthey, "coulent dans lemonde moderne
à travers une centaine de voies. "^ Pour l'historien Friedrich Heer, Franck étaitnon
seulement l'auteur principal del'idéedela tolérance,mais il a aussiléguéàlaphilo- sophieallemandelaméthode
d'argumentationdialectique.^Sébastien Franck est né à
Donauwoerth,
dans le pays de Souabe, en 1499.^ Il fit des études en lettres à Ingolstadt, puis en théologie au collège dominicain d'Heidelberg.Ordonné
prêtre en 1524 environ, Franck passa bientôt aux côtés de la Réforme: dès 1525 onleretrouve à la tête d'une paroisse luthérienne près de Nuremberg. Cependant, pour Franck—
qui avait toujours été plus érasmien que luthérien—
laRéforme
protestante s'avéraun
échec au plan moral; c'est pourquoi ilrenonça à ses fonctions pastoralesau début de 1529. Désormais Franck répudie le christianisme de touteslesEglises,qu'ellessoient catholique, protestantes
ou
sectaires. Etabli à Strasbourg en 1530, iltomba
sous l'influenced'un anciendirigeantanabaptiste,JeanBuenderlin,"*et s'adon- na à l'élaboration d'une théologie du christianisme non-institutionnel.C'était aussi à cette époque que Franckdirigeason attention versdes questions historiques et culturelles. Il en est venu à croire aucaractère
Communicationdonnéele 24 mai1978lorsd'une séance detravaildela sociétéCanadienne d'Etudes delaRenaissance tenue al'UniversityofWesternOntario,London,Ontario.
Renaissance et
Réforme
/relatif d'institutionset de doctrineshumaines.
En
octobre1530
Franck publia une description de la civilisation turque,^ etun
an plus tard ilterminalarédaction desavolumineuse ChroniqueetBibledel'Histoire.^
Oeuvre qui se voulait une histoire universelle depuis lacréationjusqu'à l'année de sa publication, ce fut lepremiereffort de cegenreenlangue allemande.
La
Chronique se distingue également par le fait que son auteur cherche, de manière consciente, à présenterun
récitobjectifdu
passé. Selon ses propresdires,ilest "impartial"(unparteiisch), iln'écrit
"ni pour quelqu'un ni contre personne." Franck affirme que dans son oeuvre chaque parti parle pour son proprecompte:
même
le papen'estcondamné
que parses propresparolesetactes.''Les passageslesplus intéressantsde l'histoireuniverselle deFranckse trouvent sansdoute danslaKdtzerchronik(laChronique des hérétiques) qui termine le troisième livre (la Chronique des papes).
On
y découvreun
reportageinstructifsurdespersonnalitéscontemporainesainsiqu'un remarquableplaidoyeren favour delatolérancereligieuse.Dans
sesidées concernantlatolérance(comme,
d'ailleurs,dansl'ensembledesapensée), Franck s'inspirait en partie d'Erasme, qu'il avait en très haute estime.Un
des plus longs articles de la Chronique est consacré à l'oeuvredu
célèbre humaniste néerlandais.^ Toutefois, la doctrine de la tolérance chez Franck s'enracine tantdanssathéologiemystique etindividualiste que dans le moralisme érasmien.
Du
fait quel'homme
possède en luiune
"étincelle" divine.Dieu s'adresse àchaquehomme
individuellement:il en découle que l'authenticité de l'expérience religieuse est à trouver danslarelationpersonnelle entrel'individu etDieu,etne peut en aucun casêtreréduit à
un
credo.Ce
n'est pas sans une certaine ironie quel'inclusiond'un chapitre sur Erasme dans ce livre a provoqué l'arrestation de Franck, et finalement son expulsionde Strasbourg.Quand Erasme
appritquesonnom
figuraitparmiles"hérétiques" delaChronique,ilprotestaénergiquementauprès des autorités strasbourgeoises.^
Son
disciple fut en conséquence banni de la métropole alsacienne àlafin de 1531.Francks'installa successive-ment
à Kehl, à Esslingen, et puis en 1533 à Ulm. Il y publia pendant l'année 1534 plusieurs ouvrages, dont les plus importants étaientune
paraphrase du MoriaeEncomion
d'Erasme,leWeltbuch(Cosmographie), et lesParadoxa.Ce
dernierconstitueen quelquesortelathéologie systé- matique de Sébastien Franck. Franckvoulaity montrer quelavériténe sauraitjamais s'exprimer dans de simples propositions objectives: elle est plutôt cachée dans des affirmations étonnantes etapparemment
contradictoires (Wunderreden).
La
réalité (Sein) est toujours pour lui trahie par les apparences (Schein).^^(On
peut discerner dans cette analyse une anticipation de ladialectiquekantienne, etde sadistinction entrenoumènes
et phénomènes.)Dans
la préface des Paradoxa, sonauteur déclare s'adhérer à
un
christianisme impartial et libre quin'est lié à aucune secte, loi, ni personne, à aucun temps, lieu, ni élément.^^Sous la forme de commentaires de quelques
deux
cent quatre-vingts paradoxes, Franck élabore dans cette oeuvre lesconceptionsmystiques de Dieu, de l'homme,du
Christ, et de la rédemptionquifournissentlecadre théorique de sa compréhension foncièrement individualiste de la viechrétienne.
Au
cours des années suivantes Franck rédigea denombreux
traités théologiques ethistoriques. Les oeuvreslesplusnotablesde cette étape finale de sa carrière sontLe
livrefermé
et cachetéparseptsceaux,^'^où
il recueille etcommente
des passages contradictoires de l'Ecriture,L'Opuscule sur la guerre,^^ une polémique contre le
combat
armé, etLa
Chroniqued
'Allemagne,^"^ son histoiredu
peuple allemand. Cette activité littéraire de Franck suscita l'opposition des pasteurs luthériens d'Ulm, lesquels obtinrent en 1539un
décret bannissant le penseurdis- sident de cette ville. Franck dirigea alors ses pas vers Bale,où
il passa lesdernièresannéesde savie. Il ymourut
enautomne, 1542.La
pensée de Sébastien Franck s'insère,comme
nousl'avonssignalé, danslatraditionde lamystique, ettoutparticulièrementde lamystique rhénanedu Haut Moyen
Age. C'estdelàqu'ildérivasadoctrinede Dieu, son anthropologie, et son idéedu
rapport direct entre l'humain et le divin. Le Dieu de Franckest le mystère ineffable de la via negativa:lepremier des Paradoxa s'intitule en effet
Deus
quid sit, nescitur. Mais d'après Franck, si la nature de Dieu est inconnaissable, elle n'est pas pour autant inaccessible. Dieu est présent dans toutes ses créatures;d'ailleurs il estprésent en
l'homme
d'unemanière spéciale,à savoir,par son "image" ou sa "parole."Dans
la mesureoù l'homme
possède cette image, il est "de nature divine." Certes,lepéché del'homme
aobscurci cette lumière intérieure, mais ne l'a pas entièrementéteinte.Pour nous rameneràlaparole divinequiest déjàen nous,pouréveillercette parole, Dieu s'incarna dansle Christ.^^Le
Christ agit en nous intérieurement;connu
seulement selonlachair(leChristusextranos),ilnousest inutile.Le
salut consistedonc
en la régénération de l'individu, et se produit à l'intérieur de l'âme sans l'aide d'aucun médiateur externe. Toutes les Eglises, qui prétendent êtrejustementde telsmédiateurs, appartiennent en réalité à l'Antéchrist.La
Nouvelle Alliance diffère de l'Ancienne en ce qu'elle est vraiment spirituelle: son ministre est le seul Saint-Esprit.En somme,
êtrechrétienn'estpas apparteniràune
certainecommunauté ou
croire certaines doctrines; c'est plutôtvivre d'une certainemanière.Chez
Franck, donc, la théologie mystiquemène
à des conclusionsbien plusradicalesque dansla tradition classique.Réforme
Franck articula ses idées dansun
langage spiritualiste particulier à son époque. Il y a tout demême
dans sa pensée des éléments qui sont frappants en raison de leur nouveautéetdeleurmodernité.En
premierlieu on peut citer son rejet de l'autorité arbitraire et du dogme. Pour Franckla foichrétienne, étantquelquechosedevécu,ne peut enaucune manièreêtre réduite àdes formulesverbales.
La
significationdel'Ecriture est à trouver dans son sens spirituelou
existentiel plutôt que dans son sens Uttéral; il n'y a aucune révélationou communication
de faits reli-gieux objectifs. Pour emprunter
un
terme à la théologie moderne,on
peut dire que pourlui la doctrine doit êtredémythisée. Franck affirme qu'il nous fautdésapprendretoutce que nous avonsapprisdansl'Egliseromaine
ou
chez les réformateurs protestants, car la connaissance de Dieu, leChrist, l'Evangile, la foi,etl'amour"signifient toutàfaitautre chose quece quetoutlemonde
aenseignéjusqu'ici".*^De même:
"Les histoiresd'Adam
etdu
Christ ne sont pasAdam ou
le Christ."*"^La
vérité de la Bible ne concernepas desévénementsquisedéroulèrenten Palestine il y a des siècles, mais plutôt desévénementsquisedéroulent maintenant en nous-mêmes:
"Le
Christ doit naître,vivre,mourir,ressus- citer, etmonter
au ciel en nous; savie(Historié), sapassionet sarésur- rection doivent être accomplies dans tous sesmembres."
^^La
seule fonction de la Parole extérieure dans ceschéma
est celle de témoigner de l'appropriation intérieuredel'acte salvifique.En
répudiantleconcept quifaisaitde ladoctrinereligieuseun
corpus de vérités métaphysiques et historiques, Franck prépara la voie à la critique rationalistedu dogme
et de la Bible (Bayle, Spinoza, Blount).Sa critiquede l'autoritéarbitraires'étend aussi au
domaine
del'éthique.Pour Franck la moralité ne peut se baser sur des lois; au contraire elle vient de l'activité libre et créatrice del'Esprit.
"Là où
setrouvel'Esprit de Dieu, il faut que la liberté s'y trouve aussi,que
Moïse se taise, que toute loi cède, et que personne ne soit audacieux aupointde prescrire au Saint-Espritune
loi,une
règle,une
ordonnance et des limites."^^Dans
son appréciation des peuples et des cultures étrangers, Franck manifesteun
universalisme peucommun
à son époque. L'idée de la chrétienté, ou de la supériorité de la culture européenne, n'a aucune place danssapensée. Lesinstitutions,lareligion,etlesmoeurs
païennes ne sont ni plus nimoins
repréhensibles que leurs analoguesdu monde
chrétien
-
c'estun
desthèmesprincipaux delaChronique turqueetdela Cosmographie de Franck.
En même
tempsilyapourluidevéritables"chrétiens"dans touteslessociétés.Cette conviction s'exprimedefaçon concise danslaformuleEcclesia dispersaagentibus,l'Egliseestdispersée parmi les païens.
Dans
les Paradoxa Franck raisonne ainsi: demême
qu'il y a partout des
hommes
qui n'ont jamaisentenduparlerd'Adam,
"de
même
il y a eu de tout temps deschrétiensparmilespaïens. . .qui ignorent s'il y a jamais eu, ou s'il y aurajamais,un
Christ".^^ C'estpourquoi Franck peut considérer l'ennemi de la chrétienté, le turc,
comme
son"bon
frère".^^Si la pensée Franck est universaliste, elle se caractérise aussi parson concept de l'autonomie de l'individu. Libéré des contraintesde la reli-
gion institutionnelle, l'individu est obligé de faire son saluten solitude.
Au
siècledesLumièresImmanuel Kant
employaitl'imagedela"majorité"de l'homme, de salibérationde la"tutelle,"poursoulignerl'autonomie de
l'homme
vis-à-visde l'autoritéextériorisée delatraditionetdesinsti- tutions. Franck se servit d'une image semblable en comparantl'Eglise institutionnelle à unepoupée
que Dieu avaitdonné
au christianisme pendantson enfance.^^Depuis la Renaissance l'histoire intellectuelle del'Occidentest domi- née parunevisionanthropocentrique de l'existencehumaine. L'onpeut considérer
comme un
des éléments contribuant àcette visionladoctrine anthropologique des spiritualistescomme
Franck. Selon Franckle salutne vient pas de l'extérieur de l'homme, mais de l'intérieurde lui: c'est précisément la redécouverte de savraie naturehumaine. L'acterédemp-
tifse produit lorsque nous découvrons que le
Royaume
de Dieuesten nous-mêmes, lorsque la parole intérieure s'éveille et se manifeste con- crètement dansnosrelationsavecautrui.Que
l'idéedelaparoleintérieure devienne celle de la "raison" n'est pas surprenant, eton
aperçoit ce développementdéjàauXVI^
siècle chezun
discipledeFranck, Sébastien CasteUion."La
raison,"dit Castellion,"estlaparoleétemelleetcertaine de Dieu, bienplus ancienneetsûrequelesEcritureset lescérémonies."^^Ils'agitlàd'unleitmotifdesLumièresetdelamodernité.
La
théologie spiritualiste de Franckétaitsanscontesteun
produit dela Réforme,
on
pourraitmême
diredu Haut Moyen
Age. Sesoutilscon- ceptuelsétaientceuxdesmystiques, des réformateurs,voiredessectaires.Cependant,lesaspectshumanistesetrationalistesdelapenséedeFranck, et
notamment
sa théorie de la tolérance, saméthode
dialectique, son objectivité historique, sa critique dudogme,
son universalisme, et son individualisme, ont exercé une influence importante sur la pensée moderne. Franck avaitun
très grand auditoire auXVI®
siècle: sesParadoxa et sa Chronique ont paru en de nombreuses éditions, et ses écrits furent traduits en latin, en français, en hollandais, et en anglais.
Des auteurs tels que Castellion, Valentin Weigel, et Thierry
Coomhert
ont repris et transmis ses idées.Au XVII®
siècle les CoUégiants de Rijnsburg—
avec qui Baruch Spinoza était en relation—
s'inspiraientde Franck. C'est le cas aussipourl'historien GottfriedArnold. Certains grands défenseurs du principe de la tolérance à la fin du
XVII®
siècle connaissaient l'oeuvre des disciples de Franck: ainsi PierreBay
leinclut dans son Dictionnaireun
éloge deCoomhert,
et en Angleterre JohnLocke
a lu Castellion.Au
XVIII® siècleFranck est citéparlescritiquesRéforme
rationalistes de la religion Jean Paul etGottholdLessing.
En
définitive, bien des idées chères aux philosophes des Lumières—
et aumonde moderne —
étaient tirées d'une tradition qui remonte en partie à l'oeuvre de Sébastien Franck.Halifax
Notes
1 WeltanschauungundAnalysedesMenschenseitRenaissanceundReformatton,Gesa.mmélte Schriftent.II,Stuttgart,1964,p.85.
2TheIntellectualHistoryof Europe,1. 1,trad.J.Steinberg,NewYork, 1968,p.332.
3Sur lavie de Franck, on peut consulter E. Teufel, "Landraumig". Sebastian Franck,ein Wanderer an Donau, RheinundNeckar, Neustadtan der Aisch, 1954.
4 VoirJames MacLean, "JeanBuenderlin, théoricienduchristianisme non-institutionnel," in Revued'histoire etdephilosophiereligieuses,t.57,1977, pp. 153-66.
5 Cronica,Abconterfayung, vndenterwerffung der Turckey,Augsbourg,1530.
6 Chronica, Zeijtbuchvndgeschijchtbibelvonanbegynbissin dissM.D.XXXj.jar,Strasbourg, 1531.
7 Ibid. (2eéd.,Ulm,1536), LivreIII,pp.Iv,4v.
8 Ibid.,pp. 138r-142v.
9 "Ratbeschluss betreffend SebastianFranck"(le18décembre1531),inM.KrebsetH. Rott, Quellen zur Geschichte dertâufer,t,yn,ElsassI(QGTEI),Gutersloh,1959, No.286,p.
358s.
10Paradoxa ducentaoctoginta (2eéd.. Bale,1542),f.a2v,p.32v.
nibid.,f.a4v.
12DasverbûthschiertmitsibenSigelnverschlossenBuch, Augsbourg,1539.
13DasKriegbiichlindesfrides,Augsbourg, 1539.
14GermaniaeChronicon,Augsbourg, 1538.
15 Paradoxa,p.59r,67r.
16 EpistolaadCampanum,QGTEl,p.321.
17Paradoxa,p. 129r.
18Ibid.,p.63v.
19/6jd.,p.130r.
20Ibid., p.n9T.
21 Dasverbûthschiert..Buch,p.429r.
22EpistolaadCampanum,
QGTE
I,p.315. Cf. Paradoxa,p.44v.23Deartedubitandi, éd.E. Feist(RealeAccademiad'Italia:StudieDocumenti,t.VII,Rome, 1937),p.363.